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Spartacist, édition française,
numéro 40 |
Automne 2011 |
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Edmund Samarakkody et lhéritage du LSSP ceylanais
La lutte pour le trotskysme dans le sous-continent indien
TRADUIT DE SPARTACIST (EDITION ANGLAISE) nº 62, PRINTEMPS 2011
« La lutte pour la renaissance de la Quatrième Internationale promet d’être longue, difficile et surtout d’avoir des hauts et des bas. Mais c’est une tâche indispensable et centrale à laquelle doivent s’atteler tous ceux qui veulent que le prolétariat prenne le pouvoir, ouvrant ainsi la voie du socialisme à l’humanité. »
– « Déclaration pour organiser une tendance
trotskyste internationale », juillet 1974
Nos relations avec le Revolutionary Workers Party (RWP, Parti ouvrier révolutionnaire) d’Edmund Samarakkody dans les années 1970 constituent un chapitre important de cette lutte qui est longue, difficile et avec des hauts et des bas. A sa mort en janvier 1992, Samarakkody n’était plus un révolutionnaire depuis longtemps. Mais il fut un temps où ce membre fondateur du Lanka Sama Samaja Party (LSSP) représentait quelque chose de rare : un militant gagné au trotskysme à la fin des années 1930 qui n’avait pas été complètement compromis et corrompu par le front-populisme local ou par le courant révisionniste de Michel Pablo qui détruisit la Quatrième Internationale en 1951-1953. La tendance spartaciste internationale (TSI), aujourd’hui Ligue communiste internationale, énonçant sa perspective de regroupement révolutionnaire, relevait dans sa déclaration de 1974 que le RWP de Samarakkody était « sorti avec toute son intégrité du monceau de trahisons perpétrées par l’ancien LSSP » – trahisons qui avaient été soutenues par le Secrétariat unifié (SU) pabliste d’Ernest Mandel ainsi que par l’infâme « Comité international » (CI) de Gerry Healy (ibid.).
Le LSSP a été à la tête d’une partie du mouvement ouvrier à Ceylan pendant de nombreuses années et il a été à certaines époques l’opposition parlementaire officielle dans ce pays. Son importance s’étendait loin au-delà de cette petite île, car Ceylan était un tremplin pour la révolution socialiste dans toute la région, et en particulier pour l’Inde. En fait, le LSSP a joué un rôle décisif dans la création de la première organisation trotskyste influente en Inde, dans le creuset de la guerre interimpérialiste et de la lutte anticoloniale. Samarakkody lui-même fut emprisonné pendant la Deuxième Guerre mondiale pour son action révolutionnaire à Ceylan contre la guerre, et devint plus tard député au Parlement. Mais l’événement politique majeur de sa vie, qui devait en marquer le point culminant mais aussi les limites, fut son vote, et celui de son camarade Meryl Fernando, au Parlement en 1964. Ce vote provoqua la chute du gouvernement capitaliste de coalition dominé par les nationalistes bourgeois du Sri Lanka Freedom Party (SLFP, Parti de la liberté de Sri Lanka) – un gouvernement de front populaire dont faisait partie le LSSP qui avait alors dégénéré dans le réformisme pur et simple. Le SLFP était décidé avant tout à renforcer la domination de la majorité bouddhiste cinghalaise sur la minorité nationale tamoule assiégée.
Pour nous, Samarakkody représentait ce qu’il y avait de mieux et de plus fidèle aux principes dans le vieux trotskysme ceylanais, qui n’était pas très bon. Au cours de nos discussions avec lui, il devint clair que ni lui ni son groupe n’avaient rompu avec la vision parlementariste qui caractérisait la politique des organisations de gauche à Ceylan (rebaptisé « Sri Lanka » en 1972, pour souligner l’« identité » cinghalaise du pays). Il apparut, par exemple, qu’au début des années 1970 Samarakkody avait répudié son vote courageux de 1964 contre le front populaire. La fusion prévue avec le RWP lors de la Première Conférence internationale de la TSI en 1979 tomba à l’eau quand Samarakkody fit clairement savoir qu’il avait l’intention de maintenir ses activités provinciales sur la frange gauche du marais front-populiste sri-lankais, et qu’il ne permettrait pas que son organisation se soumette à la supervision et aux correctifs du centralisme démocratique international. Tirant le bilan de nos efforts pour trouver suffisamment de points d’accord programmatique avec le RWP pour constituer une organisation internationale commune, nous écrivions :
« Notre longue expérience fraternelle avec les camarades ceylanais du groupe Samarakkody a été notre effort le plus notable pour trouver, comme le disait James P. Cannon, “les cadres initiaux de la nouvelle organisation dans l’ancienne”. Le dernier acte révolutionnaire décisif de ce groupe eut lieu en 1964, juste au moment de la fondation de la tendance spartaciste comme organisation indépendante aux Etats-Unis. Si nous avions été capables d’intersecter les camarades ceylanais avec force à cette époque, il est concevable qu’ils auraient pu être gagnés au trotskysme authentique. Mais les quelque 40 Américains qui constituaient alors notre tendance auraient eu bien peu d’autorité aux yeux d’anciens dirigeants d’un parti à base de masse. »
– « Vers la Ligue trotskyste internationale ! », Spartacist édition française nº 15-16, printemps 1980
La TSI/LCI est issue de la Tendance révolutionnaire (RT – Revolutionary Tendency) du Socialist Workers Party (SWP) américain. Elle s’est formée au début des années 1960 en opposition à l’abandon par le SWP de la lutte pour un parti trotskyste à Cuba. En 1953, la direction du SWP avait rompu avec Michel Pablo pour former le CI antipabliste (un bloc avec essentiellement le groupe de Healy en Grande-Bretagne et celui de Pierre Lambert en France). Mais en 1960, la direction du SWP adopta vis-à-vis de la Révolution cubaine la même méthodologie liquidationniste que Pablo. Elaborée par Pablo après la Deuxième Guerre mondiale, puis par son bras droit Ernest Mandel, cette tendance refusait de se battre pour forger des partis trotskystes, pourtant une condition indispensable à la victoire de la révolution prolétarienne internationale. Les liquidateurs jouaient au lieu de cela le rôle de groupe de pression sur diverses forces petites-bourgeoises non révolutionnaires (voir « Genèse du pablisme », Spartacist édition française nº 4, novembre 1973, republié dans un supplément au Bolchévik nº 186, février 2009). Fin 1963, après la réunification du SWP avec les mandéliens pour former le SU, la RT fut bureaucratiquement exclue du SWP.
A sa naissance et pendant plusieurs années, la RT resta politiquement solidaire du CI de Healy et Lambert. Notre rupture définitive avec le CI eut lieu en 1967, lorsque le groupe de Healy se prononça en faveur de la « révolution arabe », qui n’avait rien de prolétarien, et qu’il adopta un certain nombre d’autres positions antimarxistes. Dans notre rapport sur la conférence de 1979, nous écrivions :
« Le groupe Samarakkody est la concrétisation de l’observation qu’aucun courant révolutionnaire national ne peut poursuivre un cours authentiquement révolutionnaire s’il reste longtemps isolé de la lutte pour construire un parti mondial. Dès la constitution de notre tendance, le noyau américain de la TSI a lutté pour sortir de son isolement national forcé. A travers ce long processus, nous nous sommes rendu compte que les principaux courants internationaux du prétendu trotskysme étaient fondamentalement moribonds sur le plan programmatique. »
Mais, même après la rupture avec Healy, nous savions qu’il existait localement des groupes qui n’avaient pas été étroitement liés à la politique liquidationniste du pablisme. C’est du côté du groupe de Lambert, qui avait rompu avec Pablo en 1952, que nous avons regardé le plus longtemps. C’est en son sein qu’il y avait le plus grand nombre de cadres dont l’expérience remontait au mouvement trotskyste du temps de Trotsky. Nous espérions qu’une partie de ces cadres rompraient sur des questions fondamentales avec le cours droitier de cette organisation. Nous nous sommes ensuite orientés pendant longtemps vers le groupe de Samarakkody à Ceylan. Mais ces efforts pour gagner une couche de vieux cadres trotskystes ont tous été infructueux.
L’histoire des premières années de notre tendance internationale s’est en grande partie écrite sur la petite île de Ceylan. De 1971, lorsque Samarakkody prit contact avec nous, jusqu’à la rupture de nos relations fraternelles avec le RWP en 1979, puis dans les années qui suivirent, quand une scission de gauche du RWP devint la Spartacist League/Lanka, nous eûmes des contacts sporadiques, quoique parfois intenses, avec Samarakkody et son groupe. L’article de Samarakkody « La lutte pour le trotskysme à Ceylan », publié dans Spartacist (édition anglaise nº 22, hiver 1973-1974), fut l’un des documents cités dans notre déclaration de 1974 comme faisant partie de l’héritage programmatique de la TSI ; et pendant un certain nombre d’années notre presse publia des articles de Samarakkody sur la situation au Sri Lanka. Mais le RWP fut incapable de trouver la voie vers la fusion avec notre internationale trotskyste, ce qui révéla les limites de ce groupe en tant qu’opposition de gauche à la collaboration de classes du LSSP.
Raconter la vie de Samarakkody, c’est raconter l’essor et le déclin du trotskysme ceylanais. De nombreux détails de l’histoire du LSSP nous sont encore inconnus. Il existe peu de documents sur la vie interne du LSSP des premières années, car beaucoup de choses étaient décidées de façon informelle au sein d’une petite coterie de dirigeants. Beaucoup de documents, surtout ceux en cinghalais et en tamoul, nous sont actuellement inaccessibles. Cette histoire mérite cependant d’être étudiée sérieusement si l’on veut qu’une nouvelle génération de révolutionnaires fasse revivre le trotskysme au Sri Lanka et en Inde, dans le cadre de la lutte pour reforger la Quatrième Internationale, parti mondial de la révolution socialiste.
Aux origines du LSSP
Membre fondateur du LSSP, Samarakkody appartenait à une génération de militants qui auraient été mieux placés pour revendiquer le titre de père fondateur de leur nation que les capitalistes pro-impérialistes vénaux auxquels les Britanniques cédèrent le pouvoir en 1948. Né en 1912 dans une famille cinghalaise aisée et aristocratique des basses terres, il entra en politique au début des années 1930, en pleine montée des aspirations anticoloniales, et il adhéra à la Colombo South Youth League (Ligue de la jeunesse du sud de Colombo). Les jeunes Ceylanais qui avaient fait des études à l’étranger apportaient aux Ligues de la jeunesse des notions d’internationalisme, de socialisme et de changement révolutionnaire. Parmi eux figurait Philip Gunawardena, qui à l’étranger était entré en contact avec plusieurs courants de gauche, dont l’Opposition de gauche internationale trotskyste. Beaucoup de ces jeunes femmes et de ces jeunes hommes étaient issus de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie rurales qui venaient d’accéder à la prospérité ; Samarakkody lui-même était avocat à Ceylan et pratiqua ce métier jusqu’à sa mort.
Les Ligues de jeunesse se développèrent rapidement grâce à l’agitation anti-impérialiste qu’elles menaient au sein du Suriya Mal (du nom d’une fleur locale), un mouvement qui s’opposait à la « journée du coquelicot » britannique commémorant les anciens combattants de la Première Guerre mondiale impérialiste. Les Ligues se développèrent aussi grâce aux secours qu’elles apportèrent dans les villages pauvres durant l’épidémie de paludisme de 1934-1935. En 1932-1933, ces jeunes militants contestèrent directement le rôle traître du dirigeant syndical en place, A.E. Goonesinha, qui était devenu de plus en plus communautariste, et ils gagnèrent la direction d’une grève de 1400 ouvriers du textile, principalement des Malayalis originaires de l’Etat indien du Kerala, dans les plus grands ateliers textiles de l’île, les Wellawatte Weaving and Spinning Mills.
Samarakkody faisait partie de la vingtaine de militants de gauche qui, sous la direction de Gunawardena, allaient fonder le LSSP en décembre 1935. Ces jeunes femmes et ces jeunes hommes pleins de talent et d’énergie subissaient l’influence de divers courants : le stalinisme, le trotskysme, le réformisme « socialiste » travailliste d’Harold Laski et le nationalisme du Congrès indien du mahatma Gandhi.
A la naissance du LSSP, la vie politique à Ceylan était marquée par un grand vide à la tête du pays. La bourgeoisie indigène était faible et vénale : le timide Congrès national ceylanais n’était qu’un pâle reflet de son homologue indien. La bourgeoisie ceylanaise s’était empressée de collaborer avec l’impérialisme britannique, en particulier après la mise en œuvre en 1931 des réformes recommandées par la commission constitutionnelle britannique Donoughmore. Elle avait accepté des postes dans le nouveau Conseil d’Etat, un appendice « parlementaire » de l’administration coloniale. La combativité ouvrière des années 1920 s’était évanouie avec la crise économique de 1929-1935. Ses dirigeants, comme Goonesinha, avaient basculé dans la collaboration de classes avec les employeurs et dans le racisme à l’encontre des travailleurs d’origine indienne.
Le personnage d’une nouvelle de Romesh Gunesekera évoque ainsi l’ambiance de cette période :
« En ce temps-là, nos dirigeants politiques m’atterraient tout autant : à l’époque, ils m’apparaissaient tellement dépourvus d’inspiration. J’aurais souhaité être en Inde, où la lutte était tellement plus vigoureuse. Des combats, de l’idéalisme. Gandhi, Bose. Vous savez, des hommes qui font quelque chose pour leur pays. Mais Ceylan semblait pleine de laquais. Tout le monde voulait être majordome dans la résidence du gouverneur. Comment était-ce possible ? C’est seulement quand les militants de gauche se sont manifestés, en 1935, que nous avons commencé à entrevoir un véritable avenir. Ils sont allés dans les villages pendant l’épidémie de paludisme pour aider notre peuple. Et le peuple a vu qu’ils se préoccupaient de son sort. Quand il y a enfin eu des élections, ils ont réagi. Je les ai rejoints. »
– Romesh Gunesekera, « Ullswater », Monkfish Moon, The New Press, New York, 1992
Le LSSP, à sa fondation, avait pour vocation de rassembler tous ceux qui voulaient lutter pour l’indépendance, pour des réformes et pour le socialisme (sama samaja en cinghalais signifie « société égalitaire »). C’était un parti modernisateur et laïque, mais avec une certaine complaisance pour le « renouveau bouddhiste », qui avait été une des premières réactions à la domination britannique. Il gagna rapidement en influence, et devint bientôt la direction reconnue de la lutte pour l’indépendance nationale. En 1936, Gunawardena et N.M. Perera, un autre dirigeant du LSSP, furent élus au Conseil d’Etat. Ils tenaient souvent un discours digne de sociaux-démocrates libéraux, mais Siripala, un de leurs adversaires de droite les plus véhéments (et frère aîné de Samarakkody) ne les en accusa pas moins d’être « les députés de la circonscription de Russie, ou les députés communistes de Ruanwella et d’Avissawella » (cité par George Lerski, Origins of Trotskyism in Ceylon, Hoover Institution, Stanford, 1968). Le LSSP parvint à conquérir une base de masse dans les syndicats, notamment à Colombo. Samarakkody participait aux grèves et aux campagnes de syndicalisation menées par le LSSP et ces activités lui valurent d’être arrêté à Colombo en 1937.
