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Le Bolchévik nº 214

Décembre 2015

En hommage à notre camarade Myriam (Fetneh) Benoît

1949-2015

C’est avec une immense tristesse que nous informons nos lecteurs du décès de notre camarade Myriam Benoît, morte d’un cancer le 15 octobre dernier.

Le samedi 14 novembre, une cinquantaine de camarades, d’amis et de membres de la famille de Myriam se sont réunis à Paris pour lui rendre hommage, en dépit de l’état d’urgence décrété suite aux attentats de la veille. A cette occasion, plusieurs camarades et amis de Myriam ont pris la parole pour évoquer sa vie et ses combats, et pour présenter les salutations envoyées par les sections de notre internationale. Avant de se séparer, les participants à cet hommage ont chanté le Temps des cerises – une des chansons préférées de Myriam – et l’Internationale.

Nous reproduisons ci-dessous le discours prononcé par le camarade Alexis au nom de la LTF, ainsi que des extraits de plusieurs autres interventions en hommage à Myriam.

* * *

Nous sommes réunis aujourd’hui ici pour rendre hommage à notre camarade Myriam Benoît, disparue le 15 octobre. C’était une camarade et une amie qui va nous manquer à tous dans les luttes à venir. Dès son adhésion en 1979, il y a 36 ans, elle avait joué un rôle important dans notre organisation, et elle avait fait partie du comité central de la Ligue trotskyste pendant la majeure partie de sa vie politique.

Myriam s’est battue toute sa vie avec une détermination farouche, en tant que femme, et en tant que communiste révolutionnaire. Jusqu’au bout, alors qu’elle était en train de perdre la bataille contre la maladie qu’elle combattait depuis plus de deux ans, elle a continué à lutter pour ses convictions et pour donner sa contribution à notre parti.

L’hommage que lui ont rendu les membres de sa famille et de son entourage lors de la cérémonie au Père-Lachaise le 24 octobre a montré combien elle comptait pour tous ceux qui l’ont connue, pour ses enfants et ses petits-enfants tout d’abord, mais aussi pour le reste de sa famille et de son entourage. Je voudrais mentionner notamment l’attention qu’elle portait à ses neveux pour les aider à passer leurs examens et autres épreuves de la vie que l’on subit en tant que jeune dans cette société.

Myriam était née le 14 janvier 1949 à Téhéran, en Iran. Sa famille était une famille persane issue de l’aristocratie ; comme il se doit elle avait des terres, mais c’était une famille urbaine et athée, certainement imprégnée d’idéaux modernisateurs. Dans le contexte de l’Iran de l’époque c’était en cela une famille exceptionnelle, qui sûrement a façonné Myriam pour qu’elle puisse s’émanciper comme elle l’a fait. Mais cela donne aussi une idée des obstacles que dut surmonter Myriam pour devenir une communiste. Elle nous racontait souvent combien les femmes de son enfance – sa mère, ses grand-mères – étaient des femmes puissantes et même dominatrices. Elles encourageaient et soutenaient Myriam et en même temps elles la choyaient. Elle avait reçu le prénom de Fetneh (« rebelle » en persan, si je ne me trompe) ; elle tenait à ce prénom, parce qu’elle était bien une rebelle-née.

D’ailleurs elle nous avait donné des ordres stricts concernant l’hommage que nous lui rendons aujourd’hui. Elle se rebellait en fait contre les conventions même à ce propos ; le noir allait être interdit, ainsi que tout ce qui ne serait pas des histoires drôles. Et effectivement Myriam adorait s’amuser de bien des choses, et elle détestait le morne. Donc c’est lui rendre hommage que de rire et de chanter et de regarder vers l’avenir aujourd’hui au lieu de nous morfondre. Mais tout de même, comme le faisait remarquer une camarade qui lui était très proche, rebellons-nous nous-mêmes un peu contre ses diktats et revenons sur sa vie qui fut souvent autre chose qu’une succession de blagues et amusements.

