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Le Bolchévik nº 210 |
Décembre 2014 |
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Néo-apartheid en Afrique du Sud : Vingt ans de misère
Il faut forger un parti léniniste-trotskyste d’avant-garde !
L’article qui suit est paru à l’origine dans Spartacist South Africa n° 11 (hiver 2014). La grève des mineurs mentionnée dans l’article s’est conclue en juin dernier par de sensibles augmentations de salaires. Le Congrès national africain (ANC) bourgeois-nationaliste avait gagné en mai les élections, en bonne part grâce au soutien des réformistes du Parti communiste sud-africain (SACP), et du Congrès des syndicats sud-africains (COSATU).
Les dirigeants du SACP justifient depuis longtemps leur alliance avec l’ANC et l’interpénétration des militants des deux organisations en présentant cela comme une application du concept menchévique-stalinien de « révolution par étapes » : la « révolution démocratique nationale » maintenant, le socialisme un beau jour. Comme le dit l’article ci-dessous : « Le “programme démocratique national” d’alliance politique avec des forces bourgeoises-nationalistes n’a jamais jeté les bases du socialisme ; il subordonne depuis toujours la classe ouvrière à l’ennemi de classe et il jette les bases de à la réaction. C’est la leçon à retenir de la longue histoire de défaites sanglantes qu’a subies la classe ouvrière. » Le meurtre de grévistes sud-africains dans les mines de platine à Marikana en 2012 n’est que le dernier exemple en date de comment la véritable « seconde étape » est le massacre des ouvriers par les nationalistes bourgeois.
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Les élections législatives de mai 2014 font penser à ces paroles de Marx : un trait essentiel de la démocratie bourgeoise, c’est d’autoriser « les opprimés à décider périodiquement, pour un certain nombre d’années, quel sera, parmi les représentants de la classe des oppresseurs, celui qui les représentera et les foulera aux pieds au Parlement ! » (Lénine, l’Etat et la révolution). Les dirigeants de l’ANC n’ont pas été longs à montrer qu’ils allaient utiliser leur victoire dans les urnes pour s’attaquer encore plus durement aux travailleurs et opprimés. Jacob Zuma a déclaré que sa majorité de 62 % lui donnait le « feu vert » pour la poursuite des attaques néolibérales que représente le Plan national de développement (NDP) ; le secrétaire général de l’ANC, Gwede Mantashe, et d’autres responsables de ce parti se sont empressés de convoquer une conférence de presse où ils ont solennellement fait le vu de « restaurer rapidement la confiance des investisseurs » (Business Day, 12 mai).
A peine quelques jours plus tard, des renforts de police débarquaient dans la « ceinture de platine » et l’armée était mise en état d’alerte afin d’écraser la grève des mineurs dirigée par l’Association des travailleurs des mines et de la construction (AMCU). Dans le secteur du platine les mineurs mènent une lutte littéralement de vie ou de mort pour arracher un salaire mensuel de 12 500 rands (886 euros) ; cette grève rappelle à quel point les changements sont minimes malgré tout le battage bourgeois sur les « vingt ans de liberté », le « miracle sud-africain » etc. Le système d’apartheid rigide qui garantissait par la loi tout le pouvoir à la minorité blanche n’est peut-être plus, mais l’Afrique du Sud demeure un enfer raciste où la grande majorité des Noirs restent en bas de l’échelle, brutalement opprimés et exploités pour le compte d’une bourgeoisie richissime et toujours essentiellement blanche.
La différence, c’est que c’est l’ANC et ses partenaires de coalition dans l’Alliance tripartite, les bureaucraties du SACP et du COSATU, qui se chargent aujourd’hui de faire régner l’ordre capitaliste raciste. Le crime le plus sanglant qu’ils aient commis jusqu’à présent a été le massacre de 34 mineurs noirs en août 2012 à Marikana ; ils faisaient grève contre la société Lonmin, un géant du platine coté à la Bourse de Londres. A l’époque tout le monde y allait de ses lamentations hypocrites : médias bourgeois, ministres, prédicateurs et autres. Pour apaiser l’indignation générale contre ces meurtres et restaurer l’image ensanglantée de l’Etat bourgeois, le président Jacob Zuma a nommé une « Commission d’enquête Farlam » qui devait tenir des audiences publiques pour déterminer les causes du massacre de Marikana. Mais maintenant que le sang a séché, ils ont laissé tomber même les plus petits prétextes mensongers sur la « responsabilité » de l’Etat. Quelques semaines après les élections de mai 2014, le gouvernement a annoncé qu’il modifiait les « termes de référence » de la commission
pour en retirer toute enquête sur sa propre responsabilité !