Tout comme en Bolivie et en Indochine, la classe ouvrière de Ceylan accéda à la conscience politique assez tard, à un moment où le stalinisme n’attirait plus guère ceux qui voulaient lutter contre le colonialisme. En 1935, l’Internationale communiste (IC) stalinisée avait adopté la politique du « front populaire », une nouvelle étiquette pour le vieux programme social-démocrate de collaboration de classes avec une aile prétendument progressiste de la bourgeoisie. Dans les pays coloniaux cela consistait à construire des « fronts uniques nationaux » avec les bourgeoisies indigènes. A l’origine, le « front unique anti-impérialiste », lancé au Quatrième Congrès de l’IC en 1922, était un mot d’ordre confusionniste et implicitement étapiste. Mais en 1927 il était devenu synonyme de la liquidation du Parti communiste chinois dans le Guomindang nationaliste bourgeois et de la trahison de la deuxième révolution chinoise. Lorsque ce mot d’ordre fit sa réapparition sous la forme du front populaire avec une aile « démocratique » de la bourgeoisie, il n’y avait plus aucune ambiguïté quant à son contenu de collaboration de classes. Et lorsque Staline, pendant la guerre, fit alliance avec les Alliés impérialistes après l’invasion de l’Union soviétique par les nazis en juin 1941, il devint évident que la classe ouvrière était censée se subordonner non seulement aux capitalistes locaux corrompus, mais aussi à leurs maîtres impérialistes « démocratiques ». C’est ainsi que l’avant-garde du prolétariat devint trotskyste, au moins sur le papier, dans un certain nombre de pays coloniaux et semi-coloniaux.
La contradiction du LSSP
Cette évolution du LSSP vers le trotskysme avait pour origine ce qui allait s’appeler le « groupe T ». Créé à l’initiative de Gunawardena, c’était un réseau informel, qui tenait à la fois de la tendance politique et d’une clique de « jeunes Turcs ». La Révolution trahie de Trotsky, publiée en anglais en 1937, eut un impact important sur les dirigeants du groupe T qui avaient fait des études et qui pouvaient le lire. En décembre 1939, le comité exécutif du LSSP adopta, avec 29 voix pour et cinq contre, une résolution qui déclarait : « Etant donné que la Troisième Internationale n’agit pas en solidarité avec le mouvement ouvrier révolutionnaire international, le Lanka Sama Samaja Party, tout en exprimant sa solidarité avec l’Union soviétique, déclare qu’il n’a aucune confiance dans la Troisième Internationale » (cité dans Origins of Trotskyism in Ceylon). A la réunion suivante du comité exécutif, ceux qui étaient opposés à cette ligne furent exclus de façon expéditive, et sans que rien n’ait été fait pour porter cette bataille devant les militants.
L’adhésion du LSSP au trotskysme n’était que formelle et resta toujours superficielle. Il aurait fallu une véritable bataille pour rassembler un groupe de cadres révolutionnaires en opposition aux nationalistes et aux réformistes pour qui le trotskysme n’était qu’une étiquette commode, un talisman contre le soutien à la puissance coloniale locale. Pourtant, le trotskysme authentique – la théorie de la révolution permanente – apportait justement les réponses révolutionnaires nécessaires à un parti qui était confronté aux tâches démocratiques nationales de la libération coloniale et devait mener la classe ouvrière à la victoire.
A cet égard, l’oppression nationale de la population tamoule était (et reste) une question cruciale. Les Tamouls, qui sont en majorité hindouistes, constituent la plus importante des nombreuses minorités nationales, ethniques et religieuses sur cette île à majorité cinghalaise et bouddhiste. (Il y avait aussi d’autres minorités : les chrétiens, les musulmans et les Burghers, issus du métissage avec les colons européens.) Les Tamouls, liés par la langue et la culture à la population du Tamil Nadu dans le sud de l’Inde, étaient divisés en deux groupes distincts. Les Tamouls de Ceylan vivaient surtout dans la péninsule de Jaffna et dans la région du nord-est autour de Trincomalee, ainsi qu’à Colombo ; ils étaient établis dans l’île depuis plusieurs siècles, et les Britanniques leur avaient octroyé des positions privilégiées dans l’administration coloniale. Quant à ceux qu’on appelait les Tamouls indiens, on les avait fait venir de l’Inde à partir de la fin du XIXe siècle pour travailler dans les plantations de thé – un travail dur et mal payé mais qui rapportait énormément aux Britanniques à qui elles appartenaient. Les ouvriers agricoles tamouls dans ces plantations étaient triplement importants : en tant que force productive essentielle dans l’économie, en tant qu’élément crucial dans la lutte contre le chauvinisme cinghalais, et en tant que passerelle potentielle vers la révolution indienne.
Tant que ces travailleurs agricoles, qui venaient principalement des castes inférieures et qui étaient en grande partie des femmes, étaient restés passifs et isolés dans les hautes terres, privés de droits politiques et syndicaux, ils n’étaient pas considérés comme une menace. Mais dès qu’ils commencèrent à s’affirmer, ils se trouvèrent confrontés à la fois à la peur de classe de la bourgeoisie et aux préjugés chauvins de la majorité cinghalaise, qui avait le sentiment d’être une minorité assiégée à l’échelle de la région.
Le LSSP maintint dans l’ensemble une ligne d’unité de classe contre les divisions ethniques, et pendant toute cette période ses meetings furent attaqués par des goondas (nervis) communautaristes. Son influence de plus en plus grande dans la classe ouvrière contribua sans doute à prévenir les explosions de violence intercommunautaire, comme celle qui s’était produite lors des émeutes contre les musulmans en 1915. Cependant, il est clair que le LSSP n’était pas à l’abri des préjugés cinghalais dominants : en septembre 1937, par exemple, il présenta au Conseil d’Etat une résolution visant à interdire l’immigration de travailleurs indiens. Contrairement aux bolchéviks de Lénine, pour le LSSP la lutte contre l’oppression nationale n’était pas une force motrice de la révolution prolétarienne. Le LSSP n’avait pas pu établir de base de masse dans le secteur stratégique des ouvriers agricoles tamouls des plantations, et cet échec fut encore exacerbé par la façon expéditive dont fut menée la scission de 1939 avec les staliniens, qui permit à ces derniers de garder le contrôle de secteurs importants, comme les Tamouls de caste inférieure dans la péninsule de Jaffna.
Néanmoins, quand des grèves d’une ampleur sans précédent éclatèrent parmi les travailleurs des plantations, fin 1939-début 1940, le LSSP joua un rôle de premier plan dans la province d’Uva et Samarakkody lui-même en fut un des principaux organisateurs. En mai 1940, le LSSP organisa un immense rassemblement à Badulla. Bravant l’interdiction de l’administration, ce rassemblement fut une spectaculaire démonstration de force. Mais la répression coloniale britannique qui s’abattit pendant la guerre mit brutalement fin à ce travail prometteur. Cela laissa la voie libre au développement d’organisations exclusivement tamoules indiennes, principalement le Congrès indien de Ceylan (rebaptisé Congrès des travailleurs de Ceylan en 1950), qui établirent leur hégémonie sur ce secteur historiquement clé du prolétariat. Ce que devait écrire plus tard le LSSP lui-même sur ce travail est révélateur :
« La combativité avec laquelle le parti dirigea cette grève fit une forte impression sur les ouvriers des plantations. Mais le parti ne réussit jamais à bâtir quelque chose à partir de cette popularité, parce que, premièrement, la répression s’abattit sur lui immédiatement après, laissant le terrain syndical dans les plantations au Congrès indien de Ceylan ; et deuxièmement parce que même après la guerre, les mesures prises par le gouvernement contre les travailleurs d’origine indienne poussèrent ces travailleurs très naturellement, dans ces circonstances, dans les bras du Congrès indien de Ceylan. »
– Leslie Goonewardene, A Short History of the Lanka Sama Samaja Party [Brève histoire du Lanka Sama Samaja Party] (brochure du LSSP, Colombo, 1960)
Ce constat d’échec fataliste ne s’explique pas seulement par le fait qu’il a été écrit peu de temps avant que la dégénérescence parlementariste du LSSP ne débouche sur la participation à un gouvernement capitaliste de front populaire. Même à ses débuts, le LSSP ne voyait aucune contradiction dans la situation de Jack Kotelawala qui était l’un de ses principaux organisateurs parmi les ouvriers agricoles des plantations de thé, et qui ensuite occupa le poste de responsable des questions juridiques à la Fédération des employeurs des plantations de Ceylan, se retrouvant à ce titre engagé dans des actions en justice contre les travailleurs. Que se serait-il passé si le LSSP, au lieu de s’appuyer sur des gens qui avaient une situation sociale leur permettant de vivre par leurs propres moyens, avait pris quelques-uns des militants ouvriers des plantations les plus doués et en avait fait des permanents du parti, en les formant au marxisme révolutionnaire ? Malheureusement, les méthodes de travail du LSSP étaient très éloignées de ce type de pratiques bolchéviques.
Il y avait dans le LSSP, et ce dès sa fondation, une contradiction profonde. Comme l’écrivait Charles Wesley Ervin dans un article de 1988 sur la période de création du trotskysme ceylanais et indien : « Le LSSP avait depuis le début un dédoublement de personnalité. Ses dirigeants étaient des militants de gauche sophistiqués, mais le LSSP se voulait délibérément un parti socialiste très ouvert, “mou”, davantage nationaliste que marxiste » (« Le trotskysme en Inde – Première partie : des origines à la Deuxième Guerre mondiale », Revolutionary History, hiver 1988-1989 ; une traduction de cet article a été publiée dans les Cahiers Léon Trotsky nº 39, septembre 1989). Dans un deuxième article, Ervin qualifiait Philip Gunawardena et Perera de « fripouilles opportunistes » et d’« astucieux révisionnistes » (« Le trotskysme en Inde, 1942-48 », Revolutionary History, vol. 6 nº 4, 1997).
A l’époque où il écrivit ces articles, Ervin manifestait encore une certaine sympathie pour le trotskysme révolutionnaire. Mais il a depuis dérivé vers la droite et glorifie la « politique du possible », en compagnie de militants de gauche qui déclament que « le communisme est mort », comme les Britanniques pro-travaillistes qui publient Revolutionary History. Il a récemment publié un livre où il encense Gunawardena, présenté comme « la force motrice derrière la création et le développement spectaculaire du Lanka Sama Samaja Party (LSSP), l’un des rares partis trotskystes qui aient jamais réussi à conserver une base de masse pendant une longue période » (Tomorrow Is Ours : The Trotskyist Movement in India and Ceylon, 1935-48 [Demain est à nous : le mouvement trotskyste en Inde et à Ceylan, 1935‑48], Social Scientists’ Association, Colombo, 2006). Tout en concédant que « rétrospectivement, le LSSP des premières années pourrait paraître “menchévique” ou “réformiste” à bien des égards », Ervin passe l’éponge sur ce menchévisme programmatique et organisationnel en prétendant que « le contexte est capital. Le LSSP était vraiment le premier parti politique jamais créé dans la somnolence de Ceylan » (ibid.).
Ervin était beaucoup plus près de la vérité la première fois. Dans son livre, il signale que Gunawardena « s’était solidarisé avec Trotsky » au début des années 1930, après être passé par le Parti communiste britannique (ibid.). Toutefois, sous la houlette de Gunawardena, le LSSP des premières années a soigneusement évité de prendre parti sur les questions brûlantes de la révolution mondiale que posait le combat de Trotsky contre la bureaucratie stalinienne. La seule allusion aux questions internationales que faisait la résolution adoptée lors du premier congrès annuel du LSSP, en décembre 1936, était l’appel à la solidarité avec les forces républicaines qui luttaient contre Franco dans la Guerre civile espagnole, sans dire un mot sur la question décisive du front populaire.
Au lieu de se battre pour la clarté programmatique, Gunawardena cherchait à construire un grand parti sur une petite île, en arrondissant les angles. Voici comment il présentait le LSSP : « Notre parti n’est pas un parti communiste […]. C’est un parti qui est beaucoup moins militant et moins exigeant » (cité dans Origins of Trotskyism in Ceylon). Il prenait modèle sur le Parti socialiste du congrès (Congress Socialist Party, CSP) de J.P. Narayan, une organisation peu structurée qui faisait partie intégrante du Parti du congrès, le parti bourgeois de Gandhi. Gunawardena et Narayan s’étaient liés d’amitié quand ils étaient étudiants aux Etats-Unis, et le LSSP, peu de temps après sa création, établit des relations fraternelles avec le CSP. Le LSSP, qui avait officiellement adhéré au trotskysme fin 1939, ne commença pourtant à vraiment résoudre ses contradictions internes que lorsqu’il s’engagea dans la lutte pour construire une organisation trotskyste en Inde, une expérience qui l’internationalisa profondément. Et à chaque étape décisive, Gunawardena fit obstacle aux efforts pour forger ce parti.
La période héroïque : le BLPI
Le LSSP s’opposa à la Deuxième Guerre mondiale, qu’il dénonça dès le début comme impérialiste. Son travail parmi les ouvriers agricoles des plantations de thé fut la preuve concrète qu’il allait poursuivre la lutte de classe et la lutte pour l’indépendance nationale, quelles qu’en soient les conséquences pour l’effort de guerre britannique. Pour les Britanniques, Ceylan, qui produisait du thé et du caoutchouc et qui possédait un port stratégique à Trincomalee, constituait un avant-poste vital. Les trotskystes appelèrent à transformer la guerre impérialiste en guerre civile et produisirent de la propagande révolutionnaire contre la guerre, destinée aux nombreux soldats britanniques stationnés à Ceylan et en Inde. Etant donné l’opposition vigoureuse du LSSP à la guerre et son rôle actif dans les grèves des plantations d’Uva, les autorités britanniques décidèrent de sévir contre les socialistes. Ils interdirent la presse du LSSP. Leslie Goonewardene reçut du parti l’ordre d’éviter de se faire arrêter, mais les autres dirigeants principaux du parti (Philip Gunawardena, Perera et Colvin R. de Silva) attendirent passivement leur arrestation, espérant peut-être, naïvement, que cela donnerait lieu à de grands procès retentissants. Le 18 juin 1940, quelques jours après l’entrée de l’armée allemande à Paris, ils furent tous les trois jetés en prison. Le lendemain, ce fut le tour de Samarakkody, qui était revenu à Colombo organiser des manifestations en leur défense. Le fait qu’il ait été arrêté en même temps que les dirigeants du parti les plus connus reflétait probablement le rôle de premier plan qu’il avait joué dans les grèves des plantations.
