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Spartacist, édition française,
numéro 38 |
été 2008 |
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La Chine et la question russe
La défense militaire inconditionnelle de la Chine contre les agressions impérialistes et la contre-révolution interne est un élément central de la perspective marxiste de notre époque. La Chine est le plus peuplé et le plus puissant, économiquement et militairement, des Etats ouvriers bureaucratiquement déformés qui subsistent. De plus, elle est aujourd’hui un important producteur de marchandises échangées sur le marché mondial, avec un prolétariat industriel dynamique en plein développement. Nous publions ci-dessous des extraits, revus pour publication, du document de la Cinquième Conférence de la LCI, « Maintenir un programme révolutionnaire dans la période postsoviétique » ; ces passages rendent compte des discussions qui ont eu lieu récemment dans la LCI pour approfondir notre compréhension des évolutions contradictoires qu’a connues la Chine dans les années qui ont suivi la destruction contre-révolutionnaire de l’Union soviétique en 1991-1992.
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Il a fallu de nombreuses batailles dans le parti à la fin des années 1990 et au début des années 2000 contre l’agnosticisme sur la question de la défense de l’Etat ouvrier chinois et/ou contre les formulations de troisième camp dans notre propagande sur la Chine (« Etat ouvrier moribond », « les acquis atténués de la Révolution de 1949 », « la bureaucratie stalinienne dirige la contre-révolution en Chine »). Cela révèle que l’importance décisive de cette question n’était pas assimilée par la précédente direction du parti. Ce qui a contribué à cette désorientation, c’est entre autres le fait de considérer tous les aspects des réformes de marché comme négatifs ; cela n’a commencé à être corrigé qu’à la fin 2003 dans un article de Workers Vanguard qui représentait un grand pas en avant dans l’analyse de l’impact que les réformes de marché ont sur l’économie et la société chinoises dans leur ensemble (« Chine Repoussez la campagne impérialiste pour la contre-révolution ! », reproduit dans le Bolchévik no 168, juin 2004).
Les réformes de marché, et l’inégalité qui ne cesse de s’accentuer en Chine, ont provoqué une augmentation considérable des luttes ouvrières et paysannes. Selon les statistiques du gouvernement chinois, il y a eu 87 000 « incidents » d’agitation sociale de masse en 2005 une moyenne de quelque 240 par jour contre la corruption, les inégalités sociales, la perte d’avantages sociaux, ou les saisies de terres de paysans par les autorités sans compensation équitable. Le régime de Hu Jintao et Wen Jiabao, alarmé par ces luttes, a annoncé un projet pour construire une « société socialiste harmonieuse ». Le régime cherche, par de modestes mesures, à améliorer la situation sociale en réduisant substantiellement les impôts des paysans et les frais de scolarité, ainsi qu’en donnant une priorité plus grande au développement des provinces les plus pauvres de l’intérieur. Il a aussi accordé plus d’autorité à la fédération syndicale contrôlée par l’Etat, ainsi que des droits pour monter des syndicats, y compris dans le secteur privé. Si les ouvriers cherchaient à tester cela sérieusement dans la pratique, notre mot d’ordre pour des syndicats indépendants du contrôle de la bureaucratie et défendant la propriété collectivisée aurait une pertinence accrue. Les luttes sociales en Chine ont relancé le débat, y compris à l’intérieur du PCC, entre les éléments qui veulent que l’« ouverture » de l’économie se poursuive à la même vitesse, les « conservateurs » maoïstes qui veulent un retour à une économie bureaucratiquement planifiée, et les néo-maoïstes et la « nouvelle gauche » qui acceptent le cadre des réformes de marché mais veulent que le gouvernement intervienne davantage pour protéger les intérêts des ouvriers et des paysans.