De nouveaux détails transpiraient au même moment sur l’implication directe du pouvoir exécutif, à tous les niveaux, dans la préparation du massacre de Marikana ainsi que la collusion de l’Etat avec les patrons de Lonmin. Un rapport donne plus de précisions sur le rôle de l’ancien dirigeant du Syndicat national des mineurs (NUM) Cyril Ramaphosa, qui était lors du massacre membre du conseil d’administration de Lonmin. Ramaphosa avait envoyé des courriels au directeur commercial de Lonmin, Albert Jamieson, indiquant le 15 août 2012 qu’il avait fait appel à la ministre des Mines Susan Shabangu et au ministre de la Police Nathi Mthethwa pour que le gouvernement intervienne contre la grève sauvage. En résultat le cabinet de Zuma se réunissait le jour même où Ramaphosa pressait Shabangu de faire son rapport au président et de « faire en sorte que [Mthethwa] agisse de façon plus énergique » (« Deja vu and dirty tricks at Lonmin », 25 mai, bdline.co.za). Moins de 24 heures plus tard les flics de Zuma et Mthethwa fusillaient de sang-froid les grévistes de Lonmin. Quelques mois plus tard Ramaphosa a été récompensé par l’ANC bourgeois qui l’a élu vice-président du parti lors de son congrès en décembre 2012 à Mangaung ; suite aux élections de 2014, il a aussi été nommé vice-président du pays.
Voilà le rôle du pouvoir exécutif de l’Etat capitaliste, qui, comme Marx et Engels l’avaient dit il y a 160 ans, « n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière » (Manifeste du Parti communiste, 1848). Cela ne changera jamais par des élections ou par le parlement. Il faudra une révolution socialiste profonde, qui écrasera la machine de répression de l’Etat capitaliste et la remplacera par la dictature du prolétariat, pour que le gouvernement représente les intérêts de la classe ouvrière et de la vaste majorité de la population aujourd’hui opprimée un gouvernement ouvrier centré sur les Noirs.
Spartacist/South Africa, section de la Ligue communiste internationale (quatrième-internationaliste), est par principe contre présenter des candidats aux élections à des postes exécutifs de l’Etat capitaliste (président, maire, etc.). La participation à des élections législatives peut offrir une plateforme pour avancer un programme révolutionnaire et aider la classe ouvrière à surmonter ses illusions dans la démocratie bourgeoise. Mais dans les dernières élections, il n’y avait aucune base pour donner un soutien électoral, même le plus critique, à aucun des partis en présence, étant donné qu’aucun d’entre eux ne représentait, même un tant soit peu, les intérêts de la classe ouvrière. Cette attitude est en prolongement de notre position de principe : ne jamais accorder ne serait-ce que l’ombre d’un soutien politique à l’ANC ou à l’Alliance tripartite, y compris lors des élections de 1994 où la Ligue communiste internationale déclarait déjà :
« Un vote pour l’ANC y compris pour les militants du Parti communiste qui en sont membres et pour les dirigeants du COSATU qui y sont affiliés est un vote pour perpétuer l’oppression et la surexploitation racistes des masses laborieuses noires, métisses et indiennes sous une forme politique différente. Les ouvriers et tous les opprimés doivent être mobilisés indépendamment des maîtres capitalistes. »
Workers Vanguard n° 598, 15 avril 1994
Aucun choix pour les travailleurs et les opprimés
Le résultat des élections de cette année n’est guère surprenant. Même si son pourcentage de voix a continué de baisser (tout comme le taux de participation), l’ANC a tout de même obtenu une majorité à faire rêver plus d’un parti bourgeois au pouvoir dans le monde, en dépit de la colère massive qui gronde à la base de la société : celle-ci n’a rien vu de la promesse que faisait l’ANC en 1994 d’« une vie meilleure pour tous » et elle est confrontée aux atrocités, aux scandales, à la corruption et au mépris que montrent les dirigeants de l’Alliance tripartite vis-à-vis des pauvres. Mais une grande partie de la majorité noire ressent toujours un sentiment d’identification au « parti de la libération », du moins quand vient l’heure du vote. Il existe aussi beaucoup d’illusions dans l’électoralisme bourgeois, résultat de siècles de domination par la minorité blanche et de privation de droits pour les Noirs. Et pour ces derniers il ne semble pas qu’il y ait d’alternative viable à l’ANC.