A un âge précoce, elle fut très impressionnée par le contraste entre sa vie aisée et privilégiée et la misère qu’elle pouvait voir ailleurs, que ce soit l’analphabétisme des domestiques qui venaient travailler chez elle (et sa mère s’attachait immédiatement à leur apprendre à lire et à écrire), ou le traitement discriminatoire infligé aux étudiants pauvres à l’école. Elle commença à se rebeller à 15 ans contre sa famille et contre l’ordre des choses, notamment parce que sa famille avait vu d’un mauvais œil qu’elle invite des pauvres à son anniversaire. Ces premières expériences marquèrent Myriam et influencèrent son développement politique quand elle fut adulte ; elle avait une haine farouche de toute injustice envers les opprimés.

Elle fit ses études en persan et en français dans des établissements fréquentés par la bourgeoisie iranienne. La grande Révolution française brûlait encore de quelques feux dans l’esprit de nombre de personnes cultivées en Orient, alors que la France s’était depuis longtemps transformée en puissance impérialiste réactionnaire, coupable d’innombrables crimes coloniaux barbares y compris au Proche-Orient. Du reste Myriam grandit pendant la guerre d’Algérie, et le livre de Simone de Beauvoir et de Gisèle Halimi sur la militante du FLN Djamila Boupacha contribua à sa politisation ultérieure. Il est significatif que Myriam ait consacré le reste de sa vie à la lutte pour construire le parti qui dirigera un jour la classe ouvrière pour renverser le capitalisme ici même, et dans le reste du monde.

Et elle eut tôt le courage de braver nombre d’interdits pour pouvoir vivre sa vie. L’Iran était à l’époque, et l’est encore, une prison des peuples pour d’innombrables minorités nationales non perses – mais Myriam eut un Arménien pour premier petit ami et elle se maria ensuite avec un Kurde. L’Iran était et demeure une société patriarcale où les femmes ont une position subalterne – mais Myriam quitta son mari et vint s’installer en France avec ses enfants en août 1978.

A cette époque l’Iran était secoué par des manifestations de masse dans un contexte de fin du boom pétrolier ; l’exode rural avait jeté des millions de paysans dans les bidonvilles, et leur mécontentement contre le régime policier pro-impérialiste du shah d’Iran fut canalisé par les mollahs réactionnaires de l’ayatollah Khomeiny. En octobre le noyau stratégique du prolétariat iranien, les ouvriers du pétrole, entra en action ; la grève s’étendit à travers le secteur privé et le secteur public ; l’économie était pratiquement paralysée.

Les grèves de masse sonnèrent le glas de la monarchie, mais en fin de compte les ouvriers ne firent que tirer les marrons du feu pour les réactionnaires islamistes du fait de la trahison de la direction prolétarienne, et notamment du Parti communiste, le Toudeh, qui avait une influence déterminante parmi les ouvriers du pétrole. En effet, de façon criminelle, toute la gauche iranienne fit ce qu’elle pouvait pour subordonner ces grèves ouvrières à la mobilisation khomeinyste.

Nous avons au contraire à ce moment-là mis en avant une perspective de lutte de classe prolétarienne indépendante vis-à-vis des mollahs. La seule perspective révolutionnaire, c’est la perspective trotskyste de la révolution permanente jusqu’à la prise du pouvoir par les ouvriers et son extension internationale aux centres impérialistes.

Mais Khomeiny prit le pouvoir en février 1979. Ce fut une catastrophe historique, que nous avons comparée, à une échelle locale plus restreinte, à la prise du pouvoir par les nazis en Allemagne en 1933. D’ailleurs, en un certain sens les attentats criminels de la nuit dernière sont une lointaine réverbération de cette première grande victoire des islamistes. C’est dans ce contexte que Myriam devint une marxiste révolutionnaire. En Iran elle avait eu des sympathies pour les Fedayins du peuple, qui étaient une scission du parti Toudeh pro-Moscou, et elle avait eu des amis maoïstes. Mais l’inféodation de la gauche vis-à-vis de la réaction cléricale la dégoûta profondément.

Elle était en particulier écœurée qu’ils aient adopté le voile pour les femmes en prétendant que c’était un symbole de la lutte anti-impérialiste. Elle voyait les groupes de gauche iraniens en France, dont les militantes qui se couvraient d’un voile, et qui allaient rendre visite à Khomeiny, alors en exil en France.