Depuis la Quatrième Conférence internationale, nous arrivons mieux dans notre propagande à aborder la réalité sociale en Chine et à traiter les problèmes rencontrés dans notre approche antérieure. En réaction à l’appel de la bureaucratie à de nouvelles privatisations, nous avions un réflexe « d’orthodoxie stérile » en réclamant simplement l’abolition du marché. Dans un premier projet de l’article de Workers Vanguard « Le nouvel élan de l’impérialisme japonais provoque des manifestations en Chine » [reproduit dans le Bolchévik no 172, juin 2005] nous argumentions en faveur de l’expropriation sans compensation « des usines et des autres entreprises détenues par les impérialistes japonais et occidentaux ». Cette formulation, qui était apparue dans des articles précédents, est en fait un appel à l’autarcie stalinienne qui ne prend pas en considération la relative arriération économique de cette société. Notre raisonnement était totalement à l’opposé de la façon dont le gouvernement bolchévique de Lénine traitait les concessions étrangères. Une résolution du SI du 5 mai 2005 déclarait : « Des soviets ouvriers en Chine traiteraient la présence du capital étranger d’une manière conforme aux intérêts des ouvriers. Promettre d’exproprier les capitaux étrangers sans compensation, c’est promettre de se retirer du marché mondial, c’est promettre l’échec d’une révolution politique. » Une résolution de la réunion du CEI de 2006 critiquait une formulation dans notre presse qui avait affirmé « Ce sont les aspects “socialistes” (c’est-à-dire collectivistes) qui sont responsables des évolutions économiques positives des dernières années en Chine. Et ce sont les aspects de marché de l’économie chinoise qui sont responsables des évolutions négatives. » La motion du CEI disait que cette formulation :
« tend à effacer les différences qualitatives qu’il y a entre notre programme pour une économie centralisée et planifiée dans le cadre de la démocratie ouvrière, et l’économie centralisée et planifiée autoritaire (ce qui incluait la politique autarcique d’“autosuffisance”) de la bureaucratie chinoise sous Mao. L’industrialisation notable qui a eu lieu sous le régime d’économie planifiée autoritaire de Mao a, certes, jeté les bases pour une croissance industrielle qui se poursuit sous l’“économie socialiste de marché”, mais c’est justement l’inefficacité et les contradictions de l’économie planifiée autoritaire qui ont conduit la bureaucratie à avoir recours au fouet des réformes de marché pour augmenter la productivité. [
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« Ce qui distingue fondamentalement le programme trotskyste de celui des bureaucrates staliniens, qu’ils soient du genre de Mao ou de celui de Deng/Hu, c’est que nous luttons pour la révolution prolétarienne internationale, ce qui est diamétralement opposé au “socialisme dans un seul pays”. »
Les discussions et les débats internes nous ont permis de comprendre les contradictions des « réformes de marché » en Chine d’une manière plus précise et plus dialectique. L’article en deux parties cité précédemment, ainsi que l’article « Les réformes de marché en Chine une analyse trotskyste » (Workers Vanguard no 874 et 875, 4 août et 1er septembre 2006) soulignent que les fondements de l’économie chinoise, établis à la suite du renversement du système capitaliste lors de la Révolution de 1949, restent collectivisés. Les entreprises d’Etat sont dominantes dans les secteurs stratégiques de l’industrie, et la nationalisation de la terre empêche le développement d’une classe de capitalistes agraires qui dominerait socialement dans les campagnes. Un contrôle efficace du système financier permet jusqu’à présent au régime de Pékin de protéger la Chine des mouvements brusques de capital-argent spéculatif qui font périodiquement des ravages dans les pays capitalistes néocoloniaux. Il y a eu ces 25 dernières années une importante croissance économique et en particulier un développement appréciable du prolétariat industriel, ce qui d’un point de vue marxiste est un développement progressiste d’importance historique. De plus, ce n’est pas simplement une « économie d’usines de montage ». Par exemple, la Chine est maintenant l’un des principaux fabricants de grues géantes qui chargent et déchargent les porte-conteneurs. En même temps, la politique des staliniens de Pékin apporte souffrance et misère à d’importantes couches d’ouvriers et de travailleurs ruraux ; elle a élargi le fossé entre la Chine rurale et la Chine urbaine, engendré une classe d’entrepreneurs capitalistes possédant des liens financiers et familiaux avec les dirigeants du PCC ainsi qu’avec les capitalistes chinois de la diaspora, et créé une strate de technocrates, de managers et de professions libérales qui bénéficient d’un mode de vie occidental.