L’absence d’alternative, pour les opprimés, est effectivement frappante : Abahlali baseMjondolo (AbM), un mouvement de résidents de bidonville, a décidé de soutenir les néo-libéraux racistes de l’Alliance démocratique (DA) lors des élections de cette année. AbM s’est justifié en disant que la DA pourrait en quelque sorte les protéger de l’ANC et du gouvernement qui les opprime horriblement, allant jusqu’à l’assassinat de militants sans terre lors des protestations. C’est une pure perversion et un signe de désespoir que de penser qu’un soutien politique à la DA serait une réponse adéquate à cette répression. Cela fait des années maintenant que la DA mène une répression de la pire espèce à l’encontre des Noirs et Métis pauvres squatters, mendiants, ouvriers agricoles, travailleurs municipaux en grève en qualité de parti aux affaires dans la ville du Cap et la province du Cap occidental. Elle a beau essayer de polir son image et de courtiser les électeurs noirs petits-bourgeois, il n’en reste pas moins évident pour la plupart des gens que la DA est pour les privilèges des Blancs (c’est aussi le cas de l’ANC, sauf que ce dernier réussit mieux à le dissimuler derrière son nationalisme). La DA n’a pas réussi à obtenir plus de 6 % des voix noires même si elle a accru son score global à plus de 20 %.
Le parti d’opposition qui risque beaucoup plus d’attirer les opprimés, y compris certaines couches de la classe ouvrière, est l’EFF (Economic Freedom Fighters combattants de la liberté économique), qui a obtenu un peu plus de 6 % des voix au niveau national. Selon un reportage, le vote en faveur de l’ANC dans la municipalité de Rustenburg, où vivent beaucoup de mineurs de platine et leurs familles, a chuté de 75 % en 2009 à 57 % en 2014. C’est l’EFF qui en a le plus bénéficié, obtenant 20 % des voix (« L’EFF est-il le calme avant une vraie tempête de gauche ? », Mail & Guardian online, 16 mai). Il y a de réelles illusions parmi les mineurs dans les populistes bourgeois de l’EFF, en particulier dans son « commandant en chef », Julius Malema. L’EFF essaie de se présenter comme l’« ami » des mineurs en grève ; il a notamment choisi d’organiser son meeting de lancement officiel à Marikana et il a fait deux dons de 50 000 rands chacun [environ 3 600 euros] au fonds de soutien aux grévistes de l’AMCU. La direction du NACTU (Conseil national des syndicats) auquel l’AMCU est affilié a amplifié ces illusions en soutenant, en même temps que le PAC (Congrès panafricaniste), l’EFF pour ces élections.
Mais la pose que prend l’EFF comme « ami » des ouvriers, tout comme son verbiage « marxiste-léniniste » occasionnel, est totalement bidon. Même s’il cherche à profiter de la colère légitime des ouvriers noirs avec sa démagogie populiste, l’EFF est une formation bourgeoise, tant par son programme que par sa composition sociale. Il est fondamentalement hostile au mouvement ouvrier.
L’EFF appelle à l’expropriation des terres des Blancs et à la nationalisation des mines, des banques et d’autres grandes entreprises appels qui évidemment rencontrent un écho positif chez les ouvriers et les pauvres. Mais quelques mois avant les élections, Malema et d’autres dirigeants de l’EFF ont tenu une réunion dans le township d’Alexandra avec des représentants des investisseurs américains, britanniques et sud-africains pour précisément les rassurer au sujet de ces revendications. Malema a ainsi expliqué après la rencontre : « La question de notre manifeste électoral a été soulevée et nous leur avons dit qu’il ne s’agit pas de saisir la totalité mais seulement une part de plus ou moins 60 %. Nous sommes intransigeants quant à la propriété et à la participation de l’Etat. Pour ce qui est des pourcentages nous sommes prêts à en discuter le moment voulu » (bdlive.co.za, 4 mars). Cela signifie tout simplement que l’Etat bourgeois devient un partenaire dans l’exploitation directe des ouvriers.
La perspective de l’EFF est d’imiter d’autres régimes capitalistes comme à Singapour, en Corée du Sud ou à Taïwan dont il considère que l’« industrialisation assistée par l’Etat », soutenue par des barrières douanières et autres mesures de protection de l’industrie nationale, constitue un moyen essentiel pour développer une bourgeoisie nationale ayant un certain degré d’indépendance vis-à-vis de l’impérialisme. Qu’il soit ou non possible de reproduire en Afrique du Sud ce type de politique économique capitaliste, il s’agit d’une perspective fondamentalement anti-ouvrière. Pour ne prendre qu’un exemple parmi ces « modèles », le régime capitaliste de Corée du Sud est connu pour ses attaques fréquentes et brutales contre les syndicats et les militants de gauche. C’est le pendant au niveau national de son alliance contre-révolutionnaire avec l’impérialisme américain contre l’Etat ouvrier déformé nord-coréen. S’agissant de « nationalisation » et d’« industrialisation assistée par l’Etat », le régime de Séoul a mobilisé tous les moyens en décembre 2013 pour écraser la plus longue grève des cheminots de l’histoire du pays : 8 700 travailleurs s’étaient mis en grève pour stopper une tentative de privatisation de la société d’Etat KORAIL (voir « Défense du syndicat sud-coréen des chemins de fer », Workers Vanguard n° 1037, 10 janvier).