L’importance de l’intervention soviétique en Afghanistan

Et c’est tout cela qui la mit sur la trajectoire pour nous rejoindre. Myriam, qui avait repris les cours à la Sorbonne, est tombée un jour sur deux de nos camarades, dont l’un, Jean, est présent ici. Ces camarades avaient un panneau qui disait : « A bas le shah ! A bas les mollahs ! Pour la révolution socialiste en Iran ! » Myriam est venue peu après à l’un de nos meetings sur l’Iran (nous en tenions beaucoup sur cette question à l’époque) et elle a commencé à discuter avec nous. Elle a été invitée à notre première conférence internationale à l’été 1979, et elle a adhéré en octobre.

Myriam a bien sûr continué par la suite à s’intéresser aux événements politiques dans son pays d’origine. Après la prise du pouvoir par Khomeiny, notre internationale a fait de gros efforts pendant plusieurs années, y compris avec la contribution de Myriam qui bien sûr a travaillé à la publication de traductions de notre presse en persan, et a fait des séjours à Berlin notamment ; tout ce travail pour essayer de recruter d’autres personnes comme elle. Mais Myriam était vraiment exceptionnelle : le soutien initial de toutes les organisations de gauche iraniennes aux mollahs avait « grillé » nombre de ces militants qui ensuite arrivèrent en exil dans les pays où nous avions des sections, et les recrues furent peu nombreuses.

Myriam a fait plus tard un exposé sur l’Iran, ici à Paris et également dans d’autres sections de notre internationale, dont nous avons publié le texte dans notre presse internationale, notamment dans le numéro d’hiver 2001-2002 du Bolchévik, et qui a également été traduit en persan.

Dans cet article elle explique aussi que la gauche française n’était pas meilleure que l’iranienne sur la question de Khomeiny. Vous avez y compris Lutte ouvrière (LO), qui s’est targuée ces dernières années d’être à l’avant-garde de la lutte contre la réaction islamique, mais qui dans les faits a mis sur les rails en 2003 la campagne pour l’interdiction raciste du foulard islamique dans les écoles en France. Alors dans son exposé Myriam citait LO disant début 1979 qu’« il ne s’agirait pas forcément de se heurter de front et d’emblée à la direction actuelle au niveau des mots d’ordre et des objectifs immédiats » ; et elle disait la chose suivante : « Au grand jamais il ne fallait casser l’unité avec ces réactionnaires. Pas étonnant qu’un an plus tard ils ont dénoncé l’intervention soviétique en Afghanistan. »

Fin décembre 1979, donc, l’Union soviétique intervenait en Afghanistan, à la demande du gouvernement petit-bourgeois modernisateur qui se trouvait cerné par une insurrection de mollahs moyenâgeux armés et financés par l’impérialisme américain et la théocratie saoudienne. Myriam avait toujours eu de la sympathie pour l’Union soviétique – après tout il y avait des peuples iraniens en Asie centrale soviétique, et elle avait été impressionnée par la lutte des bolchéviks pour libérer les femmes et les peuples d’Orient ; et il y avait eu la république kurde de Mahabad en 1946, sous la protection soviétique. Vu depuis l’Iran, comme du reste depuis une bonne partie du tiers-monde, le gigantesque pas en avant pour l’humanité que représentait l’Union soviétique était plus facile à apprécier peut-être à sa juste valeur que pour l’« extrême gauche » française de ces dernières décennies.

De plus Myriam avait travaillé non loin de la frontière avec l’Afghanistan et elle savait exactement ce que signifiait le soulèvement réactionnaire de ces mollahs. Donc l’intervention soviétique était quelque chose qui la remplit de joie et qui cimenta pour toujours son adhésion à notre internationale, car au milieu d’une campagne antisoviétique hystérique qui avait absorbé toute la soi-disant extrême gauche en France et au-delà, les LO, LCR, etc., nous avions dit sans détour : « Salut à l’Armée rouge en Afghanistan ! Etendez les acquis d’Octobre aux peuples d’Afghanistan ! »

Les années 1980 furent marquées internationalement par la guerre froide antisoviétique ouverte par la question de l’Afghanistan, et ensuite par la tentative de prise du pouvoir en Pologne en 1981 par les contre-révolutionnaires cléricaux et procapitalistes de Solidarność. Nous eûmes de nombreuses luttes dans notre tendance internationale pour maintenir notre boussole révolutionnaire face aux vents contraires de la guerre froide. C’est à cette époque que Myriam devint membre du comité central de la LTF et qu’ensuite, en 1986, elle partit avec Xavier pour Lyon où nous voulions implanter un troisième local. C’est aussi à Lyon que personnellement j’ai pour la première fois travaillé et appris sous sa direction. Myriam est la seule camarade qui ait été organisatrice des trois locaux que nous avons eus à Paris, à Rouen et à Lyon.