Une fois que les principaux dirigeants du LSSP eurent perdu leur siège au Conseil d’Etat et qu’ils durent abandonner leur carrière d’avocat, le parti se trouva propulsé dans des directions nettement plus saines. Même si cela s’était fait plus ou moins arbitrairement, on avait réglé les comptes avec les staliniens, qui après 1941 firent savoir sans ambiguïté qu’ils sacrifieraient la lutte pour la libération coloniale à l’alliance de Staline avec l’impérialisme « démocratique ». Dans la clandestinité, le LSSP commença à se définir plus nettement en termes de programme. Le mérite de cette transformation revient à la nouvelle génération de dirigeants qui prirent les postes de responsabilité. Le parti avait dépendu jusque-là trop fortement de ses dirigeants principaux et il lui manquait les structures nécessaires à un fonctionnement révolutionnaire, d’autant plus qu’il était dans la clandestinité.
Avec la répression sur l’île et, de l’autre côté du détroit de Palk, en Inde, l’agitation nationaliste qui prenait une ampleur considérable, il devint évident pour le LSSP que la révolution à Ceylan était indissolublement liée à la révolution en Inde. Lors de son congrès de 1941, il proclama qu’il s’était transformé en parti de cadres bolchévique. En même temps il mit en avant la perspective de lutter activement pour construire un parti trotskyste en Inde. Le LSSP avait déjà commencé à prendre des mesures concrètes en ce sens. Fin 1940, en consultation avec un petit groupe trotskyste à Calcutta, il avait envoyé Bernard Soysa faire du travail en Inde. D’autres suivirent, dont Silva, Perera et Gunawardena, qui s’embarquèrent pour Madras sur des bateaux de pêche après leur évasion légendaire du 7 avril 1942 ; ils furent repris plus tard et renvoyés à Ceylan. Samarakkody y était resté dans la clandestinité. En 1944, il fut à nouveau arrêté et condamné avec Perera et Gunawardena à six mois de prison à régime sévère.
Aux côtés de leurs camarades indiens, les cadres en exil du LSSP s’employèrent à unifier un certain nombre de cercles trotskystes isolés pour en faire une organisation à l’échelle de l’Inde toute entière. Le Parti bolchévique-léniniste d’Inde (Bolshevik-Leninist Party of India, BLPI) fut officiellement fondé en mai 1942 ; il était implanté à Bombay, Calcutta, Madras et dans les Provinces unies (aujourd’hui l’Uttar Pradesh), et le LSSP en était le groupe ceylanais. Le « Projet de programme » du BLPI (qui ne devait être officiellement ratifié qu’en 1944) se prononçait pour le défaitisme révolutionnaire contre tous les belligérants impérialistes dans la Deuxième Guerre mondiale, tout en appelant à la défense militaire inconditionnelle de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique. (Ce projet de programme figure en annexe du livre d’Ervin ; plusieurs extraits en avaient déjà été publiés dans les numéros de mars, avril et octobre 1942 de la revue du SWP Fourth International.) Il était l’expression concrète de la perspective trotskyste de la révolution permanente, qualifiant notamment le Congrès de « parti classique de la classe capitaliste indienne » et le comparant au « Kuomintang, qui a conduit la Révolution chinoise de 1925-1927 à la trahison et à la défaite ». Le BLPI notait que le CSP et d’autres formations petites-bourgeoises (le Parti démocratique radical de M.N. Roy et le Bloc en avant [Forward Bloc] du nationaliste radical Subhas Chandra Bose) à l’intérieur du Congrès ou sous son influence « se sont à plusieurs reprises laissé utiliser par la bourgeoisie pour lui servir de coloration défensive devant les masses », et le BLPI ajoutait :
« La direction de la paysannerie dans la future révolution agraire démocratique petite-bourgeoise, qui est dès maintenant à l’ordre du jour, ne peut par conséquent être assurée que par le prolétariat industriel […]. L’alliance révolutionnaire entre le prolétariat et la paysannerie ne peut se faire que sous une direction prolétarienne de la lutte paysanne et, en cas de victoire révolutionnaire, avec l’instauration de la dictature du prolétariat soutenue par la paysannerie. »
– Draft Programme of the Bolshevik-Leninist Party
of India [Projet de programme du Parti bolchévique-léniniste d’Inde], brochure du LSSP(R),
Colombo, 1970
Quelques mois à peine après sa création, le BLPI eut l’occasion d’intervenir avec ce programme dans une lutte de masse. Le 9 août 1942, le lendemain du jour où Gandhi, devant une foule immense réunie à Bombay, avait appelé à une grande campagne non violente pour forcer les Britanniques à « quitter l’Inde », il fut arrêté et emprisonné avec les principaux dirigeants du Congrès. Ces arrestations provoquèrent immédiatement une révolte qui s’étendit comme un feu de paille. Le Parti communiste (PCI) et les partisans de Roy, qui soutenaient l’impérialisme britannique dans sa « guerre contre le fascisme », s’opposèrent catégoriquement au mouvement « Quittez l’Inde ». Quant à Bose, il choisit le camp de l’Allemagne et du Japon. Les trotskystes jetèrent leurs forces limitées dans la lutte pour amener le prolétariat à jouer un rôle de premier plan dans la lutte pour l’indépendance et la révolution socialiste (voir « Il y a cinquante ans, le mouvement “Quittez l’Inde” : l’alliance des staliniens avec Churchill a trahi la révolution indienne », Workers Hammer nº 131 et 132, septembre-octobre et novembre-décembre 1992, reproduit dans Workers Vanguard nº 970, 3 décembre 2010).
A partir du 9 août, le BLPI sortit plusieurs tracts pour mobiliser les travailleurs sur une base de classe et les mettre en garde contre toute illusion dans les dirigeants traîtres bourgeois et petits-bourgeois. Comme Gandhi et consorts étaient en prison, le CSP s’était dissous en tant que courant distinct afin de prendre la direction du Congrès. Le CSP escomptait que les paysans et la petite bourgeoisie urbaine se lanceraient dans des actions de guérilla contre les forces britanniques, et il demandait carrément aux ouvriers de quitter leur usine et rentrer dans leur village d’origine. Comme l’expliquait un document du BLPI écrit en 1944, de par leur rôle dans les événements d’août, les dirigeants du CSP « prouvèrent complètement qu’ils étaient simplement incapables, en pratique, de dépasser les limites de la “politique de pression” des bourgeois et que, quoi qu’ils fussent d’étiquette “socialiste”, ils n’étaient en fait que “congrès” » (« La situation politique actuelle aux Indes », 4 août 1944, reproduit dans Quatrième Internationale nº 20-21 [nouvelle série], juillet et août 1945).
Les dures années de guerre passées en Inde furent l’époque héroïque des trotskystes ceylanais. Beaucoup de militants du BLPI furent arrêtés, parfois, comme en juillet 1943, après avoir été dénoncés par les staliniens. Malgré sa petite taille, le BLPI représenta un pôle ouvrier révolutionnaire dans la lutte contre l’impérialisme britannique. Bien que contraints à la clandestinité, les trotskystes réussirent à publier Permanent Revolution, une revue théorique de haut niveau, dont le premier numéro, en janvier 1943, reproduisait la « Lettre ouverte aux travailleurs de l’Inde » écrite par Trotsky en juillet 1939. Le BLPI avait conquis une base dans le prolétariat, et il avait une influence réelle dans certains syndicats combatifs à Madras et ailleurs.
La scission de 1942 et la bataille
contre le liquidationnisme
La création du BLPI provoqua une scission parmi les trotskystes de Ceylan, avec d’un côté la soi-disant « Opposition ouvrière » de Gunawardena et Perera, et de l’autre la fraction bolchévique-léniniste comprenant des dirigeants plus jeunes comme Doric de Souza et Samarakkody. Cette scission devint officielle en 1945 avec l’exclusion de Gunawardena et Perera. La controverse était présentée comme une question de « tactique », mais elle présentait d’évidentes analogies avec la scission de 1903 entre bolchéviks et menchéviks. Samarakkody écrira plus tard : « C’est lorsque l’aile marxiste essaya de réorganiser le parti programmatiquement et organisationnellement sur des bases bolchéviques que cela provoqua l’opposition de l’aile réformiste de Philip Gunawardena/N.M. Perera et conduisit à la scission de 1942 » (« La lutte pour le trotskysme à Ceylan »).
Gunawardena et Perera s’insurgeaient contre la perspective d’une organisation dure, disciplinée et internationaliste. Comme l’écrivait Ervin dans son premier article sur le BLPI, « L’aile opportuniste du vieux LSSP se rebella, conduisant à une scission de fait […]. Il s’agissait au fond d’un combat sur la question de savoir quel type de parti dirigerait la lutte indienne pour la libération – révolutionnaire prolétarien ou radical petit-bourgeois ? » (Cahiers Léon Trotsky nº 39, septembre 1989). L’Opposition ouvrière accusait ceux qu’elle présentait comme des intellectuels sectaires et petits-bourgeois de vouloir « transformer le parti, d’une entité vivante et grandissante, avec des racines profondes dans les masses, en une petite secte conspirative » (cité dans « Le trotskysme en Inde, 1942-1948 » ; une traduction de cet article a été publiée dans les Cahiers Léon Trotsky nº 61, février 1998). En fait, Gunawardena voulait ramener le LSSP en arrière, à l’époque où il ressemblait assez au CSP, avec un programme vaguement socialiste et anti-impérialiste et une base « de masse » politiquement inculte – et où c’est lui qui faisait la pluie et le beau temps. Notons au passage qu’à deux reprises au moins, Gunawardena eut recours à la violence physique ou à des accusations calomnieuses et sans preuves selon lesquelles ses opposants à l’intérieur du parti étaient des agents de la police – accusations visant notamment Doric de Souza, membre de la fraction bolchévique-léniniste et qui était aussi l’un des principaux organisateurs clandestins du parti.
En Inde, Gunawardena et Cie voulaient que les trotskystes entrent dans le CSP, un parti petit-bourgeois radical. Tant que l’avant-garde prolétarienne préserve strictement son indépendance, en termes de programme, vis-à-vis des nationalistes bourgeois, il n’est pas exclu par principe qu’un petit noyau de révolutionnaires trotskystes travaille dans certaines circonstances à l’intérieur d’une formation nationaliste bourgeoise de masse dans un pays colonial ou semi-colonial. Trotsky s’opposa catégoriquement à l’entrisme liquidationniste du Parti communiste chinois (PCC) dans le Guomindang à partir de 1923, car cet entrisme subordonnait l’avant-garde prolétarienne aux nationalistes bourgeois. Mais en 1922 il n’avait pas rejeté par principe l’entrisme mené initialement par le PCC dans le Guomindang. Il expliquait sa position le 1er novembre 1937 dans une lettre à Harold Isaacs critiquant un passage de son manuscrit la Tragédie de la Révolution chinoise (1938) :
« Vous invoquez le fait que, même si les dirigeants [du Parti communiste] chinois s’opposaient à l’entrée, ce n’était pas par référence aux principes, mais parce qu’ils pensaient que “le Guomindang était mort”. Cette affirmation est répétée deux fois ou plus. Je trouve incorrect, dans cette affaire, d’opposer les principes aux faits. Dans le passé, à l’époque où les partis bourgeois étaient capables de diriger les masses laborieuses, le devoir d’un révolutionnaire était de les rejoindre. Marx et Engels, par exemple, ont rejoint le parti démocrate en 1848 (savoir si c’était correct ou non est l’affaire d’une analyse concrète). “Le Guomindang n’est pas capable de diriger les masses révolutionnaires. Du point de vue révolutionnaire, c’est un parti défunt. C’est pourquoi nous sommes contre l’entrée” – cet argument pourrait avoir une valeur totalement principielle.
« J’irai même plus loin : l’entrée, en 1922, n’était pas en soi un crime, peut-être même pas une erreur, surtout dans le Sud, si l’on admet que le Guomindang avait, à cette époque, un grand nombre d’ouvriers et que le jeune parti communiste était faible et composé presque entièrement d’intellectuels (c’est vrai pour 1922 ?). Dans ce cas, l’entrée aurait été un épisode vers l’indépendance, analogue, dans une certaine mesure, à votre entrée dans le Socialist Party [américain]. La question est : quel était leur objectif en entrant et quelle fut leur politique une fois entrés ? »
– Fonds d’archives Trotsky (MS Russ 13,11),
Houghton Library, Harvard University (nº 8558)
Le BLPI prenait clairement position pour l’indépendance de classe du prolétariat vis-à-vis de toutes les tendances de la bourgeoisie liées au Parti du congrès ; il s’opposait à l’adhésion en masse des syndicats et des kisan sabhas (ligues paysannes) au Congrès, comme le CSP le demandait. Le BLPI affirmait dans son programme de 1942 : « Considérer le Congrès comme un “front unique national” ou entretenir des illusions sur la possibilité d’arracher le Congrès à la bourgeoisie, ou de réussir à démasquer sa direction bourgeoise tout en demeurant loyal à ce parti, voilà qui serait fatal pour l’indépendance du mouvement prolétarien » (Projet de programme). En même temps, ce programme déclarait :
« Ceci ne dispense évidemment pas les bolchéviks-léninistes de la tâche de mener un travail de fraction à l’intérieur du Congrès (bien sûr sous la stricte discipline du parti dans tous les cas), aussi longtemps que subsistent en son sein des éléments révolutionnaires et semi-révolutionnaires qui peuvent être arrachés à ces organisations. »
Mais cet objectif ne cadrait pas avec ce que Gunawardena avait en tête, et qui n’était assurément pas un entrisme de courte durée visant à gagner au trotskysme des révolutionnaires potentiels à l’intérieur du CSP. Comme nous l’avons indiqué précédemment, Gunawardena avait toujours été fasciné par le CSP, une organisation socialiste « large » confortablement installée à l’intérieur du Congrès. Selon lui, il fallait être des « révolutionnaires romantiques » pour essayer de créer dans l’Inde de 1942 une organisation trotskyste forgée sur une base solide, comme il devait l’expliquer plus tard en revenant sur la question de la liquidation dans le CSP (« Les bolchéviks-léninistes doivent entrer immédiatement dans le Parti socialiste d’Inde [CSP] », Internal Bulletin du LSSP, tome 1 nº 2, mars 1947, cité dans Tomorrow Is Ours).
