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Le Bolchévik nº 203 |
Mars 2013 |
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Le Deuxième Amendement à la Constitution américaine
La révolution et le droit de porter des armes
Les archives de Spartacist
Nous reproduisons ci-dessous des extraits traduits d’un article de Spartacist édition anglaise n° 43-44, été 1989.
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Ce n’est pas une nouveauté : les armes à feu ont été inventées pour tuer des gens. Et dans cette société divisée en classes, les citoyens « respectueux des lois » ont été plus d’une fois obligés de se défendre par la violence, y compris contre un pouvoir censé être légalement constitué. A t’on vraiment la mémoire aussi courte ? Rappelons-nous le massacre de Ludlow en 1914 dans le Colorado : 21 personnes, hommes, femmes et enfants, des familles de mineurs en grève, sont morts sous le feu des mitrailleuses actionnées par la milice d’Etat, qui n’était en réalité que l’armée privée de Rockefeller. Mais les travailleurs avaient été armés par l’United Mine Workers, le syndicat des mineurs, et à la grande horreur des patrons un millier de grévistes rendirent coup pour coup et balle pour balle pendant dix jours.
Rappelons-nous aussi le massacre des sidérurgistes de Republic Steel lors de la « Journée du souvenir » en 1937 dans le sud de Chicago. C’était le 30 mai, en plein milieu d’une grève nationale contre les « petites » entreprises sidérurgiques (c’est-à-dire toutes les entreprises à l’exception du trust géant de l’United States Steel Corporation). 1 500 manifestants, principalement des grévistes et leurs familles, défilaient dans une ambiance festive en direction de l’usine Republic Mill. Ils se retrouvèrent face à 200 flics en rangs serrés, et à un brusque tir de barrage de grenades lacrymogènes. Alors que les manifestants rebroussaient chemin et tentaient de s’enfuir, les flics chargèrent matraque en main et ouvrirent le feu. Dix ouvriers furent tués, quarante blessés tous abattus d’une balle dans le dos. Les matraques des flics firent 101 blessés de plus, dont un enfant de huit ans. Les manifestants avaient été cette fois politiquement désarmés par leurs dirigeants syndicaux, des traîtres qui leur avaient dit qu’il fallait souhaiter la « bienvenue » aux flics envoyés pour maintenir l’ordre par les politiciens du Parti démocrate « ami des travailleurs ».
Nous nous souvenons aussi du massacre de Greensboro en 1979 : cinq militants des droits civiques et activistes syndicaux ont été abattus de sang-froid par des nazis et le Ku Klux Klan. Un informateur du FBI avait conduit ces fascistes sur le lieu du crime et un agent du Bureau fédéral de l’alcool, du tabac et des armes à feu leur avait montré comment utiliser et transporter des fusils semi-automatiques. Il y a aussi Philadelphie sous le maire noir Wilson Goode en 1985 : les flics ont attaqué l’immeuble de la communauté noire MOVE, tirant 10 000 projectiles en l’espace de 90 minutes avec des fusils d’assaut M-16 et des mitrailleuses M-60. Onze Noirs, dont cinq enfants, sont morts dans l’incendie déclenché par une charge d’explosifs C4 fournie par le FBI. Mais bien sûr personne parmi les « bonnes âmes » du lobby opposé aux armes à feu ne demande qu’on retire leurs armes aux flics.
Les libéraux blancs appartenant à la classe moyenne, qui prêchent un pacifisme absolu, habitent des appartements luxueux et des villas cossues où ils sont relativement en sécurité ils ne s’attendent pas à voir les flics débarquer chez eux. Mais la classe dirigeante ne croit pas au pacifisme et elle prend soin d’armer son Etat jusqu’aux dents. Toute la problématique du contrôle des armes à feu tourne autour de la question : acceptez-vous que cet Etat ait le monopole des armes ? Et la réponse se reflète dans la polarisation croissante de cette société d’un point de vue social et racial. Le cur de l’Etat, après tout, ce sont des « détachements spéciaux d’hommes armés », comme l’expliquait Lénine en 1917 dans sa brochure l’Etat et la révolution en s’appuyant sur les écrits de Marx et d’Engels. Et ce n’est pas notre Etat, mais celui des capitalistes ; ceux-ci défendent le monopole de l’Etat sur la force armée afin de perpétuer leur domination de classe.