En 1988 Gorbatchev promit de retirer les troupes soviétiques d’Afghanistan, alors même qu’elles étaient en train de prendre le dessus sur les mollahs de la CIA. Nous avions mis en garde dès le premier jour contre le danger d’une telle trahison de la part des staliniens au pouvoir à Moscou, qui espéraient ainsi acheter une utopique coexistence pacifique avec les impérialistes. Typiquement, les LCR et LO avaient protesté quand l’Union soviétique était intervenue en Afghanistan. Pour notre part c’est quand elle s’est retirée que nous avons protesté, après avoir réclamé la soviétisation de l’Afghanistan. Nous disions qu’il valait mieux combattre la contre-révolution à Kaboul que dans les rues de Moscou.

Et début 1989, quand les dernières troupes soviétiques ont quitté l’Afghanistan, nous avons proposé au gouvernement afghan d’organiser une brigade internationale pour combattre jusqu’à la mort les djihadistes anticommunistes, puis nous avons fait une grande campagne financière pour les victimes civiles de la ville afghane de Jalalabad qui était alors attaquée par les insurgés réactionnaires, et Myriam prit part à cette campagne pour Jalalabad.

Il y a eu sur la question de la brigade une lutte cruciale à l’époque dans la LTF, et jusque dans le comité central. Des gens sont partis. Mais pas dans le local de Lyon que dirigeait Myriam. Sur la question de l’Afghanistan et de la lutte contre les mollahs de la CIA, la dureté de Myriam était d’acier. Elle a confié par la suite que le retrait soviétique était l’une des rares choses qui l’avaient fait pleurer à chaudes larmes dans sa vie.

Le retrait d’Afghanistan était une défaite, mais nous n’avons pas baissé les bras. Nous avons jeté toutes nos forces dans la bataille fin 1989 et début 1990 lorsqu’un début de révolution politique fit tomber le régime stalinien est-allemand ; nous avons lutté pour empêcher une contre-révolution capitaliste et pour une réunification révolutionnaire de l’Allemagne. Myriam prit aussi part à ce combat en allant à Berlin début 1990.

Le développement des cadres trotskystes

Après la victoire de la contre-révolution capitaliste en Union soviétique deux ans plus tard, la direction de la LTF connut fin 1992 une grave implosion ; Myriam se mit en avant pour reprendre les rênes de la section, et elle devint membre consultatif du comité exécutif international de la LCI. Elle joua notamment un rôle de premier plan pour diriger notre intervention dans les grèves de décembre 1995 qui secouèrent la France.

Myriam devint aussi l’un de nos principaux porte-parole, notamment dans le travail du Comité de défense sociale, qui avait été fondé en 1989 lors de notre campagne pour le gouvernement afghan contre les mollahs en Afghanistan. Si le cas de Mumia Abu-Jamal, le prisonnier politique américain et ancien militant des Black Panthers, a eu une résonance particulière en France, y compris avec des mobilisations significatives à l’initiative du PCF, c’est en bonne partie grâce au travail de Myriam, qu’elle a poursuivi ensuite pendant plus de dix ans.

Elle n’avait pas son pareil pour tenir tête aux anticommunistes qui voulaient faire taire notre voix révolutionnaire dans cette campagne – et ailleurs aussi. En 2008 il y eut une grande campagne anticommuniste sur le « Tibet libre » ; c’était à la veille des jeux olympiques de Pékin ; un certain Robert Ménard, aujourd’hui maire pro-FN de Béziers, était à l’époque à l’avant-garde de cette campagne anticommuniste soutenue par les PCF, LO ou LCR. Les laïcards professionnels faisaient tourner pour l’occasion le moulin à prières pour les moines tibétains et le dalaï-lama. Myriam a alors tenu bon face au PCF et à la gauche qui voulaient nous censurer, entre autres lors d’un rassemblement pour Mumia, parce que nous avions des panneaux pour la défense inconditionnelle de l’Etat ouvrier déformé chinois contre l’impérialisme et la contre-révolution intérieure, et contre le « Tibet libre ».

