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Spartacist, édition française,
numéro 37 |
été 2006 |
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Les archives russes réfutent une fois de plus les mensonges anarchistes
Cronstadt, 1921: bolchévisme ou contre-révolution
TRADUIT DE SPARTACIST (EDITION ANGLAISE) no 59, PRINTEMPS 2006
En mars 1921, la garnison de lîle-forteresse de Cronstadt, qui commandait laccès de la ville révolutionnaire de Petrograd par la mer Baltique, se soulevait contre le gouvernement bolchévique. Les mutins tiendront Cronstadt pendant deux semaines, jusquà ce que le régime soviétique contre-attaque en traversant la mer gelée, au prix de lourdes pertes en vies humaines dans les deux camps. Les rebelles prétendaient combattre pour restaurer un pouvoir des soviets purifié, libéré du monopole communiste. Pour les bolchéviks la révolte était une mutinerie contre-révolutionnaire : quelles quaient été les intentions des marins, ce soulèvement ne pouvait quaider les forces de la restauration capitaliste (allant de ceux qui se disaient démocrates aux monarchistes invétérés), unies derrière létendard blanc [la couleur de la contre-révolution] de la réaction cléricalo-tsariste. Les gardes blancs et leurs protecteurs impérialistes, repoussés militairement par lArmée rouge soviétique après presque trois ans de guerre civile, restaient déterminés à écraser la Révolution bolchévique doctobre 1917 et le jeune Etat ouvrier soviétique.
Près de 73 ans plus tard, le 10 janvier 1994, Boris Eltsine, président de la Russie désormais capitaliste, revendiquait lhéritage des gardes blancs et apposait le sceau de laigle à deux têtes à la révolte de Cronstadt (voir « Cronstadt et la contre-révolution : hier et aujourdhui », Workers Vanguard no 595, 4 mars 1994). Le fait quEltsine, qui avait porté le coup de grâce à la Révolution bolchévique en 1991-1992, ait « réhabilité » les mutins de Cronstadt, ne faisait que confirmer une fois de plus quels intérêts de classe la mutinerie de 1921 servait. La mutinerie de Cronstadt est au centre dun grand mythe, colporté assidûment par les anarchistes mais exploité aussi par tout un éventail de forces contre-révolutionnaires, depuis les sociaux-démocrates jusquaux partisans de la restauration du tsarisme. Lobjectif principal du « tapage autour de Cronstadt » a toujours été de discréditer le combat des marxistes pour la dictature du prolétariat sur la bourgeoisie, et en particulier de salir le trotskysme, lincarnation contemporaine du léninisme authentique.
Selon le mythe anarchiste, Cronstadt aurait été la « troisième révolution des travailleurs » la continuation des révolutions de février et doctobre 1917 , et sa répression la preuve irréfutable du caractère anti-ouvrier du gouvernement bolchévique de Lénine et Trotsky, et du marxisme en général. Pour pouvoir se servir de Cronstadt comme arme idéologique contre le léninisme, les anarchistes doivent prétendre que, contrairement à la réalité des faits, les mutins de 1921 étaient ces mêmes marins qui avaient joué un rôle davant-garde en 1917, et quils navaient aucun lien avec les réactionnaires blancs. Eltsine a involontairement contribué à démolir le mythe de Cronstadt quand, après avoir sanctifié les mutins, il a aussi ouvert les archives de la mutinerie aux chercheurs. Cest ce qui a conduit à la publication, en 1999, dun volumineux recueil de documents historiques russes par ROSSPEN, la principale maison dédition associée aux Archives fédérales de Russie. Les documents publiés dans Kronstadtskaia traguedia 1921 goda, dokoumenti v dvoukh knigakh [La tragédie de Cronstadt de 1921, documents en deux volumes] (Moscou, Encyclopédie politique russe, 1999) apportent sans le moindre doute la preuve de la nature contre-révolutionnaire du soulèvement de Cronstadt.
Lénine et Trotsky disaient la vérité
Dès le début, les anarchistes ont fait cause commune sur Cronstadt avec des contre-révolutionnaires déclarés. La brochure la Rébellion de Cronstadt, publiée en 1922 par le célèbre anarchiste américain Alexander Berkman, se basait largement sur un récit tendancieux, la Vérité sur Cronstadt, publié en 1921 par les Socialistes-révolutionnaires (SR), adversaires acharnés de la révolution dOctobre. En 1938 la machine à mensonges sur Cronstadt se remettait en route avec le livre dIda Mett la Commune de Cronstadt. Cette fois-ci cétait pour essayer de contrer la critique dévastatrice que Trotsky avait faite du rôle des dirigeants syndicaux anarchistes de la CNT (en cheville avec les staliniens) pour faire capoter la révolution ouvrière espagnole. (Pour plus de détails sur la Révolution espagnole, voir Révolution et contre-révolution en Espagne : 1936-1938, de Felix Morrow [Editions La Brèche, 1978].) Peu avant sa mort en 1945, Voline (V. M. Eichenbaum), figure de premier plan de lanarchisme russe entre 1917 et 1921, ajoutait son autorité au montage antibolchévique avec un ouvrage à charge basé sur les proclamations mensongères des mutins eux-mêmes (Voline, la Révolution inconnue, Paris, Belfond). Aujourdhui, la mouvance anarchiste, qui reprend du poil de la bête, sempare à nouveau des prétendues atrocités perpétrées par les bolchéviks de Lénine et Trotsky à Cronstadt, afin dattiser lanticommunisme des jeunes militants de lépoque post-soviétique.
Dès le début, Lénine, Trotsky et dautres porte-parole bolchéviques avaient fait remarquer que le soulèvement avait été soutenu avec enthousiasme, et même publiquement prédit, par la contre-révolution en exil ; que danciens officiers tsaristes de la garnison de Cronstadt, comme le général A. N. Kozlovski, jouaient un rôle de premier plan dans la mutinerie ; que les marins de Cronstadt en 1921 nétaient plus « la fierté et la gloire » de la révolution ouvrière, comme Trotsky les avait appelés en 1917, mais une couche relativement privilégiée et démoralisée liée à la paysannerie. En 1938, Trotsky, dénonçant la trahison des dirigeants anarchistes en Espagne, démolissait aussi les mensonges recyclés sur Cronstadt, dans ses articles « Beaucoup de tapage autour de Cronstadt » et « Encore sur la répression de Cronstadt ». Il écrivait, cinglant :
« Le gouvernement de Front populaire étrangle la révolution socialiste et fusille les révolutionnaires : les anarchistes participent à ce gouvernement et, quand on les chasse, continuent à soutenir les bourreaux. Et leurs avocats et alliés étrangers soccupent pendant cetemps de la défense de... la rébellion de Cronstadt contre les féroces bolchéviks. Ignoble comédie ! »
« Beaucoup de tapage autour de Cronstadt », 15 janvier 1938
Trotsky enjoignit aussi ses partisans dentreprendre un travail plus détaillé. Le résultat fut « La vérité sur Cronstadt », de John G. Wright, militant du Socialist Workers Party (SWP) américain, publié pour la première fois dans la revue du SWP New International de février 1938 (une version plus développée parut en 1939 dans une brochure de formation). Rassemblant les documents historiques disponibles à lépoque, dont le témoignage de « ceux-là mêmes qui ont préparé, dirigé et tenté détendre la mutinerie », Wright démontrait méthodiquement comment les blancs avaient soutenu le soulèvement, et comment les marins étaient politiquement motivés par leurs intérêts de classe petit-bourgeois et manipulés par les forces de la contre-révolution déclarée. (La version longue de larticle de Wright figure dans le recueil Kronstadt by V.I. Lenin and Leon Trotsky [Cronstadt par V. I. Lénine et Léon Trotsky], New York, Pathfinder Press, 1979.)
Toutes les recherches historiques sérieuses réalisées depuis ont confirmé la version des bolchéviks. Ceci inclut notamment le livre de lhistorien pro-anarchiste Paul Avrich la Tragédie de Cronstadt 1921 (Paris, Seuil, 1975). Dans notre critique de ce livre, nous le recommandions en expliquant quil sagissait du travail dun chercheur consciencieux, qui était contraint de conclure que « sa sympathie va aux rebelles tout en concédant que la répression bolchévique fut justifiée » (« Les mythes anarcho-libertaires démontés : Cronstadt et la contre-révolution », Workers Vanguard no 195 et 203, 3 mars et 28 avril 1978).
Les recherches dAvrich montrent que le principal dirigeant de la révolte, un marin nommé Stepan Petritchenko, qui avait auparavant tenté de rejoindre les blancs, avait aidé à transformer une manifestation de masse en rupture décisive avec le gouvernement bolchévique. Après le soulèvement, Petritchenko sétait enfui en Finlande, alors sous la poigne de fer du baron Mannerheim, ancien général tsariste et garde blanc sanguinaire. Petritchenko sétait alors ouvertement rallié aux gardes blancs concentrés en Finlande, et avait approuvé des plans de « dictature militaire temporaire» destinée à remplacer le pouvoir bolchévique. Avrich avait aussi découvert un « Mémorandum sur la question de lorganisation dun soulèvement à Cronstadt », rédigé par les gardes blancs, qui exposait en détail la situation militaire et politique à lintérieur de la forteresse et affirmait avoir recruté un groupe de marins de Cronstadt qui se préparaient à jouer un rôle actif dans le soulèvement projeté. Toutefois, Avrich affirmait quil nexistait aucune preuve de liens entre les blancs et les marins avant la révolte et reprenait largument souvent avancé que si la révolte avait été planifiée, elle aurait été déclenchée quelques semaines plus tard, une fois que la glace avait fondu, rendant impossible une attaque dinfanterie bolchévique.