Désarmer le peuple
Toute l’histoire du contrôle des armes à feu, c’est l’histoire des efforts de la classe dirigeante pour désarmer la population, particulièrement dans les périodes de luttes sociales. Pour justifier l’interdiction des armes automatiques, on évoque habituellement des gangsters comme Al Capone, mais cette interdiction n’a jamais empêché les gangsters de se procurer des mitraillettes Thompson, tout comme la pègre d’aujourd’hui a ses Uzi. Plus au fait, l’interdiction des armes automatiques en 1934 fut décidée pendant la récession des années 1930, quand le spectre de la révolution ouvrière hantait Washington (de fait, il y eut cette année-là dans trois villes des grèves générales dont les dirigeants se réclamaient du communisme). La loi fédérale de 1968 sur le contrôle des armes à feu a coïncidé avec le point culminant des révoltes dans les ghettos noirs. Et les tentatives récurrentes pour interdire les armes de poing bon marché, les « calibres spéciaux du samedi soir », ne visent qu’à rendre les armes à feu plus chères, et donc moins facilement accessibles aux classes défavorisées.
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En Europe et en Amérique, c’est la lutte contre des régimes tyranniques, absolutistes et réactionnaires qui a enfanté le principe révolutionnaire du « droit de détenir et de porter des armes ». L’un des premiers actes de la Révolution française fut de saisir les armes et les munitions dans les arsenaux. Et chacun des soulèvements révolutionnaires qui ont suivi s’est accompagné d’actions similaires. Le droit de porter des armes a été codifié par le Deuxième Amendement de la Constitution américaine. Ce à quoi on assiste aujourd’hui, c’est à une offensive contre-révolutionnaire menée par une classe dirigeante décadente contre ces garanties constitutionnelles.
L’histoire révolutionnaire du Deuxième Amendement
Les termes même du Deuxième Amendement (ratifié en 1791), montrent clairement qu’il ne s’agissait pas d’autoriser un sport ou un hobby, mais une milice populaire :
« Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un Etat libre, il ne pourra être porté atteinte au droit du peuple de détenir et de porter des armes. »
Ce droit constitutionnel ne vise pas la chasse ou le tir sportif ; les révolutionnaires des colonies américaines voulaient que le peuple tout entier soit armé, et ils avaient en tête les armes de guerre l’équivalent contemporain serait quelque chose comme les AK-47 ; il s’agissait de pouvoir tuer des soldats britanniques et d’écarter la menace, sous quelque forme que ce soit, d’une armée permanente, que les révolutionnaires considéraient à juste titre comme un fléau contre la liberté et la base de la tyrannie. De fait, la Révolution américaine fut déclenchée par les tentatives de l’armée britannique, et en particulier du général Thomas Gage, de forcer les colons à rendre leurs armes. Comme l’explique un article récent de Stephen P. Halbrook :
« La Guerre révolutionnaire fut déclenchée quand des miliciens à l’exercice à Lexington refusèrent de rendre leurs armes. Le récit de la journée du 19 avril 1775, largement diffusé dans le camp américain, commence par cet ordre aboyé par un officier britannique :
« “Dispersez-vous, maudits rebelles déposez vos armes et dispersez-vous.” »
American Rifleman, mars 1989
Il y a une continuité entre la guerre civile anglaise, la Révolution américaine et la guerre civile américaine [guerre de Sécession]. La question de l’armée permanente et les tentatives du roi pour lever des impôts destinés à la financer malgré l’opposition du parlement et de la bourgeoisie montante furent des facteurs décisifs dans le déclenchement de la révolution bourgeoise anglaise. Oliver Cromwell décapita le roi en 1649, et la révolution donna naissance à des principes démocratiques qui furent codifiés plusieurs dizaines d’années plus tard dans le Bill of Rights [Déclaration des droits] anglais de 1689, à un moment où la révolution était déjà en phase de reflux, et après une nouvelle tentative de réaction absolutiste sous Jacques II. Comme garantie contre la menace catholique et royaliste, la Déclaration des droits anglaise affirmait « le bien-fondé de leurs anciens droits et libertés », parmi lesquels :
« 6. Que la levée ou le maintien sur pied d’une armée dans le royaume en temps de paix sans le consentement du parlement viole la loi ;
« 7. Que les sujets protestants peuvent posséder des armes appropriées à leur condition pour se défendre, comme la loi les y autorise. »
Ce principe fut réitéré dans les Commentaires sur les lois anglaises rédigés au XVIIIe siècle par Blackstone, et qui sont aujourd’hui encore considérés comme le point de vue bourgeois faisant autorité sur la « Common Law » anglaise [corpus de textes et de jurisprudence qui fondent le droit anglais]. Le Claim of Rights [Proclamation des droits] écossais de 1689 réaffirmait un point identique concernant le droit de porter des armes. Cette déclaration s’appuyait en Ecosse sur l’usage communément accepté de porter des armes. Elle reflétait entre autres le fait que l’on comprenait que ce qui avait souvent fait la différence entre l’indépendance ou l’invasion et la conquête par les Britanniques, c’était la capacité ou non de mobiliser rapidement une force composée de combattants équipés et expérimentés. De plus, la Réforme écossaise avait été confrontée à des tentatives d’imposer l’absolutisme catholique avec le soutien de la France.