Myriam est restée jusqu’au bout une camarade qui n’hésitait pas à intervenir devant un large public y compris de la manière la plus polémique. Vous en avez encore un exemple dans le Bolchévik de décembre 2014, donc il y a moins d’un an, où nous avons publié une intervention de Myriam le mois précédent lors d’un « Cercle Léon Trotsky » de Lutte ouvrière, sur un sujet sulfureux : l’attitude de LO face au djihad, justement, entre 1979 en Afghanistan et aujourd’hui.

Si dans la vie Myriam était pendant des années une enseignante très qualifiée et très appréciée de ses élèves, pour nous elle était toujours particulièrement tournée vers l’éducation et le recrutement des camarades, notamment les plus jeunes mais les autres aussi, et depuis longtemps. Dans un document d’août 1988 elle revenait par exemple sur l’importance d’étudier la philosophie marxiste de Plékhanov, et plus largement elle soulignait que nos camarades, en tant que matérialistes dialectiques, devaient s’imprégner des découvertes scientifiques les plus récentes et d’une bonne connaissance de l’histoire. L’un de ses derniers projets, l’été dernier, portait sur un cours marxiste sur la Révolution française pour nos jeunes camarades.

Aussi quand nos camarades canadiens ont vu en 2012 une ouverture dans les grandes mobilisations étudiantes qui se déroulaient alors au Québec, Myriam a joué un rôle très important pour aider nos camarades dans cette intervention ; cela a débouché sur la formation d’un local de notre organisation à Montréal, un objectif que nos camarades de la Ligue trotskyste du Canada poursuivaient depuis tant d’années. Elle a ensuite fait plusieurs voyages pour entraîner les camarades, mais là-dessus je laisserai volontiers la parole au camarade Orlando.

L’intérêt de Myriam pour notre travail au Québec montre aussi la profondeur de son engagement internationaliste – d’ailleurs elle avait aussi travaillé dans notre section britannique dans les années 1990, et elle cherchait toujours à passer par New York lorsqu’elle allait à Montréal afin de voir nos camarades dans notre centre international et de discuter avec eux.

Par-delà les profondes différences historiques, les Perses ont en commun avec les Français un nationalisme à fleur de peau. Quand Myriam a rompu politiquement avec son milieu d’origine dans les années 1970, c’était pour être gagnée à un internationalisme intransigeant. Elle soulignait toujours l’importance primordiale de discuter l’oppression des minorités nationales lorsque nous avions rencontré une personne venant d’Iran (ou d’un autre pays avec des minorités nationales), elle n’avait pas son pareil pour faire sortir du bois les gens sur cette question – talent qu’elle avait aussi particulièrement concernant l’oppression des femmes.

Elle entretenait de ce fait des liens complexes avec le milieu iranien exilé. Ce lien s’est extériorisé surtout dans les dix ou quinze dernières années de sa vie. Elle se produisait dans des pièces de théâtre en persan et en français ; elle était notamment fière d’une pièce qu’elle avait écrite, qui était une espèce de contrepoint aux Lettres persanes de Montesquieu. Aussi, elle venait régulièrement chanter au restaurant iranien rue Mouffetard ; elle avait aussi pris part à des représentations de la prestigieuse chorale persane Bahar, où elle chantait. Elle a publié des contes pour enfants, repris de la tradition persane, et elle a publié il y a quelques mois à peine un recueil du poète Mehrdad Arefani, Travail au noir, auquel elle a donné une voix en français.

