|
Le Bolchévik nº 203 |
Mars 2013 |
|
|
Après le massacre de Newtown aux Etats-Unis
L’hypocrisie bourgeoise et la législation sur le contrôle des armes à feu
L’article suivant a été traduit de Workers Vanguard n° 1015, 11 janvier.
* * *
Il y avait eu l’assassinat, en juillet 2012, de douze personnes près d’un cinéma à Aurora (Colorado). Et maintenant il y a le massacre commis par un déséquilibré en décembre à l’école primaire Sandy Hook de Newtown (Connecticut). Le résultat était à prévoir : il y a maintenant un regain d’appels à de nouvelles mesures répressives contre la possession d’armes à feu aux Etats-Unis. Le Président Obama a donné le ton, disant qu’« il n’y a aucune excuse pour l’inaction » ; le New York Times (19 décembre) a appelé à rétablir et renforcer l’interdiction des fusils d’assaut qui avait expiré en 2004. Dix amendements sur le contrôle des armes à feu ont été déposés le 3 janvier lors de la session d’ouverture du nouveau congrès. Entre autres, les mesures présentées interdiraient la possession ou la transmission de chargeurs de grande capacité et rendraient obligatoire la mise en place d’une base de données nationale recensant les personnes n’ayant pas le droit d’acheter des armes à feu, ainsi qu’une vérification des antécédents pour les transactions lors des foires aux armes à feu.
Les forces réactionnaires obsédées par l’« ordre public » montrent du doigt les meurtres particulièrement odieux pour obtenir une application plus stricte de la peine de mort barbare et raciste ; de même, les libéraux bourgeois se jettent sur les cas de folie meurtrière comme celui de Virginia Tech et maintenant de Newtown pour solliciter des restrictions toujours plus grandes à la possession d’armes à feu, voire leur interdiction pure et simple. Le résultat est toujours le même : on foule aux pieds les droits élémentaires de la population, et l’Etat capitaliste consolide et étend encore ses pouvoirs de répression meurtriers.
Seul un psychopathe nierait l’horreur qui s’est produite à Newtown. Mais ce qui est aujourd’hui en jeu, c’est une nouvelle campagne de l’Etat capitaliste pour faire respecter son monopole de la violence en éliminant ce qui reste du droit de porter des armes codifié dans le Deuxième Amendement de la Constitution. Les marxistes s’opposent aux lois sur le contrôle des armes à feu et soutiennent le droit à l’autodéfense armée dont ont besoin la classe ouvrière, les Noirs et autres minorités, et la population dans son ensemble.
Un éditorial du New York Times (17 décembre) intitulé « Des raisons d’espérer après le déchaînement de violence de Newtown » présentait la population comme plus que désireuse d’abandonner volontairement ses droits : « Les Américains sont prêts à se serrer les coudes, comme nous l’avons fait après les attaques du 11 septembre 2001 en acceptant le renforcement de la sécurité lors des voyages, et les opérations militaires qu’on aurait évitées auparavant. » Voilà ce qu’ils disent. Le Président Obama a enfoncé le clou du « renforcement de la sécurité » le 3 janvier en signant la récente loi de défense nationale, la loi annuelle de programmation militaire, qui autorise la détention illimitée de citoyens américains.
Le droit de porter les armes est né de la Révolution américaine et de celle qui l’avait précédée en Angleterre un siècle plus tôt. Dans toutes les révolutions bourgeoises en Europe et en Amérique du Nord du 17e siècle jusqu’au milieu du 19e siècle, le principe de l’armement du peuple, qui comprenait l’idée de la milice populaire, était considéré comme un moyen vital de défense contre la tyrannie. Mais comme nous le disions dans « Le Deuxième Amendement de la Constitution américaine » (voir page 15) : « Avec l’entrée en scène du prolétariat en tant qu’acteur indépendant, “le peuple en armes” est devenu une idée archaïque alors que la population se polarisait selon la classe sociale. »
Les régimes despotiques préfèrent régner sur des sujets sans défense ; un peuple en armes peut se défendre. En ce qui concerne les Noirs, ils gagnèrent le droit à l’autodéfense armée et d’autres droits élémentaires avec la guerre civile (dite « guerre de Sécession ») qui écrasa l’esclavage des droits qui furent bientôt pris pour cible. Dans la lutte pour construire des syndicats et les défendre, les travailleurs se sont armés contre les briseurs de grève et contre la police, l’armée et les agents de sécurité privés, que ce soit dans les charbonnages de Virginie occidentale et du Kentucky ou sur les docks et les centres routiers du pays. Après la Deuxième Guerre mondiale et la guerre de Corée, les vétérans noirs ont formé les armes à la main les troupes militantes des premières luttes contre le système Jim Crow de ségrégation dans le Sud.