Les documents rassemblés dans le recueil Kronstadtskaia traguedia de ROSSPEN réfutent définitivement ces objections. Cet ouvrage contient 829 documents originaux (plus 276 autres, dans leur intégralité ou sous forme dextraits, dans les notes), dont la plupart navaient jamais été publiés. Ces documents incluent les récits de participants au soulèvement, dont des marins mutinés et des émissaires gardes-blancs en visite, ainsi que des rapports secrets des blancs ; des mémoires et articles rédigés par plusieurs des 8 000 mutins qui devaient senfuir en Finlande après la reconquête de Cronstadt par les bolchéviks ; et les comptes-rendus des interrogatoires des mutins arrêtés par la Tchéka soviétique, la « Commission extraordinaire panrusse pour la répression de la contre-révolution et du sabotage ». Parmi les récits soviétiques de lépoque figure le rapport au soviet de Petrograd du commissaire de la flotte de la Baltique Nikolaï Kouzmine, le 25 mars 1921, et le premier rapport officiel sur lenquête de la Tchéka, présenté le 5 avril 1921 par le commissaire spécial Iakov S. Agranov. Il est particulièrement intéressant aujourdhui de pouvoir constater à quel point les récits des mutins qui sétaient échappés coïncident, pour ce qui est du déroulement des faits, avec les aveux de ceux qui étaient tombés entre les mains des Soviétiques.
La longue introduction de lhistorien russe Iouri Chtchetinov, qui avait lui-même fait des recherches sur Cronstadt auparavant, est très utile, car elle fait ressortir les questions en débat et résume les découvertes importantes faites dans les archives. Les documents proviennent dune multitude de sources soviétiques, blanches, impérialistes, menchéviques, socialistes-révolutionnaires et anarchistes. Ils ont été rassemblés par des chercheurs de neuf fonds darchives russes, dont les Archives militaires dEtat russes, les Archives dEtat russes pour lhistoire socio-politique et les Archives centrales des Services de sécurité fédéraux (FSB), la police politique. Larchiviste chargé de coordonner cette compilation, I. I. Koudriavtsev, a contribué à la préparation des documents issus des archives du FSB, et a rédigé les notes de bas de page, les index et la bibliographie. La notice concernant Trotsky affirme quil était « membre dune loge maçonnique française, exclu apparemment en 1916 ». Cette calomnie grotesque, reflet de la haine contre-révolutionnaire vouée à ce dirigeant bolchévique, est dautant plus absurde que Trotsky sest battu pour éradiquer linfluence pernicieuse de la franc-maçonnerie un problème historique du mouvement ouvrier français dans le Parti communiste français des premières années.
Un ouvrage récent de lhistorien français Jean-Jacques Marie, membre du Parti des travailleurs (PT) de Pierre Lambert, tire argument de cette calomnie pour discréditer lensemble du recueil. Il affirme en effet : « Ce recueil est doté dun abondant appareil de notes qui porte la marque de la police politique, le FSB (lancien KGB), et les stigmates de lobsession du prétendu complot maçonnique qui ravage les nationalistes russes » (Jean-Jacques Marie, Cronstadt, Paris, Fayard, 2005). Ceci ne lempêche pas dutiliser lui-même abondamment les documents du recueil dans ses propres citations ! Il est vrai que le FSB est imbu de chauvinisme russe, mais cette calomnie contre Trotsky dans la Tragédie de Cronstadt nest pas représentative du travail éditorial dont ce recueil est le résultat. Limportance toute particulière quaccorde Jean-Jacques Marie à une imaginaire obsession maçonnique dans la Tragédie de Cronstadt a plus à voir avec le PT lambertiste, dont les liens avec la franc-maçonnerie sont depuis longtemps un secret de polichinelle dans la gauche française. On pense notamment aux liens étroits entre Lambert, qui fut longtemps un responsable de la fédération syndicale Force ouvrière (FO), et lex-dirigeant de FO Marc Blondel, franc-maçon déclaré.
Un certain nombre de sites et de bulletins web anarchistes, confrontés à toutes les nouvelles preuves fournies dans la Tragédie de Cronstadt, se sont quant à eux rabattus sur un commentaire de deuxième main par Israël Getzler, chercheur à lUniversité hébraïque (« Le rôle des dirigeants communistes dans la tragédie de Cronstadt de 1921 à la lumière de documents darchives récemment publiés », Revolutionary Russia, juin 2002). Getzler fait du rapport Agranov la « pièce capitale », bien que ledit rapport ait été rédigé à la hâte quelques jours seulement après la mutinerie, sans quAgranov ait pu avoir accès aux meneurs de la révolte ni à beaucoup des documents figurant dans le recueil récemment publié. Getzler extrait ensuite de ce rapport initial un passage isolé, et prétend quAgranov avait établi « que le mouvement des marins était entièrement spontané » et que ses « conclusions contredisent complètement la ligne officielle ». Cest du sophisme, pas le fruit dun travail de chercheur !
La « ligne officielle » des bolchéviks nétait pas que Cronstadt avait été un complot garde-blanc et impérialiste du début à la fin et de haut en bas, mais que ce soulèvement servait les intérêts de la contre-révolution, qui lavait dailleurs approuvé et soutenu sans réserve. Cest même corroboré par le bref passage dAgranov cité par Getzler, qui affirme : « le soulèvement avait pris un caractère systématique et il était dirigé par la main expérimentée des vieux généraux » (Agranov, Rapport au présidium de la Tchéka, 5 avril 1921 ; reproduit dans le recueil la Tragédie de Cronstadt [traduit par nos soins]).
En fait, comme nous allons le voir, les nombreux documents du recueil russe la Tragédie de Cronstadt, que Getzler ignore soigneusement, montrent bel et bien quil y avait effectivement un complot contre-révolutionnaire au cur de la « révolution des travailleurs » de Cronstadt, qui était loin dêtre « entièrement spontanée ». Ils révèlent, avec un luxe de détails dénués dambiguïté, létendue et lampleur de lactivité organisée des gardes blancs à Cronstadt et ses alentours, ce qui correspond au mémorandum anonyme découvert par Avrich. De fait, un de ces documents nouvellement publiés a été écrit par G. F. Tseidler, le fameux agent blanc quAvrich soupçonnait dêtre lauteur du mémorandum. Cet agent du « Centre national » contre-révolutionnaire raconte fièrement comment des émigrés réactionnaires venus de Finlande (sous le couvert dune délégation de la Croix-Rouge) avaient été accueillis à Cronstadt à bras ouverts par Petritchenko et dautres dirigeants de la mutinerie. Un autre rapport, rédigé par le général G. E. Elvengren, important agent des blancs résidant en Finlande, affirme non seulement que cest une organisation de gardes blancs de Cronstadt qui a fomenté le soulèvement, mais explique pourquoi celui-ci a été déclenché plus tôt que prévu. De nombreux témoignages de première main particulièrement intéressants attestent que Petritchenko et ses alliés avaient systématiquement employé des subterfuges pour entraîner derrière eux une partie de la garnison ; ils montrent bien laction dune main occulte derrière le soulèvement.
Pour préparer cet article, nous avons aussi consulté un certain nombre de documents en russe, aussi bien des sources primaires que secondaires. Parmi ces documents figure une série darticles sur la mutinerie de Cronstadt publiés en 1930-1931 dans Krasnaia Letopis, la revue historique de Leningrad, et notamment une analyse de lhistorien soviétique A. S. Poukhov sur comment la composition sociale de la garnison de Cronstadt sétait modifiée entre 1917 et 1921. Nous avons aussi consulté Iouri Chtchetinov lui-même, qui a écrit lintroduction de la Tragédie de Cronstadt en russe, et qui nous a transmis des extraits de son livre Kronstadt, mart 1921 g. (Cronstadt, mars 1921), dont la publication a été suspendue en 1992 lorsque Eltsine sest emparé des rênes du pouvoir. Tous les passages de la Tragédie de Cronstadt et des autres textes en russe ont été traduits par nos soins.
Le caractère de classe de la mutinerie de Cronstadt
Dans « La vérité sur Cronstadt », le trotskyste John G. Wright avait totalement démoli le mythe anarchiste selon lequel les rebelles de Cronstadt étaient juste une masse indifférenciée de travailleurs luttant avec altruisme pour lidéal des « soviets libres ». Cette conception dissimule les forces de classe différentes et parfois opposées qui étaient à luvre. Les anarchistes, qui rejettent la conception matérialiste des classes sociales et divisent le monde entre puissants et impuissants, riches et pauvres, mettent donc dans le même sac les petits propriétaires paysans et les ouvriers dusine citadins, sous létiquette « peuple » sans différenciation de classe. Mais les paysans ne sont pas intrinsèquement collectivistes et anticapitalistes ; ce sont plutôt de petits entrepreneurs qui veulent acheter au prix le plus bas et vendre au prix le plus élevé. Comme le note Wright :
« Le présupposé que soldats et marins pouvaient sengager dans une insurrection sous un mot dordre politique de soviets libres est en soi absurde [...]. Ces gens ne pouvaient avoir été poussés à linsurrection que par des besoins et des intérêts économiques profonds. Cétaient les besoins et les intérêts des pères et des frères de ces marins et soldats, cest-à-dire de paysans, en tant que vendeurs et acheteurs de produits alimentaires et de matières premières. Autrement dit, la mutinerie était lexpression de la réaction de la petite bourgeoisie contre les difficultés et les privations imposées par la révolution prolétarienne. »
Wright, « La vérité sur Cronstadt »
La révolution ouvrière russe sétait produite dans un pays arriéré, paysan dans son écrasante majorité, créant, suivant lexpression de Trotsky, une dictature du prolétariat reposant sur la paysannerie pauvre. La survie à long terme de la Russie soviétique ne pouvait être assurée que par lextension de la révolution socialiste aux puissances industrielles avancées dEurope de lOuest et au reste du monde. En attendant, le soutien ou la neutralité des masses paysannes était quelque chose de crucial pour la sauvegarde de la révolution. Cela signifiait rallier à sa cause les paysans les plus pauvres en leur fournissant des biens de consommation, des tracteurs et autres produits manufacturés, pour finalement jeter les bases dun prolétariat rural basé sur de grandes fermes collectives.