En 1943, comme l’expliquera plus tard Ervin dans un de ses premiers articles (« Le trotskysme en Inde, 1942-1948 »), Gunawardena et Perera argumentaient que le BLPI devait fusionner avec le CSP dans le cadre d’« un projet pour négocier un grand regroupement entre les socialistes du Congrès et d’autres partis nationalistes qui avaient joué un rôle important dans la lutte du mouvement “Quittez l’Inde” ». Ervin ajoute que « leur proposition opportuniste était rédigée en termes de “tactique”, un subterfuge auquel ces astucieux révisionnistes devaient avoir recours à plusieurs reprises dans les années à venir ».
Sur ce point aussi, Ervin contredit aujourd’hui ce qu’il écrivait dans le passé et il prend la défense de Gunawardena et Perera, en comparant à tort leur proposition opportuniste à l’entrisme des trotskystes américains dans le Parti socialiste en 1936-1937. L’entrisme aux Etats-Unis avait pour but d’intercepter une couche d’ouvriers et de jeunes en mouvement vers la gauche et de les gagner à la lutte pour un parti révolutionnaire. Il ne s’agissait pas de noyer les trotskystes dans un conglomérat nationaliste de gauche sans principes à l’intérieur d’un parti capitaliste. Dans son livre, Ervin qualifie avec mépris les bolchéviks-léninistes de « puristes » parce qu’ils s’opposaient aux manœuvres opportunistes de Gunawardena avec un bureaucrate travailliste pro-impérialiste en 1945 à Ceylan. Et ensuite il déclare :
« Le BLPI a produit de la propagande mordante contre les socialistes du Congrès et montré clairement leurs contradictions : les socialistes voulaient lutter, mais ils refusaient de rompre avec le Congrès “bourgeois”. Mais ces piques, lancées à distance, ne faisaient pas grand mal. Si les trotskystes avaient travaillé dans le Parti socialiste du congrès, comme Philip Gunawardena l’avait prôné depuis le début, ils auraient peut-être pu réussir à influencer une partie de la gauche du Congrès. »
– Tomorrow Is Ours
Si on avait dissous le BLPI, un groupe de petite taille pas encore consolidé, dans le Parti du congrès ou dans le Parti socialiste du congrès cela aurait tué dans l’œuf le trotskysme indien. Ceci ne devint que trop évident en 1948 lorsque, malgré une forte opposition initiale de sa base, le BLPI décida de faire entrer massivement ses militants dans le Parti socialiste de J.P. Narayan, constitué après que le CSP eut finalement quitté le parti du Congrès, qui avait accédé au pouvoir après l’indépendance. Comme la direction du Parti socialiste n’autorisait pas les trotskystes à constituer une opposition interne organisée, ces derniers se retrouvèrent, en l’espace de quelques années, totalement assimilés dans la social-démocratie indienne.
En fait, le CSP faisait depuis longtemps clairement comprendre qu’il ne tolérerait pas dans ses rangs d’opposition organisée au Congrès. Quand les staliniens du PCI, qui étaient entrés dans le CSP en 1936, avaient commencé à gagner un nombre important de militants et des sections locales entières de ce parti, ils avaient été la cible d’une chasse aux sorcières anticommuniste avant d’être tous exclus en 1940. Bertram Wolfe, un ex-boukharinien américain, raconte que Yusuf Meherally, un dirigeant du CSP qu’il connaissait, lui avait expliqué qu’il avait ordonné cette épuration parce que le PCI « s’était constitué en groupe de comploteurs hostiles à l’intérieur de notre mouvement. Ils maintenaient leur propre fraction, calomniaient notre mouvement et ses dirigeants » (cité par Bertram Wolfe, Strange Communists I Have Known [D’étranges communistes que j’ai connus], éditions George Allen and Unwin Ltd., Londres, 1966). Meherally racontait qu’il avait déclaré aux dirigeants du PCI : « Vous vous êtes montrés indignes d’appartenir au Parti du congrès, et indignes des principes moraux de Gandhi » (ibid.). C’est se voiler volontairement la face que de croire que la direction du CSP aurait autorisé une petite fraction trotskyste à entrer et engager une lutte de principes sur la base d’une opposition révolutionnaire au Congrès, à la direction du CSP et à la bourgeoisie indienne.
L’opportunisme d’après-guerre
et la réunification
Après la Deuxième Guerre mondiale, la plupart des trotskystes ceylanais retournèrent dans l’île. Les liens avec l’Inde se distendirent progressivement. Le départ des cadres ceylanais avait affaibli le mouvement indien ; sous la pression de la direction pabliste qui venait de prendre le contrôle du Secrétariat international de la Quatrième Internationale et qui prônait une politique d’entrisme liquidationniste, une fraction pro-entrisme, concentrée à Bombay, finit par l’emporter. Le BLPI disparut ainsi corps et biens dans le Parti socialiste de Narayan. Selon A Short History of the LSSP de Goonewardene, les liens organisationnels entre trotskystes ceylanais et indiens « perdirent toute signification » après le transfert de pouvoir des Britanniques aux Indiens en 1947 et aux Ceylanais en 1948. C’était nier ouvertement qu’il y a nécessairement un lien entre les révolutions socialistes en Inde et à Ceylan.
Les raisons politiques de la scission entre les bolchéviks-léninistes et l’aile réformiste dirigée par Gunawardena et Perera ne furent pas clarifiées et approfondies. Après une première tentative avortée de réunification fin 1946, il y eut en 1950 une fusion sans principes entre les bolchéviks-léninistes, qui avaient alors pris le nom de Bolshevik Samasamaja Party (BSP), et le LSSP ; cette fusion reçut la bénédiction de Pablo et Cie. Dès le début de nos relations avec Samarakkody, nous écrivions : « Ce qui semble-t-il exige des explications c’est pourquoi les trotskystes de gauche furent incapables par eux-mêmes de s’opposer à la réunification ceylanaise de 1950 et de maintenir ainsi le cours ouvertement conforme aux principes qu’ils avaient suivi jusque-là » (lettre à Samarakkody, 27 octobre 1973, International Discussion Bulletin de la TSI nº 3, mai 1974). Nous faisions en outre remarquer qu’à partir de ce moment-là, le LSSP, « qui agissait dans les limites d’une perspective étroitement nationale et d’une orientation vers l’arène parlementaire », allait descendre la pente menant du réformisme tacite à une collaboration de classes de plus en plus explicite, et qui devait aboutir au gouvernement de front populaire en 1964.
A n’en pas douter, le BSP était lui-même contaminé par le parlementarisme, et la possibilité pour ces militants de devenir député a certainement contribué à leur réintégration dans le LSSP. Samarakkody lui-même fut élu député en 1952. Un modus vivendi s’instaura dans le LSSP : les militants les plus à gauche pouvaient dire tout ce qu’ils voulaient, mais c’est l’aile droite, dont le noyau était le groupe parlementaire du parti, qui déterminait la politique à tous les moments décisifs. La gauche du LSSP, avec son image révolutionnaire auprès des masses, était d’une utilité certaine aux réformistes qui tiraient avantage de cette division du travail. Mais en fin de compte, tout ce que pouvait faire la gauche c’était de jouer le rôle d’un groupe de pression sur le noyau dirigeant de droite.
Après la guerre, entre 1945 et 1947, le mouvement pour l’indépendance opérait dans le contexte d’une vague de luttes ouvrières. Devant le spectre d’une lutte des travailleurs des villes et des plantations, la bourgeoisie hurlait à la « menace indienne » et au « péril rouge ». En 1946, une série de grèves arrachèrent des promesses de concessions, mais en mai-juin 1947 une grève générale fut brutalement réprimée. Lors des élections de 1947, le Parti national unifié (UNP) remporta le plus de sièges, mais le LSSP et les bolchéviks-léninistes obtinrent des scores étonnamment élevés, avec respectivement dix et cinq élus. A Mirigama, Samarakkody avait été choisi pour se présenter contre D.S. Senanayake, un dirigeant de l’UNP dont il était un « parent par alliance », l’épouse de son frère Siripala étant issue de cette famille de riches propriétaires terriens capitalistes. Dans cette circonscription censée être taillée sur mesure pour Senanayake, Samarakkody mit en difficulté celui qui allait devenir Premier ministre, recueillant 11 000 voix contre un peu plus de 26 000 pour son adversaire.
Dans son article publié en 1974 par Spartacist, Samarakkody mentionnait le fait très révélateur qu’en 1946, les dirigeants du LSSP Perera et Gunawardena avaient refusé de rejeter la « constitution Soulbury » octroyée par les Britanniques, contrairement aux bolchéviks-léninistes. Cette constitution accordait une indépendance formelle mais elle laissait intactes un certain nombre d’institutions britanniques clés : par exemple la base navale de Trincomalee et la monarchie (sous la forme d’un gouverneur-général nommé par la Grande-Bretagne). Rétrospectivement, la question de la constitution Soulbury apparaît certainement moins importante que la législation violemment anti-ouvrière et anti-Tamouls que le gouvernement fit adopter dans la période qui suivit l’indépendance, avec le soutien de politiciens bourgeois tamouls. L’immense majorité des Tamouls d’origine indienne, près d’un million de personnes constituant l’essentiel du prolétariat des plantations, furent privés du droit de vote et de la citoyenneté. Le secteur le plus important et le plus puissant de la classe ouvrière, dont la surexploitation permettait que toutes ces mesures en faveur de l’éducation et de la santé et autres programmes sociaux soient mis en place à cette époque par les capitalistes, se retrouvait ainsi sans droit de vote et apatride. Au parlement, le LSSP et le BSP dénoncèrent avec éloquence le caractère raciste et anti-ouvrier de ces mesures, mais rien n’indique qu’ils aient fait grand-chose de plus.
Le document de la conférence d’unification entre le BSP et le LSSP en 1950 ne mentionnait ni les ouvriers des plantations ni le fait qu’on leur enlevait leurs droits de citoyenneté. La fusion avec les bolchéviks-léninistes n’en fut pas moins insupportable à Gunawardena, qui scissionna en emmenant avec lui une partie importante de l’organisation pour rallier le camp du populisme cinghalais petit-bourgeois. Un an après, S.W.R.D. Bandaranaike claquait la porte de l’UNP pour créer le Sri Lanka Freedom Party (SLFP), un parti bourgeois dont le chauvinisme cinghalais et le discours « anti-impérialiste » étaient plus prononcés. Du point de vue des ouvriers des plantations tamouls, et à plus forte raison pour des marxistes fidèles à leurs principes, il était clair qu’on ne pouvait pas considérer Bandaranaike, malgré son radicalisme verbal, comme un « moindre mal ». Et pourtant, le LSSP prit contact avec Bandaranaike afin de négocier un accord pour ne se faire concurrence dans aucune circonscription lors des élections de mai 1952. Le Secrétariat international de Pablo ne fit aucune objection, alors que, du point de vue de la révolution prolétarienne, c’était déjà un crime.
En 1953-1954 le mouvement international n’a une fois de plus pas rendu service aux trotskystes ceylanais. Au départ, la direction du LSSP avait rejeté la ligne de Pablo, qui en 1952 prônait un entrisme à long terme dans les partis staliniens et sociaux-démocrates hégémoniques en Europe de l’Ouest. Dans une lettre datée du 23 février 1954 et adressée à Leslie Goonewardene, James P. Cannon, fondateur du trotskysme américain, écrivait : « Le LSSP – plus que tout autre parti, oserais-je dire – a besoin d’une direction internationale qui puisse apporter fermeté et soutien à son orthodoxie trotskyste » (cité dans « Vers une histoire de la Quatrième Internationale, troisième partie : Documents du Comité international, 1951-1954 », Education for Socialists, publication du SWP, tome 4). Mais quand en 1953 Cannon et la majorité du SWP déclarèrent, enfin, la guerre au pablisme, ils n’engagèrent pas une bataille acharnée dans l’Internationale. Au lieu de cela, le CI dirigé par Cannon boycotta le Quatrième Congrès mondial organisé par les pablistes. En conséquence, il n’y eut pas de polarisation dans le LSSP, qui hésitait entre les deux camps, et on le laissa au contraire dériver vers Pablo. Comme nous l’avons fait remarquer plus tard dans « Genèse du pablisme », « si une dure bataille principielle anti-révisionniste avait été menée dans la section ceylanaise en 1953, on aurait pu créer alors une organisation révolutionnaire affermie qui aurait pu revendiquer la continuité du trotskysme, évitant ainsi que le nom du trotskysme ne soit associé à la trahison fondamentale du LSSP. »
La perspective liquidationniste de Pablo trouva un écho dans le LSSP et elle encouragea un groupe à scissionner en emportant avec lui une minorité non négligeable de militants, qui se retrouvèrent finalement dans le Parti communiste, dans le groupe de plus en plus communautariste de Gunawardena, ou dans le SLFP lui-même. Cette tendance appelait de ses vœux un « gouvernement démocratique qui aurait signifié, au niveau le plus bas, un gouvernement Bandaranaike, et, au niveau le plus élevé, un gouvernement où le Sama Samaja serait majoritaire » (cité dans « La lutte pour le trotskysme à Ceylan »). Samarakkody ajoutait qu’« en fait, toutes les questions fondamentales du trotskysme, le programme, l’application de la théorie de la révolution permanente, le caractère de la révolution ceylanaise, le rôle de la bourgeoisie “nationale”, les questions de stratégie et de tactique, la conception léniniste du parti, étaient les enjeux de cette bataille fractionnelle qui éclata au grand jour ».
Au moment même où la lutte fractionnelle éclatait au grand jour, il se passa quelque chose à Ceylan qui vint apporter la preuve que la direction du LSSP était incapable de mettre un soulèvement révolutionnaire sur la voie de la lutte menant au pouvoir prolétarien. La période d’expansion économique provoquée par le déclenchement de la guerre de Corée (qui avait fait monter en flèche les prix du caoutchouc et autres matières premières sur le marché mondial) prenait fin et l’UNP lança de nouvelles attaques contre les masses laborieuses : augmentation des prix et suppression des subventions pour le riz. Le LSSP appela à un arrêt de travail d’une journée, le hartal (grève générale) du 12 août 1953. Cette grève fut massivement soutenue par tous les groupes ethniques, y compris les ouvriers des plantations où les syndicats liés au LSSP étaient restés actifs. Colombo était paralysé, tous les transports par route ou par rail étaient bloqués dans le sud et l’ouest du pays ; dans la ville de Moratuwa, près de Colombo, des ouvrières arrêtaient les trains en brandissant des drapeaux rouges. Le gouvernement dut se réunir à bord d’un navire de guerre britannique, le HMS Newfoundland.