Il se trouve que ceux qui décident de qui aura le privilège d’exercer le droit de porter une arme sont les plus grands meurtriers de masse que le monde ait connus : la classe capitaliste américaine. Alors même qu’Obama déclarait à Newtown que « ces tragédies doivent cesser », son armée et ses espions préparaient la prochaine série d’attaques de drones au Pakistan et au Yémen. Le prisonnier de la guerre de classe Mumia Abu-Jamal faisait remarquer dans un commentaire intitulé « Au-delà de Newtown » : « Dans toute l’Amérique, de la côte Ouest à la côte Est et dans le Midwest, les villes sont le témoin de massacres à petite échelle, silencieux, presque invisibles, où des dizaines de parents perdent leur enfant, des femmes leur mari, et certains maris leur femme. Je veux parler de l’épidémie de violence policière contre les Noirs à New York, Chicago, Oakland et ailleurs. »
Les luttes de classe et les luttes sociales dans ce pays sont au plus bas depuis un certain temps. Pourtant il existe un énorme mécontentement social qui prépare le terrain pour un regain de luttes. Les Américains ont des armes et ils veulent les garder. C’est un fait sociologique, et ce sera un fait utile quand la masse de la population se sentira directement et ouvertement menacée par un gouvernement tyrannique. Pour les marxistes révolutionnaires, ce qui compte c’est que la classe ouvrière prenne fait et cause pour tous ceux qui ploient sous le joug des capitalistes.
L’Etat capitaliste, ou : porter les armes contre le peuple
Les appels au contrôle des armes venant de la bourgeoisie ont toujours été marqués de la plus pure hypocrisie. Le clan Sulzberger, qui possède le New York Times, figure parmi les principaux apôtres du contrôle des armes à feu pour les masses ; son chef, aujourd’hui décédé, était réputé conserver un revolver dans son bureau contre d’éventuels intrus. Le maire de New York, Michael Bloomberg, n’a assurément aucune raison de craindre que l’Etat saisisse les armes : il dispose d’une protection policière individuelle 24 heures sur 24.
On s’est beaucoup moqué des déclarations récentes de la National Rifle Association (NRA Association nationale du fusil), qui est assez décrépite ; on s’est moqué en particulier du discours de son président soulevant l’idée réactionnaire de placer des agents de sécurité armés dans toutes les écoles. Dans un tiers environ des écoles publiques les élèves sont déjà sujets aux fouilles et au harcèlement de gardes privés en armes et même de flics, surtout dans les ghettos et dans les barrios latino-américains. Faisons remarquer que la NRA rend aujourd’hui service en entraînant dans certains Etats les enseignants au maniement des armes.
La presse de gauche, dont se fait l’écho l’International Socialist Organization (ISO), gémit que cette société soit violente il serait tout aussi vrai de dire que les hommes chauves n’ont pas de cheveux. Que ce soit dans les casernes de Marines, où le mot d’ordre est « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens », ou dans les paroisses où ceux qui pratiquent des avortements sont jugés dignes de mourir, c’est une indéniable vérité que la violence « est aussi américaine que la tarte aux cerises », comme le disait le militant noir des années 1960 H. Rap Brown.