Contrairement aux programmes bourgeois de « nationalisation », nous luttons pour un gouvernement ouvrier centré sur les Noirs qui expropriera sans compensation les mines, les banques et l’industrie. Il saisira les puits de mines, les machines et les montagnes de capital financier que les patrons des mines ont amassés en plus d’un siècle de surexploitation des travailleurs majoritairement noirs ; ce sera une mesure indispensable pour en finir avec l’oppression capitaliste du néo-apartheid. Le fait que la majeure partie de ce capital sans parler des propriétaires des plus grosses sociétés minières se trouve aujourd’hui à Londres, New York et autres centres bancaires, souligne la nécessité de lier cette lutte au combat pour le pouvoir ouvrier dans les pays impérialistes. Le nationalisme populiste de l’EFF est un obstacle à cette perspective internationaliste révolutionnaire.
Signes de mécontentement dans la bourgeoisie
Les chefs de l’ANC et de l’Alliance tripartite ont rendu de fiers services aux magnats de l’industrie minière et à leurs parrains impérialistes en réussissant une certaine stabilisation relative du capitalisme sud-africain dans les années 1990 ; ils ont fait avaler les diktats du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, et beaucoup d’autres choses. Mais même si l’ANC continue de bénéficier du soutien de secteurs clés de la bourgeoisie (et très probablement d’une grande majorité des donations politiques faites par les capitalistes, qui sont gardées secrètes), les capitalistes racistes ont toujours beaucoup à redire.
On peut en trouver un bon exemple dans un éditorial de l’Economist paru avant les élections. Tout en reconnaissant ce que l’ANC a fait pour les capitalistes blancs en particulier la transition « miraculeusement sans accrocs » de l’apartheid au néo-apartheid ce porte-parole du capital financier impérialiste se plaint que l’ANC n’en a pas fait suffisamment pour mener à bien les « réformes difficiles » (mot de code pour désigner les attaques contre les travailleurs, comme faciliter aux patrons le recrutement et le licenciement des ouvriers, sévir plus durement contre les grévistes, etc.) et que la corruption rampante sape la légitimité du gouvernement et mord sur les profits capitalistes. Comme ils savent bien que leur parti dirigeant idéal, la DA, ne constitue pas une alternative réaliste tant qu’elle n’a pas progressé dans le vote noir, ils concluent en espérant que l’ANC « se réinvente ou scissionne » (« Il est temps de laisser tomber le parti de Mandela », The Economist, 3 mai).
Au fond, ce dont se plaignent les bourgeois, ce n’est pas simplement, ni même surtout, une question de politique économique. Ce qui préoccupe davantage les capitalistes, c’est le niveau croissant de troubles sociaux ; les grèves en particulier sont à un niveau parmi les plus élevés depuis des décennies dans les mines et autres secteurs clés de l’économie. L’économie mondiale étant toujours en ralentissement, il semble que l’Afrique du Sud soit en train d’entrer en récession après une croissance négative au premier trimestre de 2014. Les appels à « une action déterminée » pour casser la grève de l’AMCU dans les mines de platine (la plus longue dans l’histoire du pays) montaient de jour en jour, et plus généralement les appels à « discipliner » les syndicats.
Cela fait 20 ans que le front populaire nationaliste de l’Alliance tripartite est le principal mécanisme pour administrer le capitalisme de néo-apartheid. Les chefs réformistes des principales organisations de la classe ouvrière le SACP et le COSATU servent en tant que représentants de l’Alliance à discipliner leur base dans la classe ouvrière pour le compte de la bourgeoisie et, en retour, la bureaucratie réformiste profite matériellement de ses rapports chaleureux avec le gouvernement et les patrons. Mais les besoins de la bourgeoisie en matière de gouvernance évoluent de plus en plus vers la répression pure et simple en lieu et place de la cooptation des syndicats. Notamment depuis la vague de grèves sauvages dans les mines en 2012 et l’effondrement du syndicat NUM dans la ceinture de platine, des représentants clés de la bourgeoisie doutent de la capacité des chefs réformistes à continuer à maîtriser la combativité des ouvriers, et ils pensent que le temps est venu pour que l’Etat adopte une approche plus conflictuelle avec les syndicats.