Mais en cet hiver de 1920-1921, après sept ans de guerre impérialiste puis de guerre civile, la Russie soviétique était en ruines. Les armées de quatorze Etats capitalistes avaient envahi la Russie révolutionnaire, soutenant des armées qui se battaient pour restaurer le capitalisme. Ces dernières étaient commandées par danciens officiers tsaristes comme Denikine, Koltchak, Wrangel, Ioudenitch et autres, qui avaient ravagé le pays et massacré systématiquement Juifs et communistes, militants ouvriers et paysans récalcitrants. Lindustrie et les transports étaient paralysés et, dans les grandes villes dépeuplées, la faim régnait. A la campagne, la famine et des épidémies, dune ampleur jamais vue depuis des siècles, avaient même conduit au cannibalisme. Tout ceci était exacerbé par un blocus économique des impérialistes. Pour faire face à ces calamités, les bolchéviks avaient improvisé une politique quils appelèrent « communisme de guerre ». Il sagissait essentiellement de réquisitionner des céréales chez les paysans pour nourrir les villes et approvisionner lArmée rouge. Pendant toute la guerre civile, les masses paysannes avaient accepté cela comme un moindre mal, préférable au retour des hobereaux blancs.
A lautomne 1920, les principales forces blanches et impérialistes avaient finalement été vaincues. Mais les troupes blanches occupaient toujours les rivages de la mer Noire près de la Géorgie ; larmée japonaise allait demeurer dans lExtrême-Orient soviétique jusquà la fin de 1922 et, en Turquie, Wrangel commandait toujours 80 000 hommes en armes. Et cest à ce moment-là que le ressentiment paysan explosa. Chtchetinov note que « Fin 1920-début 1921, des soulèvements armés éclatèrent dans les districts de Tambov et de Voronej, dans la région de la Volga centrale, dans le bassin du Don, dans le Kouban et en Sibérie occidentale. Il y eut à cette époque jusquà plus de 200 000 rebelles antibolchéviques » (Chtchetinov, introduction à la Tragédie de Cronstadt). Certains parmi ceux-là faisaient partie des deux millions de soldats et plus qui avaient été démobilisés par lArmée rouge à la fin de la guerre civile. En Ukraine, une armée assez importante de partisans paysans, rassemblés autour de laventurier anarchiste Nestor Makhno, était maintenant en révolte contre le pouvoir soviétique. Comme le faisait remarquer Trotsky :
« Seul un homme à lesprit tout à fait creux peut voir dans les bandes de Makhno ou dans linsurrection de Cronstadt une lutte entre les principes abstraits de lanarchisme et du socialisme dEtat. Ces mouvements étaient en fait les convulsions de la petite bourgeoisie paysanne, laquelle voulait assurément saffranchir du capital, mais en même temps nétait nullement daccord pour se soumettre à la dictature du prolétariat. Elle ne savait pas concrètement ce quelle voulait elle-même, et, de par sa situation, ne pouvait pas le savoir. »
« Beaucoup de tapage autour de Cronstadt »
Cette agitation et ces révoltes de paysans constituaient un terrain fertile pour qui voulait faire de lagitation et organiser des complots contre-révolutionnaires.
Cette situation a eu une influence directe sur les événements de Cronstadt. En 1917 il y avait dans larmée tsariste une écrasante majorité de paysans, mais dans la flotte de la Baltique là où on avait besoin de compétences mécaniques et techniques les ouvriers étaient légèrement en majorité. Pourtant au fur et à mesure que ces combattants, dont la conscience de classe était la plus élevée, partaient pour les fronts de la guerre civile ou occupaient des postes de direction dans lappareil du nouvel Etat ouvrier, ils étaient remplacés par des couches sociales plus arriérées et plus fortement paysannes dont, vers 1920-1921, une quantité non négligeable de recrues paysannes originaires des zones rebelles de lUkraine.
Les profondes divisions au sein du Parti communiste sur quelle direction prendre après le « communisme de guerre » et comment revigorer la smytchka (lalliance de la paysannerie avec lEtat ouvrier) ont aussi joué un rôle dans la situation. Dans les mois qui précédèrent la mutinerie, une vive controverse, la « discussion sur les syndicats », avait opposé Trotsky à Lénine. Zinoviev, profitant de lentêtement de Trotsky, avait mobilisé sa base dans la région de Petrograd-Cronstadt contre ce dernier, en qui il voyait un rival au sein de la direction du parti. A Cronstadt, Zinoviev avait aussi laissé entrer beaucoup de gens arriérés dans les rangs du parti et, en même temps, il encourageait une atmosphère empoisonnée dans les débats internes au parti. Ce pourrissement du climat dans le Parti communiste de Cronstadt joua un rôle crucial dans le développement de la mutinerie, comme le notait Agranov dans son rapport à la Tchéka.
Léruption de Cronstadt
La révolte de Cronstadt débuta au lendemain des manifestations ouvrières qui eurent lieu à Petrograd à partir du 20 février, quand une crise du combustible força les principales usines à fermer. Par une combinaison de concessions aux ouvriers et darrestations des principaux agitateurs menchéviks, le gouvernement mit rapidement fin aux manifestations sans aucune effusion de sang. Pourtant le 25 février des rumeurs quon avait tiré sur les ouvriers et bombardé les usines parvinrent à Cronstadt.
Des délégations de marins des navires de guerre Petropavlovsk et Sébastopol se rendirent à Petrograd et constatèrent que ces rumeurs étaient sans fondement. Mais quand elles retournèrent à Cronstadt, le 27 février, elles ne démentirent pas ces fausses rumeurs, au contraire : de nouveaux mensonges y furent ajoutés notamment que des milliers de marins avaient été arrêtés à Petrograd. On distribua des armes aux marins de Cronstadt. Des meetings à bord des navires, le 28 février, furent rapidement suivis le 1er mars par un grand rassemblement sur la place de lAncre de Cronstadt, qui adopta une liste de revendications, et le 2 mars par une conférence de délégués pour discuter de nouvelles élections au soviet local. Au cours de ces réunions, les orateurs communistes neurent pas le droit de prendre la parole.
Kouzmine, le commissaire de la flotte de la Baltique, et deux autres dirigeants communistes avaient été arrêtés lors du meeting du 2 mars prétendument pour garantir la « liberté authentique » des élections ! Lorsquune proposition fut faite darrêter tous les autres communistes présents au meeting, et que les délégués hésitèrent, il fut annoncé de façon théâtrale que des détachements communistes armés étaient sur le point dencercler la salle et darrêter tous les participants ce qui était totalement faux. La suite est décrite de façon saisissante par un témoin communiste cité par Chtchetinov :
« Dans la confusion panique, on poussa à faire voter précipitamment quelque chose. Quelques minutes plus tard, le président du meeting, Petritchenko, réclamait le silence et annonçait que Le comité révolutionnaire, formé du présidium et élu par vous, déclare : Tous les communistes présents doivent être appréhendés, et ne seront pas relâchés tant que la situation ne sera pas clarifiée. En deux, trois minutes, tous les communistes présents étaient appréhendés par des marins armés. »
cité dans Chtchetinov, introduction à la Tragédie de Cronstadt
En fait le « Comité révolutionnaire provisoire » (CRP) sétait déjà « élu » avant, et il avait la nuit précédente envoyé aux différents bastions de Cronstadt des messages qui déclaraient : « Au vu de la situation présente à Cronstadt, le parti communiste est chassé du pouvoir. Cest le Comité révolutionnaire provisoire qui dirige. Nous demandons à tous les camarades non membres du parti de prendre en mains le contrôle des affaires » (« A tous les bastions de Cronstadt », 2 mars 1921, 1h35 du matin ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt). Cétait un avant-goût des « soviets libres » à la sauce anarchiste !
Une fois la mutinerie déclenchée, plus de 300 communistes furent emprisonnés ; des centaines dautres senfuirent. Comme le souligne Agranov :
« La répression menée par le CRP contre les communistes demeurés fidèles à la révolution communiste contredit totalement les intentions soi-disant pacifiques des rebelles. Pratiquement tous les procès-verbaux des séances du CRP indiquent que la lutte contre les communistes toujours en liberté, et contre ceux qui étaient emprisonnés, est demeurée constamment au centre de ses préoccupations. Dans la dernière phase, ils ont été jusquà menacer de créer des cours martiales durgence, bien quils prétendent être contre la peine de mort. »
Agranov, Rapport au présidium de la Tchéka, 5 avril 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt
Cest le commandant de la prison, qui nétait autre quun anarchiste du nom de Stanislav Choustov, qui avait proposé de fusiller les dirigeants communistes. Dans son rapport à la séance du 25 mars 1921 du soviet de Petrograd, Kouzmine, le commissaire de la flotte, expliquait comment la menace dexécutions en masse avait été à deux doigts de se réaliser : au petit matin du 18 mars, Choustov avait mis une mitrailleuse en batterie devant la cellule de Kouzmine, qui contenait 23 prisonniers. Cest seulement lavancée de lArmée rouge sur la mer gelée qui lempêcha de massacrer les communistes.
Un programme de contre-révolution
Comme le faisait remarquer Lénine, il y avait « très peu de choses concrètes, précises, définies » dans les mots dordre de Cronstadt (« Limpôt en nature », 21 avril 1921). Y figuraient de nouvelles élections aux soviets ; aucune restriction pour les partis anarchistes et socialistes de gauche ; aucun contrôle sur les organisations syndicales ou paysannes ; la libération des prisonniers menchéviques et SR de gauche et des personnes arrêtées au cours de la récente vague dagitation rurale et urbaine ; légalité des rations ; et la revendication centrale, « accorder aux paysans la pleine liberté daction sur toutes les terres comme bon leur semblera, et le droit de posséder du bétail, dont ils devront soccuper eux-mêmes, cest-à-dire sans recourir au travail salarié » (résolution du 1er mars, reproduite dans la Tragédie de Cronstadt). Si ce programme petit-bourgeois de commerce sans restrictions et dopposition à toute planification économique avait été appliqué, il aurait rapidement engendré une nouvelle classe capitaliste parmi les paysans, les artisans et les gestionnaires dentreprises les plus prospères, et il aurait ouvert la porte au retour des anciens capitalistes et des impérialistes.