Le crime de masse est un phénomène récurrent aux Etats-Unis ; et il est régulièrement perpétré par l’Etat. En 1921, la police de Tulsa avait bombardé le ghetto de la communauté noire, tuant 75 personnes. En 1985, le maire démocrate noir de Philadelphie, Wilson Goode, avait ordonné, de concert avec le FBI, le bombardement de la communauté à majorité noire MOVE, un mouvement de retour à la nature ; onze personnes avaient été tuées, dont cinq enfants. Tout un quartier noir fut incendié. En 1993, après 51 jours de siège, le Ministère de la Justice de Bill Clinton ordonnait l’assaut contre les Branch Davidians, une secte religieuse racialement intégrée près de Waco au Texas, tuant plus de 80 hommes, femmes et enfants.
Les individus criminels qui ont commis les tueries de ces dernières années étaient typiquement équipés d’armes semi-automatiques, dont l’AR-15, l’un des fusils les plus populaires du pays, celui qui a été utilisé par le tueur de Newtown. Donc le groupe de pression pour le contrôle des armes à feu hurle qu’il faut faire la chasse aux « fusils d’assaut ». Un groupe de travail dirigé par le vice-président Biden, auteur de la législation qui a expiré prohibant ce type d’arme, doit maintenant faire une proposition pour renouveler cette interdiction en ajoutant de nouvelles restrictions. L’ISO contribue à alimenter cette frénésie libérale en déclarant dans « Comment cela a-t-il pu arriver ? » : « Les socialistes pensent que les armes à feu sont un symptôme plutôt qu’une cause de la violence mais on ne doit pas ignorer ce que ce symptôme nous dit d’une société malade où les gens peuvent s’acheter des milliers de cartouches sur Internet, y compris des chargeurs de grande capacité comme apparemment celui qui a servi à Sandy Hook et qui ne peut avoir d’autre but que de “chasser” des êtres humains. » Le point de départ de l’ISO, c’est la confiance dans l’Etat capitaliste.
Les paroles affligées contre l’AR-15 et autres sont chose courante dans la gauche aux Etats-Unis et ailleurs ; ces gens montrent systématiquement du doigt le Japon, la Grande-Bretagne et d’autres pays capitalistes avancés où le contrôle des armes à feu est la norme. (La Suisse, qui est juste derrière les Etats-Unis, le Yémen et la Serbie en nombre d’armes par habitant, fait figure d’exception : 40 personnes seulement ont été tuées par balle en 2010.) Si aux Etats-Unis les flics attrapent les jeunes Noirs et latinos sous prétexte de possession de drogue ou d’arme à feu, en Grande-Bretagne ils raflent les Noirs et Asiatiques pour possession de drogue ou d’armes blanches. Dans tous les cas, les flics brutalisent et tuent en toute impunité.
Il existe une violence pathologique, que les armes soient facilement disponibles ou non. Le même jour que la tuerie de Newtown, un déséquilibré en Chine est entré de force dans une école primaire et a poignardé 22 élèves et un gardien, alors que la bureaucratie stalinienne chinoise garde un contrôle strict sur les armes. Dans tous les cas, l’essentiel est que les travailleurs doivent avoir les moyens de se défendre et de défendre les autres.
Droits des Noirs et droits aux armes
Même si un ménage américain sur deux possède au moins une arme à feu, ceux qui défendent les droits du Deuxième Amendement sont perçus comme faisant partie de l’extrême droite raciste et anti-immigrés. Il est vrai qu’il existe des cinglés réactionnaires amoureux des armes qui pensent que les Etats-Unis sont sur le point d’être envahis par le Mexique ou par les hélicoptères noirs des Nations unies. Mais la vérité, c’est que si les armes à feu sont interdites, il n’y aura que les flics, les criminels et le Ku Klux Klan [KKK] qui en posséderont. Dans le passé tout le monde savait cela parmi les militants ouvriers et les Noirs.
La violence particulière ancrée dans la structure même de la société capitaliste américaine découle principalement de l’oppression spécifique des Noirs, héritage de l’esclavage. Pour qui étudie sérieusement l’histoire et la réalité sociale de ce pays, la nécessité absolue s’impose d’une autodéfense armée des Noirs. Alors que la terreur raciste de Jim Crow faisait rage dans le Sud à la fin du 19e siècle, Ida B. Wells, militante de l’opposition au lynchage, écrivait :
« Les seules fois où des Afro-Américains agressés s’en sont sortis, c’était quand ils avaient un revolver et ils s’en sont servi pour se défendre.
