|
Le Bolchévik nº 205 |
September 2013 |
|
|
Les protestations font vaciller le régime islamiste en Turquie
Non à la réaction islamique et au nationalisme turc Pour la révolution ouvrière !
Pour une république socialiste du Kurdistan unifié !
L’article suivant a été traduit de Workers Vanguard n° 1027, 12 juillet.
* * *
3 juillet La Turquie est toujours secouée par des protestations qui ont éclaté à partir de la fin mai contre le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre, et son Parti pour la justice et le développement (AKP). Les brutalités policières à l’origine de ces protestations dans plusieurs grandes villes visaient à imposer la mise en uvre de projets urbanistiques dans le parc Gezi, près de la place Taksim dans le centre d’Istanbul. La réponse musclée du gouvernement a pour le moment réussi à faire refluer les manifestations. 8 000 personnes ont été blessées, dont 60 gravement. Onze d’entre elles ont perdu la vue suite à des tirs de gaz lacrymogène. Quatre manifestants ont été tués et un nombre indéterminé de personnes ont été arrêtées ou sont portées disparues.
La société turque est polarisée. Erdogan garde encore un soutien dans la bourgeoisie en Anatolie au cur du pays, ainsi que parmi les masses rurales. Les manifestants étaient surtout des jeunes des classes moyennes instruites des grandes villes, qui détestent profondément le régime islamiste d’Erdogan. Des ouvriers de certains syndicats (le mouvement syndical est politiquement divisé en Turquie) ont participé aux protestations, tout comme des membres de la minorité nationale kurde opprimée.
Dès qu’ils ont pris le pouvoir en 2002, Erdogan et l’AKP ont commencé à mettre en uvre leur programme religieux réactionnaire. Il y a aujourd’hui en Turquie plus de 85 000 mosquées, soit une pour 900 habitants, alors qu’il n’y a qu’un hôpital pour 60 000 habitants ; il y a davantage d’imams que d’enseignants ou de médecins. Au cours de son premier mandat, Erdogan a essayé sans succès de faire voter une loi pénalisant l’adultère et punissant de trois ans de prison toute infidélité. Des cours de Coran ont été introduits dans les écoles primaires.
Plus récemment, des restrictions ont été imposées à la publicité et la vente de l’alcool. Turkish Airlines a essayé de forcer les hôtesses de l’air à porter un nouvel uniforme avec une robe descendant à la cheville et d’interdire le rouge à lèvres et le vernis à ongle, mais des protestations ont forcé la compagnie à reculer. Erdogan, en croisade contre l’avortement (et aussi contre la césarienne !), a fait la leçon aux femmes en leur disant d’avoir au moins trois enfants. Il dénonce souvent aussi les droits des homosexuels. Il a interdit en mai dernier de s’embrasser dans le métro d’Ankara, la capitale ; les couples agissant contre les « règles morales » sont dans le collimateur.
Les protestations actuelles se déroulent dans un contexte marqué notamment par l’accord passé en mars entre le gouvernement et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Le PKK mène depuis trente ans contre le gouvernement central une lutte militaire dans le sud-est de la Turquie une zone où prédominent les Kurdes. L’armée a massacré plus de 40 000 Kurdes qui luttaient courageusement pour affirmer leurs droits nationaux. L’accord est censé garantir l’« autonomie » au peuple kurde, y compris davantage de droits culturels et linguistiques ainsi que la libération d’Abdullah Öcalan, le dirigeant du PKK, et d’autres militants emprisonnés. Le PKK a déclaré un cessez-le-feu, tout en gardant ses armes, et beaucoup de ses combattants se sont repliés dans l’enclave kurde du Nord de l’Irak. Des chefs militaires du PKK ont des griefs vis-à-vis du « processus de paix » unilatéral : les Kurdes font des concessions alors que de nouveaux postes militaires turcs se construisent en zone kurde. Les forces de sécurité ont tiré le 28 juin sur des manifestants dans la province de Diyarbakir au Kurdistan ; elles ont tué un homme. Le lendemain à Istanbul, 10 000 personnes, militants de gauche, Kurdes et militants syndicaux de la fonction publique protestaient contre cet assassinat.