Ce programme avait été soigneusement confectionné pour coller aux préjugés paysans des marins. Les mutins exigeaient labolition des sections politiques et des détachements communistes de choc dans toutes les unités militaires, ainsi que de la garde communiste dans les usines. Le mot dordre « tout le pouvoir aux soviets et non aux partis » était simplement de la démagogie petite-bourgeoise destinée à berner les marins et à les pousser à soutenir la contre-révolution. En pratique, il signifiait « A bas les communistes ! » Les partisans les plus clairvoyants de la contre-révolution comprenaient bien que, quels que soient les mots dordre, une fois les communistes chassés du pouvoir, il ne serait plus difficile de restaurer le capitalisme. Dans les pages de son journal à Paris, Pavel Milioukov, le chef des Constitutionnels-démocrates (Cadets) conseillait à ses congénères réactionnaires daccepter le mot dordre « A bas les bolchéviks ! Vive les soviets ! » Comme cela signifiait probablement que le pouvoir ne passerait que temporairement « aux socialistes modérés », le perspicace bourgeois Milioukov argumentait : « Non seulement les monarchistes, mais dautres candidats au pouvoir vivant à létranger nont absolument aucune raison de simpatienter » (Poslednie Novosti, 11 mars 1921 ; cité par Wright, « La vérité sur Cronstadt »).
Quel sens la revendication de « soviets libres » pouvait-elle avoir dans le contexte de la Russie soviétique de 1921 ? Beaucoup des ouvriers les plus avancés avaient combattu dans lArmée rouge et étaient morts au combat, ou alors ils avaient été appelés à des postes administratifs importants. Comme les usines avaient été décimées et privées de leurs meilleurs éléments, les soviets sétaient atrophiés. Cest la couche de cadres à lintérieur du Parti communiste qui préservait le régime de la démocratie ouvrière.
Toutes les tendances socialistes et anarchistes avaient été vidées de leurs militants subjectivement révolutionnaires, qui avaient rejoint les bolchéviks, soit individuellement, soit par regroupements. En 1917 les anarchistes avaient pendant un temps acquis une certaine influence parmi les éléments les plus instables du prolétariat et de la garnison de Petrograd, à cause de leur attitude hostile au gouvernement provisoire capitaliste. Mais, après la révolution dOctobre, les meilleurs des anarcho-syndicalistes, comme Bill Shatov, un Américain dorigine russe qui avait été un membre influent de lIndustrial Workers of the World aux Etats-Unis, sétaient ralliés aux bolchéviks pour défendre la révolution ouvrière. Les autres sétaient tournés vers la criminalité ou le terrorisme contre lEtat ouvrier, commettant vols à main armée ou même un attentat à la bombe contre le siège du Parti communiste à Moscou en 1919. Les partis « socialistes » qui sétaient ralliés au gouvernement provisoire, cest-à-dire les menchéviks et les SR de droite, étaient en 1921 devenus des coquilles vides et des laquais de la contre-révolution. Les SR de gauche, après avoir un court moment participé au gouvernement soviétique, sétaient ralliés en 1918 aux groupes terroristes clandestins contre lEtat ouvrier. Les menchéviks prétendaient respecter la légalité soviétique, mais oubliaient cet engagement à chaque fois que les capitalistes avaient une occasion de renverser la république soviétique.
A Petrograd, ce qui restait des SR, des menchéviks et des divers groupes anarchistes sétait regroupé dans une « Assemblée des plénipotentiaires des usines et ateliers de Petrograd ». Ce mystérieux bloc autoproclamé collaborait avec une organisation monarchiste récemment constituée, l« Organisation de combat de Petrograd » (OCP), et ce de laveu même de lOCP (rapport de lOCP au département dHelsinki du Centre national, rédigé après le 28 mars 1921, reproduit dans la Tragédie de Cronstadt). LOCP imprimait même les tracts des menchéviks ! Le 14 mars, lAssemblée publiait un tract en solidarité avec Cronstadt, qui ne disait pas un mot sur le socialisme ou les soviets, mais appelait par contre à un soulèvement contre « le régime communiste sanguinaire » au nom de « tout le pouvoir au peuple » (« Appel à tous les citoyens, ouvriers, soldats de lArmée rouge et marins », 14 mars 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt).
La presse des mutins prétendait quil y avait des soulèvements de masse à Petrograd et à Moscou, mais le dirigeant menchévique Fiodor Dan lui-même dut admettre, dans un livre publié en 1922, qu« il ny avait pas de plénipotentiaires » et que « la mutinerie de Cronstadt na bénéficié dabsolument aucun soutien de la part des ouvriers de Petrograd » (cité dans « Les menchéviks dans la mutinerie de Cronstadt », Krasnaia Letopis, 1931, no 2). « Les ouvriers sentirent immédiatement que les rebelles de Cronstadt se trouvaient de lautre côté de la barricade, et ils soutinrent le pouvoir soviétique » explique Trotsky (« Beaucoup de tapage autour de Cronstadt », 15 janvier 1938). Il est intéressant de noter que même la tendance semi-syndicaliste de lOpposition ouvrière, laile du Parti communiste qui entendait défendre avec le plus dardeur les intérêts économiques immédiats des travailleurs, a participé à lécrasement du soulèvement de Cronstadt.
Duplicité et tromperies
Le rapport Agranov notait que « tous les participants à la mutinerie ont soigneusement dissimulé leur identité de parti sous le drapeau des sans-parti » (Agranov, Rapport au présidium de la Tchéka). Les dirigeants de la mutinerie manuvraient habilement. Par exemple, Petritchenko, le chef du CRP, recula lorsque, le 1er mars, au cours dun meeting précédant le rassemblement de la place de lAncre, sa proposition dautoriser tous les partis socialistes fut repoussée avec hostilité par les marins. Daprès Kouzmine, la foule avait crié à Petritchenko « Cest la liberté pour les SR de droite et les menchéviks ! Non ! Pas question ! [...] Leurs assemblées constituantes, on les connaît ! Nous navons pas besoin de ça ! » (rapport de Kouzmine, rapport sténographié au soviet de Petrograd, 25 mars 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt). Déjà dans la Tragédie de Cronstadt 1921 de Paul Avrich, on avait pu constater à quel point le mot dordre de « soviets libres » avancé par Petritchenko était cynique et calculé. Il y avait dautres adversaires du pouvoir soviétique dans le CRP : deux dentre eux étaient des menchéviks ; un troisième était membre du parti bourgeois des Cadets, tandis que Sergueï Poutiline, le rédacteur en chef des Izvestia du CRP, le journal des rebelles, était un vieux sympathisant des Cadets. Lun des menchéviks, Vladislav Valk, était ouvertement favorable à une assemblée constituante, cest-à-dire à un parlement bourgeois. Le Cadet du CRP, Ivan Orechine, révèle le cynisme avec lequel ces dirigeants manipulaient les marins. Dans un article publié peu après la mutinerie dans un journal émigré, il écrivait :
« Le soulèvement de Cronstadt a éclaté sous le prétexte de remplacer lancien soviet, dont le mandat avait expiré, par un nouveau soviet basé sur le vote à bulletin secret. La question du suffrage universel, étendant le droit de vote aussi à la bourgeoisie, a été soigneusement évitée par les orateurs de la manifestation [du 1er mars]. Ils ne voulaient pas susciter parmi les insurgés eux-mêmes dopposition que les bolchéviks auraient pu utiliser [...]. Ils nont pas parlé dassemblée constituante, mais ils pensaient pouvoir y arriver progressivement, via des soviets librement élus. »
Orechine, Volia Rossii (avril-mai 1921) ; cité dans Chtchetinov, introduction à la Tragédie de Cronstadt
La puanteur réactionnaire des gardes blancs régnait de plus en plus ouvertement dans Cronstadt à mesure que la mutinerie se développait et que les efforts pour rallier les ouvriers de Petrograd avec des proclamations sur les « soviets libres » tournaient court. Dès le 4 mars, le commandant du Sébastopol donna un ordre écrit qui parlait de « la Russie, torturée et démembrée, qui souffre depuis longtemps » et du devoir « envers la mère patrie et le peuple russe » (cité dans Agranov, « Rapport au présidium de la Tchéka », 5 avril 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt de ROSSPEN). Le 15 mars, ce genre de langage fit son apparition dans un appel officiel du CRP. Adressé en premier lieu aux émigrés blancs, les « Russes qui ont été arrachés à une Russie qui gît déchirée, les membres écartelés », cet appel déclarait : « Nous luttons pour le renversement du joug du parti, pour un authentique pouvoir des soviets, et ensuite, que la libre volonté du peuple décide comment il veut se gouverner lui-même » (« Appel des habitants de Cronstadt », 15 mars 1921 ; reproduit ibid.) Cet appel se terminait, de façon révélatrice, en évoquant non pas les « soviets libres » mais la « sainte cause des travailleurs russes » pour « construire une Russie libre ». Cétait sans ambiguïté un appel à une contre-révolution « démocratique ». Le 21 mars, trois jours après sa dispersion, le CRP en exil publia un appel encore plus explicite qui proclamait : « A bas la dictature du parti, vive la Russie libre, vive le pouvoir élu par le peuple russe tout entier ! » (« Aux paysans et ouvriers opprimés de Russie », 21 mars 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt).