Les camarades ont pu souvent apprécier ses multiples talents artistiques. Bien entendu nous appréciions particulièrement sa voix lorsqu’elle chantait des chants révolutionnaires. Et avec elle nous avons perdu non seulement tout cela, nous perdons une somme unique de connaissances et d’expérience personnelle concernant une zone cruciale du monde et concernant des événements historiques majeurs. Elle nous manquera pour tant de choses. Mais le meilleur hommage que nous puissions lui rendre est de poursuivre la lutte à laquelle elle avait consacré l’essentiel de sa vie, pour une société communiste mondiale débarrassée de l’exploitation capitaliste, du racisme et de l’oppression des femmes.

* * *

Dominique : Myriam, je te connaissais depuis 1978, et tu étais pour moi non seulement une camarade de combat mais aussi une amie très proche et mon artiste préférée, et j’avais une grande admiration pour tout ce que tu faisais. D’abord tu chantais de façon admirable des chants mélancoliques de ton pays, ce genre de chant qui va droit au cœur et te laisse un peu KO car si émouvant. Cette année pour ton anniversaire, nous sommes venus comme chaque fois un dimanche midi dans le restaurant iranien. Et à un moment tu as chanté et là tu as fait quelque chose que jamais je n’oublierai. Tu as dit « je vais chanter une chanson pour Dominique » et tu as chanté ma chanson préférée, montrant par là combien tu me connaissais.

Tu faisais du théâtre aussi, et combien elle était drôle cette pièce que tu avais écrite et que je t’ai vue jouer. Enfin tu faisais de la poésie et lorsqu’il y a eu cette lecture de poèmes que tu avais traduits pour ton ami poète iranien, c’était très émouvant et c’est un bel hommage que ces poèmes aient été publiés sous forme de recueil par les éditions l’Harmattan. Je suis venue voir le stand de ces éditions lors d’une fête de la poésie. Vous étiez là et tous deux si heureux avez vendu beaucoup de recueils, parlé avec beaucoup de gens. Myriam tu étais une très grande dame avec une personnalité hors du commun et ta disparition fait un immense vide.

Marie-Laure : Je parle au nom des camarades d’Italie qui ont beaucoup apprécié Myriam politiquement et personnellement pour sa force de caractère, comme une femme qui affronte la vie en regardant les obstacles bien en face. Elle n’aimait pas les comportements de commisération de femme opprimée qui étaient pour elle, je crois, un prétexte assez agaçant pour ne pas prendre de responsabilité ou pour ne pas être critiquée.

Imaginez de vivre aux côtés d’une théocratie absolue, une monarchie basée sur des préceptes féodaux, où les femmes sont exclues ou admises seulement si elles sont voilées. En fait je ne voulais pas parler de l’Iran, mais du Vatican, dans le cœur de l’Italie. La lutte pour la libération des femmes est très importante dans un pays comme l’Italie aussi, où l’Eglise et l’Etat sont fortement entremêlés, où la religion catholique est enseignée à l’école, où le mot d’ordre qu’utilisaient les fascistes, « Dieu, patrie et famille », fait encore partie de la vie quotidienne. En France l’Eglise a organisé d’énormes manifestations réactionnaires contre le mariage homosexuel. En Italie, il n’y en avait pas besoin.

Au début des années 1990, dans la section italienne, il y a eu une importante discussion pour faire de la lutte pour la libération des femmes à travers la révolution socialiste un point crucial de notre lutte, et combattre l’indifférence ou l’aveuglement diffus envers l’oppression quotidienne qu’elles subissent. Cette discussion a été à l’origine des pages « Femmes et révolution » dans les journaux des sections de la LCI.

L’intervention de Myriam allait dans ce sens que l’oppression des femmes doit rester concrète, basée sur des faits et non sur des intentions ou des extrapolations moralistes.

Et l’oppression des femmes a des racines matérielles et non morales. Ses racines sont dans la propriété privée, l’Etat, la famille (comme cellule économique de base autour de laquelle la société capitaliste est construite). Elle utilise des préceptes moraux très forts qui doivent être combattus, mais ce n’est qu’un liant pour préserver une structure économique de classe. J’ai trouvé l’intervention de Myriam très utile à l’époque, et encore aujourd’hui, pour polémiquer contre le féminisme moraliste qui est très répandu.