Mais le LSSP n’était absolument pas préparé pour autre chose qu’une journée de pression extra-parlementaire. Le gouvernement, qui s’en rendit compte, se ressaisit et riposta, écrasant les poches de résistance mal organisées et isolées. Neuf personnes furent tuées. Finalement, le Premier ministre fut contraint de démissionner, mais le pouvoir capitaliste fut re-stabilisé.
L’incapacité manifeste du LSSP contribua à paver la voie au triomphe du chauvinisme populiste « anti-impérialiste » du SLFP dans les élections de 1956, et prépara le terrain pour les pogromes anti-Tamouls de 1958. Samarakkody devait tirer plus tard du hartal plusieurs leçons importantes qui sont autant de confirmations du programme de la révolution permanente :
« 1. […] Le Hartal a montré qu’avec une direction révolutionnaire, les masses pouvaient rapidement se débarrasser de leurs illusions parlementaires et prendre la voie de la lutte de masse conduisant à la révolution elle-même.
« 2. Les masses ne divisaient pas la révolution ceylanaise en deux étapes, (a) une étape anti-impérialiste et anti-féodale et (b) une étape anticapitaliste.[…]
« 4. L’alliance entre le prolétariat et la paysannerie, qui est fondamentale pour la révolution à Ceylan, s’est réalisée dans l’action. La lutte a montré que le parti prolétarien n’avait pas besoin d’alliance politique avec un parti bourgeois ou petit-bourgeois pour gagner la paysannerie. »
– « La lutte pour le trotskysme à Ceylan »
Le SLFP et le « cinghalais seulement »
Mais la direction du LSSP était engagée sur une trajectoire différente. Dans les années 1950, le chauvinisme cinghalais se tourna résolument contre les Tamouls. (Les Malayalis étaient pour la plupart retournés en Inde dans les années 1940, et l’émigration d’une grande partie des Burghers faisait d’eux un bouc émissaire de moins en moins plausible.) En 1955, le SLFP adopta la position que le cinghalais devait devenir la seule langue officielle (comme Gunawardena un an plus tôt). Bien que ceci ait parfois été présenté comme une mesure égalitaire dirigée contre l’élite anglophone, ce sont les Tamouls qui étaient la véritable cible de la campagne pour le « cinghalais seulement ». Dans la même année, le LSSP conclut un pacte de non-concurence électorale avec le SLFP. Tout en continuant officiellement à affirmer que le SLFP était un parti bourgeois, le LSSP mettait l’accent sur ses aspects prétendument « progressistes » et sur la nécessité de battre l’UNP. Quand le Front uni du peuple (MEP), dominé par le SLFP et dont faisait partie le groupe de Gunawardena, remporta les élections à une forte majorité, le LSSP, devenu le principal parti d’opposition, proposa une « responsive cooperation » [« coopération réactive »] avec le nouveau gouvernement.
Plusieurs facteurs se conjuguèrent pour empêcher cette capitulation front-populiste de s’épanouir pleinement. Le LSSP continua à défendre une politique d’égalité de statut linguistique pour le cinghalais et le tamoul, ce qui était en contradiction avec son attitude scandaleuse envers Bandaranaike ; en 1955-1956, ses réunions publiques furent attaquées par des nervis communautaristes. Une des premières mesures du gouvernement SLFP fut de faire adopter une loi instaurant l’usage exclusif du cinghalais. Le LSSP s’opposa à cette loi, mais principalement du point de vue d’une sorte de vague unité anti-impérialiste – un « lien commun de la conscience ceylanaise », selon la formule utilisée par Leslie Goonewardene en 1960 (A Short History of the Lanka Sama Samaja Party) – plutôt que du point de vue d’un parti de classe tribun du peuple. Le LSSP, préoccupé par le déclin de son influence dans l’électorat cinghalais petit-bourgeois, n’était guère disposé à exploiter les ouvertures créées par la politique violemment anti-Tamouls du gouvernement. Le Lanka Estate Workers Union (Syndicat des ouvriers des plantations de Lanka) dirigé par le LSSP s’était considérablement renforcé, et pourtant, quand en 1960 le PC se rallia à la politique du « cinghalais seulement », ce n’est pas vers le LSSP que se tournèrent ses militants et sympathisants tamouls désillusionnés, mais plutôt vers une politique communautariste et nationaliste tamoule.
De plus, la classe ouvrière organisée perdait rapidement ses illusions dans le nouveau gouvernement « socialiste », et une vague de grèves éclata. Le LSSP abandonna sa coopération avec le gouvernement et Bandaranaike attisa l’hystérie communautariste, ce qui provoqua les émeutes anti-Tamouls de mai 1958 et dix mois d’état d’urgence dans le cadre de la loi de Sécurité publique. Le parlement ayant été suspendu, le LSSP dans son ensemble ne fit pas grand-chose. De façon révélatrice, son opposition à la loi de Sécurité publique se limita pour l’essentiel à une protestation parlementaire en février 1959 ; neuf de ses députés (dont Samarakkody) furent expulsés par la police de l’enceinte du parlement.
En 1957, Samarakkody et plusieurs autres membres du comité central signèrent ensemble un texte contre la politique de « responsive cooperation » :
« Quelles qu’aient été les intentions du parti, aux yeux des masses c’est la proposition de coopération (réactive) qui était la clé pour comprendre la position fondamentale du parti vis-à-vis du gouvernement. Cette proposition de coopération adressée au gouvernement capitaliste était une erreur. Le parti aurait pu et aurait dû proposer de soutenir les mesures progressistes du gouvernement, tout en déclarant catégoriquement que le gouvernement du MEP était un gouvernement capitaliste. »
– cité dans « La lutte pour le trotskysme à Ceylan »
Le groupe d’opposition expliquait aussi :
« L’objectif du parti vis-à-vis du gouvernement MEP c’est le renversement révolutionnaire du gouvernement, autrement dit, par la méthode de l’insurrection de masse. Les masses ne sont pas prêtes aujourd’hui à renverser le gouvernement. Mais étant donné l’incapacité du gouvernement à résoudre les problèmes pressants du peuple, étant donné les dissensions de plus en plus fortes au sein du MEP et la démoralisation de sa propre base, et étant donné la montée de la combativité ouvrière, la situation peut changer très rapidement, et à tout moment maintenant, il se pourrait que les masses reprennent le mot d’ordre “A bas le gouvernement du MEP”. Pour faire le pont entre leur conscience actuelle et l’étape où elles seront prêtes pour l’appel à renverser le gouvernement, le parti adoptera comme mot d’ordre principal de son agitation “Nous ne voulons pas un gouvernement capitaliste du MEP, nous voulons un gouvernement ouvrier et paysan”. »
– Ibid.
Samarakkody jugera plus tard en ces termes l’opposition de 1957 : « A n’en pas douter, ce groupe n’a pas réussi à remonter jusqu’aux racines du réformisme dans le parti. Il portait son attention sur certains aspects seulement de la politique du parti. Néanmoins, l’orientation de ce groupe était prometteuse ; elle ouvrait la possibilité du développement d’une véritable tendance révolutionnaire » (ibid.).
Après l’assassinat de Bandaranaike, en septembre 1959, par un moine bouddhiste ultra-chauvin, partisan déçu du régime du SLFP, le LSSP caressa l’espoir d’arriver au pouvoir par la voie parlementaire. Mais il n’obtint que dix sièges aux élections de mars 1960 et le SLFP ne réussit pas à obtenir de majorité. Deux mois plus tard, l’aile réformiste du LSSP, dirigée par Perera, finit par convaincre le parti de former une coalition avec le SLFP, et un pacte de non-concurrence fut signé. Le LSSP cessait de réclamer l’égalité des droits pour la langue tamoule. En fin de compte, de nouvelles élections eurent lieu en juillet 1960, et la veuve de Bandaranaike, Sirimavo (plus connue sous le surnom de Mme B.), obtint alors la majorité absolue et n’avait donc plus besoin de partenaires de coalition. Le LSSP vota pour le « discours du trône », la déclaration de politique générale du parti au pouvoir devant le parlement, en expliquant que sa politique consistait en un soutien « aussi longtemps que le gouvernement, conformément à sa profession de foi socialiste, sert les intérêts du mouvement de masse pour le socialisme » (A Short History of the Lanka Sama Samaja Party). Les députés de l’aile gauche, dont Samarakkody, qui votèrent contre le discours du trône furent publiquement réprimandés par le LSSP.
Face à ce soutien manifeste à un gouvernement bourgeois, la seule réaction du Secrétariat international pabliste fut d’admonester mollement le LSSP en public pour le pacte de non-concurrence et le vote pour le discours du trône. Le SWP américain, qui était encore à ce moment-là affilié au Comité international, déclara dans une lettre adressée au LSSP que la « politique consistant à travailler à la création d’un gouvernement SLFP nous semble complètement à l’opposé d’une action politique indépendante de la classe ouvrière » (lettre de Tom Kerry au LSSP, 17 mai 1960). Quand le SWP refusa de dénoncer publiquement cette trahison, James Robertson, un des futurs membres fondateurs de la Revolutionary Tendency, protesta vigoureusement contre ce silence public du parti, dans une lettre envoyée le 8 août au Comité politique du SWP (voir « Non au silence public sur la trahison du LSSP », ci-dessus). Healy, qui allait se vanter plus tard sur tous les toits de s’être opposé à la trahison du LSSP, conseilla au SWP d’« agir avec prudence – comme vous l’avez si justement recommandé dans le passé » (lettre à Joe Hansen, 14 août 1960). Le Militant, journal du SWP, publia finalement le 3 octobre 1960, plusieurs mois après les faits, une déclaration de pure forme critiquant mollement le soutien du LSSP au SLFP.
Le front populaire est consommé
Il est important de comprendre dans quel contexte le gouvernement de coalition fut formé en 1964. En 1961 et en 1962, la minorité tamoule avait mené d’importantes luttes pour défendre ses droits linguistiques et démocratiques, sous la direction du Parti fédéral, une organisation bourgeoise. Le gouvernement SLFP envoya l’armée pour écraser ces luttes. Samarakkody se joignit à titre personnel aux députés tamouls pour condamner les exactions de l’armée, mais son parti ne broncha pas. En même temps que le LSSP renonçait à défendre de quelque manière que ce soit les droits de la minorité tamoule, l’influence syndicale du LSSP s’effondrait parmi les ouvriers tamouls dans les plantations et ailleurs.
Il y eut de nouvelles vagues de grèves ouvrières. Faisant le pont entre les luttes ouvrières extra-parlementaires et la voie parlementaire inoffensive, le Front de gauche uni (ULF) fut créé en 1963 à l’initiative du LSSP, avec la participation du Parti communiste et du groupe de Gunawardena (qui s’appelait alors le MEP), et avec le soutien enthousiaste du Secrétariat international pabliste. Il est clair que l’ULF était un front populaire chauvin cinghalais. On pouvait encore se poser des questions sur le caractère de classe du groupe de Gunawardena au moment de la scission en 1950, mais en 1963 le MEP était manifestement devenu un parti petit-bourgeois qui prônait un communautarisme enragé ; Gunawardena avait catégoriquement refusé d’inviter une quelconque organisation tamoule à participer au rassemblement du Premier Mai 1963 organisé en commun par le LSSP, le PC et le MEP. Samarakkody et une minorité du comité central du LSSP s’opposèrent à l’ULF, en faisant remarquer à juste titre qu’il n’était qu’une étape préparatoire à une coalition avec le SLFP. Mais dans le reste du parti il y avait de moins en moins de réserves sur la perspective d’une coalition.
Mme B. avait désespérément besoin d’alliés : elle était confrontée à des défections et des tentatives de coup d’Etat militaire, à des mobilisations tamoules et maintenant à d’importantes luttes ouvrières. Le 21 mars 1964, alors que 40 000 manifestants défilaient à Colombo, la presse bourgeoise commença à évoquer des pourparlers entre Perera et le SLFP. Lors d’une conférence extraordinaire du LSSP les 6 et 7 juin, l’entrée au gouvernement avec le SLFP, défendue par l’aile droite dirigée par Perera, fut approuvée à une forte majorité. Une résolution minoritaire présentée par 14 membres du comité central déclarait :
« Accepter des portefeuilles dans le gouvernement de Mme Bandaranaike, que ce soit séparément ou en association avec d’autres partis du Front de gauche uni, serait accepter de prêter main-forte au gouvernement du SLFP pour contrer la vague montante du mécontentement des ouvriers et des masses contre ce gouvernement, et se livrer à la collaboration de classes avec sa politique de préservation du capitalisme à Ceylan dans le cadre constitutionnel capitaliste.
« L’entrée des dirigeants du LSSP dans le gouvernement du SLFP aura pour résultat une collaboration de classes pure et simple, la désorientation des masses, la division de la classe ouvrière et l’abandon d’une perspective de lutte, ce qui conduira à la dislocation du mouvement ouvrier et à l’élimination de l’axe révolutionnaire indépendant de la gauche. Avec comme résultat que les forces de la réaction capitaliste, loin d’être affaiblies ou neutralisées, seront au bout du compte renforcées. »
– reproduit dans Fourth International (des partisans de Healy), été 1964
Battus, la plupart des 159 délégués qui s’étaient opposés à la coalition quittèrent le LSSP pour créer le Lanka Sama Samaja Party (révolutionnaire), en déclarant que la décision du LSSP était « une violation complète des principes fondamentaux du trotskysme » (Education for Socialists, « Vers une histoire de la Quatrième Internationale, sixième partie : Marxisme révolutionnaire contre collaboration de classes au Sri Lanka »).
Le LSSP(R), qui prit alors la place du LSSP comme section ceylanaise du Secrétariat unifié (SU), gardait deux députés, Samarakkody et Meryl Fernando. Affaiblie par de nouvelles défections, la coalition n’avait plus de majorité au parlement. Le 3 décembre 1964, elle fut battue à une voix de majorité sur un amendement au discours du trône déposé par W. Dahanayake, un député de droite indépendant (et ex-membre du LSSP), qui déclarait que « le peuple n’a pas confiance dans le gouvernement, qui n’a pas su résoudre les problèmes du peuple, comme l’emploi, le coût de la vie et le logement » (cité par T. Perera dans Revolutionary Trails – Edmund Samarakkody : A Political Profile [Parcours révolutionnaires – Edmund Samarakkody : un portrait politique], Social Scientists’ Association, Colombo, 2006). Samarakkody et Fernando votèrent pour cet amendement. Dans une déclaration publiée par Samarakkody, le LSSP(R) affirmait n’avoir « absolument aucune larme à verser pour le gouvernement » (cité par M. Banda dans Ceylon : The Logic of Coalition Politics).