Les manifestations de la place Taksim reflètent la polarisation aiguë de la société turque sur la question nationale kurde. Le Parti pour la paix et la démocratie (BDP), qui est pro-kurde, a tardé à mobiliser ses partisans, ce qui reflète l’ambivalence de son attitude vis-à-vis d’Erdogan, partenaire du PKK dans les négociations. Sur la place même, les jeunes militants portant des portraits d’Öcalan ont trouvé en face d’eux des chauvins brandissant des drapeaux turcs. Les deux principaux partis de l’opposition bourgeoise, le Parti républicain du peuple (CHP) et le Parti d’action nationaliste (MHP) auquel est liée l’organisation fascisante des Loups gris, essaient de profiter du mécontentement envers Erdogan. Le MHP notamment accuse le gouvernement d’être trop conciliant vis-à-vis du PKK et des Kurdes.
Ces dix dernières années le produit intérieur brut par habitant s’est accru de 43 % en termes réels ; les exportations ont été multipliées par presque dix et les investissements directs étrangers ont bondi. La Turquie est classée aujourd’hui 17e économie mondiale. Mais le pays est très dépendant du capital étranger, dont le retrait provoquerait une récession. L’application des instructions du FMI, les coupes dans les dépenses sociales et les privatisations massives profitent à une nouvelle couche d’entrepreneurs capitalistes, mais la prospérité et la richesse n’atteignent pas les ouvriers et paysans turcs et kurdes. Le salaire minimum ouvrier est encore à 773 livres turques, soit 300 euros par mois, et cela pour des semaines de travail de six jours. Beaucoup d’ouvriers travaillent 70 heures par semaine pour des salaires encore plus bas sur le marché informel, qui représente un tiers de l’économie turque. Le taux de chômage officiel est de près de 9 % tandis que le chômage des jeunes dépasse les 20 %.
La Turquie possède un prolétariat industriel significatif. Mais moins de 10 % des travailleurs sont syndiqués : cela reflète la défaite massive que le mouvement ouvrier a subie avec le coup d’Etat de 1980, suivi de trois décennies de sévère répression. Les syndicats ont essayé d’organiser un rassemblement sur la place Taksim pour le Premier Mai cette année, mais la présence massive de la police et l’utilisation de gaz lacrymogènes ont empêché sa tenue. Lorsque a éclaté quelques semaines plus tard l’actuelle vague de protestations, deux fédérations syndicales la DISK (Confédération syndicale des ouvriers révolutionnaires) et la KESK (Confédération syndicale des salariés du secteur public) ont appelé à une grève de solidarité que la plus grande fédération syndicale a refusé d’honorer. Mais la DISK et la KESK se sont limitées à reprendre les revendications du comité Solidarité Taksim, notamment la libération des personnes emprisonnées et l’arrêt des constructions dans le parc Gezi. Un responsable de la KESK déclarait que « les syndicats ne doivent pas se comporter comme des donneurs de leçons ou des dirigeants. Nous devons simplement participer ». Cette déclaration signifie dans les faits que la classe ouvrière la seule classe qui a la puissance pour renverser l’ordre capitaliste doit simplement rester une composante subordonnée de l’opposition populaire transclasses au régime de l’AKP.
Diverses formations pseudo-marxistes saluent le « printemps turc » et appellent à « transformer la place Taksim en place Tahrir » (comme au Caire). Cet appel est à la fois trompeur dans sa représentation des faits et stupide politiquement. Le principal résultat du « printemps arabe » a été le renforcement des forces de l’islam politique qui ont été chargées d’appliquer l’austérité capitaliste contre les ouvriers et les pauvres en Tunisie et en Egypte (tout comme en Libye, grâce aux bombes et aux missiles de l’OTAN). Les dirigeants des protestations de la place Tahrir oscillent entre soutenir les islamistes et acclamer les officiers de l’armée pendant que les ouvriers restent opprimés et les femmes asservies. Les manifestants en Turquie s’opposent explicitement à un gouvernement islamiste au pouvoir depuis plus de dix ans.