Helene : Je voudrais vous transmettre les salutations du Secrétariat international, des amis et camarades de Myriam à New York et ailleurs aux Etats-Unis, qui auraient aimé être ici aujourd’hui pour lui rendre hommage, mais qui n’ont pas pu venir. J’ai parlé ces dernières semaines à beaucoup de ceux qui lui étaient très proches. Il y avait un avis que tout le monde partageait : Myriam était l’incarnation de l’internationalisme. Elle faisait partie de la LTF, mais avant tout elle était membre de la LCI, pour la Quatrième Internationale.

Myriam était curieuse de tout, posait des questions sur tout et remettait aussi les choses en cause. Ce questionnement constant a persisté pendant toute sa vie, à l’intérieur et en dehors du parti. Et à cause de cette soif de savoir et d’être convaincue, elle s’est fait la réputation d’être critique.

Elle était, comme l’a décrit Alexis, une organisatrice et une dirigeante de notre tendance. Mais elle n’est pas arrivée chez nous avec une expérience de cadre. Notre programme l’avait attirée au niveau des tripes – parce que nous répondions à ses aspirations, aspirations qui venaient de l’expérience de toute sa vie. Et ensuite, après avoir vu ce qu’elle voulait voir, elle s’est attelée à apprendre les ficelles du métier. Elle a étudié le marxisme, elle s’est formée et éduquée elle-même, et elle a appris auprès d’autres camarades comment être dirigeante d’un parti léniniste, et ça c’est quelque chose qui prend toute une vie.

Myriam avait une réputation d’activiste mais elle s’est de plus en plus focalisée sur la formation et l’éducation des jeunes camarades, ce qu’illustre le travail qu’elle a fait à Montréal. Gardez en tête que la dernière lutte qu’elle a menée là-bas, c’était d’argumenter avec les jeunes camarades à Montréal qu’ils devaient lever le pied. Lever le pied ? Elle ne l’a jamais fait.

Je ne pense pas que Myriam s’est tournée par hasard vers le trotskysme. Très jeune elle a éprouvé de la sympathie envers l’Union soviétique, et elle a vu les parallèles entre l’Iran et la Russie : sur la question agraire, la question nationale, la question femmes. Mais contrairement à beaucoup de gens de sa génération en Iran, le stalinisme – avec son mythe du socialisme dans un seul pays – était totalement contraire à son sens de l’internationalisme. La période qui a suivi la contre-révolution en Union soviétique fut un moment très difficile pour notre internationale dans son ensemble. Sa compréhension trotskyste très solide de la question russe a aidé à réorienter la LTF, et a aussi contribué à maintenir l’internationale sur les rails.

Richard et Alison sont venus la voir ces dernières semaines. C’est en partie grâce à leur intervention qu’elle a pu mourir comme elle le souhaitait, avec le confort nécessaire et le soutien de sa famille et de ses camarades. Une histoire que m’a racontée Alison, qui montre qu’elle ne levait jamais le pied : une infirmière est passée devant Alison et Richard qui étaient en train de prendre un café à l’hôpital avec Myriam. L’infirmière a souri, a levé le poing et a scandé : Ré-vo-lu-tion ! C’était l’une des personnes de l’hôpital, elles sont plusieurs, qui se sont abonnées au Bolchévik grâce à Myriam.

Alison raconte que Myriam courait partout dans l’hôpital comme un petit elfe afin de diffuser notre presse et parler de politique avec les patients, les techniciens, les infirmières et les médecins. Elle adorait découvrir et apprendre à connaître des gens différents, et elle aimait vraiment les gens qu’elle a rencontrés à l’hôpital. Bruce et Blandine admiraient sa capacité à tirer des leçons de ses liens avec ses élèves et d’autres personnes qu’elle rencontrait à l’occasion de ses nombreuses activités.

Nous adorions Myriam entre autres pour sa passion. Voici ce dont parlait Trotsky à propos des femmes de l’Orient : la passion de l’esclave d’esclaves qui a entendu les idées nouvelles de libération et s’est éveillée à la vie nouvelle. Myriam a combattu pour sa liberté, pour l’émancipation des femmes, et finalement, avec cette passion, elle a combattu pour la liberté de tous.

Thibault : Myriam a eu une importance spéciale pour moi. Dès que j’ai rejoint le parti, c’est elle qui a pris en main ma formation interne, mon éducation politique – on peut dire que c’est elle qui m’a formé à la politique bolchévique.