Le LSSP(R) n’était pas un groupe homogène. Une tendance pro-coalition menée par V. Karalasingham réintégra bientôt le LSSP. Il devint en outre rapidement clair que Bala Tampoe, le dirigeant du syndicat des employés de commerce de Ceylan (Ceylon Mercantile Union – CMU) avait l’intention de faire du LSSP(R) un appendice de ses activités syndicales, qui étaient d’un opportunisme grossier. Il allait s’en vanter plus tard : « Bien qu’étant membre du LSSP, je n’ai jamais permis au LSSP de contrôler le syndicat des employés de commerce. Je suis fier d’avoir tenu le syndicat à l’écart des conflits politiques » (Sunday Times de Colombo, 22 octobre 1995). Le LSSP(R) comptait aussi dans ses rangs des partisans du groupe britannique de Healy, qui se livrèrent à des manœuvres sans principes avec Karalasingham et Tampoe, avant de partir créer leur propre organisation.
Samarakkody s’attaqua principalement à Tampoe. Celui-ci, après avoir remplacé A.E. Goonesinha à la tête du CMU en 1948, s’était incrusté comme dirigeant à vie du syndicat (camouflé derrière une façade « démocratique »), au point qu’on disait qu’il était plus facile de changer la constitution du pays que celle du CMU. Sa conduite faisait scandale : il s’opposait notamment à des actions communes avec d’autres syndicats, s’affichant même aux côtés de représentants de l’ennemi de classe et rendant visite à des personnalités impérialistes en plein milieu d’importantes luttes prolétariennes. En 1968, Samarakkody, dégoûté par tout ceci, prit la tête d’une scission. Il demanda au SU de reconnaître son groupe comme section officielle, ce qui fut refusé. Quelques années plus tard, collaborant avec le RWP de Samarakkody, nous dénoncions publiquement les activités inacceptables de Tampoe (voir « L’affaire Bala Tampoe » et « Le SU cherche à étouffer le scandale Tampoe », Spartacist édition anglaise nº 21 et 22, automne 1972 et hiver 1973-1974).
Samarakkody est allé aussi loin à gauche que cela était possible dans le cadre du SU. Attiré par les critiques apparemment orthodoxes que faisait Joseph Hansen, porte-parole du SWP, de la ligne guérilliste défendue à cette époque par la majorité du SU, il écrivait dans un document destiné au Congrès mondial du SU de 1969 : « il est temps pour l’Internationale tout entière de se demander si nos tactiques des trois dernières décennies ne nous ont pas conduits à une stratégie étrangère à notre mouvement » (« Stratégie et tactique de notre mouvement dans les pays retardataires » [non daté]). Après avoir été exclu du SU, Samarakkody alla plus loin dans sa critique :
« Pendant les deux premières années, la tendance révolutionnaire a eu pour tâche de tirer un bilan correct de l’expérience du LSSP et du LSSP(R), et de se débarrasser de l’héritage du pablisme qui remplaçait le matérialisme dialectique par l’empirisme et le pragmatisme et abandonnait la tâche de construire le parti révolutionnaire au profit de la participation et de “l’intégration” au soi-disant mouvement vivant des masses. Cela a conduit les pablistes au parlementarisme et au syndicalisme. Le Revolutionary Workers Party ne peut que rejeter la politique des deux tendances du Secrétariat unifié – la mixture opportuniste gauchiste de Mandel, Livio [Maitan], [Pierre] Frank tout comme le groupe opportuniste Hansen-Novack. »
– « La lutte pour le trotskysme à Ceylan »
Discussions avec Samarakkody
C’est en 1971 que Samarakkody nous écrivit pour la première fois. Ce fut pour nous un événement majeur. Ceylan avait une importance considérable dans l’histoire du mouvement trotskyste et pouvait être une plate-forme de départ pour la révolution dans tout le sous-continent indien. Samarakkody et Fernando étaient des cadres de longue date qui avaient fait leurs preuves. Les cadres représentent une somme d’expériences accumulées au fil du temps, et Trotsky lui-même, par exemple, avait passé de longues années à essayer de gagner des individus comme Henk Sneevliet, un vétéran du mouvement communiste, au combat pour la Quatrième Internationale. Samarakkody était important pour nous d’un autre point de vue, comme pouvaient l’être Healy, Lambert et le Bolivien Guillermo Lora. Nous avons assidûment cherché à entrer en contact avec certains cadres et groupements à l’intérieur et à la périphérie du SU et d’autres organisations internationales qui se réclamaient du trotskysme, sachant que certains groupes locaux pourraient ne pas être totalement acquis au centrisme pabliste ou au réformisme de Hansen. Ce qu’a montré ce nécessaire travail de clarification, c’est que toutes les tendances, scissions et fragments qui se réclamaient de l’héritage de la Quatrième Internationale étaient finies comme forces révolutionnaires, et qu’il fallait reconstruire sur de nouvelles bases, notamment en regroupant, au travers d’un processus de scissions et de fusions, des cadres révolutionnaires issus de ces organisations.
Qui plus est, nous avions conscience de l’erreur que Cannon et le SWP américain avaient commise après la mort de Trotsky, quand ils avaient refusé la tâche difficile d’assumer la direction de l’Internationale et qu’ils avaient attendu que quelqu’un d’autre le fasse. Nous avons par conséquent cherché à savoir s’il était conforme à nos principes de joindre nos forces à celles du RWP dans la lutte pour reforger la Quatrième Internationale. Il fallait pour cela essayer de déterminer dans quelle mesure ceux des vieux trotskystes ceylanais qui avaient scissionné lors de la trahison de 1964 avaient vraiment réussi à transcender le LSSP du « bon vieux temps ». Il y eut aussi, entre autres, des discussions sur notre perspective de groupe de propagande de combat, sur le front populaire et sur la question nationale.
Nous avions fait l’amère expérience qu’on ne peut pas juger un groupe à distance sur la seule base de sa propagande écrite. Les healystes, par exemple, avaient produit beaucoup d’excellents documents à la fin des années 1950 et au début des années 1960 ; mais, après être entrés en contact avec eux, nous avons constaté que ces belles paroles dissimulaient une histoire sordide de gangstérisme politique et de violence. Le vote de Samarakkody contre le front populaire en 1964 était une preuve tangible de fidélité aux principes révolutionnaires. Mais c’est seulement après plusieurs fort onéreux voyages au Sri Lanka – peut-être une demi-douzaine, étalés sur à peu près autant d’années – que nous avons pu nous faire une véritable idée des perspectives et du travail du RWP.
Nos divergences sur la question nationale portaient initialement sur le Proche-Orient. Le RWP était en désaccord avec notre position de défaitisme révolutionnaire dans les guerres israélo-arabes de 1948, 1967 et 1973. Il soutenait qu’Israël était simplement un avant-poste impérialiste et qu’il était par conséquent nécessaire d’accorder un soutien militaire aux Etats bourgeois arabes. Le RWP n’était pas non plus d’accord avec notre position que dans les situations où des peuples sont géographiquement interpénétrés – comme en Israël-Palestine ou à Chypre – l’exercice du droit à l’autodétermination par l’un des peuples ne pouvait s’effectuer, sous le capitalisme, qu’aux dépens des droits démocratiques de l’autre. Dans une lettre écrite en 1975, Samarakkody affirmait ainsi que « la possibilité, ou la probabilité, que la minorité chypriote turque soit opprimée, ne doit pas empêcher les marxistes révolutionnaires de soutenir la juste lutte du peuple chypriote pour une indépendance complète » (« Question nationale : divergences entre le RWP et la SL/U.S. », 31 octobre 1975, International Discussion Bulletin nº 7 de la TSI, mars 1977). Le problème, c’est qu’il n’y a pas qu’un seul « peuple chypriote », comme l’a montré la consolidation de deux micro-Etats antagonistes sous la suzeraineté respectivement de la Turquie et de la Grèce, consolidation qui s’est accompagnée de transferts massifs de population. Lorsque des peuples sont interpénétrés, le conflit entre intérêts nationaux qui en résulte ne peut être résolu équitablement que dans le cadre du pouvoir d’Etat prolétarien.
La divergence fondamentale entre nous et le RWP portait sur le front populaire. Aux élections de 1970, le RWP (qui s’appelait alors Revolutionary Samasamaja Party) conseillait de voter pour le LSSP ou le PC, qui faisaient partie du front populaire dirigé par le SLFP, dans les circonscriptions où ils étaient opposés à des candidats de partis capitalistes :
« Comme première étape en vue d’en finir avec la politique de coalition et toutes les formes de collaboration de classes, et pour regrouper la classe ouvrière sous la bannière de l’indépendance de classe, dans la perspective de la lutte anticapitaliste, le Revolutionary Samasamaja Party appelle à voter seulement pour les candidats des partis ouvriers là où ils se présentent contre les candidats de partis capitalistes » [souligné dans l’original].
– « Le Revolutionary Samasamaja Party
et les élections législatives », mai 1970
Nous pensons qu’il n’y a pas de raison d’accorder un soutien électoral critique à des partis ouvriers-bourgeois dans un front populaire, puisque, quand ils font partie d’une coalition bourgeoise, on ne peut plus exploiter de contradiction entre la subordination politique des réformistes au capitalisme et leurs prétentions (implicites ou explicites) à représenter les intérêts de la classe ouvrière. Le front populaire viole le principe de l’indépendance de classe du prolétariat vis-à-vis de la bourgeoisie. L’histoire du mouvement ouvrier à Ceylan en dit long sur les conséquences funestes de toute forme de soutien au front populaire.
En 1974, une délégation du RWP put se rendre au Canada pour des discussions approfondies avec la tendance spartaciste internationale. Nous apprenions alors que Samarakkody avait récemment répudié son vote de 1964 qui avait fait tomber le front populaire. Les discussions sur cette question, à cette époque comme plus tard, étaient embrouillées par des questions tactiques. Il était embarrassant et maladroit d’avoir voté pour l’amendement d’un député de droite ; les camarades s’étaient fait piéger par une manœuvre de l’UNP. Mais ce vote n’en restait pas moins conforme à nos principes, nécessaire, courageux et honorable. Tôt ou tard Samarakkody et Fernando auraient été à nouveau confrontés à la question de voter pour faire tomber le gouvernement, avec une forte probabilité que leurs voix soient décisives. La conclusion capitulatrice de tous ces discours du RWP sur leur « erreur tactique », c’est que préserver la coalition aurait été plus important que les principes marxistes. C’est pour son vote de 1964 que nous respections Samarakkody, et voilà qu’il le déplorait ! Comme le disait un de nos camarades : « Il a dit qu’il était désolé, nous pensions qu’il était formidable (avant de savoir qu’il était désolé). »
Le soutien du LSSP au coalitionnisme ne lui valut que désillusions et impopularité, une fois sa base ouvrière livrée pieds et poings liés au chauvinisme cinghalais. Peu après son ralliement à la coalition, le LSSP apporta son soutien au pacte Shastri-Sirimavo, signé par Mme B. et le Premier ministre indien Lal Bahadur Shastri, qui prévoyait l’expulsion de plus d’un demi-million de Tamouls vers l’Inde. En janvier 1966, le LSSP, de concert avec le PC, organisa une campagne communautariste pour protester contre des concessions limitées proposées par le gouvernement UNP dans le domaine des droits pour la langue tamoule. La campagne électorale de la coalition SLFP-LSSP-PC en 1970 fut marquée par une surenchère de chauvinisme anti-Tamouls. Le titre de gloire suprême de Colvin R. de Silva, un des dirigeants du LSSP, est d’avoir été responsable, en tant que ministre des Affaires constitutionnelles, de la constitution de 1972 qui gravait dans le marbre la politique du « cinghalais seulement » et abrogeait les garanties que la loi avait jusque-là accordées aux minorités du pays.
Pendant toute la période allant de la grève des jeunes ouvrières de l’usine Velona Mills à Moratuwa, dirigée par le LSSP(R) en juillet 1964, jusqu’aux vagues de grèves des six années suivantes, le LSSP fut du côté de la coalition bourgeoise communautariste contre les luttes ouvrières. Ce qui s’est développé en réaction à la politique de coalition c’est le Janatha Vimukthi Peramuna (JVP). C’était au début un mouvement de la gauche radicale implanté dans les campagnes, se réclamant de Che Guevara et de la lutte révolutionnaire des Vietnamiens contre l’impérialisme américain et ses fantoches locaux. Nous écrivions en 1972 à l’un de nos correspondants ceylanais :
« Ce qui nous inquiète le plus dans la révolte de la jeunesse a trait à la critique historique principale que nous faisons du mouvement trotskyste ceylanais : ses impulsions petites-bourgeoises profondément enracinées se sont exprimées dans le nationalisme ceylanais de gens relativement privilégiés plutôt que dans la lutte pour gagner le prolétariat de Ceylan (et particulièrement les ouvriers tamouls des plantations) afin d’en faire un tremplin pour la révolution prolétarienne dans le sous-continent indien tout entier. »
– cité dans la « Lettre à Samarakkody » du
27 octobre 1973, iSt International Discussion
Bulletin nº 3, mai 1974
A la fin des années 1960, le JVP était l’organisation à laquelle adhéraient les jeunes subjectivement révolutionnaires lorsqu’ils rejetaient les jeux de passe-passe parlementaires et les trahisons de la coalition. Rohana Wijeweera, le dirigeant du JVP, se présentait comme « un bolchévik des temps modernes ». Il y avait dans les rangs du JVP beaucoup de jeunes d’origine rurale qui avaient fait des études mais qui ne parlaient que le cinghalais, et dont les perspectives dans une économie semi-coloniale étaient de ce fait peu reluisantes. Début 1971, une insurrection dirigée par le JVP fut noyée dans le sang par le gouvernement de coalition SLFP-LSSP-PC qui massacra des milliers de jeunes militants. Par la suite, l’insistance croissante du JVP sur la nécessité de « libérer » le Sri Lanka de la « menace indienne » (ainsi que sa stratégie petite-bourgeoise basée sur la paysannerie) finit par le transformer en une organisation communautariste réactionnaire déterminée à détruire le peuple tamoul. Ceci était dans une large mesure le résultat de la politique d’éducation en « cinghalais seulement » préconisée par le SLFP et à laquelle le LSSP s’était maintenant rallié.