Ce rejet de l’islamisation rampante est quelque chose de positif. Mais il ne touche pas aux divisions de classe de la société. Le prolétariat doit se mettre en avant pour diriger tous les opprimés dans la lutte contre le pouvoir capitaliste. Pour que le prolétariat s’impose comme candidat au pouvoir indépendant, il doit rompre avec la réaction religieuse, le chauvinisme turc et toute forme de nationalisme. Il faut pour cela la direction d’un parti d’avant-garde léniniste multinational, forgé parmi les ouvriers avancés et les intellectuels révolutionnaires.
L’héritage d’Atatürk
Il y a eu des discussions enflammées entre les manifestants du parc Gezi au sujet de Kemal Atatürk, le fondateur de l’Etat turc moderne à la suite de la dissolution de l’empire ottoman après la Première Guerre mondiale. Quand les uns scandaient « Liberté pour Öcalan », les autres répondaient « Nous sommes les soldats d’Atatürk ».
Atatürk est un personnage controversé dont l’héritage est diversement interprété selon les gens. Les kémalistes ont été à l’avant-garde de la bourgeoisie turque naissante en introduisant une série de réformes destinées à transformer la Turquie en un Etat-nation capitaliste moderne. Mustafa Kemal Atatürk et son Parti républicain du peuple avaient hérité d’un pays économiquement arriéré sans industrie moderne concentrée. La classe capitaliste était petite à cette époque et composée d’Arméniens et de Grecs, avec une petite composante juive. Les kémalistes déclarèrent que le pays était désormais une république laïque et ils abolirent le califat (institution du pouvoir islamique). L’islam cessa d’être religion d’Etat, et la charia fut remplacée par une constitution basée sur le code civil suisse et le code pénal italien (de Mussolini). La polygamie fut abolie et les confréries et ordres religieux interdits. Les symboles religieux le voile dans les écoles et les institutions publiques, et le fez partout furent interdits (voir « Les femmes et la révolution permanente en Turquie », Workers Vanguard n° 916, 6 juin 2008).
Atatürk était un nationaliste modernisateur qui pensait qu’il pouvait de quelques traits de plume transporter le pays du Moyen-Age au XXe siècle. Ses réformes, imposées d’en haut dans un pays arriéré et à 80 % rural, étaient inévitablement partielles. Il n’y eut aucune tentative de réforme agraire ou d’expropriation des grands propriétaires terriens. En dépit de l’abolition du califat, il n’y a jamais vraiment eu de séparation de l’Etat et de la mosquée. Au lieu de cela, la hiérarchie religieuse fut placée sous le contrôle de l’Etat à travers le Département des affaires religieuses.
Il est vrai que les femmes dans les villes, en particulier celles de la bourgeoisie, ont profité des réformes kémalistes. Mais la vie de l’immense majorité des femmes a peu changé, en particulier dans les campagnes arriérées et conservatrices. Des droits démocratiques que les femmes considèrent en Occident comme allant de soi, comme le droit de choisir son mari, n’existent pas pour de nombreuses femmes turques. Cela montre les limites des réformes bourgeoises : l’oppression des femmes, enracinée dans l’institution de la famille, est renforcée de manière brutale par la pauvreté, l’inégalité et la pénurie économique qui pèsent sur la société turque.
La question nationale kurde
La République turque a été fondée en 1923 après une guerre féroce qui repoussa les impérialistes, notamment britanniques, et leurs alliés qui cherchaient à dépecer le territoire qui est devenu la Turquie moderne. Pour construire l’Etat capitaliste national, le mouvement kémaliste utilisa l’arme du nationalisme turc. Les Arméniens victimes d’un génocide au cours de la Première Guerre mondiale furent essentiellement chassés du pays, tout comme les Grecs, tandis que les Juifs subissaient de violents pogromes.