Les révolutionnaires américains partirent de la tradition anglaise pour étendre ce droit, à la lumière de leur propre expérience dans la lutte contre la monarchie britannique, quand ils rédigèrent la Constitution en 1787. Lors des congrès organisés dans les différents Etats pour la ratifier, le mot « milice » était compris comme signifiant le peuple en armes, et non une milice « triée sur le volet » comme la Garde nationale actuelle (qui peut être placée sous contrôle du gouvernement fédéral et dont les armes sont entreposées dans des arsenaux contrôlés par le gouvernement). Le droit « de détenir et de porter des armes » était unanimement compris comme un droit individuel. Comme le résumait Patrick Henry, « toute l’affaire est que chaque homme soit armé ».
Comme dans toute société de classes, il y avait des exceptions importantes et catégoriques à ces droits « universels ». Le Deuxième Amendement présumait qu’il s’agissait du droit des protestants blancs anglophones à détenir des armes pour s’en servir contre les Indiens, les esclaves noirs, les envahisseurs espagnols, hollandais et français et, cela va sans dire, contre l’ex-puissance coloniale britannique qui continuait à menacer la jeune république. Aujourd’hui en Afrique du Sud, la population blanche est individuellement lourdement armée afin de préserver son statut privilégié face à la majorité noire. De même, pendant la Révolution anglaise, le droit de porter des armes était dirigé contre les catholiques, qui étaient considérés (souvent à juste titre) comme les représentants de la réaction. Mais ce droit, appliqué en Irlande, fut un instrument d’exploitation accompagnée d’une oppression terrible. Il y avait en Irlande après 1688 une série de mesures anticatholiques, parmi lesquelles l’interdiction pour les catholiques de servir dans l’armée ou de détenir des armes. A la fin du XVIIIe siècle, des milices armées furent levées en Irlande et en Grande-Bretagne. En Irlande, il s’agissait majoritairement de « volontaires » protestants favorables à la lutte pour des réformes. On vota alors une « Arms and Gunpowder Bill » [Loi sur les armes et la poudre] qui obligeait les volontaires à rendre leurs armes. L’aile radicale, inspirée par les révolutions américaine et française, et dirigée par Wolfe Tone, réclamait le suffrage universel et l’abrogation de toutes les lois anticatholiques. La Rébellion irlandaise de 1798 fut la révolution bourgeoise avortée de l’Irlande.
Malgré ces limites au concept de « droits universels », il émanait de la guerre d’Indépendance américaine un esprit démocratique qui eut un impact international ; dans le domaine militaire, cela se voyait dans l’armement en masse de civils qu’on jugeait capables, du fait de leurs convictions idéologiques, de combattre pour leur gouvernement dans le cadre d’unités de guérilla dotés d’une large autonomie. Comme le faisait remarquer Friedrich Engels, lui-même grand soldat (en tant qu’officier héroïque et compétent dans le camp révolutionnaire en 1848) :
« Les soldats des armées européennes, soudées par la contrainte et une discipline sévère, n’étaient pas fiables pour combattre en ordre dispersé, mais en Amérique ces soldats étaient confrontés à une population qui, ignorante de l’ordre serré des soldats de ligne, tirait juste et savait très bien se servir d’un fusil. La nature du terrain les favorisait ; au lieu d’essayer d’exécuter des manuvres dont ils étaient au début incapables, ils se rabattaient inconsciemment sur une guerre d’escarmouches. C’est pourquoi l’engagement de Lexington et Concord a inauguré une nouvelle époque dans l’histoire de l’infanterie. »
« Infanterie », article écrit pour The New American Cyclopaedia
L’abolition de l’esclavage par l’armement des esclaves
Mais ce qu’on appelait la démocratie américaine acceptait l’esclavage, inscrit dans la Constitution elle-même. On estimait en général que si les esclaves avaient des fusils, ce serait la fin de l’esclavage. On leur refusait donc ce droit par un artifice juridique, approuvé par la Cour suprême dans son tristement célèbre arrêt Dred Scott de 1857 : « le peuple » voulait seulement dire « les citoyens », et les esclaves noirs ne faisaient pas partie des « citoyens ». Le juge Taney, président de la Cour suprême, faisait remarquer avec horreur que si les Noirs étaient des citoyens, il leur serait reconnu une longue liste de droits, dont le droit « de détenir et de porter des armes partout où ils iraient ».