« La leçon à en tirer, sur laquelle devrait bien méditer tout Afro-Américain, c’est qu’un fusil Winchester doit avoir la place d’honneur dans toute maison noire ; il doit servir à la protection que lui refuse la loi. »
cité par Jacqueline J. Royster dans Southern Horrors and Other Writings : The Anti-Lynching Campaign of Ida B. Wells, 1892-1900 (1997)
Cela ne vaut pas que dans les livres d’histoire. En juin 2011, sept jeunes voyous blancs ont tabassé et tué à Jackson (Mississipi) un ouvrier noir de l’automobile âgé de 49 ans, James Craig Anderson, tout en scandant « White Power ». Si Anderson avait été armé, il serait peut-être encore en vie aujourd’hui.
L’autodéfense des Noirs a historiquement dû faire face à une répression féroce. Les premières mesures de contrôle des armes au 20e siècle ont été prises dans certains Etats comme la Caroline du Sud, le Tennessee et le Mississipi, dans le but de désarmer les Noirs confrontés à la terreur du KKK. Quand le mouvement des droits civiques a commencé, le contrôle des armes a de nouveau été associé à la peur qu’avait la bourgeoisie des militants noirs. Robert F. Williams, dirigeant du NAACP [Association nationale pour l’avancement des gens de couleur] à Monroe en Caroline du Nord, a dû fuir le pays parce qu’il avait organisé un groupe de défense contre les attaques racistes. En Louisiane et dans d’autres Etats du Sud, les « Deacons for Defense and Justice » (Serviteurs de la défense et de la justice) ont réussi à défendre le mouvement des droits civiques contre le Klan à l’aide d’armes à feu. Parmi les armes qu’ils utilisaient figurait la carabine M-1, un « fusil d’assaut » qu’ils avaient appris à utiliser dans l’armée.
Un article de Jill Lepore dans le New Yorker (23 avril 2012) faisait remarquer que « dans les années soixante, la possession d’armes à feu comme droit constitutionnel était moins une revendication de la NRA que des nationalistes noirs. » Le Conseil municipal de New York vota en 1965 une loi spécialement pour empêcher Malcolm X de porter une carabine pour sa protection ; il fut assassiné peu après. En 1967, le parlement de Californie interdit le port d’arme chargée après une manifestation de Black Panthers portant légalement des armes à feu devant le siège du parlement à Sacramento. Les Panthers patrouillaient dans les rues d’Oakland où la terreur policière était monnaie courante. L’interdiction prononcée par cet Etat fut suivie de lois sur le contrôle des armes à feu dans tout le pays, notamment après les émeutes dans les ghettos qui avaient éclaté en réaction à l’assassinat de Martin Luther King en 1968.
Les Noirs forment aujourd’hui une fraction disproportionnée des victimes d’armes à feu ; ce sont eux qui ont le plus besoin de moyens de défense. Et pourtant, dans de nombreux centres urbains les habitants des ghettos ont de plus en plus tendance à soutenir les appels de démocrates noirs comme le député John Lewis ou comme Al Sharpton à un contrôle plus strict des armes à feu. Ces appels encouragent encore plus les plans de fouilles humiliantes et souvent mortellement dangereuses que mène la police de New York et d’autres villes dans le pays.
La violence criminelle dans les ghettos et les barrios est la conséquence directe du chômage massif et du désespoir créés par le fonctionnement même du système capitaliste de profit. Les jeunes rejetés par le système capitaliste ne voient guère de chances de s’en sortir, si ce n’est en risquant leur vie dans l’armée ou peut-être en touchant quelques miettes du trafic de drogue. Les marxistes appellent à la dépénalisation de la drogue, ce qui éliminerait la base des superprofits engendrés par le trafic de drogue, et la violence qui l’accompagne.
Mais surtout la situation exige une lutte de classe pour l’emploi, pour des logements décents et pour l’éducation pour tous. Il faut pour remplir cette tâche construire un parti ouvrier révolutionnaire qui unifierait la colère des ghettos et des barrios avec un mouvement ouvrier régénéré ; ce parti montrerait la voie du renversement du système capitaliste raciste par une révolution socialiste.
|