Peu après sa naissance, l’Etat turc chercha à assimiler par la force la population kurde et à détruire son identité nationale propre. Il fut interdit de parler le kurde ou de publier dans cette langue, et la Constitution codifia la doctrine kémaliste selon laquelle la Turquie était strictement turque. Finalement les Kurdes furent définis comme des « Turcs des montagnes ». Au début des années 1960, le gouvernement promulgua une loi pour remplacer les noms de lieux kurdes par des noms turcs. La répression monta en flèche, notamment au début des affrontements avec le PKK au milieu des années 1980, et des dizaines de milliers de Kurdes furent enfermés dans les prisons turques.
Les militaires ont détruit des milliers de villages kurdes ; ils ont tué des dizaines de milliers de personnes et provoqué des transferts massifs de populations. Aujourd’hui la majorité des quelque 15 millions de Kurdes de Turquie vivent dans les villes de l’Ouest ; selon une estimation, il y aurait 3 millions de Kurdes rien qu’à Istanbul. Selon une étude menée par l’institut de recherche Konda, près du quart des Kurdes d’Istanbul vivent dans des bidonvilles. Dans les villes des régions méditerranéennes, comme par exemple Mersin et Antalya, le chiffre est de 72 % ; à Izmir il est de près de 60 %. L’étude montre aussi que près du tiers des Kurdes en âge de travailler sont au chômage et que 27 % des Kurdes sont exclus des systèmes de sécurité sociale.
Economiquement, le Kurdistan lui-même est dans une grande mesure un endroit perdu où vivent des paysans et des métayers sans terre horriblement écrasés sous la botte des propriétaires terriens kurdes, du clergé sunnite et de l’armée turque. Mais, en partie à cause de la tactique de la terre brûlée pratiquée par l’armée, un prolétariat kurde s’est formé et il participe aux luttes de classe multiethniques tant en Europe de l’Ouest qu’en Turquie. Durant la grève des mineurs de Zonguldak en 1991, les mineurs turcs et kurdes ont lutté côte à côte pendant plusieurs jours. L’une de leurs revendications était l’arrêt de la guerre contre l’Irak, la « Tempête du désert » de l’impérialisme américain.
Pendant l’hiver 2009-2010, des ouvriers kurdes et turcs ont mené une grève courageuse lorsque Tekel, l’ancien monopole d’Etat du tabac, a été privatisé et vendu à la British-American Tobacco avec à la clé la fermeture de douze usines. 12 000 ouvriers venant de tout le pays ont convergé sur Ankara en soutien aux ouvriers licenciés, et ils ont fait un sit-in dans un parc du centre-ville malgré des températures glaciales. L’Etat a réagi par la violence ; la police a usé de la matraque et des gaz lacrymogènes contre les ouvriers, arrêtant leurs dirigeants. La grève a suscité un soutien dans tout le pays avec des manifestations de solidarité de 100 000 ouvriers. Même si en fin de compte les chefs syndicaux ont saboté la grève, cette bataille a démontré que les divisions nationalistes dans la classe ouvrière peuvent être surmontées dans une lutte de classe commune.
Les Kurdes constituent la plus grande nation dans le monde dépourvue d’un Etat. Le Kurdistan s’étend de l’Est de la Turquie à une portion de la Syrie jusqu’au Nord de l’Irak et à l’Iran. Les marxistes prônent l’égalité des nations et ils combattent toutes les manifestations de chauvinisme : nous affirmons que l’on ne peut conquérir les droits des Kurdes qu’en brisant les quatre Etats capitalistes qui les oppriment. Dans cette perspective, il faut lier entre elles les luttes révolutionnaires dans la région et en même temps s’opposer inconditionnellement à toute intervention impérialiste. Comme nous l’expliquions dans notre article « Le trotskysme contre le nationalisme du PKK » (le Bolchévik n° 150, automne 1999), il faut pour cela un instrument : des partis léninistes-trotskystes unissant les travailleurs d’origines nationales et ethniques différentes.