John Brown faisait partie dans les années 1850 de la petite avant-garde de ceux qui avaient compris que seule la force des armes mettrait fin à l’esclavage, et il devint un martyr prophétique en menant son célèbre coup de main contre l’arsenal fédéral de Harpers Ferry en 1859. Au même moment, Frederick Douglass, ex-esclave, militant abolitionniste et ami intime de Brown, défendait ouvertement le « droit à l’autodéfense » individuelle quand des esclaves en fuite étaient traqués par des hommes de main des esclavagistes, même si cela signifiait « abattre ses poursuivants », comme cela pouvait arriver. « L’esclavage est un système de force brutale », expliquait-il. « Il faut lui opposer ses propres armes. »
La guerre civile éclata et la bourgeoisie du Nord commença en 1862-1863 à désespérer de la possibilité d’écraser militairement la rébellion des esclavagistes contre l’Union. Cela conduisit Lincoln à publier la Proclamation d’émancipation et à accepter de créer des régiments noirs. Douglass se saisit alors de cette occasion historique. « Hommes de couleur, aux armes ! » fut le mot d’ordre avec lequel il fit campagne pour l’engagement de volontaires noirs dans des unités comme le célèbre 54e régiment du Massachusetts. Et les Noirs ne combattirent pas seulement dans l’armée. Pendant les émeutes racistes contre la conscription qui éclatèrent à New York en 1863, un journal noir de l’époque raconte :
« Les hommes de couleur qui étaient dignes de ce nom s’armèrent et mirent en place des piquets, jour et nuit, déterminés à mourir en défendant leur foyer [
]. La plupart des hommes de couleur de Brooklyn qui habitaient encore dans cette ville étaient armés quotidiennement pour leur autodéfense. »
cité par James McPherson dans The Negro’s Civil War (1965)
Dans la période de la Reconstruction après la guerre civile, le conflit principal dans le Sud opposait les Noirs récemment émancipés qui voulaient exercer le pouvoir politique aux héritiers des gouvernements esclavagistes qui cherchaient à remettre les anciens esclaves « à leur place ». Ce conflit portait sur la possibilité ou non pour les Noirs de posséder des armes. Ceci explique les « codes noirs » réactionnaires qui furent adoptés dans différents Etats sudistes pour essayer d’interdire aux Noirs de posséder des armes à feu. Une loi de l’Etat de Floride de 1865, par exemple, interdisait à « tout Noir » de posséder « des armes à feu ou des munitions d’aucune sorte », sous peine de mise au pilori et de flagellation. Le « Bureau des affranchis » du gouvernement fédéral réagit en diffusant partout des proclamations affirmant notamment que « tous les hommes, sans distinction de couleur, ont le droit de détenir et de porter des armes pour défendre leur foyer, leur famille ou eux-mêmes ». Mais la question allait être décidée par la force militaire : dans les Etats, les milices blanches racistes avaient déjà entrepris, avec l’aide privée du Ku Klux Klan, de désarmer les Noirs, qui avaient pour seule défense leurs propres armes et/ou l’Armée d’occupation de l’Union. Ce qui se passait dans le Sud est bien décrit dans cette lettre citée pendant une séance du Congrès en 1871 :
« Le Ku Klux Klan ouvrit alors le feu sur eux à travers la fenêtre ; une des balles frappa une femme de couleur [
] et la blessa gravement au genou. Les hommes de couleur ouvrirent alors le feu sur le Ku Klux Klan et tuèrent leur chef ou capitaine sur place, sur les marches de la maison des hommes de couleur [
]. »
Comme dans de nombreux cas similaires, le meneur du Klan s’avéra être « un policier et shérif adjoint ».
