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	Le Bolchévik nº 209	Septembre 2014

Alain Badiou, les jeunes de banlieue et le racisme antijuif

Hypocrisie « anti-antisémite » du gouvernement

L’impérialisme français de Hollande/Valls s’est distingué cet été par son soutien inconditionnel aux massacres sionistes à Gaza, justifiés par Hollande lui-même le 9 juillet : « Il appartient au gouvernement israélien de prendre toutes les mesures pour protéger sa population face aux menaces. » Et Hollande a manifesté ce soutien concrètement en prenant toutes les mesures contre sa propre population pour interdire des manifestations propalestiniennes.

Le prétexte pour ces interdictions remonte à la manifestation parisienne du 13 juillet. Environ 15 000 manifestants se pressaient de Barbès à Bastille pour protester contre les crimes sionistes à Gaza. A la fin de la manifestation se sont produites des provocations sionistes rue de la Roquette, où la mal nommée Ligue de défense juive, rassemblée devant une synagogue et armée de pied en cape avec des barres de fer, des bombes lacrymogènes etc., a attaqué des manifestants qui quittaient la Bastille. Les flics, après avoir protégé ces nervis, ont passé le reste de la soirée à faire la chasse à ceux qui portaient un keffieh dans l’Est de Paris. Ils ont arrêté à Barbès (à trois kilomètres de la Bastille) des jeunes qui rentraient chez eux, dont l’un, Mohamed S., a pris quatre mois ferme, avec mandat de dépôt, pour « rébellion » (les juges n’ont tout de même pas osé le condamner pour l’attaque imaginaire de la synagogue).

La Ligue de défense juive est une organisation terroriste sioniste (interdite aux Etats-Unis et en Israël). Après avoir déjà attaqué un rassemblement de protestation pour la Palestine place Saint-Michel le 9 juillet, elle avait annoncé qu’elle allait chercher à provoquer des incidents à toutes les manifestations propalestiniennes. Et c’est ce qu’elle a fait ; elle a bénéficié le 13 juillet de bout en bout de la protection des flics de Valls, et ensuite d’une campagne d’intox dans les médias capitalistes, notamment le Monde : ils ont transformé l’attaque sioniste en campagne de dénigrement de la manifestation propalestinienne, présentée comme une émeute antijuive, et à partir de là Valls a édicté l’interdiction de la prochaine manifestation annoncée, puis d’autres. Mais des vidéos sont disponibles sur Internet qui montrent la grossièreté des mensonges diffusés par la presse aux ordres. Y compris le président de la synagogue de la rue de la Roquette, Serge Benhaïm, a précisé que celle-ci n’avait jamais été menacée.

Nous avons publié un tract pour dénoncer cette mystification gouvernementale et protester contre ces interdictions racistes. Malheureusement la gauche française, même si elle a en général fini par s’opposer à ces interdictions, n’en a pas moins guère d’autre perspective que de faire pression sur ce même gouvernement impérialiste, aujourd’hui pro-sioniste, pour qu’il intervienne au Proche-Orient : soit par des appels directs, côté PCF et Parti de gauche, soit par des appels indirects au travers de la campagne BDS (voir nos articles pages 11 et 13). Le PCF demande par exemple que l’impérialisme français prenne l’initiative d’une « force d’interposition et de protection du peuple palestinien ». Demander à l’impérialisme français, coupable de crimes sans nom pendant la guerre d’Algérie, d’aller protéger les Arabes palestiniens, c’est le comble du grotesque et du chauvinisme.

Nous condamnons évidemment tout acte antijuif, quels qu’en soient les auteurs (comme l’incendie d’un magasin casher à Sarcelles le 20 juillet), mais les prétentions de la bourgeoisie française à défendre les Juifs sont obscènes. Quelques livres intéressants ont été publiés ces dernières années, souvent par des Juifs libéraux français ou israéliens, pour démonter le « philosémitisme » de la bourgeoisie française et montrer comment il est utilisé pour mettre en accusation la population musulmane en France, comme si celle-ci était une masse compacte de réactionnaires antijuifs. Il faut notamment mentionner à ce titre les livres de Yitzhak Laor, le Nouveau philosémitisme européen – et le « camp de la paix » en Israël, et celui d’Ivan Segré, la Réaction philosémite.