Pour gagner la confiance des masses travailleuses kurdes, ces partis doivent manifester leur opposition à toute forme de chauvinisme antikurde, par exemple en revendiquant l’égalité pleine et entière pour la langue kurde. Sans donner de soutien politique au PKK, les révolutionnaires prolétariens de Turquie doivent prendre sa défense quand il est engagé dans un conflit militaire avec l’Etat bourgeois. C’est une obligation fondamentale pour les communistes de Turquie de défendre le droit d’autodétermination du peuple kurde, c’est-à-dire le droit d’avoir son propre Etat.
A l’inverse de cela, le comité central du Parti communiste de Turquie (TKP) a fait le 4 juillet une déclaration empreinte de chauvinisme turc, disant que le drapeau turc est maintenant un « drapeau aux mains des patriotes ». Les Kurdes sont persécutés, emprisonnés et massacrés depuis des années par des chauvins patriotes turcs pour le simple fait de se définir comme Kurdes. De plus, le TKP prétend que « la politique kurde » doit « devenir la composante solide d’un mouvement des travailleurs uni, patriotique et éclairé ». Et si, contrairement au patriotisme turc du TKP, les Kurdes décident d’avoir leur propre Etat ? Cette option n’est pas admise par le TKP. Cette politique misérable n’est pas nouvelle : le TKP soutient le CHP, un parti virulemment antikurde, comme alternative aux autres partis bourgeois.
Les marxistes s’opposent fermement au programme nationaliste petit-bourgeois du PKK. S’il est vrai que le PKK mène une lutte militaire héroïque contre une armée turque beaucoup mieux équipée, il rejette la nécessité d’une révolution prolétarienne et fait une croix sur la classe ouvrière turque. Dès lors, le PKK n’a d’autre choix que de manuvrer avec diverses fractions de la bourgeoisie turque et de lancer des appels futiles aux impérialistes européens et américains pour qu’ils interviennent en sa faveur.
Le PKK ajuste ses revendications à ce qui à ses yeux est acceptable par la bourgeoisie turque : il n’appelle pas aujourd’hui à l’indépendance pour les Kurdes. A la place, il appelle à l’autonomie, espérant obtenir davantage de droits linguistiques et culturels au sein de l’Etat turc. Mais l’autonomie régionale sous le capitalisme signifie que le pouvoir de décision reste aux mains de l’Etat national. Même si un tel accord devait aboutir, ce serait l’Etat bourgeois turc et son armée qui auraient le dessus et qui, en fin de compte, décideraient quels droits les Kurdes peuvent ou ne peuvent pas avoir. Cela ne mènera jamais à la libération nationale des Kurdes.
Ce n’est que par la lutte internationaliste prolétarienne révolutionnaire, en forgeant l’unité des masses travailleuses kurdes, turques, arabes et iraniennes, que la victoire est possible. Nous appelons à une République socialiste du Kurdistan unifié dans le cadre d’une fédération socialiste du Proche-Orient. C’est là une expression concrète du programme trotskyste de la révolution permanente. Dans les pays à développement capitaliste retardataire, les tâches des révolutions bourgeoises-démocratiques, qui ont été réalisées depuis longtemps à l’Ouest, ne peuvent pas être résolues dans un cadre capitaliste. Il faut absolument moderniser ces régions, réaliser la révolution agraire, résoudre l’oppression nationale des Kurdes et des autres minorités, et donner les droits élémentaires aux femmes ; pour cela il faut que la classe ouvrière, soutenue par la paysannerie, prenne le pouvoir. Pour pouvoir survivre et s’épanouir, la révolution socialiste dans les pays arriérés doit être étendue aux Etats capitalistes avancés d’Europe, aux Etats-Unis et au Japon, dont le savoir-faire économique, technique et scientifique est essentiel pour relever le monde semi-colonial au niveau économique de l’Occident, dans la perspective de créer une société socialiste basée sur l’abondance matérielle.