En même temps qu’il votait toutes sortes de mesures qui protégeaient les Noirs sur le papier, dont le Quatorzième Amendement à la Constitution qui garantit à tous « l’égale protection des lois », le Congrès trahit la promesse de l’émancipation des Noirs avec le « Compromis de 1877 » qui prévoyait que les troupes de l’Union devaient se retirer du Sud. Parce qu’ils ne pouvaient pas défendre leurs droits par la force des armes, les Noirs se virent dénier tous leurs droits. Il fallut le long et sanglant combat du mouvement des droits civiques, 80 ans plus tard, pour rétablir certains des droits que les Noirs avaient conquis pendant la « Deuxième Révolution américaine » que fut la guerre civile.
Désarmer la population
Karl Marx avait exprimé au XIXe siècle l’espoir que l’Amérique serait un des rares pays où les travailleurs pourraient prendre le pouvoir de manière plus ou moins pacifique, parce que la classe dirigeante n’avait pratiquement pas d’armée permanente mais se reposait sur les milices. Mais avant la fin du siècle, les Etats-Unis étaient entrés dans le club impérialiste et ils développaient rapidement une armée permanente. Et au fil des ans, les droits énoncés par le Deuxième Amendement, supposé inviolable, ont été de plus en plus limités par des couches successives de lois qui ont transformé la possession d’armes à feu et l’autodéfense armée en privilèges de classe.
L’exemple le plus flagrant est la loi Sullivan de l’Etat de New York, qui rend illégale la possession d’un pistolet pour se défendre si vous ne faites pas partie de la poignée de gens bien introduits qui peuvent obtenir de la police une autorisation de « port d’arme » des gens comme le magnat de l’immobilier Donald Trump et le propriétaire du New York Times Arthur O. Sulzberger (« Les hommes d’affaires choisissent de porter une arme à feu », New York City Business, 11 mars 1985). Cette loi a été adoptée en 1911, après qu’un ex-veilleur de nuit municipal qui s’estimait victime d’un licenciement abusif eut tiré au revolver sur le maire Hizzoner. Celui-ci survécut, mais cet incident servit de prétexte à des citoyens « éminents » comme John D. Rockefeller junior (celui qui était responsable du massacre de Ludlow) pour lancer une campagne pour le contrôle des armes à feu. Avec le New York Times en première ligne.
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Le tournant : 1848
L’appel à une milice populaire fut adopté par le mouvement prolétarien naissant tandis que la bourgeoisie abandonnait son propre mot d’ordre que « chaque homme soit armé ». Comme l’expliquait Friedrich Engels, les revendications des ouvriers pour l’égalité sociale constituaient « un danger pour l’ordre social établi » :
« Les ouvriers, qui la posaient, étaient encore armés ; pour les bourgeois qui se trouvaient au pouvoir, le désarmement des ouvriers était donc le premier devoir. Aussi après chaque révolution, acquise au prix du sang des ouvriers, éclate une nouvelle lutte, qui se termine par la défaite de ceux-ci. C’est en 1848 que cela arriva pour la première fois. »
Introduction de 1891 à la Guerre civile en France de Marx
Avec l’entrée en scène du prolétariat en tant qu’acteur indépendant, « le peuple en armes » est devenu une idée archaïque car la population se polarisait selon la classe sociale. 1848 marqua le début du monde moderne qui est encore le nôtre, et la lutte de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat est aujourd’hui encore une question non résolue historiquement.
La défaite des révolutions de 1848 en Europe fut suivie d’un bain de sang qui, écrivait Engels, montrait la « folle cruauté » dont la bourgeoisie était capable. « Et pourtant 1848 ne fut encore qu’un jeu d’enfant comparé à la rage de la bourgeoisie de 1871 », quand les ouvriers parisiens se soulevèrent et formèrent la Commune. La Commune prit une décision cruciale le 30 mars 1871 : elle « supprima la conscription et l’armée permanente et proclama la garde nationale, dont tous les citoyens valides devaient faire partie, comme la seule force armée ». A la chute de la Commune, en mai 1871, les troupes du gouvernement français, derrière lesquelles se tenaient les forces encore plus considérables de l’armée prussienne, procédèrent au désarmement de la classe ouvrière, suivi du massacre de 30 000 hommes, femmes et enfants sans défense.