Il convient de noter que lappel du 15 mars avait été rédigé par Petritchenko pour répondre à la demande de létat-major qui souhaitait que le CRP sassure une aide extérieure à Cronstadt. Le même jour, le CRP envoyait secrètement deux de ses membres en Finlande pour y chercher de laide. Le 17 mars, quand Petritchenko et le CRP tentèrent de faire appliquer la décision des officiers qui voulaient que les équipages du Petropavlovsk et du Sébastopol abandonnent leurs navires, fassent sauter leur artillerie et senfuient en Finlande, ce fut la goutte deau qui fit déborder le vase. Limmense majorité des équipages se révolta, sauva les navires et arrêta tous les officiers et membres du CRP qui leur tombaient sous la main (cité dans Agranov, Rapport au présidium de la Tchéka).
Les impérialistes, les officiers tsaristes et le CRP
Si la mutinerie de Cronstadt était une « révolution », cétait une révolution bien étrange soutenue par les impérialistes, les monarchistes et capitalistes russes et leurs larbins menchéviks et SR ! La révolte, comme le faisait remarquer Trotsky dans un article du 23 mars 1921, avait provoqué une hausse immédiate des cours à la Bourse de Paris et à celle de Bruxelles, et en particulier des valeurs russes (« Cronstadt et la Bourse », Kronstadt by V.I. Lenin and Leon Trotsky). Les forces émigrées vaincues avaient rassemblé en toute hâte des unités de combat. Un ancien membre de lentourage du général Denikine, N. N. Tchebitchev, le raconte dans un article publié le 23 août 1924 dans la presse émigrée : « Les officiers blancs relevaient la tête et commençaient à chercher le moyen daller participer au combat à Cronstadt. Personne ne se préoccupait de savoir qui était là-bas SR, menchéviks ou bolchéviks désenchantés par le communisme, mais toujours favorables aux soviets. Ce fut une explosion denthousiasme parmi les émigrés. Tout le monde reprenait espoir » (cité dans Chtchetinov, introduction ibid.)
Les chefs émigrés, dont les appels aux Etats dEurope de lOuest navaient auparavant rencontré aucun écho, étaient maintenant traités avec tous les égards. Avrich, tout en reconnaissant que la France avait peut-être accordé une aide, soutenait dans la Tragédie de Cronstadt 1921 que les blancs avaient été pour lessentiel éconduits et que des obstacles diplomatiques occidentaux leur avaient barré la route. En fait, la France et la Grande-Bretagne se sont abstenues dintervenir ouvertement, mais elles ont encouragé les petits Etats voisins de la Russie à aider la mutinerie. Le ministre des Affaires étrangères britannique, Lord Curzon, avait envoyé le 11 mars à son représentant à Helsinki le télégramme suivant : « Le gouvernement de Sa Majesté nest pas prêt à intervenir lui-même dune manière ou dune autre pour aider les révolutionnaires. Très confidentiel : il ny a toutefois pour vous aucune raison de conseiller au gouvernement finlandais davoir la même attitude, ou dempêcher des associations privées ou des individus de les aider sils le souhaitent » (Documents sur la politique étrangère britannique, 1919-1939 [Londres, Her Majestys Stationery Office, 1961]). Nous nous contenterons de noter que le ravitaillement de Cronstadt en vivres, de même que la concentration de forces expéditionnaires blanches en Finlande, purent seffectuer sans rencontrer dobstacle sérieux.
Dans son rapport à la Tchéka en 1921, Agranov montre bien comment le général Kozlovski et dautres officiers bourgeois de létat-major ont joué un rôle central. Les anarchistes ont longtemps prétendu que ces officiers ne jouaient quun rôle de conseillers, et que de toutes façons cest le gouvernement bolchévique qui les avait mis là en tant que spécialistes militaires. Ces officiers, pour lesquels limmense majorité des marins avait une profonde méfiance, sont certainement restés très discrets. Mais, auparavant, ils servaient sous la stricte supervision des commissaires communistes. Or ceux-ci étaient maintenant emprisonnés, et cétait les généraux qui étaient aux commandes. Le 2 mars, lors de la réunion où il démettait de ses fonctions le commissaire de la forteresse de Cronstadt (V. P. Gronov), Kozlovski sécriait : « Vous avez fait votre temps. Maintenant je vais faire ce qui doit être fait » (cité dans « Cronstadt sous le pouvoir des ennemis de la révolution », A. S. Poukhov, Krasnaia Letopis, 1931, no 1). De plus, un officier supérieur arrêté au lendemain de la mutinerie confirma que pour les questions opérationnelles quotidiennes, « Le président du CRP [Petritchenko] sen remettait normalement aux décisions du chef de la défense [Solovianov, le commandant du fort, un tsariste] et ne soulevait aucune objection aux activités opérationnelles de celui-ci » (procès-verbal de linterrogatoire par la Tchéka de P. A. Zelenoï, 26 mars 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt).
Des officiers comme Kozlovski constituaient un lien extrêmement précieux avec les militaires émigrés blancs, aux côtés desquels ils avaient servi dans larmée tsariste. Parmi ceux-ci figuraient le baron P. V. Vilken, lancien commandant du Sébastopol, qui était lié à l« Organisation navale », un nid despions blancs basé à Londres et étroitement surveillé par le Département extérieur de la Tchéka soviétique. Les services de renseignements soviétiques ont maintenant rendu publics la correspondance et les transferts de fonds de cette Organisation navale, quils avaient interceptés. Le premier dune série de télégrammes, décrit comme « proposant les mesures nécessaires pour soutenir la mutinerie de Cronstadt en Russie », et envoyé le 25 février 1921, chargeait un agent de recevoir « 400 livres sterling et de les envoyer via deux chèques à Helsinki, qui a besoin de largent début mars » (Rouskaia voennaia emigratsiia 20-kh-40-kh godov [Lémigration militaire russe des années 1920-1940], tome I [Moscou, Gueia, 1998]).
Les apologistes « de gauche » de la mutinerie sont bien obligés dadmettre que les impérialistes ont acclamé le soulèvement, mais ils affirment que les mutins eux-mêmes navaient rien à voir avec les impérialistes ou les blancs. Les anarchistes se plaisent à citer léditorial des Izvestia du CRP du 6 mars 1921 qui se pose en adversaire vigilant des blancs : « Ouvrez lil. Ne laissez pas les loups déguisés en brebis envahir la bergerie » (cité dans Paul Avrich, la Tragédie de Cronstadt 1921). Mais nous savons maintenant que deux jours après la parution de cet éditorial, le CRP, derrière le dos des marins, accueillait toute une meute de ces loups dont un émissaire spécial du « Centre administratif » des SR ; un agent des services spéciaux finlandais ; deux représentants des monarchistes de l« Organisation de combat de Petrograd » ; et quatre officiers gardes-blancs, dont Vilken.
Officiellement Vilken et un autre officier, le général Iavit, faisaient partie dune délégation de trois représentants de la « Croix-Rouge » envoyée de Finlande par G. F. Tseidler, un agent du « Centre national ». Daprès un rapport détaillé rédigé par Tseidler à lattention du siège de la Croix-Rouge russe, qui servait de couverture aux blancs, cette délégation avait été immédiatement invitée à participer à une réunion conjointe du CRP et des officiers de létat-major, pour y conclure un accord sur le ravitaillement de Cronstadt. Tseidler raconte quun membre du CRP ayant demandé « si le CRP avait le droit daccepter laide proposée sans consulter dabord le public qui lavait élu » car celle-ci pourrait être considérée comme la preuve quil sétait « vendu à la bourgeoisie » avait vu son objection écartée avec largument que « nous ne pouvons pas avoir des meetings de masse en permanence » (Tseidler, « Lactivité de la Croix-Rouge pour organiser laide alimentaire à Cronstadt », 25 avril 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt).
Un article paru en 1922 dans un journal émigré publié en Finlande par Alexandre Koupolov, un ancien membre désillusionné du CRP, fournit une preuve supplémentaire des machinations réactionnaires qui se sont faites derrière le dos des marins. Cet article fit scandale dans la Finlande dominée par les gardes blancs ; Koupolov retourna par la suite en Union soviétique, où il fut arrêté puis libéré après avoir accepté de travailler pour la Tchéka. Il écrit :
« Le CRP, voyant que Cronstadt se remplissait dagents dune organisation monarchiste, publia une déclaration affirmant quil nentamerait pas de négociations avec des partis non socialistes, et quil naccepterait aucune aide de leur part.
« Mais pendant que le CRP publiait cette déclaration, Petritchenko et létat-major travaillaient secrètement en liaison avec les monarchistes et préparaient le terrain pour renverser le comité [...]. »
Koupolov, « Cronstadt et les contre-révolutionnaires russes en Finlande : daprès les notes dun ancien membre du CRP », Pout, 4 janvier 1922, reproduit dans la Tragédie de Cronstadt
Daprès Koupolov, Vilken avait aussi proposé « une force armée de 800 hommes » que le CRP, « tenant compte du sentiment de la garnison, décida à la majorité de refuser ».
Un autre membre du CRP, un anarchiste du nom de Perepelkine, déclara à lofficier de la Tchéka qui linterrogeait quil sétait inquiété du rôle prépondérant joué par Vilken dans la mutinerie. Daprès N. P. Komarov, responsable régional de la Tchéka pour Petrograd, Perepelkine déclara ce qui suit :
« Et là jai vu lancien commandant du Sébastopol, le baron Vilken, avec qui javais autrefois navigué. Et cest lui qui selon le CRP était le représentant de la délégation qui nous a proposé de laide. Jétais scandalisé par ça. Jai rassemblé tous les membres du CRP, et jai dit, donc voilà la situation où nous sommes, et avec qui nous sommes forcés de discuter. Petritchenko et dautres me sont tombés dessus, en disant Quand nous manquerons de nourriture et de médicaments les réserves seront épuisées le 21 mars serons-nous censés nous rendre aux assaillants ? Il ny avait pas dautre issue, ont-ils dit. Jai arrêté de discuter, et jai dit que jaccepterais la proposition. Et le deuxième jour, nous avons reçu 400 pouds de nourriture et des cigarettes. Ceux qui hier étaient daccord pour lamitié mutuelle avec le baron blanc criaient quils étaient pour le pouvoir des soviets. »
Rapport de Komarov, rapport sténographié du soviet de Petrograd, 25 mars 1921 ; reproduit ibid.