Pourquoi ce changement ? Certains commentateurs bourgeois pensent que cela provient du fait que le syndicat national de la métallurgie, NUMSA, menace de prendre la tête d’une scission de l’Alliance tripartite. Peter Attard Montalto, du groupe financier japonais Nomura, est par exemple en désaccord avec le « consensus de Sandton » d’après lequel l’ANC répondrait à une telle scission par davantage de populisme « de gauche ». Au contraire, selon Montalto, « il est plus probable que ce qui restera de la gauche de l’ANC après l’émergence d’un parti ouvrier se déplacera plus encore vers la droite ; il donnera davantage de garanties au capital et à la propriété d’une façon plus traditionnelle selon le libre marché ; il libéralisera le droit du travail en reconnaissant que ses précédents efforts pour créer des emplois n’ont pas réussi. On pourrait potentiellement voir un ANC plus favorable aux investisseurs à la veille de 2019 » (Mail & Guardian online, 9 mai).
Que les divers scénarios concoctés par les cercles de réflexion bourgeois se révèlent plus ou moins exacts, une chose est claire : la bourgeoisie se prépare à une période de troubles. Il y a urgence à ce que la classe ouvrière s’y prépare. Il s’agit fondamentalement d’une question politique qui exige de tirer les leçons des trahisons passées de l’Alliance tripartite ainsi que celles de l’histoire de la lutte de classe internationale. La plus importante de ces leçons, c’est qu’il faut l’indépendance politique et organisationnelle complète de la classe ouvrière vis-à-vis de toutes les forces bourgeoises. L’éventualité qui se dessine d’une scission de l’Alliance tripartite menée par NUMSA pose de manière aiguë le choix entre l’indépendance de la classe ouvrière ou de « nouvelles » trahisons de front populaire.
Le « Moment NUMSA » ou le recyclage du front populisme
Un congrès spécial du NUMSA a décidé en décembre 2013 de retirer son soutien à l’ANC aux élections, et aussi d’appeler le COSATU à quitter l’Alliance tripartite. Après les élections, le comité central du NUMSA a réaffirmé qu’il prendrait les devants pour la création d’un « Front unique » qui serait une alternative à l’Alliance, et qu’il chercherait à créer un « mouvement pour le socialisme », une sorte de parti politique prenant la place du SACP. Ces positions ont d’un côté provoqué la fureur dans les sommets de l’ANC et leurs proches alliés de la bureaucratie du COSATU et, de l’autre, elles ont soulevé l’espoir de beaucoup de militants ouvriers à la base du COSATU.
Il est certain que la rupture de l’Alliance avec l’ANC serait un pas nécessaire et important vers l’indépendance de la classe ouvrière. Mais en lui-même, le simple fait de quitter l’Alliance n’est pas suffisant puisqu’il ne fait que poser la question par quoi la remplacer. Et même si les militants à la base du NUMSA espèrent sans doute un parti ouvrier combatif, le programme de la direction est en contradiction directe avec une perspective lutte de classe ; cette direction est déterminée à poursuivre sous de nouvelles étiquettes la même politique traîtresse de collaboration de classes que dans le passé.
Les dirigeants du NUMSA affirment très clairement qu’ils ne rejettent pas par principe la collaboration avec les partis bourgeois et la participation à des coalitions de gouvernement bourgeois (de fait, tout en retirant leur soutien à l’ANC aux élections de cette année, ils ne sont pas allés jusqu’à s’opposer à tout vote pour ce parti bourgeois sur la base de principes de classe). Ce qu’ils appellent un « Front unique » est en fait l’appel à un nouveau front populaire une alliance d’organisations de la classe ouvrière avec des forces bourgeoises et petites-bourgeoises sur la base d’un programme commun qui est inévitablement bourgeois. Dans le cas du NUMSA le nouveau « Front unique » suivrait le modèle du Front démocratique uni (UDF) des années 1980 et il serait basé sur la Charte de la liberté. Les bureaucrates du NUMSA ont clairement indiqué qu’ils sont ouverts à des discussions avec l’EFF de Malema ; ils ont y compris assuré que ces démagogues populistes bourgeois seraient invités à participer à une « conférence sur le socialisme » qu’ils préparent.