Il y a aussi le livre d’Eric Hazan et Alain Badiou, l’Antisémitisme partout – Aujourd’hui en France, qui se réfère à juste titre aux arguments de Segré contre la campagne « anti-antisémite » de la bourgeoisie française. Badiou est lui-même victime de cette campagne, en dépit de sa propre opposition à l’antisémitisme. Un intellectuel français pro-sioniste en vue, Gérard Bensussan, a lancé des accusations délirantes et sinistres contre Badiou dans les colonnes complaisantes de Libération (23 juillet et 20 août), visant en fait à criminaliser une grande partie de la gauche. Bensussan a déclaré que « l’extrême gauche, ou plutôt une certaine extrême gauche, pas toute, mais presque, aura contribué à redonner à l’antisémitisme le plus plat une légitimité ».

Le problème avec Hazan et Badiou est ailleurs : ils nient explicitement l’antisémitisme des opprimés. Selon eux l’antisémitisme français traditionnel est simplement « une composante du sentiment antipopulaire » bourgeois contre les immigrés des campagnes ou les étrangers, dont à l’époque les Juifs d’Europe de l’Est. Les jeunes issus de l’immigration africaine étant eux-mêmes victimes de ce « sentiment antipopulaire » dont fait partie l’antisémitisme, ils ne peuvent pas être eux-mêmes des coupables antisémites.

De plus, ajoutent Hazan et Badiou, les sentiments de ces jeunes vis-à-vis des Juifs sont gouvernés par une logique totalement différente de l’antisémitisme français des Barrès ou Céline. Ils écrivent : « L’hostilité de ces jeunes envers les juifs est fondamentalement liée à ce qui se passe en Palestine », y compris le soutien de nombreux Juifs français à l’Etat sioniste. Du coup on ne peut pas selon eux appeler cela de l’« antisémitisme » : « Ce qu’éprouve cette jeunesse populaire n’est pas de l’antisémitisme, mais plutôt une hostilité “politique mal politisée” à ce qu’elle perçoit comme la position des juifs de France. »

Il est vrai que le terme « antijuif » est plus clair qu’ « antisémite » – d’autant plus que l’excuse classique de l’antisémite maghrébin en France est de dire qu’en tant qu’Arabe il est lui-même sémite, et donc ne peut pas être antisémite. Mais Badiou enjolive avec son « hostilité “politique mal politisée” » la montée des préjugés réactionnaires parmi les opprimés, y compris la solidarité politique avec le Hamas palestinien antijuif. Pour notre part notre défense du peuple palestinien, y compris militairement du côté du Hamas, contre l’attaque de l’armée sioniste, ne contient pas une once de soutien politique à ce régime bourgeois réactionnaire à Gaza.

Cet argument de Badiou n’est pas surprenant. Badiou, un ex-maoïste, est souvent monté en épingle aujourd’hui comme l’un des derniers grands intellectuels dans le monde qui croient encore au communisme. En fait, il dénigre explicitement aujourd’hui le marxisme, la conception d’un parti ouvrier révolutionnaire d’avant-garde, etc. : il prétend que tout cela n’a plus d’application pratique. Mais sa politique a gardé en un sens une certaine constance depuis ses jours staliniens-maoïstes : il a toujours nié le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière blanche dans les pays impérialistes, et au lieu de cela il attribue le rôle de force révolutionnaire essentielle à l’une de ses composantes, les ouvriers immigrés et leurs enfants à la peau foncée.

Donc Badiou nie la présence de l’antisémitisme parmi les jeunes de banlieue. Montrant le caractère idéaliste (non matérialiste) de sa philosophie, il refuse de voir que « l’oppression opprime » et qu’elle ne rend pas automatiquement les opprimés révolutionnaires.

Ceci dit, n’en déplaise à un Bensussan, Badiou dénonce fermement l’antisémitisme de « Dieudonné et ceux qui le soutiennent ». Dieudonné pousse les jeunes à la peau foncée (et ceux à la peau blanche) à voir les Juifs comme l’ennemi principal, et non pas comme des alliés potentiels à mobiliser derrière la classe ouvrière pour lutter pour renverser le capitalisme par une révolution prolétarienne. Au nom d’une haine commune des Juifs, des jeunes des banlieues multiethniques se sont ainsi retrouvés le 26 janvier à l’appel de Dieudonné dans une manifestation réactionnaire (le « Jour de la colère ») où paradaient toute une série de groupes fascistes qui projettent rien moins que l’extermination des minorités de ce pays, Juifs, Arabes ou autres.