L’islam politique en Turquie
Les Turcs se montrant déçus par les gouvernements nationalistes « laïques », des régimes successifs ont joué la carte de la religion. En fait les généraux kémalistes ont directement encouragé les islamistes. Il y avait des centaines de milliers de militants de gauche en Turquie à la fin des années 1960 et dans les années 1970. La réponse des généraux fut de favoriser le développement de la réaction cléricale. A la suite du coup d’Etat militaire de 1971, les autorités arrêtèrent les chefs des partis de gauche mais pas Necmettin Erbakan, qui était alors le dirigeant islamiste. Erbakan fut sorti de l’ombre dans les années 1970 pour faire partie de deux gouvernements de coalition en tant que vice-premier ministre. Cependant, comme le montre un rapport du Pew Research publié en avril dernier, à peine plus du dixième de la population du pays est prête à faire de la charia la base de la législation, à comparer aux trois-quarts des musulmans en Egypte.
Après le coup d’Etat militaire de 1980, les généraux donnèrent un nouveau coup de pouce à l’islamisation en introduisant des mesures telles que l’instruction religieuse obligatoire dans les écoles publiques, la formation d’un plus grand nombre d’imams et l’ouverture de dizaines d’académies religieuses. Comme l’exprime Stephen Kinzer dans son livre Crescent and Star [Le croissant et l’étoile] (2001), « les austères généraux qui ont pris le pouvoir en septembre 1980 espéraient utiliser l’islam comme contrepoids aux idéologies laïques libérales et radicales qui gagnaient du terrain en Turquie ». Après une élection indécise en 1995, Erbakan devint Premier ministre d’un gouvernement de coalition. Une fois en fonction, il fit ostensiblement un pied de nez aux généraux, s’en prit à l’Occident et se solidarisa avec la théocratie iranienne. Erbakan fut forcé de démissionner en 1997 et son Parti de la prospérité fut interdit. Il fut condamné à la prison, mais avant d’être incarcéré il fut amnistié. Par contre Erdogan, son collègue islamiste, fut reconnu coupable de subversion et emprisonné quatre mois.
Les islamistes avaient subi un revers mais ils n’avaient pas été écrasés. En 2002, l’AKP d’Erdogan gagna les élections. Erdogan prenait soin de cultiver une image d’islamiste « modéré » et de « démocrate ». Il poussa la candidature de la Turquie à l’Union européenne (UE) et promulgua quelques réformes mineures au Kurdistan, autorisant l’usage du kurde dans les écoles privées (mais pas dans les écoles publiques) ainsi que des émissions radio très limitées en kurde. Ce qui a été bien accueilli à l’Ouest et lui valut des commentaires élogieux de la part de divers idéologues bourgeois.
En même temps, Erdogan s’en prenait à ses ennemis parmi les généraux kémalistes ; il comprenait qu’ils menaçaient la consolidation de son pouvoir. Il utilisa les tribunaux et d’autres institutions pour purger graduellement le corps des officiers. C’est ainsi qu’aujourd’hui l’armée est subordonnée aux islamistes, ce qui est manifestement différent de la situation en Egypte.
Au fur et à mesure qu’il affermissait sa position, Erdogan renforçait toujours plus la machine répressive de l’Etat contre quiconque était perçu comme opposant. En 2005 le gouvernement AKP a accru la répression militaire au Kurdistan, poussant le PKK à lever le cessez-le-feu en vigueur depuis cinq ans. La Turquie a commencé également à bombarder les camps du PKK en Irak. Parallèlement, des lois « antiterroristes » sont utilisées pour persécuter des milliers de militants syndicaux, d’étudiants, de journalistes et de professeurs d’université.
L’une des clauses les plus sinistres de la constitution turque, l’article 301, a été « réformée » sous Erdogan. C’est aujourd’hui l’insulte à la nation turque qui est un crime, alors qu’auparavant c’était l’insulte à l’« identité turque », mais ce changement ne fait absolument aucune différence. Hrant Dink, un journaliste turco-arménien, a été condamné en octobre 2005 à six mois de prison avec sursis en application de l’article 301, pour avoir écrit sur le massacre des Arméniens en 1915. Dink a été assassiné par un nationaliste turc pour qui l’article 301 était un permis de tuer. Plusieurs dizaines de membres du syndicat d’enseignants Egitim Sen qui a une honorable réputation de défense du droit à une éducation dans sa propre langue ont été emprisonnés durant des mois pour des accusations sans fondement basées sur la loi antiterroriste, et ils sont toujours sous le coup de ces accusations.