En tant que marxistes révolutionnaires, nous ne nous opposons pas en soi à ce que la Chine ait des relations économiques soutenues avec le monde capitaliste, par le commerce et des joint-ventures avec des compagnies occidentales et japonaises. Les bolchéviks sous Lénine et Trotsky avaient des relations tant économiques que diplomatiques avec les puissances impérialistes et, plus d’une fois, ils ont été contraints, tenant compte du véritable rapport de forces, de faire des compromis désagréables, comme par exemple le traité de Brest-Litovsk en 1918 avec les Allemands. La Nouvelle politique économique (NEP), introduite en 1921, faisait des concessions importantes aux petits commerçants et à la paysannerie aisée. Mais Lénine exigeait l’application stricte du monopole d’Etat sur le commerce extérieur pour protéger le nouvel Etat ouvrier. De plus, pour les bolchéviks de Lénine, la NEP était un recul temporaire afin d’obtenir un moment de répit en attendant que l’extension de la révolution prolétarienne change le rapport de forces à leur avantage à l’échelle internationale. Le véritable crime de la bureaucratie stalinienne chinoise d’hier et d’aujourd’hui c’est qu’elle aide à perpétuer, et en fait à renforcer, le système capitaliste impérialiste à l’échelle mondiale. En poursuivant la « construction du socialisme dans un seul pays », les staliniens chinois ont trahi des possibilités de révolution à l’étranger, tout particulièrement en 1965 en Indonésie, où la politique, dérivée du maoïsme, de soutien à la bourgeoisie nationale « progressiste », a conduit à l’anéantissement du plus grand parti communiste du monde capitaliste. La Chine, aussi bien sous Mao que sous Deng, était une composante stratégique importante de l’alliance contre l’Union soviétique, dirigée par les Etats-Unis, durant les deux dernières décennies de la guerre froide.
Les investissements accrus de capitaux en Asie donnent une grande place dans l’économie mondiale à cette région, où se concentre un prolétariat industriel important (particulièrement en Asie du Nord-Est). La Chine, le Japon et la Corée du Sud sont les trois premiers pays du monde pour la construction navale. L’Asie du Nord-Est est une plaque tournante du commerce international, et l’expansion de l’économie chinoise soutient à la fois l’économie US et celle du Japon (où la décennie de récession des années 1990 a été suivie d’une « reprise sans emplois »). La Chine sert de marché aux exportations industrielles de l’Allemagne ; elle est importante aussi pour des exportateurs de matières premières comme l’Australie, l’Amérique latine et l’Afrique, et pour les exportateurs de pétrole du Proche-Orient. En même temps, l’investissement direct étranger en Chine est considérable. En 2005, 58 % des produits exportés par la Chine étaient fabriqués par des entreprises à capitaux étrangers. En fait, la bureaucratie chinoise sert de fournisseur de main-d’uvre aux impérialistes (mais elle n’est pas propriétaire des usines).
Trois des quatre Etats ouvriers déformés se trouvent dans la région du Pacifique. Ce fait, ajouté au poids économique de plus en plus grand de la région, n’a pas échappé aux impérialistes américains. Vers la fin de l’administration Clinton, le Pentagone avait commencé à transférer une grande partie de ses forces dans la région du Pacifique. Dans sa « Revue de posture nucléaire » de 2002 le gouvernement américain désignait la Chine et la Corée du Nord, entre autres pays, comme cibles d’une éventuelle première frappe nucléaire. Les marines américaine et japonaise se partagent les mers qui séparent le Japon du continent, la marine américaine patrouillant dans la mer du Japon tandis que les Japonais procèdent à des provocations contre les navires chinois vers le Sud, en mer de Chine orientale. En février 2005, le Japon et les USA ont rendu publique une déclaration de politique commune affirmant que Taïwan est une « préoccupation de sécurité mutuelle ». Comme nous le faisions remarquer en réexaminant une discussion sur les îles Diaoyu/Senkaku, Taïwan est l’enjeu politique et militaire clé en ce qui concerne la défense de la Chine en mer de Chine orientale. Une déclaration commune des sections américaine et japonaise de la LCI affirme que « Taïwan fait depuis des temps immémoriaux partie intégrante de la Chine et nous, trotskystes, nous serons du côté de la Chine dans tout conflit militaire avec l’impérialisme sur la question de Taïwan ». Notre programme pour la réunification révolutionnaire de Taïwan avec la Chine est à la fois diamétralement opposé à la perspective du PCC d’unification selon le principe « un pays, deux systèmes » (qui inclut la conciliation avec le Guomindang), et à celle du mouvement indépendantiste taïwanais. En attendant, la guerre des Etats-Unis en Afghanistan et l’aide américaine à l’Inde, qui a l’arme nucléaire, contribuent à resserrer un étau militaire dangereux autour de la Chine. Dans ce contexte, l’Indonésie prend de plus en plus d’importance. Cette grande barrière de terre entourée de voies d’eau stratégiques, comme les eaux profondes du détroit d’Ombai Wetar et le détroit très resserré de Malacca, par lequel passe une grande partie des importations énergétiques de la Chine, pourrait être un point d’étranglement crucial dans tout futur conflit entre les USA et la Chine. L’Etat ouvrier déformé chinois cherche à accroître son activité commerciale et à engranger des succès diplomatiques dans la région Asie-Pacifique, et ce n’est donc pas un hasard si les Etats-Unis ont levé leur embargo sur les armes à destination de l’Indonésie en novembre 2005, et s’ils envisagent d’installer deux nouvelles bases militaires en Australie. Aux Philippines, qui sont une néocolonie des impérialistes américains dans la région, l’armée américaine apporte un soutien clé à la terreur des escadrons de la mort du régime Arroyo, qui ont massacré des centaines de militants de gauche et autres membres de l’opposition.