Vilken demanda que le CRP se prononce pour lassemblée constituante. Komarov rapporte avoir demandé à Perepelkine : « Et si le lendemain, le baron vous avait demandé daccepter non seulement la revendication dassemblée constituante, mais une dictature militaire ? Comment alors auriez-vous considéré la question ? » Perepelkine répondit : « Je ladmets, je peux maintenant affirmer franchement que nous laurions adoptée aussi nous navions pas dautre issue. » Voilà ce quétait la « troisième révolution » !
Vilken devait rester à Cronstadt jusquà la fin, comme membre de facto de la direction opérationnelle aux côtés de Petritchenko et de létat-major. Le 11 mars, il fut même invité à prendre la parole lors dune réunion spéciale de léquipage de son ancien navire, le Sébastopol. Quant à Tseidler (en compagnie du professeur Grimm, représentant politique du général Wrangel en Finlande) il avait été mandaté pour représenter Cronstadt en tant que gouvernement du territoire libéré de la Russie. Un des premiers actes de la « République indépendante de Cronstadt » avait été un radiogramme de félicitation adressé à Warren G. Harding pour son investiture comme président des Etats-Unis. Le texte intercepté de ce radiogramme fut lu le 9 mars à la tribune dune session du Dixième Congrès du Parti communiste qui se réunissait alors à Moscou (cité dans Chtchetinov, introduction à la Tragédie de Cronstadt) !
En 1938 Trotsky écrivait : « La logique de la lutte donnait dans la forteresse lavantage aux éléments les plus extrémistes, cest-à-dire aux contre-révolutionnaires. Le besoin de ravitaillement aurait placé la forteresse dans la dépendance directe de la bourgeoisie étrangère et de ses agents, les émigrés blancs. Tous les préparatifs nécessaires pour cela étaient déjà en cours » (Trotsky, « Beaucoup de tapage autour de Cronstadt »). Les archives confirment totalement lanalyse de Trotsky.
Lécole anarchiste de falsification
Comme nous lavons noté, les apologistes anarchistes actuels de Cronstadt font grand cas du travail de luniversitaire israélien Israël Getzler. Il y a par exemple, sur le site web Infoshop, un pamphlet antiléniniste exhaustif de plus de 100 pages sur Cronstadt qui affirme que « la version anarchiste a été confirmée par les recherches ultérieures, tandis que les assertions trotskystes ont été démenties à maintes reprises » (« Quétait la rébellion de Cronstadt ? », www.infoshop.org, non daté). Voyons cela. Getzler proclame pompeusement que « la question de la spontanéité de la révolte, qui a tourmenté lhistoriographie du mouvement de Cronstadt pendant six décennies, [est] maintenant tranchée du moins en ce qui me concerne » (« Le rôle des dirigeants communistes dans la tragédie de Cronstadt de 1921 à la lumière de documents darchives récemment publiés », Revolutionary Russia, juin 2002). Tout ceci parce quAgranov, le commissaire de la Tchéka, avait écrit, sur la base des informations très limitées disponibles au lendemain de la mutinerie, que « lenquête na pas établi que léclatement de la mutinerie ait été précédé par lactivité dune quelconque organisation contre-révolutionnaire ou par le travail despions de lEntente [impérialiste] dans le commandement de la forteresse » (Agranov, Rapport au présidium de la Tchéka, 5 avril 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt).
A lire larticle de Getzler, on ne dirait pas que la Tragédie de Cronstadt reproduit aussi un rapport blanc dune importance capitale, qui nexistait même pas au moment de lenquête initiale de la Tchéka. Dans ce rapport, le général G. E. Elvengren, le représentant militaire de Wrangel en Finlande, affirme catégoriquement quil existait une organisation blanche à Cronstadt, et explique pourquoi la mutinerie a été déclenchée avant la fonte des glaces :
« Lexplication, cest que les marins de Cronstadt (lorganisation locale en liaison avec lorganisation principale), ayant appris quun mouvement avait démarré à Petrograd, et quelle était son ampleur, ont cru à un soulèvement général. Ne voulant pas demeurer des spectateurs passifs, ils ont décidé, malgré le calendrier convenu, de se rendre à Petrograd sur le brise-glace Ermak et de prendre leur place aux côtés de ceux qui étaient déjà passés à laction. A Petrograd, ils se sont tout de suite rendu compte, et ils ont vu que les choses ne se passaient pas comme ils sy attendaient. Ils ont dû retourner immédiatement à Cronstadt. Le mouvement à Petrograd sétait éteint, tout était calme, mais eux les marins qui étaient maintenant compromis aux yeux des commissaires, savaient quils encouraient la répression. Ils ont donc décidé de passer à létape suivante et dutiliser lisolement de Cronstadt pour annoncer leur rupture avec le pouvoir soviétique et pour faire avancer leur soulèvement, quils étaient ainsi contraints de déclencher. »
Elvengren, Rapport au comité russe dévacuation en Pologne, rédigé au plus tard le 18 avril 1921 ; reproduit ibid.
Getzler pioche dans les témoignages des participants quelques passages isolés sur la spontanéité, mais il passe sous silence le rapport dElvengren. Son choix de témoignages est pour le moins extrêmement sélectif. Il cite Anatoli Lamanov, le secrétaire de rédaction des Izvestia du CRP. Lamanov était monté en épingle par la mutinerie parce quil avait été président du soviet de Cronstadt en 1917, et que par conséquent il incarnait la prétendue continuité avec Cronstadt la rouge. Après son arrestation, Lamanov déclara à la Tchéka : « La mutinerie de Cronstadt ma pris par surprise. Jai vu la mutinerie comme un mouvement spontané » (Procès-verbal de linterrogatoire par la Tchéka dAnatoli Lamanov, 19 mars 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt). Getzler cite cette déclaration. Mais ce quil ne cite pas cest le passage, quelques phrases plus haut, où Lamanov avoue quaprès une réunion des délégués le 11 mars, à laquelle participait Vilken :
« Jai changé davis sur le mouvement, et à partir de ce moment-là je nai plus considéré quil était spontané. Jusquà la prise de Cronstadt par les troupes soviétiques, je pensais que le mouvement avait été organisé par les SR de gauche. Une fois convaincu que le mouvement nétait pas spontané, je nétais plus daccord. Jai continué à participer aux Izvestia uniquement parce que javais peur que le mouvement fasse un virage à droite [...].
« Maintenant je suis fermement convaincu que des gardes blancs, tant russes quétrangers, ont indubitablement pris part au mouvement. Cest la fuite en Finlande qui men a convaincu. Aujourdhui je considère ma participation à ce mouvement comme une stupide erreur impardonnable. »
Procès-verbal de linterrogatoire par la Tchéka dAnatoli Lamanov, 19 mars 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt
Avant de « trancher » en faveur de la spontanéité de la mutinerie, Getzler, en 1983, avait aussi proclamé que « des données statistiques irréfutables » démentaient que la composition sociale de la garnison avait énormément changé entre 1917 et 1921, comme laffirmaient les bolchéviks (Getzler, Kronstadt 1917-1921 : The Fate of a Soviet Democracy [Cronstadt 1917-1921 : le sort dune démocratie soviétique], Cambridge, Cambridge University Press, 1983). Larticle dInfoshop prétend que « les travaux [de Getzler] sont concluants ». Vraiment ? Dans une note de bas de page, Getzler cite comme source de ses affirmations :
« Voir Poukhov, Kronstadt i baltiiskii flot pered miatiejom [Cronstadt et la flotte de la Baltique avant la mutinerie] pour les données concernant lannée de naissance (plutôt que lannée dengagement) des marins servant dans la flotte de la Baltique à la date du 1er janvier 1921, qui suggère quau moins 80 % étaient des vétérans de la Révolution de 1917. »
Getzler, Kronstadt 1917-1921
Nous avons consulté larticle de Poukhov. Il ne déduit pas de lâge des marins quils étaient à Cronstadt en 1917 tout au contraire. La conclusion de Poukhov est la suivante :
« En à peine deux ans, les effectifs de la flotte de la Baltique ont été systématiquement regarnis par les éléments bigarrés, disparates, déclassés, qui dans une très large mesure ont déterminé le processus de dégénérescence du personnel et la transformation de sa composition sociale et politique, au point que, début 1921, elle était devenue méconnaissable. »
A. S. Poukhov, « Cronstadt et la flotte de la Baltique avant la mutinerie de 1921 », Krasnaia Letopis, 1930, no 6
Poukhov expliquait que les éléments prolétariens de la flotte de la Baltique avaient constitué une « réserve de combattants inébranlables qui se sont battus avec un courage exceptionnel à toutes les étapes les plus difficiles de la révolution victorieuse » ; on les avait envoyés sur « les fronts les plus dangereux de la guerre civile et les postes avancés les plus exigeants » de la nouvelle administration dEtat. Mais cette réserve avait des limites, et ceux qui étaient venus les remplacer étaient attirés vers Cronstadt précisément parce que lîle nétait pas proche du front, et quon y était mieux nourri et vêtu que dans lArmée rouge. A partir de 1918, les renforts pour la flotte furent recrutés sur la base du volontariat, par lintermédiaire dun bureau de recrutement spécial, ainsi que via des campagnes de recrutement organisées directement par les comités de navire :
« Le libre accès des volontaires à la flotte et la mentalité de clique partisane qui présidait à la constitution des équipages par les comités de navire conduisirent au bout du compte à linfiltration dans la flotte déléments de classe hostiles [...]. A côté de jeunes ouvriers et de vieux marins profondément dévoués à la flotte et désireux de travailler à renforcer une flotte rouge et socialiste, y entraient aussi fréquemment des élèves des lycées et des écoles professionnelles, des fils à papa de lancienne noblesse, les enfants de spéculateurs, des individus au passé douteux, etc. Le fait que S. Petritchenko, le futur dirigeant de la mutinerie de Cronstadt, ait été amené à servir comme employé de bureau, est typique de cette période. »
ibid.