Erdogan a engagé un programme de construction massif, souvent placé sous le thème de la commémoration de l’époque ottomane, comme par exemple le centre commercial, conçu pour supplanter le parc Gezi, qui doit comporter une caserne d’artillerie de cette époque ainsi qu’une mosquée. Les promoteurs immobiliers ciblent les quartiers pauvres du centre-ville, reléguant les Kurdes, Roms et autres vers les taudis au-delà des limites de la ville.
Le régime islamiste multiplie également les provocations contre la minorité alévie. Les alévis, qui représentent jusqu’à 25 % de la population, forment une branche hétérodoxe de l’islam chiite ; ils sont considérés comme favorables à la laïcité et sont surreprésentés dans la gauche. Les hommes et femmes alévis prient ensemble et les femmes ne sont pas voilées. Les alévis ne jeûnent pas durant le ramadan, ne prient pas en général dans les mosquées et n’acceptent pas le Coran comme source de jurisprudence. Le gouvernement va donner au troisième pont en construction au-dessus du Bosphore le nom de Yavuz Sultan Selim, un sultan ottoman. Surnommé Selim le Terrible pour sa cruauté, il a massacré des dizaines de milliers d’alévis au XVIe siècle. Bien évidemment l’appellation du pont a scandalisé les alévis. Les traditionalistes sunnites considèrent les alévis comme des hérétiques et les prennent pour cible encore aujourd’hui.
Les ambitions régionales de la Turquie
La Turquie reste un allié dévoué des impérialistes occidentaux, comme elle l’a été depuis des décennies. Aux frontières de l’ex-Union soviétique, elle constituait un poste d’écoute précieux pour les Etats-Unis après la Deuxième Guerre mondiale. Alliée sans faille de l’OTAN, la Turquie a envoyé des troupes combattre au côté des impérialistes dans la guerre de Corée. Si les Etats-Unis sont le principal partenaire militaire de la Turquie, les capitalistes turcs dépendent économiquement de l’impérialisme allemand. L’Allemagne constitue leur principal marché à l’exportation. Elle forme et entraîne aussi des escadrons de la mort turcs déployés au Kurdistan.
Après son arrivée au pouvoir, Erdogan a abondamment vanté les mérites de l’Union européenne, présentant l’adhésion comme la voie vers la prospérité économique. La Ligue communiste internationale [LCI] s’oppose depuis toujours à l’UE, un cartel impérialiste dont le but est d’imposer l’austérité aux ouvriers européens et qui sert aux grandes puissances, notamment à l’Allemagne, pour exploiter les Etats capitalistes plus faibles et dépendants. Le vernis sur l’UE s’est écaillé depuis longtemps, surtout vu l’ampleur de la crise économique capitaliste. La détérioration rapide des conditions de vie en Europe, notamment en Espagne, en Grèce, à Chypre et ailleurs dans la partie Sud de l’UE démontre que les fables sur la « convergence économique » de l’Europe n’ont rien à voir avec l’élévation des pays plus pauvres au niveau des plus riches ; il s’agit au contraire d’une exploitation capitaliste accrue.
Beaucoup de Kurdes ont l’illusion que l’UE est prête à défendre les droits des minorités, mais le fait est que les Etats de l’UE persécutent sauvagement les immigrés et les minorités ethniques, comme les Basques en Espagne et en France, et les catholiques en Irlande du Nord. De plus, les Etats-Unis et l’UE ont interdit le PKK, qualifié d’« organisation terroriste ». La LCI exige la libération d’Öcalan et s’oppose à l’interdiction du PKK. Nous avons aussi appelé à la défense des guévaristes turcs, comme ceux du Parti/Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C), et d’autres militants de gauche persécutés dans le cadre de la chasse aux sorcières « antiterroriste ».