Pendant nos rencontres, quand nous discutions d’un livre que j’avais lu, Myriam me demandait toujours de faire un premier résumé avant de me poser des questions spécifiques. Chaque fois qu’il y avait des questions auxquelles je ne pouvais pas répondre tout seul, elle me faisait revenir sur un passage pour le relire encore, si bien que j’avais la réponse à mes questions.

Souvent entre deux lectures nous discutions de tout et de rien, elle me racontait des moments de sa vie, des anecdotes sur sa famille en Iran (de sa grand-mère notamment et de son frère), ou bien sur sa carrière de professeur. Ou encore comment en voiture, elle avait plusieurs fois fait l’aller-retour Téhéran-Paris dans sa jeunesse et les péripéties qui sont allées avec. Des anecdotes aussi sur son arrivée en France, sur le parti et comment la question russe et l’Afghanistan avaient compté pour elle.

Une question importante qu’elle a soulevée avec moi, c’est la question du parti. Je crois maintenant que je la comprends mieux grâce à elle. Avant d’entrer dans le parti, j’avais des restes d’ultragauchisme, d’idéalisme peut-être. Elle m’a fait comprendre l’importance de l’organisation, du professionnalisme et de la discipline.

Orlando : Je n’ai pas connu Myriam longtemps, à peine trois ans. Mais il faut dire qu’à Montréal, elle a laissé une partie de son héritage. Elle a fait beaucoup de voyages, et c’est là où notre travail politique a été influencé par elle, et où elle a joué un rôle important. On peut dire, vraiment sans exagérer, qu’aujourd’hui nous sommes de meilleurs communistes grâce à ses efforts.

J’ai rencontré Myriam en 2012 pendant la grève des étudiants au Québec, dans un contexte de crise sociale où une partie importante des étudiants étaient en train de se radicaliser. Myriam s’est portée volontaire pour nous aider à recruter des jeunes militants. A cette époque-là, son travail a été essentiel pour établir les bases de ce qui allait devenir plus tard le local de Montréal de la LCI. Elle avait la capacité d’expliquer le programme trotskyste d’une façon séduisante. Elle était assez patiente et pédagogique.

Elle a fait un autre voyage à Montréal, de plusieurs semaines, en 2014. C’est lors de ce voyage qu’elle a donné un exposé sur le féminisme à un meeting politique qui était pour nous très important. Au Québec la gauche considère le féminisme comme une quasi-religion, c’est de cette façon-là que la gauche québécoise a été introduite au spartacisme, des gens qui font de la politique autrement. Non seulement a-t-elle fait son exposé, elle nous a aussi aidés à combattre la bureaucratie [« syndicale »] étudiante qui ne voulait pas nous laisser parler. Elle a été particulièrement horrifiée par une discussion avec une jeune étudiante bureaucrate. Quand Myriam l’a invitée à assister à notre meeting, la fille lui a répondu qu’elle n’aimait pas Trotsky parce que « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » était trop XVIIe siècle. Myriam était consternée, et elle lui a poliment expliqué que la Révolution russe a eu lieu au XXe siècle et non pas au XVIIe.

A la fin de ce meeting-là, Myriam nous a fait chanter l’Internationale, même si elle savait que plusieurs camarades étaient trop gênés pour chanter en public, comme au Québec il y a peu de tradition communiste. Mais elle voulait que nous soyons fiers d’afficher nos couleurs. Cette année aussi : à la fin de nos meetings publics on a chanté l’Internationale pour nous souvenir de Myriam.

Sa dernière visite a eu lieu il y a quelques mois. Elle avait hâte de nous parler, à nous et aux jeunes avec qui on discute. Elle a vu que nous ne gérions pas nos priorités assez correctement. Et Myriam nous a aidés à encadrer mieux notre travail.

Nous allons garder des souvenirs de Myriam toutes nos vies, souvenirs d’une femme très forte et admirable. Elle a fait de grands efforts, même alors qu’elle était malade, pour former une nouvelle génération de communistes, pour que la classe ouvrière puisse avoir des leaders dignes de sa mission historique.

 

Le Bolchévik nº 214

Le Bolchévik nº 214

Décembre 2015

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