Comme nous le soulignions dans notre tract contre l’interdiction des manifestations propalestiniennes,

« il est clair que le soutien appuyé de Hollande aux massacres sionistes à Gaza, ainsi que l’utilisation faite par Valls des provocations de la Ligue de défense juive, apportent de l’eau au moulin des démagogues qui prétendent mensongèrement que “la France est gouvernée par les Juifs”. Le gouvernement français est en réalité le comité exécutif de la classe capitaliste française, qui est pour l’essentiel catholique et qui a une longue histoire sanglante de persécutions contre les Juifs. »

La bourgeoisie française, c’est la bourgeoisie de l’Affaire Dreyfus, et de Maurice Papon et ses semblables qui avaient déporté 75 000 Juifs, hommes, femmes, enfants et vieillards dans les camps de la mort nazis – Papon avait ensuite eu une longue carrière de préfet à Constantine (pendant la guerre d’Algérie), préfet de police à Paris lors du massacre des Algériens le 17 octobre 1961, PDG de Sud-Aviation (aujourd’hui partie d’Airbus) pendant Mai 68 puis ministre sous Giscard. Et Valls a eu le cynisme de justifier l’interdiction des manifestations Palestine, une mesure typique d’un Etat policier… lors de son discours de commémoration contre la rafle du Vel d’Hiv en 1942 par l’Etat policier vichyste. Nous disions dans notre tract :

« Aujourd’hui cette même bourgeoisie utilise la question juive pour mener sa propre guerre contre la population musulmane, mais selon son intérêt elle se retournera sans le moindre scrupule contre les Juifs aussi. Il y a une cohérence dans tout cela, c’est la défense des intérêts du capitalisme impérialiste français, par le fer et par le sang quand la bourgeoisie le juge approprié – que ce sang soit arabe, juif, français, une combinaison quelconque de ces qualificatifs. Le capitalisme cherche toujours à diviser les opprimés et les exploités pour mieux régner ; aujourd’hui ce sont les jeunes issus de l’immigration maghrébine et ouest-africaine qui sont présentés en boucs émissaires “antisémites” de la crise capitaliste qui frappe l’ensemble de la classe ouvrière. »

C’est un fait que des jeunes issus de familles immigrées d’Afrique du Nord ou de l’Ouest s’identifient aujourd’hui à un démagogue antijuif comme Dieudonné et à son mentor politique, le national-socialiste (fasciste) français Alain Soral – sans compter la réaction islamiste moyenâgeuse, antijuive également, qui tout naturellement se solidarise politiquement avec le Hamas. Ces conceptions réactionnaires ne peuvent que prospérer sur fond de chômage chronique ravageant des quartiers entiers, après des décennies de campagnes racistes par des gouvernements de gauche comme de droite et après vingt ans de propagande capitaliste sur la « mort du communisme ». Comme nous le disions dans le dernier numéro du Bolchévik (juin 2014) :

« Les trahisons des sociaux-démocrates et des bureaucrates syndicaux font qu’aujourd’hui il n’est plus du tout automatique pour les populations issues de l’immigration africaine ou nord-africaine de voir du côté du mouvement ouvrier ou de la gauche en général une force qui les défende. »

L’interdiction des manifestations Palestine a elle-même été rendue possible par le fait que depuis des années le mouvement ouvrier a dans une large mesure laissé tomber la cause palestinienne, surtout depuis que le Hamas a pris le pouvoir à Gaza en 2006. La gauche républicaine laïcarde « responsable », tout particulièrement LO, a boycotté nombre de manifestations en défense du peuple palestinien ces dernières années de peur de se retrouver à proximité de ces islamistes réactionnaires. Une partie du reste de la gauche (le NPA, les petits-bourgeois tiers-mondistes du Parti des indigènes de la République – française) a capitulé politiquement devant les islamistes en signant des appels au « Soutien total et inconditionnel à la Résistance palestinienne sous toutes ses formes », donc y compris les actes antijuifs du Hamas, contribuant ainsi à légitimer l’intégrisme islamique parmi les opprimés des banlieues. Les marxistes sont pour un soutien militaire au Hamas contre l’Etat sioniste (contrairement à LO), mais contre tout soutien politique à cette organisation réactionnaire anti-femmes (contrairement au NPA).

Les jeunes travailleurs à la peau foncée seront une composante cruciale du parti prolétarien révolutionnaire qui renversera un jour la classe capitaliste française pourrissante. Mais pour gagner de tels jeunes au marxisme révolutionnaire il faut lutter contre leur propre fausse conscience. Cela ne fait que souligner la nécessité de lutter pour un parti ouvrier révolutionnaire qui non seulement combatte pour mobiliser la classe ouvrière contre toutes les formes de l’oppression capitaliste, mais aussi lutte pied à pied contre toutes les formes d’arriération politique que le capitalisme en décomposition distille parmi les opprimés.