Il est plus que douteux que les dirigeants européens racistes et réactionnaires puissent jamais accorder le statut de membre de l’UE à un pays grand comme la Turquie, qui est musulman à une écrasante majorité ; ses citoyens auraient ainsi le droit de voyager et de travailler dans les Etats de l’UE. En tout état de cause, l’UE continue d’élever de nouveaux obstacles à l’entrée de la Turquie. L’objectif de l’AKP d’entrer dans l’UE étant en panne, le « néo-ottomanisme » d’Erdogan met un accent particulier sur le développement de son influence dans les endroits soit autrefois dominés par le sultanat, soit là où l’on parle turc. Cela va de la Bosnie, dans les Balkans, au Proche-Orient en passant par l’Asie centrale. Même si l’Europe reste le principal partenaire commercial de la Turquie, les échanges commerciaux avec les Etats du Golfe ont été multipliés par cinq entre 2002 et 2010, et ceux avec l’Egypte par sept. Les entreprises turques du bâtiment et des travaux publics ainsi que les entreprises de l’agroalimentaire et du textile reçoivent des investissements en capitaux de la part des Etats du golfe Persique, et elles investissent à leur tour dans le reste du Proche-Orient.
La Turquie d’Erdogan s’est alliée aux Etats arabes sunnites et aux impérialistes occidentaux dans un bloc visant principalement l’Iran chiite. Ainsi le gouvernement AKP est du côté des rebelles syriens contre le régime bonapartiste de Bachar al-Assad allié à l’Iran. Voie d’acheminement des armes vers les rebelles, la Turquie a réussi à convaincre l’OTAN de stationner des missiles Patriot sur son sol. Mais la politique belliqueuse d’Erdogan est profondément impopulaire en Turquie ; beaucoup de gens craignent que le pays ne soit entraîné militairement dans le conflit. Nous sommes des marxistes : nous disons que, des deux côtés de la guerre civile à base communautariste en Syrie, ce sont des ennemis profondément réactionnaires de la classe ouvrière. Mais dans l’éventualité où les Etats-Unis et/ou les puissances européennes lancent une attaque militaire contre la Syrie, les travailleurs partout dans le monde doivent alors prendre le côté de la Syrie contre les forces impérialistes.
La Turquie a des relations substantielles avec le Gouvernement régional du Kurdistan au Nord de l’Irak, où les compagnies turques se taillent la part du lion dans les contrats de construction. Le Kurdistan irakien est aujourd’hui une enclave semi-autonome dont le statut protégé résulte essentiellement du soutien accordé par l’impérialisme américain. Le pétrole va bientôt couler dans les oléoducs reliant les nouveaux champs du Kurdistan irakien à la Turquie, au grand dam du gouvernement irakien à majorité chiite, qui se plaint de ne pas recevoir une part équitable des revenus. Pour leur part, de nombreux combattants du PKK ont émigré vers le Kurdistan irakien. Si les combats éclatent à nouveau entre la Turquie et le PKK, les dirigeants kurdes irakiens, qui sont pro-américains, pourraient bien pourchasser les militants du PKK, comme ils l’ont déjà fait dans le passé.
Il y a une longue histoire de trahisons mutuelles entre les groupes nationalistes kurdes rivaux en quête de quelque faveur des impérialistes ou de l’un ou l’autre Etat capitaliste de la région. Pendant l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis, nous avons souligné que « tout combat pour l’indépendance kurde qui ne prendrait pas pour point de départ l’opposition à l’occupation et aux partis nationalistes à son service serait nécessairement subordonnée à l’occupation » (« L’occupation américaine et la question kurde », Workers Vanguard n° 871, 26 mai 2006). L’article poursuivait :
« Au sein du prolétariat multinational du Proche-Orient, les ouvriers kurdes peuvent jouer un rôle clé pour détruire la structure pourrie créée pour servir les maîtres impérialistes. Les ouvriers kurdes et turcs en Europe, notamment en Allemagne, peuvent incarner le lien entre la lutte kurde pour l’indépendance et le combat pour la révolution socialiste au Proche-Orient et dans les Etats capitalistes avancés d’Europe occidentale. »
Pour cela il faut la direction de partis ouvriers internationalistes forgés en opposition à toutes les forces bourgeoises et à toute forme de réaction religieuse.
|