Une des choses qui nous avait attirés vers Samarakkody et le RWP c’était la position correcte qu’ils avaient prise sur l’insurrection de 1971. Tandis que le LSSP et le PC, qui faisaient partie de la coalition, essayaient de justifier le massacre auquel ils avaient participé en proclamant que le JVP était une bande de réactionnaires soutenus par la CIA, Samarakkody prit en sa qualité d’avocat la défense de militants du JVP emprisonnés tout en critiquant publiquement la politique de cette organisation :
« Dans ces circonstances, il n’était pas question pour le parti de soutenir cette lutte. Le parti n’a pas soutenu et ne pouvait pas soutenir cette lutte, ni faire quoi que ce soit pour aider, favoriser ou poursuivre cette lutte armée.
« Mais comme il s’agissait d’une lutte entre d’un côté la jeunesse opprimée et de l’autre les forces du capitalisme, les marxistes révolutionnaires sont du côté de la jeunesse qui se bat, ce qui signifie qu’ils doivent défendre la jeunesse en lutte contre les actions de l’Etat capitaliste. Concrètement, ceci signifiait que les marxistes révolutionnaires devaient s’opposer au gouvernement et le combattre quand celui-ci entreprenait de tuer, torturer, emprisonner et harceler la jeunesse en lutte, ainsi que ses sympathisants ou parents. »
– « Le Revolutionary Samasamaja Party et
la lutte armée », 1971
Le développement du JVP est la conséquence directe de la faillite de la direction de la classe ouvrière. Malgré le rôle honorable joué par Samarakkody en 1971, le RWP ne réussit jamais à attirer des militants issus de cette couche de la jeunesse radicalisée, ce qui montre dans quelle mesure le milieu de la coalition parlementaire était au centre de ses préoccupations. Même lorsque, plus tard, un clivage apparut dans le JVP entre la direction chauvine cinghalaise derrière Wijeweera et des éléments plus à gauche qui étaient prêts à reconnaître les droits des Tamouls, le RWP ne tint pas compte de notre suggestion d’avoir une orientation envers ces jeunes.
Formation de la Spartacist League/Lanka
Comme on en était arrivé à une impasse en 1974, ce fut pour nous une surprise de recevoir, en avril 1979, une proposition de fusion émanant du RWP. Une conférence extraordinaire du RWP convoquée en février 1979 avait voté pour cette perspective. L’impulsion venait visiblement de membres plus jeunes et actifs de la Jeunesse marxiste du RWP, qui voulaient sortir de la stagnation. Nous ne savions pas à l’époque que les dirigeants historiques du RWP, Samarakkody et Fernando, étaient opposés à cette perspective de fusion. Dans notre réponse au RWP, nous écrivions :
« Comme pour toutes les sections et tous les candidats à la fusion, il faudrait que nous soyons mutuellement assurés – d’une façon définissable programmatiquement – que les camarades ceylanais aspirent à la révolution prolétarienne à Ceylan et en Asie du Sud. Si ces deux considérants existent – la détermination à agir de concert sur le plan international, et la volonté programmatiquement exprimée de chercher à faire la révolution prolétarienne – alors il y a une base pour une fusion valable. »
– cité dans « Vers la Ligue trotskyste internationale ! »,
Spartacist édition française nº 15-16, printemps 1980
Il est d’usage au Sri Lanka que les militants de gauche, et en particulier ceux qui se réclament du trotskysme, cherchent à nouer des liens internationaux pour renforcer leur autorité, et Samarakkody appréciait certainement de quitter son île, que ce soit dans le cadre de voyages officiels en URSS ou en Egypte en tant que député ou pour des rassemblements internationaux de militants se réclamant du trotskysme. Mais ce qui nous intéressait n’était pas une « internationale » protocolaire ou fédérée ; nous voulions un parti international authentiquement léniniste, régi par le centralisme démocratique. Nos bulletins intérieurs furent mis à la disposition du RWP, mais le RWP ne nous donna jamais accès à sa vie interne.
Sachant qu’une fusion aurait une valeur inestimable, nous avons envoyé au Sri Lanka une délégation de haut niveau. Un accord d’unification fut signé, qui malgré des amendements introduits par le RWP pour arrondir les angles de certaines formulations importantes, énumérait les obstacles politiques à une unification véritable :
« Politiquement, pour le caractériser de façon extrême, le RWP pourrait voir des éléments d’ultra-gauchisme sectaire dans la TSI, centrés, dans le meilleur des cas, sur une indifférence aux luttes nationales des opprimés, et sur un manque volontaire d’efficacité dans l’approche des masses et dans la construction du parti. Pour sa part, la TSI pourrait considérer, comme caractérisation extrême, que le RWP partageait du moins en partie un centrisme suiviste par rapport au nationalisme petit-bourgeois et qu’il donnait un soutien critique aux pires aspects du révisionnisme et du réformisme, tandis qu’il est en grande partie incapable, dans sa propre propagande, de dépasser les revendications purement démocratiques. »
– cité ibid.
Le projet de document pour notre conférence internationale de 1979 expliquait que cette unification représentait une occasion importante pour l’extension de la tendance spartaciste internationale, mais qu’elle était difficile étant donné notamment l’ampleur des divergences politiques non résolues, la distance géographique et les différences de culture et de niveau de vie. Le RWP, qui avait en général la conception que la direction est éternelle et de droit divin, envoya à la conférence une délégation composée de Samarakkody, Fernando ainsi que Tulsiri Andrade, un autre des dirigeants qui s’étaient abstenus sur la perspective de fusion. On nous avait dissimulé le fait que la délégation n’incluait aucun représentant de la majorité pro-fusion, ce qui était déjà un signe de mauvaise foi.
A la conférence, le débat sur la question du front populaire fut un tournant. Alors que les intervenants de la TSI cherchaient à s’appuyer sur l’expérience internationale des batailles menées par Trotsky et sur d’autres exemples plus récents, Samarakkody se limitait étroitement à Ceylan, et au fur et à mesure de la discussion transformait les divergences politiques en remises en cause de la crédibilité personnelle et de l’intégrité d’« Edmund ». Nous posions comme condition minimum à l’unification que, dans le contexte du centralisme démocratique international, le vote de 1964 soit défendu et soutenu publiquement. Ce qui ressortait du débat, c’est que pour notre part il n’y aurait pas de pacte diplomatique de non-agression, mais une bataille politique léniniste pour une ligne internationale commune. Les dirigeants du RWP ne voulaient pas accepter cela.
Mais la délégation ne pouvait pas rentrer au Sri Lanka et expliquer que l’unification n’avait pas pu se faire à cause de la question du front populaire, puisque la plupart des camarades de la majorité pro-fusion du RWP étaient d’accord avec la position de la TSI. Au lieu de cela, Samarakkody prit prétexte du procès pour crimes contre la morale communiste et la décence humaine que nous avions fait à Bill Logan, un ex-dirigeant de nos sections australienne et britannique (voir la brochure de la LCI The Logan Dossier). Samarakkody faisait partie de l’instance établie pour le juger ; il admit que Logan avait eu un procès équitable et qu’il était un « monstre » coupable « d’une série de manipulations personnelles et sexuelles calculées ». Mais Samarakkody chercha à faire endosser par d’autres camarades dirigeants, qui avaient été parmi ses principales victimes, la responsabilité des crimes de Logan, et argumenta qu’il ne fallait pas exclure Logan parce qu’il n’avait pas agi par « intérêt personnel ».
Le fait que Samarakkody se fasse l’avocat de Logan provoqua des réactions de colère et de dégoût parmi les participants à la conférence. Comme le faisait remarquer un camarade, l’appât du gain ou l’attrait du pouvoir n’épuise pas la gamme des désirs humains peu ragoûtants : « Jack l’éventreur tuait-il pour gagner de l’argent ou pour devenir Premier ministre ? » Peut-être Samarakkody escomptait-il que le fait qu’il s’agissait de questions de sexe susciterait une certaine répugnance puritaine dans le contexte de l’intense répression sexuelle de la société sri-lankaise. Il est certain que son attitude dénotait de l’indifférence pour la question de l’oppression des femmes. Alors que les femmes constituent une composante stratégique du prolétariat de Ceylan, le RWP ne comptait aucune femme parmi ses militants ; un membre de la délégation du RWP avait argumenté que puisque les femmes étaient quatre ou cinq fois plus difficiles à recruter, il valait mieux se consacrer à recruter quatre ou cinq hommes plutôt qu’à recruter une femme.
Le lendemain, les délégués du RWP firent leurs valises et s’en allèrent, sans chercher à profiter de l’occasion de défendre leurs positions devant plusieurs centaines de trotskystes. Détail significatif, les rapports faits ultérieurement par les délégués aux militants du RWP ne mentionnèrent même pas la discussion sur le front populaire ; ils n’étaient qu’une litanie de prétendues vexations bureaucratiques, la plupart du temps ridicules et qui en général en révélaient davantage sur leur état d’esprit que sur le soi-disant bureaucratisme de la TSI. Les délégués du RWP n’avaient été victimes ni d’une épuration ni de tentatives d’intimidation, comme ils le prétendaient ; ils avaient simplement pris la fuite. Samarakkody n’avait jamais été aussi à cheval sur le protocole quand il était au parlement, mais peut-être était-ce simplement là-bas du cinéma entre vieux amis. L’expérience de la conférence de 1979 démontrait que Samarakkody et Cie étaient des hommes usés. Notre expérience fraternelle prolongée se concluait de manière franchement négative. Mais cette clarification avait valeur politique.
La délégation du RWP ne parvint pas non plus à immuniser ses militants contre la TSI. La bataille continua à l’intérieur même du RWP. Les camarades qui défendaient le vote de 1964 et la perspective de fusion créèrent la Fraction bolchévique. En 1981, celle-ci fusionna avec la TSI pour fonder la Spartacist League/Lanka (SL/L). Le document de fusion du 24 mai 1981 portait explicitement sur les leçons de la bataille contre « le centrisme localiste et vacillant » du RWP sous la direction Samarakkody (voir « Vers la révolution en Asie du Sud – La Spartacist League fondée à Sri Lanka », Spartacist édition française nº 18-19, hiver 1981-1982). Le lien étroit entre une position de principe cohérente sur la question tamoule et l’opposition catégorique au front populaire dans toutes ses variantes était une clé de voûte du programme de la SL/L : « La politique de coalition a résulté non seulement en une subordination envers les capitalistes, mais aussi envers le chauvinisme cinghalais » (ibid.). Ceci allait de pair avec la conception que l’on ne pourrait reforger le trotskysme ceylanais qu’en partant d’une perspective révolutionnaire englobant le sous-continent indien :
« Les intentions révolutionnaires des militants de Sri Lanka seront confirmées par leur pratique dans la question tamoule. De l’autre côté du détroit de Palk, vivent des millions et des millions d’autres Tamouls. Le combat pour gagner des camarades tamouls exprime un engagement à contribuer à construire un parti révolutionnaire en Inde […]. »
– Ibid.
La détermination de nos camarades à combattre le chauvinisme anti-Tamouls fut presque immédiatement mise à l’épreuve. A l’initiative d’un partisan de la SL/L à l’université de Colombo, des étudiants en grève réclamèrent l’inscription d’étudiants tamouls en première année, allant ainsi à l’encontre de l’interdiction de facto pour les Tamouls d’étudier dans les universités de l’île, à l’exception de celle de Jaffna. Cette lutte fut le premier exemple, dans la période récente, de défense des droits des Tamouls par des étudiants cinghalais. Malgré sa petite taille, la SL/L publiait des journaux tant en tamoul qu’en cinghalais. Et elle se distingua en élevant sa voix pour protester contre la terreur anti-Tamouls dans le nord du pays.
Durant toutes les années 1980, d’autres sections de la TSI ont, dans le monde entier, organisé ou participé à des manifestations contre l’escalade de la terreur anti-Tamouls au Sri Lanka ; nous étions souvent le seul groupe de la gauche occidentale à le faire. Nos camarades furent invités à prendre la parole devant de grands rassemblements tamouls à Trafalgar Square, ce qui montre combien d’autorité nous avions acquis avec nos positions de principe dans ce milieu de plus en plus nationaliste. En 1983, après des décennies de front-populisme imprégné de chauvinisme cinghalais, il y eut des pogromes d’une férocité sans précédent, orchestrés par le gouvernement UNP de J.R. Jayawardene. Ces pogromes, qui visaient à éliminer l’importante communauté de commerçants et d’hommes d’affaires tamouls de Colombo, furent une étape décisive : ils mirent fin à l’interpénétration économique des peuples de l’île. Des milliers de personnes furent tuées, et plus de 100 000 Tamouls furent contraints de se réfugier dans le nord de l’île ou en Inde ; en outre, pas moins de 200 000 ouvriers tamouls « apatrides » furent contraints par la terreur de fuir les plantations des collines. Comme nous l’écrivions à l’époque, ce fut un tournant décisif dans l’histoire de Ceylan :
« Alors que le reste de la gauche s’opposait à l’autodétermination des Tamouls, nous étions pour ce droit, mais contre sa mise en pratique, en soulignant que ce serait, économiquement et dans d’autres domaines, une catastrophe. Maintenant la catastrophe a eu lieu, la séparation nationale est une réalité. Par conséquent, nos revendications aujourd’hui sont : “Pour le droit de Tamoul Eelam ! Pour une fédération socialiste d’Eelam et de Lanka !” »
– « Campagne de terreur d’Etat contre les Tamouls de Lanka », le Bolchévik nº 49, octobre 1984
Mais en essayant désespérément de trouver le moyen de défendre le peuple tamoul contre de nouveaux massacres, nous avons aussi avancé une revendication contraire à nos principes : « Transfert des Tamouls des régions cinghalaises vers le Nord sous la protection de l’armée indienne » (le Bolchévik nº 41, août 1983, et Spartacist édition française nº 21, automne 1983). Même si les articles en question avertissaient explicitement qu’il ne fallait avoir aucune confiance dans l’Etat bourgeois indien d’Indira Gandhi pour défendre les Tamouls au Sri Lanka, dans les faits ce mot d’ordre équivalait à une déclaration de confiance dans la bourgeoisie indienne ; il pouvait aussi s’interpréter comme un appel à des transferts de population forcés visant les Tamouls qui se trouvaient encore à Colombo et dans le reste de l’île. Dans le souci de préserver la clarté et l’intégrité marxistes qui marquent notre histoire, la Sixième Conférence de la LCI, qui s’est tenue récemment, a voté de répudier publiquement ce mot d’ordre de « transfert » de 1983.