La Charte de la liberté est un programme populiste bourgeois fondé sur le maintien du capitalisme ; il cherche simplement à rendre possible « le développement d’une classe bourgeoise non-européenne prospère » (« De notre vivant » par Nelson Mandela, 1956). L’UDF était le front populaire des années 1980 ; à travers lui la base ouvrière noire prosocialiste combative du COSATU et du SACP fut enchaînée au nationalisme bourgeois et soumise à l’ANC. Le résultat de ce front populaire celui que les chefs du NUMSA espèrent recréer est précisément le système capitaliste de néo-apartheid que nous avons aujourd’hui, une cruelle trahison des aspirations des masses noires à la liberté.
La collaboration de classes des chefs du NUMSA ne se voit pas que là : ils ont utilisé les tribunaux bourgeois contre leurs rivaux du COSATU pour obtenir que Zwelinzima Vavi soit réintégré comme secrétaire général du COSATU. Ce genre de manuvre sans principes encourage encore davantage l’intervention directe de l’Etat bourgeois et des partis bourgeois, ce qui ne peut qu’aider à amplifier la subordination des syndicats aux exploiteurs capitalistes. Immédiatement après la réintégration de Vavi, cette ouverture a été utilisée par l’ANC qui a envoyé un groupe de travail mené par Cyril Ramaphosa pour mettre au pas les fractions en conflit et conclure une trêve pour les élections. Conformément à ce marché, Vavi s’est mis en campagne le Premier Mai pour faire des ouvriers du bétail électoral pour l’ANC.
Cette manuvre pour le compte de Vavi pourrait très bien s’être retournée contre les chefs du NUMSA. Une fois revenu en poste, Vavi espérait bien pouvoir à nouveau avoir de l’influence au sein de l’ANC et il a décidé qu’il n’avait plus besoin du soutien du NUMSA ni des huit autres syndicats affiliés au COSATU qui avaient porté son cas devant les tribunaux : il a annoncé qu’il ne soutiendrait pas leur nouveau procès visant à forcer le président du COSATU, S’Dumo Dlamini, à convoquer un congrès extraordinaire. L’annonce de Vavi venait après qu’il avait rejeté un appel du NUMSA à ne pas faire campagne pour l’ANC. Selon certaines sources, Vavi a également rejeté des appels du NUMSA pour qu’il devienne le dirigeant du nouveau « parti ouvrier » qu’ils espèrent lancer.
Non seulement toutes ces manuvres sans principes aident la bourgeoisie et les tribunaux à maintenir les syndicats sous sa botte, elles ne peuvent que démoraliser les secteurs de la classe ouvrière qui cherchent des alternatives à l’Alliance, et nourrir le cynisme. Ce qu’il faut, c’est au contraire mener une lutte politique basée sur des principes afin de consolider une opposition lutte de classe aux chefs traîtres des deux fractions de la bureaucratie du COSATU. Dans cette lutte il faut pour commencer avancer l’exigence d’une complète indépendance des syndicats vis-à-vis de l’Etat bourgeois.
Tous les groupes de la gauche pseudo-socialiste sont derrière la bureaucratie du NUMSA. Avec plus ou moins de critiques ils saluent tous le « Moment NUMSA » comme on appelle les efforts des chefs du NUMSA pour créer un « nouveau » front populaire sur la base de la Charte de la liberté et pour lancer un parti ouvrier réformiste en remplacement du SACP. Cela n’est pas surprenant, vu que la plupart de ces groupes pseudo-socialistes avaient dans le passé soutenu l’ANC et l’Alliance tripartite tant qu’ils étaient encore relativement populaires. Ayant cessé ces dernières années de soutenir ouvertement l’Alliance, ils se sont mis à former divers « mouvements » avec la politique du plus petit dénominateur commun. Immanquablement, ces blocs avaient toujours un objectif en commun : faire pression sur le gouvernement bourgeois de l’Alliance tripartite.
Un bon exemple en est le Democratic Socialist Movement, section du Comité pour une internationale ouvrière [dont la section française est la Gauche révolutionnaire] qui a lancé l’an dernier le Workers and Socialist Party (WASP) ; c’était soi-disant une étape vers un parti ouvrier « de masse » (réformiste) avant tout pour prendre part aux élections de 2014. Le WASP a fait une campagne électorale qui a duré un an ; il a multiplié les tentatives désespérées pour courir derrière « les masses » par des manuvres opportunistes et sans principes. Ils ont d’abord proposé à l’EFF de Malema de former un bloc électoral ; ensuite ils ont lamentablement supplié les chefs du NUMSA de « nous diriger », y compris en soutenant l’utilisation par le NUMSA des tribunaux bourgeois ; ils ont essayé de se faire bien voir des élus syndicaux dissidents de l’AMCU en tenant une conférence de presse à la veille de la grève pour dissuader les ouvriers de faire grève ; finalement ils ont annoncé qu’ils avaient pour candidat à la présidentielle Moses Mayekiso un ex-dirigeant du NUMSA qui a récemment tenté, apparemment sans succès, de faire carrière en tant que politicien bourgeois au sein du COPE, la scission de droite de l’ANC. En fin de compte, tous ces crimes opportunistes n’ont guère payé : le WASP n’a réussi à obtenir aux élections législatives qu’environ 8 300 voix, soit 0,05 % du total.