Quand on passa à la conscription, « Les vieux marins qui étaient rappelés [après avoir été conscrits sous le tsarisme] venaient, dans leur écrasante majorité, du village, où ils avaient déjà réussi à se paysanniser » (ibid.) Finalement, fin 1920, alors que les rôles déquipage accusaient un déficit de 60 %, la flotte de la Baltique commença à recevoir de lArmée rouge des renforts « qualifiés » :
« Consciemment ou non, lArmée rouge envoyait des soldats aux états de service peu reluisants. Parmi eux figuraient notamment danciens déserteurs, des soldats indisciplinés, et ainsi de suite. Autrement dit, lArmée rouge envoyait ceux qui lui étaient inutiles et dont elle ne voulait pas dans les unités de réserve. Et la flotte était obligée daccepter ces renforts qualifiés, parce quelle en avait cruellement besoin. »
ibid.
Getzler affirme aussi, sattirant là encore les louanges dInfoshop, que sur les 2 028 membres déquipage du Petropavlovsk et du Sébastopol dont la date dengagement est connue, « Seulement 137 marins environ, soit 6,8 %, avaient été recrutés dans les années 1918-1921, dont trois en 1921, et cétaient les seuls qui nétaient pas là pendant la révolution de 1917. » La seule preuve de Getzler à lappui de cette affirmation ce sont les rôles déquipage de février 1921 cités par S. N. Semanov dans son article Likvidatsia antisovietskogo Kronstadtskogo miatieja 1921 goda [La répression de la mutinerie antisoviétique de Cronstadt en 1921], publié pour la première fois dans Voprossi istorii, 1971, no 3. Nous avons nous aussi examiné les rôles de Semanov ; ils indiquent quand les marins se sont engagés, mais pas où ils servaient en 1917. Les documents disponibles indiquent que les équipages de 1921, dans leur écrasante majorité, nétaient pas des vétérans du Cronstadt de 1917. Par exemple, dans son ouvrage non publié, Kronstadt, mart 1921 g., Iouri Chchetinov montre que fin 1918 léquipage du Petropavlovsk avait été réduit de 1 400 à juste 200 hommes ; la majorité des remplaçants nétaient pas des vétérans de Cronstadt mais des conscrits anciens membres des équipages de la marine de guerre, de la marine marchande et des navires deau douce qui avaient démissionné après la révolution plutôt que de servir comme volontaires dans la nouvelle marine rouge : « Parmi les mobilisés figuraient une proportion non négligeable de marins qui avaient servi dans la flotte de la mer Noire et dans la flotte du Nord, où, comparativement à la flotte de la Baltique, linfluence des SR et des anarchistes était notablement plus importante » (Chchetinov, Kronstadt, mart 1921 g.)
Dans son introduction à la Tragédie de Cronstadt, Chtchetinov affirme catégoriquement que « Pendant la seule année 1920, 10 000 marins et soldats de lArmée rouge, sur un effectif total de 17 000, avaient été remplacés par des conscrits. » Et dans un article publié en 1924 dans un journal émigré, une source aussi digne de foi que le représentant des Cadets au sein du CRP, Ivan Orechine, confirme la « ligne officielle bolchévique » (comme dirait Getzler) :
« Les marins nétaient déjà plus comme ceux de 1917-1918. Le lustre révolutionnaire avait disparu depuis longtemps. Ils étaient devenus paresseux, et avaient perdu cet enthousiasme intrépide avec lequel ils avaient dispersé lAssemblée constituante. Beaucoup étaient rentrés chez eux au village et avaient vu de leurs propres yeux la ruine apportée par les bolchéviks. Ils sétaient retournés contre leur propre pouvoir. »
« Le soulèvement de Cronstadt et sa signification », 6 juin 1924 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt
Finalement, nous avons Paul Avrich qui explique que les mutins de 1921 nétaient pas les rouges de Cronstadt de 1917 : « Encore que [...] les rebelles se défendissent déprouver le moindre préjugé antisémite, il est indiscutable que lhostilité aux Juifs était forte parmi les matelots de la flotte de la Baltique, dont nombre étaient originaires dUkraine et des régions frontière, berceau traditionnel de lantisémitisme le plus virulent en Russie » (Avrich, la Tragédie de Cronstadt 1921). Lamanov, secrétaire de rédaction des Izvestia du CRP de Cronstadt, reconnaissait que le poison antisémite et les accusations contre les Juifs qui auraient « assassiné la Russie » abondaient et que « très souvent les auteurs arrivaient avec des écrits de ce genre » si bien quil sétait donné comme tâche « de bloquer la propagande antisémite » (Procès-verbal dun interrogatoire ultérieur dAnatoli Lamanov, 25 mars 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt). Ces articles publiés sous une forme expurgée dans les Izvestia ont été ensuite brandis par Voline et autres thuriféraires anarchistes comme « preuves » des intentions révolutionnaires des mutins. Comme lécrivait Trotsky, les anarchistes « citent les appels des insurgés comme des prédicateurs dévots citent les Saintes Ecritures » (« Beaucoup de tapage autour de Cronstadt »).
Le rôle de Trotsky pendant la crise de Cronstadt
Bien avant léruption de Cronstadt, il était clair pour les dirigeants bolchéviques que le régime du communisme de guerre avait fait son temps. Après des mois de discussions, la Nouvelle politique économique (NEP) fut formellement adoptée au Dixième Congrès du parti, qui se déroulait alors même que la mutinerie faisait rage. En février 1920 déjà, Trotsky avait proposé de remplacer les réquisitions de céréales par un impôt que le gouvernement collecterait sous la forme de produits agricoles un « impôt en nature » lingrédient central de la NEP. Sa proposition avait alors été rejetée, et Trotsky en conséquence avait cherché à appliquer et à étendre le communisme de guerre avec un zèle militaro-administratif accru, et avait préconisé dans une bataille fractionnelle que les syndicats soviétiques fusionnent avec lappareil dEtat pour gérer léconomie. Cette proposition reposait sur lidée que, dans un Etat ouvrier, des organisations de défense ouvrière de base comme les syndicats sont au mieux superflus, et au pire des points dappui pour le genre de résistance économique et bureaucratique rétrograde à laquelle Trotsky avait été confronté en tant que commandant de lArmée rouge pendant la guerre civile.
Trotsky avait ainsi déclenché la bataille sur les syndicats qui secoua le parti à la veille du Dixième Congrès. Lénine transforma la bataille contre Trotsky et ses alliés en une discussion plus large à lintérieur du parti. Comme nous lavons expliqué :
« Lénine avait raison dinsister que dans la situation concrète qui était alors celle de la Russie soviétique, les syndicats étaient des organes nécessaires à la défense de la classe ouvrière, non seulement par opposition à la majorité paysanne à qui elle était alliée, mais aussi contre les abus bureaucratiques bien réels de lEtat soviétique lui-même.
« [...] il semblait à Lénine que Trotsky, avec le zèle fractionnel quil avait montré et son indifférence à la protection des masses sans parti contre la bureaucratie naissante, se présentait comme le porte-parole de la couche bureaucratique naissante. »
« Trotsky et lOpposition de gauche russe », Spartacist édition française no 34, automne 2001
Trotsky perdit beaucoup dautorité, ce qui le rendit vulnérable à ses adversaires à lintérieur du parti, comme Zinoviev (et Staline).
Dans son article de juillet 1938 sur Cronstadt, Trotsky répondait à la calomnie maintes fois répétée quil sétait personnellement vautré dans le sang des mutins. Il se rappelait sêtre rendu à Moscou pour le congrès et y être resté pendant tous les événements de Cronstadt. En fait, Trotsky avait quitté Moscou pour Petrograd où il était resté quatre jours, à partir du 5 mars. Ce jour-là, il avait publié un ultimatum ordonnant aux marins de capituler sans condition. Il avait aussi organisé un nouveau commandement, sous la direction de Mikhaïl Toukhatchevski, pour réprimer la révolte. Après léchec de la première attaque menée par Toukhatchevski contre Cronstadt, les 7 et 8 mars, Trotsky était rentré en toute hâte à Moscou pour mobiliser les délégués au congrès. Voilà très exactement létendue de son rôle direct dans lécrasement de la mutinerie. Il écrivait :
« La vérité sur cette question, cest que, personnellement, je nai nullement participé à lécrasement de linsurrection de Cronstadt, ni à la répression qui suivit. Ce fait, réel, na aucune signification politique à mes yeux. Jétais membre du gouvernement, je considérais comme nécessaire la liquidation de cette révolte, et je porte donc la responsabilité de sa suppression. [...]
« Comment se fit-il que je nallai pas personnellement à Cronstadt ? La raison était de nature politique. La révolte éclata pendant la discussion sur ce quon appela la question syndicale.
« Le travail politique à Cronstadt était entièrement entre les mains du comité de Petrograd, dirigé par Zinoviev. Le même Zinoviev était le dirigeant principal, le plus infatigable et le plus passionné dans la lutte contre moi dans cette discussion. »
Trotsky, « Encore sur la répression de Cronstadt », 6 juillet 1938
Zinoviev exploita de façon démagogique la position erronée de Trotsky sur la question syndicale pour exciter lhostilité contre Trotsky et ses alliés dont le commandant de la flotte de la Baltique, F. F. Raskolnikov. Le 19 janvier 1921, Trotsky participait à un débat public sur la controverse syndicale devant 3 500 marins de la flotte de la Baltique. « Le personnel dirigeant de la flotte était isolé et terrifié », raconte Trotsky (ibid.) Les « marins élégants, bien habillés, communistes de nom seulement », votèrent à une majorité denviron 90 % pour la résolution de Zinoviev. Trotsky poursuit :
« Limmense majorité des marins communistes qui défendaient la résolution de Zinoviev prit part à la rébellion. Je considérai, et le bureau politique ne fit pas dobjection, que les négociations avec les marins, et, si nécessaire, leur pacification, devaient être menées par les dirigeants qui avaient, la veille encore, toute leur confiance politique. Autrement les Cronstadtiens auraient pu considérer laffaire comme si je venais prendre sur eux une revanche pour leur vote contre moi pendant la discussion du parti. »
ibid.