Alors que la Chine est devenue en quelque sorte l’atelier du monde, la création de richesses aux Etats-Unis ces dernières années a eu un caractère globalement fictif. L’augmentation nominale de la richesse des ménages, due à l’augmentation de la valeur des actions, est dans une large mesure illusoire; celle qui est due à l’augmentation des prix de l’immobilier est totalement illusoire. Alors que les déficits gouvernementaux augmentent considérablement, la stagnation des salaires réels a mené au recul de l’épargne des ménages. Cette épargne comptait dans le passé pour beaucoup dans l’excédent économique intérieur disponible pour l’investissement des entreprises dans de nouvelles usines et de nouveaux équipements. En conséquence, l’endettement extérieur des Etats-Unis est en augmentation constante et massive. Ces dix dernières années, les achats de bons du Trésor et de titres du gouvernement US et des grandes entreprises par des étrangers sont passés de moins de 10 % à plus de 30 % de l’investissement intérieur. La Chine a détrôné le Japon comme premier détenteur de réserves de devises du monde, dont environ 70 % consistent en instruments de dette libellés en dollars, surtout en titres du Trésor US. La stabilité financière de l’économie US dépend en grande partie de la disposition de la Chine et du Japon à accumuler plus de titres sur la dette US. En fait, la Chine prête de l’argent aux Etats-Unis pour qu’ils achètent des biens produits en Chine.
La bureaucratie chinoise est accommodante envers l’impérialisme parce qu’elle se base sur l’hypothèse erronée que si elle peut « neutraliser » les risques d’intervention militaire grâce à la « coexistence pacifique », la Chine peut devenir une superpuissance mondiale et vraiment construire le « socialisme dans un seul pays ». Mais malgré des progrès impressionnants dans l’industrialisation, le capital accumulé par habitant est encore 30 fois plus élevé aux USA et au Japon qu’en Chine. Les difficultés de l’administration Bush en Irak et son obsession du « terrorisme islamique » détournent temporairement la bourgeoisie de son but, qui est de renverser l’Etat ouvrier déformé chinois. Mais il faut être impressionniste pour croire que la conjoncture actuelle va continuer indéfiniment. De plus, les impérialistes ont d’autres armes que les armes militaires. La pression économique sur les Etats ouvriers déformés est aussi dangereuse, sinon plus. Un des objectifs fondamentaux des impérialistes est de saper le contrôle du gouvernement chinois sur les banques et la circulation de la monnaie. Les énormes surplus de la balance commerciale chinoise ont créé des pressions importantes dans les cercles dirigeants américains, ainsi que dans certains cercles dirigeants européens, en faveur du protectionnisme antichinois, une politique préconisée par les Démocrates. Une crise économique grave aux Etats-Unis et/ou des mesures protectionnistes contre les importations porteraient un coup sévère à l’économie chinoise et pourraient provoquer des luttes sociales sérieuses en Chine. Souvenons-nous que, dans les années 1990 et jusqu’au début des années 2000, nous faisions une analyse et des prévisions catastrophistes en ce qui concerne la Chine. Nous devons nous garder d’une correction exagérée, c’est-à-dire de présumer implicitement que la Chine va continuer à connaître un taux de croissance économique élevé et un développement industriel rapide sous un régime stable du PCC dans un avenir prévisible. Les réformes de marché ont aiguisé les contradictions en Chine ; d’un côté les forces potentielles pour une contre-révolution capitaliste se sont développées, et de l’autre côté le poids social de la classe ouvrière, qui a le potentiel pour accomplir une révolution politique prolétarienne, a augmenté.
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