Le programme pour le pouvoir du prolétariat noir
A un moment où des secteurs importants de la classe ouvrière remettent en question la poursuite de leur loyauté envers l’ANC et l’Alliance tripartite, et où les luttes de classe combatives se poursuivent dans les mines, il y a une importante ouverture pour forger un parti révolutionnaire d’avant-garde. Mais ce résultat n’est pas garanti et la combativité syndicale seule ne sera pas suffisante. Pour éviter que cette combativité soit canalisée à nouveau vers l’impasse de la collaboration de classes ou du populisme bourgeois, la question décisive est celle du programme. La classe ouvrière a besoin d’un programme qui reflète ses intérêts de classe indépendants et son rôle révolutionnaire et dirigeant. Pas simplement un programme pour arracher aux capitalistes de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail, mais un programme pour prendre le pouvoir des mains des capitalistes et pour diriger l’économie dans l’intérêt de la majorité.
Le programme des chefs du NUMSA est clair : ils espèrent revenir à l’époque de l’Alliance du Congrès avant la fin de l’apartheid, avec l’ANC de Mandela et Tambo et le SACP de Chris Hani et Joe Slovo. Ces gens figuraient parmi les principaux architectes du système de néo-apartheid, notamment avec les « clauses de durée maximale » rédigées par Slovo pour préserver les privilèges des Blancs après 1994. Derrière les « nouvelles » propositions du NUMSA aujourd’hui se trouve le désir de revenir au programme soi-disant « révolutionnaire » de la « révolution par étapes » stalinienne, qui en Afrique du Sud a toujours été appelée « révolution démocratique nationale ». Irvin Jim, secrétaire général du NUMSA, l’a clairement expliqué dans une récente déclaration : « Si nous appelons à un Front unique de la classe ouvrière et à un Mouvement pour le socialisme, c’est précisément pour défendre le programme démocratique national et la Charte de la liberté, qui reste le seul programme pouvant jeter les bases d’une transformation socialiste de la société sud-africaine » (numsa.org.za, 20 mai).
Le « programme démocratique national » d’alliance politique avec des forces nationalistes bourgeoises n’a jamais jeté les bases du socialisme ; il subordonne depuis toujours la classe ouvrière à l’ennemi de classe et il jette les bases de la réaction. C’est la leçon à retenir de la longue histoire de défaites sanglantes qu’a subies la classe ouvrière. Du massacre de dizaines de milliers de communistes et d’ouvriers à Shanghai en 1927 par l’ex-« allié » Chiang Kai-shek à la tuerie de Marikana de 2012, la « deuxième étape » est toujours celle où les nationalistes bourgeois se retournent contre les ouvriers et les communistes et les massacrent, une fois qu’ils s’en sont servis pour arriver au pouvoir.
L’Afrique du Sud d’aujourd’hui est la preuve vivante que la libération nationale et les autres acquis qui ont été promis aux masses par la « révolution démocratique nationale » ne peuvent pas s’obtenir dans le cadre du capitalisme. Ils ne peuvent s’obtenir que par la dictature du prolétariat, qui placera inévitablement à l’ordre du jour non seulement les tâches démocratiques mais aussi les tâches socialistes, et qui en même temps donnera une puissante impulsion à la révolution socialiste internationale. Pour prévaloir face à l’hostilité impérialiste et ouvrir la voie à un développement économique et social général en Afrique australe et dans le reste du continent, il faudra étendre la révolution aux centres impérialistes et créer une économie socialiste planifiée à l’échelle internationale. C’est là l’essence de la perspective de la révolution permanente, élaborée par Léon Trotsky et puissamment confirmée par la Révolution russe d’octobre 1917.