Dans « La vérité sur Cronstadt », John G. Wright reconnaît que dans la mesure où le zinoviéviste Kouzmine, commissaire de la flotte, et les autres dirigeants communistes locaux avaient été aveugles face à lampleur du péril qui montait à Cronstadt, ils avaient « facilité le travail des contre-révolutionnaires qui utilisaient les difficultés objectives pour atteindre leurs fins ». Mais Wright insiste que lenjeu était lopposition fondamentale de deux camps de classe : « Toutes les autres questions ne peuvent avoir quune importance secondaire. Que les bolchéviks aient pu commettre des erreurs de nature générale ou concrète ne peut altérer le fait quils défendaient les acquis de la révolution prolétarienne contre la réaction bourgeoise (et petite-bourgeoise) » (« La vérité sur Cronstadt »).
Révolution ou contre-révolution
Pour ceux qui les critiquent du point de vue « démocratique », le grand crime des bolchéviks cest quils ont gagné. Pour la première fois dans lhistoire, une classe non possédante, opprimée, avait pris et conservé le pouvoir, démontrant en pratique que le prolétariat pouvait effectivement gouverner. Cest pour cela quil y a toujours eu du « tapage autour de Cronstadt ».
Les anarchistes dInfoshop conspuent le « principe léniniste (inviolable pour tout bolchévik) selon lequel la dictature du prolétariat est et ne peut être réalisée que par la dictature du parti » (« Quétait la rébellion de Cronstadt ? ») Ils lui opposent le mot dordre de Cronstadt « Tout le pouvoir aux soviets et non aux partis. » Cette tentative dopposer les intérêts de la classe, organisée en soviets, à ceux de lavant-garde révolutionnaire, organisée dans un parti léniniste, est typique des grossiers préjugés anti-direction des anarchistes. Sil y a jamais eu un exemple qui démontrait que le pouvoir ouvrier dépendait de la direction ferme de lavant-garde communiste « la dictature du parti », si on veut lappeler ainsi cest bien Cronstadt en 1921. Le fait est que toutes les autres tendances du mouvement ouvrier, quil sagisse des menchéviks ou des anarchistes, ont soutenu la contre-révolution !
Dans un Etat ouvrier stable, les léninistes sont pour accorder tous les droits démocratiques à toutes les tendances politiques qui ne cherchent pas à renverser par la force la dictature prolétarienne. Ils sont prêts y compris à admettre la possibilité que les communistes soient mis en minorité lors dun vote dans les instances soviétiques. Mais la république ouvrière assiégée de 1918-1922 était tout sauf stable, et si les bolchéviks avaient abandonné le pouvoir aux éléments sociaux-démocrates, populistes ou anarchistes, les léninistes, et tout comme eux leurs opposants petits-bourgeois se seraient alors très rapidement retrouvés devant les pelotons dexécution des blancs.
La répression de Cronstadt a donné à lEtat ouvrier assiégé le délai nécessaire pour réanimer léconomie et la classe ouvrière et par conséquent reconstruire un cadre dans lequel la démocratie prolétarienne puisse sépanouir. Cela a également permis de lutter pour que la révolution prolétarienne lemporte dans dautres pays. Si loccasion révolutionnaire qui devait se présenter deux ans plus tard en Allemagne, pays industriel, avait débouché sur une victoire prolétarienne, cela aurait eu un impact déterminant non seulement sur lavenir de la Russie soviétique mais aussi sur celui de la révolution socialiste mondiale (cf. « Réarmer le bolchévisme Le Comintern et lAllemagne en 1923 : Critique trotskyste », Spartacist édition française no 34, automne 2001). Une couche bureaucratique dans le parti et lappareil dEtat soviétique a été renforcée par la défaite en Allemagne et elle en a profité pour arracher le pouvoir politique des mains du prolétariat et de son avant-garde bolchévique.
Létat desprit petit-bourgeois provincial de lanarchisme est incompatible avec le caractère international de la révolution prolétarienne. Dans sa diatribe de 1945, lanarchiste russe Voline critique le fait que le régime bolchévique ait envoyé les Cronstadtiens rouges de 1918 « partout où la situation intérieure devenait flottante, menaçante, dangereuse », et quil les ait mobilisés pour « prêcher aux paysans les idées de solidarité et de devoir révolutionnaires, notamment la nécessité de nourrir les villes » (la Révolution inconnue). Cétait, sécrie-t-il, « un plan machiavélique » contre Cronstadt visant « à laffaiblir, à lappauvrir, à luser, à lépuiser ». En subordonnant ainsi les intérêts de la révolution dans toute la Russie sans parler du monde à la soi-disant intégrité de Cronstadt, Voline fait ressortir lesprit de clocher stupide qui est inhérent à la conception anarchiste des « communes fédérées » autonomes.
Dans notre critique de la Tragédie de Cronstadt 1921 dAvrich, nous posions cette question : « Comment les anarchistes proposaient-ils alors de se défendre contre le blocus allié, linondation des mines de charbon, le dynamitage des voies ferrées et des ponts, etc., dont la conséquence était quil ny avait rien à vendre à la paysannerie en échange des céréales ? » (Workers Vanguard no 195, 3 mars 1978). Les impérialistes et les blancs cherchaient à enfoncer un coin entre le gouvernement ouvrier et les immenses masses paysannes. Les bolchéviks, avec des moyens limités, et privés dune grande industrie fonctionnelle, ont dû faire des concessions à la paysannerie et permettre la production et léchange à petite échelle des biens de consommation. Mais la NEP ne pouvait être quune retraite temporaire elle présentait ses propres dangers, comme on allait le voir clairement quand les koulaks (les paysans riches), enhardis, allaient se rebeller quelques années plus tard.
Les anarchistes, qui sont des idéalistes bourgeois de gauche, sont passés maîtres dans lart desquiver les conditions matérielles concrètes auxquelles la révolution ouvrière devait faire face. Les auteurs dInfoshop reconnaissent, au moins sur le papier, la terrible situation de la Russie révolutionnaire à cette époque, mais ils affirment avec désinvolture que la clé pour reconstruire le pays cétait que la classe ouvrière et la paysannerie participent à « des organisations de classe libres comme des soviets et des syndicats librement élus » (« Quétait la rébellion de Cronstadt ? ») Nous venons de voir ce quauraient signifié en pratique les « soviets libres » des anarchistes un retour au pouvoir blanc et une « dictature militaire temporaire ».
Dans « Limpôt en nature », Lénine fustigeait laveuglement du menchévik de gauche Julius Martov :
« Lorsque dans sa revue de Berlin, Martov déclare que Cronstadt appliquait non seulement des mots dordre menchéviks, mais quil a prouvé la possibilité dun mouvement antibolchévik qui ne sert pas entièrement les intérêts des gardes blancs, des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, il donne lexemple dun Narcisse petit-bourgeois infatué de lui-même. Faisons tout simplement mine dignorer que tous les vrais gardes blancs ont salué les émeutiers de Cronstadt et collecté des fonds, par lintermédiaire des banques, pour assister Cronstadt ! Milioukov a raison contre les Tchernov et les Martov, car il dévoile la tactique véritable des véritables gardes blancs, des capitalistes et des grands propriétaires fonciers : soutenons nimporte qui, même les anarchistes, nimporte quel pouvoir des Soviets, pourvu que les bolchéviks soient renversés, pourvu quun déplacement de pouvoir soit opéré ! [...] quant au reste, nous, les Milioukov, nous, les capitalistes et les grands propriétaires fonciers, nous nous en chargeons ; les anarchistes, les Tchernov, les Martov, nous les chasserons à coup de claques [...]. »
Lénine, « Limpôt en nature », 21 avril 1921
Lanalyse tranchante de Lénine a été confirmée, à contre-cur, dans le camp de la classe adverse, par le général A. A. von Lampe, le bras droit de Wrangel. Ce bourgeois, doté dune conscience de classe que nobscurcissaient pas les mystifications petites-bourgeoises de Martov, notait avec ironie dans son journal comment louvrage des SR la Vérité sur Cronstadt était « plein de justifications pour écarter lidée, ô sacrilège, que les marins aient été sous linfluence de leurs anciens officiers » (cité dans lintroduction de Chtchetinov à la Tragédie de Cronstadt). « Les SR ne comprennent pas que dans ce genre de lutte, ce quil faut cest des mesures radicales et décisives », écrit-il, avant de conclure : « Il semble, quon le veuille ou non, quil faut en arriver à la conclusion de Lénine quen Russie il ne peut y avoir que deux sortes de pouvoir : monarchiste ou communiste. »
Ce que la bourgeoisie et ses plumitifs, des menchéviks à Infoshop, ne peuvent pas pardonner, cest que Lénine et Trotsky ont effectivement pris des mesures décisives contre la mutinerie de Cronstadt. Le prolétariat a une dette éternelle envers les 1 385 soldats et commandants de lArmée rouge qui ont donné leur vie pour défendre le jeune Etat ouvrier, et aux 2 577 dentre eux qui ont été blessés. Les preuves historiques toutes fraîches rassemblées dans la Tragédie de Cronstadt constituent un réquisitoire sans appel contre les laquais de la contre-révolution qui ont cherché à salir ces martyrs révolutionnaires. |
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