La législation contre la possession des armes et pour le contrôle des armes à feu est étroitement corrélée à la situation sociale. Outre les événements majeurs que furent 1848 et 1871, toute l’histoire de la France depuis 1789 montre comment la classe dirigeante a utilisé le contrôle des armes à feu en fonction des menaces qui pesaient selon elle sur sa domination. Après la restauration de la monarchie en 1816, Louis XVIII chercha à désarmer la population en ordonnant que toutes les armes fussent remises aux autorités. Louis-Philippe en 1834 et Napoléon III en 1858 promulguèrent des lois restreignant l’accès aux armes. Un décret-loi du gouvernement Daladier de 1939 constitue aujourd’hui encore la base de toutes les lois françaises sur le contrôle des armes à feu, et des restrictions supplémentaires furent imposées en 1958, 1960 et 1961, pendant la crise qu’avait provoquée la guerre pour l’indépendance de l’Algérie. Cependant, le souvenir de l’insurrection armée des communards reste vivant dans la classe ouvrière française. Et la Résistance pendant la Deuxième Guerre mondiale, malgré le nationalisme et la collaboration de classes du Parti communiste, n’a pas exactement laissé un héritage pacifiste et anti-armes à feu.
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La Révolution bolchévique
La Révolution bolchévique a été faite par une classe ouvrière armée, conformément à ce que réclamait Lénine :
« En suivant la voie indiquée par l’expérience de la Commune de Paris de 1871 et de la révolution russe de 1905, le prolétariat doit organiser et armer tous les éléments pauvres et exploités de la population, afin qu’eux-mêmes prennent directement en main les organes du pouvoir d’Etat et forment eux-mêmes les institutions de ce pouvoir. »
« Lettres de loin, Lettre 3, De la milice prolétarienne » (mars 1917)
Les milices ouvrières des Gardes rouges soviétiques combattirent dans les premières batailles de la guerre civile qui s’ensuivit. Comme toutes les milices, les Gardes rouges ne furent pas très efficaces au début, mais dans une guerre la force se mesure toujours relativement à celle de l’ennemi, et chez les blancs le moral était bas. Des miliciens peuvent devenir des combattants professionnels s’ils survivent assez longtemps pour acquérir de l’expérience. Comme l’expliquait en décembre 1921 Léon Trotsky, fondateur de l’Armée rouge, « dans les premiers temps ce sont eux [les blancs] qui nous ont appris à manuvrer ». Et les soviets eurent finalement le dessus face aux forces combinées de 14 corps expéditionnaires impérialistes et alliés et des Gardes blancs tsaristes.
Les bolchéviks étaient favorables à une milice socialiste « en liaison avec l’abolition des classes », mais ils furent contraints par la lutte contre la contre-révolution de construire une armée permanente. Dans sa préface au cinquième tome de ses écrits militaires (Comment s’arma la révolution, 1921-1923), Trotsky expliquait que le problème était à la source la pauvreté et l’arriération de la Russie, qui faisait que « les casernes rouges constituent un environnement culturel incomparablement plus élevé que celui auquel le soldat de l’Armée rouge est habitué chez lui ». Mais quand Staline, à la tête d’une bureaucratie conservatrice, usurpa le pouvoir politique, il plaça l’armée permanente sur un piédestal, allant jusqu’à singer les grades et les privilèges des armées capitalistes, ce que dénonça Trotsky :
« Mais aucune armée ne peut être plus démocratique que le régime qui la nourrit. Le bureaucratisme, avec sa routine et sa suffisance, ne dérive pas des besoins spéciaux de l’organisation militaire, mais des besoins politiques des dirigeants. »
la Révolution trahie (1936)
Après avoir restauré la caste des officiers 18 ans après son abolition par la révolution, Staline décapita ensuite l’Armée rouge à la veille de l’invasion hitlérienne.
Alors que planait le spectre d’une nouvelle guerre mondiale, la Quatrième Internationale de Trotsky insistait dans son Programme de transition de 1938 que « le seul désarmement qui puisse prévenir ou arrêter la guerre, c’est le désarmement de la bourgeoisie par les ouvriers. Mais, pour désarmer la bourgeoisie, il faut que les ouvriers eux-mêmes soient armés. » Dans son programme de lutte révolutionnaire contre l’impérialisme et contre la guerre figurait la « substitution à l’armée permanente, c’est-à-dire de caserne, d’une milice populaire en liaison indissoluble avec les usines, les mines, les fermes, etc. » Sa revendication d’une instruction militaire et de l’armement des ouvriers et des paysans sous le contrôle immédiat des comités ouvriers et paysans était accompagnée de l’exigence d’une « indépendance complète des organisations ouvrières à l’égard du contrôle militaire et policier ».
Avoir des fusils n’est pas un talisman magique, mais une population désarmée sera impitoyablement massacrée par cette classe dirigeante cruelle dont l’Etat est armé jusqu’aux dents. Car comme le résumait Karl Marx dans le Capital (1867), « la force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail ».
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