Les chefs du SACP sont à juste titre détestés par beaucoup d’ouvriers combatifs aujourd’hui, y compris des membres du SACP lui-même, parce qu’ils soutiennent avec servilité les chefs de l’ANC et Zuma en particulier. Mais il ne suffit pas de rejeter la politique actuelle des chefs du SACP. Il faut absolument que les ouvriers avancés apprennent aussi à rejeter consciemment le programme réformiste du SACP (y compris ce qui est aujourd’hui colporté par Irvin Jim et la bureaucratie du NUMSA), pour adopter le communisme authentique qu’incarnait le Parti bolchévique sous la direction de Lénine et Trotsky ; c’est le programme révolutionnaire internationaliste, que les staliniens ont piétiné et remplacé par son contraire. Les conditions en Afrique du Sud sont mûres aujourd’hui pour former un parti de type bolchévique un parti intransigeant basé sur l’indépendance de la classe ouvrière vis-à-vis de la bourgeoisie, et qui lutte pour une direction prolétarienne des masses travailleuses et agisse en tribun du peuple pour s’opposer à toutes les manifestations d’oppression capitaliste.
C’est ce type de parti que Spartacist/South Africa essaie de construire. Nous nous sommes constamment opposés, par principe, à tout soutien politique à l’ANC ou à tout autre parti bourgeois ; nous avons dénoncé depuis le début le système post-1994 de néo-apartheid administré par le gouvernement de l’Alliance tripartite, que nous avons qualifié de trahison de la lutte pour la liberté des Noirs. Il faut aujourd’hui assimiler les leçons de ces amères trahisons ; c’est indispensable pour construire le parti révolutionnaire d’avant-garde nécessaire pour nous débarrasser de ce système raciste d’exploitation capitaliste. Pour ce faire nous proposons les points suivants :
1. Rompez avec l’Alliance tripartite bourgeoise ! Pour l’indépendance politique du prolétariat vis-à-vis de tous les partis bourgeois ANC, EFF, PAC, AZAPO, DA, Agang, etc.
2. Aucune confiance dans l’Etat qui a massacré les grévistes de Marikana. Flics et agents de sécurité hors des syndicats ! Les tribunaux capitalistes n’ont pas de place dans les disputes du mouvement ouvrier. Le mouvement ouvrier doit nettoyer sa propre cour !
3. A bas les labour brokers [sorte d’intérim ou de prêt de main-d’uvre] ! Les syndicats doivent se battre pour des emplois permanents et à plein temps pour tous les ouvriers temporaires et en sous-traitance, et pour un salaire égal à travail égal. Syndiquez les non-syndiqués !
4. Pour des milices de défense multiraciales et multiethniques basées sur les syndicats pour lutter contre les attaques anti-immigrés et pour défendre les communautés ouvrières contre les groupes d’autodéfense réactionnaires. Le mouvement ouvrier doit se battre pour les pleins droits de citoyenneté pour tous les immigrés et il doit s’opposer aux expulsions.
5. A bas la loi sur les tribunaux traditionnels, et tous les pouvoirs et privilèges spéciaux des chefferies ! Ils oppriment en particulier les femmes noires qui sont triplement opprimées sous le néo-apartheid. Pour l’accès libre à l’avortement et à la contraception gratuits et sécurisés, partie intégrante d’un système de santé gratuit et de haute qualité pour tous. Opposition aux pratiques traditionnelles arriérées et oppressives telles que la polygamie, la lobola [prix de la mariée] et l’ukuthwala [mariage par rapt].
6. Pour un programme massif de travaux publics aux conditions de travail et de salaire syndicales pour l’entretien et l’extension des routes, la construction d’hôpitaux, d’écoles, d’habitations, etc. Pour un système de santé gratuit et de qualité pour tous ! Pour une éducation gratuite sans condition d’admission et une bourse payée par l’Etat jusqu’à la fin de l’université ! Abolition des péages routiers pour des transports publics de masse gratuits et sécurisés !
7. Pour la semaine de 30 heures sans perte de salaire afin de répartir le travail disponible entre tous ceux qui cherchent du travail et pour combattre le chômage aux frais des capitalistes. Pour une augmentation massive des salaires pour combler le fossé salarial créé par l’apartheid et pour une échelle mobile des salaires pour suivre le coût de la vie qui ne cesse d’augmenter. Pour une direction lutte de classe dans les syndicats !
8. De nouvelles révolutions d’Octobre et non pas la Charte de la liberté sont le seul moyen d’avancer vers la libération nationale de la majorité noire. Pour un gouvernement ouvrier centré sur les Noirs, partie intégrante d’une fédération socialiste d’Afrique australe, qui combatte pour le pouvoir ouvrier international et une économie socialiste planifiée à l’échelle internationale. Exproprions la bourgeoisie, de Johannesburg à Londres et Wall Street !
9. Forgeons un parti léniniste-trotskyste d’avant-garde, section d’une Quatrième Internationale reforgée, parti mondial de la révolution socialiste.
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