La SL/L défendait aussi sans ambiguïté les droits des femmes, rejetant ainsi un autre aspect fondamental de l’héritage de collaboration de classes et de trahison réformiste à Ceylan. Comme l’expliquait le document de fusion de 1981 :
« Les récents événements d’Iran et d’Afghanistan ont montré de façon aiguë que dans les pays sous-développés d’Orient la question femmes revêt un caractère particulièrement significatif. Nous devons avancer des revendications qui visent l’oppression spécifique de la femme, et développer des méthodes spéciales de travail parmi les femmes, car dès lors qu’elles se seront mises en mouvement, les femmes travailleuses fourniront beaucoup des meilleurs combattants pour le communisme, comme elles l’ont fait pour la Révolution bolchévique en Asie centrale soviétique. Les travailleuses tamoules des plantations et les travailleuses encore inorganisées des industries de la zone franche, comme le textile, sont des secteurs importants du prolétariat de Ceylan, et doivent être gagnées à notre cause. »
– « La Spartacist League fondée à Sri Lanka »
Quand des grèves éclatèrent en 1984 parmi les ouvrières du textile, majoritairement cinghalaises, la SL/L se solidarisa avec les grévistes et la TSI lança une campagne internationale de solidarité financière pour soutenir ces luttes. Ce travail permit à la SL/L de gagner plusieurs de ces militantes au programme révolutionnaire.
La terreur anti-Tamouls de plus en plus intense et la répression en général contre la gauche frappèrent aussi notre petite organisation. En 1984, Vincent Thomas, le rédacteur en chef de la presse de la SL/L, fut convoqué à Colombo dans les tristement célèbres bureaux du quatrième étage de la police secrète, la Criminal Investigation Division (CID), où il fut menacé de mort. Samarakkody, et c’est à son honneur, prit part en tant qu’avocat à la défense de notre camarade. La SL/L et la TSI furent ensuite la cible d’une campagne de calomnies anticommunistes dans la presse sri-lankaise réactionnaire, qui nous présentait comme des terroristes.
Les pogromes de 1983, l’insurrection nationaliste tamoule et l’intensité de la répression, tout cela coupa court aux possibilités de faire du travail public à Ceylan. Comme nous n’avions pas de langue commune, il était extrêmement difficile d’aider, grâce à la discussion et la collaboration internationales, notre organisation petite et vulnérable à lutter contre les énormes pressions qui s’exerçaient sur elle. L’anglais était la langue maternelle de Samarakkody, ce qui facilitait de vraies discussions, mais ce n’était pas le cas des camarades qui constituaient la SL/L. Malgré nos efforts pour combler le fossé linguistique – des camarades à New York étudièrent le cinghalais et des camarades à Lanka prirent des cours d’anglais – notre section à Lanka fut dans une très large mesure victime de la politique de « cinghalais seulement » du front populaire.
Persistance de l’héritage du front-populisme
Si les conséquences de la trahison chauvine du front populaire étaient si évidentes, pourquoi Samarakkody a-t-il renié son vote de 1964 ? Il est clair qu’il changea de position après l’émergence à l’intérieur du LSSP d’une tendance d’opposition, qui allait donner naissance en 1977 au Nava [nouveau] Sama Samaja Party (NSSP). Il voyait sans doute là une occasion de ressusciter le vieux LSSP, de redevenir un membre respecté de la vieille garde. Un camarade de la TSI qui s’était rendu à Lanka en 1975 rapportait à propos du RWP : « [ils] semblent très contents de leurs perspectives, en particulier parce que le LSSP a été chassé du gouvernement et que cela rend les militants du LSSP plus ouverts à leur égard ». Il ajoutait que malheureusement, si Samarakkody voulait avoir un journal hebdomadaire, « c’était apparemment surtout parce qu’il voulait pouvoir répondre à ce que N.M. Perera et Colvin de Silva venaient de déclarer au parlement ».
Dans sa nécrologie de Samarakkody publiée dans le journal britannique Workers Power, Al Richardson, qui était alors le rédacteur en chef de Revolutionary History ainsi qu’un défenseur acharné de l’entrisme dans le Parti travailliste, écrivait :
« Karalasingham pensait qu’ils auraient dû faire un travail d’entrisme dans le vieux LSSP. Il avait tout à fait raison, comme on a pu le voir moins de dix ans plus tard : une importante aile gauche a effectivement scissionné du LSSP pour former le NSSP, dirigé par Vasudeva Nanayakkara. Mais Edmund avait préféré rester fidèle à ses principes, tout seul si nécessaire. »
– Workers Power, février 1992
N’en déplaise à Richardson et à tous les thuriféraires du front populaire, le tort de Samarakkody était de ne pas avoir rompu assez nettement avec cette calamiteuse tradition.
Mis à part la complicité dans tous les crimes du front populaire, le NSSP est une réplique du vieux LSSP, bien souvent sous ses pires aspects. Il a participé à maintes reprises au manège sans fin des combinaisons front-populistes, y compris avec le SLFP. Nanayakkara, le fondateur du NSSP, avait été lui-même député du LSSP de 1970 à 1977. En juin 1990, le NSSP a signé, conjointement avec le SLFP et le LSSP, une déclaration de six partis soutenant la campagne génocidaire du gouvernement UNP contre les Tamouls au nom de la lutte contre « le fascisme du LTTE [les Tigres tamouls] » (cité dans Revolutionary Trails).
Le NSSP et les formations qui en sont issues perpétuent aujourd’hui encore cette tradition de trahison. Pendant plusieurs années, le NSSP a été affilié à la tendance internationale dirigée par Ted Grant et Peter Taaffe. A la fin des années 1980 fut créé l’United Socialist Party (USP, Parti socialiste uni), qui se présentait comme une scission de gauche du NSSP. L’USP choisit le côté de Taaffe lorsqu’il rompit avec Grant quelques années plus tard, tandis que le NSSP rejoignit le SU. En 2009, pendant l’offensive meurtrière du gouvernement SLFP contre les Tamouls, l’USP créa une « plate-forme pour la liberté » front-populiste avec l’UNP, un parti de droite. Quant aux ex-healystes de Lanka, aujourd’hui liés au World Socialist Web Site de David North, les critiques orthodoxes qu’ils font de temps à autre du front-populisme du NSSP, de l’USP et Cie sont contredites par leur scandaleux refus de reconnaître le droit à l’autodétermination du peuple tamoul.
Les méthodes bolchéviques
de construction du parti
La conception de la construction du parti que Samarakkody a gardée du LSSP était très éloignée du léninisme. Lénine rejetait explicitement l’argument que les différences entre la Russie arriérée et les pays capitalistes avancés d’Europe de l’Ouest rendaient l’expérience bolchévique inapplicable à ces pays. Mais les leçons du bolchévisme étaient aussi manifestement applicables à des pays comme le Sri Lanka qui ont des caractéristiques de développement inégal et combiné similaires à celles de la Russie pré-révolutionnaire :
« En vérité, le marxisme, seule théorie révolutionnaire juste, la Russie l’a payé d’un demi-siècle de souffrances et de sacrifices inouïs, d’héroïsme révolutionnaire sans exemple, d’énergie incroyable, d’abnégation dans la recherche et l’étude, d’expériences pratiques, de déceptions, de vérification, de confrontation avec l’expérience de l’Europe. Du fait de l’émigration imposée par le tsarisme, la Russie révolutionnaire s’est trouvée être dans la seconde moitié du XIXe siècle infiniment plus riche en relations internationales, infiniment mieux renseignée qu’aucun autre pays sur les formes et théories du mouvement révolutionnaire dans le monde entier.
« D’autre part, le bolchevisme né sur cette base théorique de granit, a vécu une histoire pratique de quinze années (1903-1917) qui, pour la richesse de l’expérience, n’a pas d’égale au monde. Aucun autre pays durant ces quinze années n’a connu, même approximativement, une vie aussi intense quant à l’expérience révolutionnaire, à la rapidité avec laquelle se sont succédé les formes diverses du mouvement, légal ou illégal, pacifique ou orageux, clandestin ou avéré, cercles ou mouvement de masse, parlementaire ou terroriste. Aucun autre pays n’a connu dans un intervalle de temps aussi court une si riche concentration de formes, de nuances, de méthodes, dans la lutte de toutes les classes de la société contemporaine, lutte qui, par suite du retard du pays et du joug tsariste écrasant, mûrissait particulièrement vite et s’assimilait avec avidité et utilement le “dernier mot” de l’expérience politique de l’Amérique et de l’Europe. »
– la Maladie infantile du communisme
(le « gauchisme »), 1920
Si les bolchéviks ont pu appliquer les leçons révolutionnaires qu’ils avaient apprises et intervenir efficacement, c’est essentiellement parce que Lénine s’est battu pour un parti d’avant-garde constitué de révolutionnaires professionnels et régi par le centralisme démocratique. Dans sa polémique de 1902 contre l’économisme, Lénine déclarait : « notre devoir […] est d’aider tout ouvrier se faisant remarquer par ses capacités à devenir agitateur, organisateur, propagandiste, colporteur professionnels, etc., etc. » (Que Faire ?). Il ajoutait : « Tout agitateur ouvrier tant soit peu doué et “donnant des espérances”, ne doit pas travailler onze heures à l’usine. Nous devons prendre soin qu’il vive aux frais du parti […] » (ibid.).
Le LSSP avait sous bien des aspects le fonctionnement typique d’un parti social-démocrate et portait les marques de la société bourgeoise particulière dans laquelle il opérait. Sa direction appartenait à l’élite éduquée et anglophone – des députés, avocats et responsables syndicaux qui conservaient leurs liens avec le reste de l’élite bourgeoise et petite-bourgeoise. Par exemple, quand des dirigeants du LSSP mariaient leur fille, il n’était pas inhabituel que des ministres UNP soient invités. La femme de Samarakkody racontait qu’elle avait rencontré par hasard Mme Bandaranaike à l’association des anciennes élèves de leur école de jeunes filles, et que celle-ci lui avait demandé comment allait le « vieux lion » Edmund.
Le système de castes, les structures familiales et sociales au Sri Lanka mettent tous l’accent sur le statut social et la hiérarchie. On examine les idées en fonction non de leur mérite propre mais du statut social de celui qui les présente. N’être pas d’accord avec une idée ou la mettre en doute, c’est faire preuve de manque de respect et d’ingratitude. C’est ainsi que dans les partis politiques ou les syndicats, le dirigeant instruit devient une sorte de parrain et de protecteur bienveillant, envers qui on doit manifester une loyauté déférente. Les quelques permanents du LSSP étaient souvent des activistes sans grande instruction, des volontaires sans emploi ou des employés de la presse du parti, tandis qu’avocats et députés jouaient le rôle de porte-parole du parti. Les dirigeants qui parlaient anglais pouvaient lire Trotsky, mais pratiquement rien n’était traduit en cinghalais ou en tamoul. Il y avait un énorme clivage entre des dirigeants de droit divin bien informés et une base qui votait pour le LSSP. Les conférences du LSSP étaient l’occasion pour les dirigeants en place de faire étalage de leur talent oratoire et non un combat de tous les militants pour une ligne révolutionnaire commune. Nos propres débats avec Samarakkody sur le front populaire et la question nationale n’avaient pas été rapportés aux militants du RWP et les documents n’avaient pas été traduits pour publication dans des bulletins intérieurs.
Comment un parti révolutionnaire peut-il recruter et former notamment des militantes avec ce genre de pratiques, qui ne font que perpétuer l’assujettissement traditionnel des femmes ? Ce n’est pas la façon de faire bolchévique, et c’est aux antipodes de la lutte pour devenir l’avant-garde révolutionnaire de la classe ouvrière et le tribun du peuple. Dans la Ligue communiste internationale (LCI), nous luttons pour que tous les militants participent à la vie de l’organisation, y compris au niveau international.
Les dernières années de la vie de Samarakkody furent difficiles. Sur le plan personnel il fut affecté par le suicide de son fils et de sa belle-fille. Quant au RWP, il s’était acoquiné avec le Gruppo Operaio Rivoluzionario (GOR) italien, ce qui restait d’un groupe de jeunes militants de gauche dont une partie avait fusionné avec la TSI en 1980. Son líder mínimo s’était distingué en livrant de son plein gré à la police des informations sur son propre groupe. Seul un vieux charlatan pouvait accepter d’être en si piètre compagnie. En 1983, Meryl Fernando et Tulsiri Andrade rompirent avec Samarakkody après s’être querellés pour savoir qui devait faire un voyage international, déclarant que « sa méthode de construction du parti était hautement égoïste & individualiste. Toute critique politique à son égard était considérée comme une insulte personnelle » (« Pourquoi nous avons fait scission avec le Revolutionary Workers Party », 5 février 1984). D’après Fernando et Andrade, Samarakkody avait également préconisé l’entrisme dans le NSSP. Cette scission confirmait le caractère moribond du RWP, dont les meilleurs éléments avaient rejoint la TSI ; à la mort de Samarakkody, il n’en restait plus grand-chose.
Parmi les 2 000 personnes qui assistèrent à l’enterrement de Samarakkody en janvier 1992 figuraient des personnalités de premier plan du LSSP, du NSSP, du PC et d’autres organisations totalement réformistes. Ceci témoigne de l’héritage ambigu qu’il a laissé derrière lui, et du fait qu’il était demeuré jusqu’à la fin dans l’orbite du milieu front-populiste et parlementariste. Pourtant, le fait qu’en 1985 un groupe de militants tamouls ait proposé le nom de Samarakkody, un Cinghalais, pour présider le comité de suivi d’un cessez-le-feu, est un témoignage remarquable de sa réputation. A peu près à la même époque, nous imaginions à l’intérieur de notre parti le scénario suivant pour l’île de Lanka et de l’Eelam tamoul : qu’il y ait un Premier ministre tamoul, que Trincomalee soit occupé par quelques divisions d’anciens combattants vietnamiens ayant participé à la prise de Saïgon portant le casque frappé de l’étoile rouge, et qu’Edmund Samarakkody soit président.
Dans notre lettre à Samarakkody du 27 octobre 1973, nous écrivions :
« Quand il devint évident que la Troisième Internationale était finie comme force révolutionnaire, et que Trotsky entreprit d’en construire une Quatrième, il y avait un certain nombre de dirigeants communistes exceptionnels qui n’avaient pas été corrompus par le Comintern en voie de stalinisation. Les noms de Sneevliet, Rosmer, Chen Duxiu, Andrés Nin viennent à l’esprit (Christian Rakovsky était un cas à part). Mais même avec un dirigeant de la stature de Léon Trotsky (et l’histoire aujourd’hui ne nous a pas accordé de nouveau Trotsky), ces camarades n’ont pas réussi à trouver la voie de la lutte communiste au plus haut niveau et à y persévérer dans une situation nouvelle et très différente. Ils sont restés sur le bord du chemin. »
Samarakkody est resté lui aussi sur le bord du chemin.
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