Spartacist, édition française, numéro 37

été 2006

 

Les archives russes réfutent une fois de plus les mensonges anarchistes

Cronstadt, 1921: bolchévisme ou contre-révolution

TRADUIT DE SPARTACIST (EDITION ANGLAISE) no 59, PRINTEMPS 2006

En mars 1921, la garnison de l’île-forteresse de Cronstadt, qui commandait l’accès de la ville révolutionnaire de Petrograd par la mer Baltique, se soulevait contre le gouvernement bolchévique. Les mutins tiendront Cronstadt pendant deux semaines, jusqu’à ce que le régime soviétique contre-attaque en traversant la mer gelée, au prix de lourdes pertes en vies humaines dans les deux camps. Les rebelles prétendaient combattre pour restaurer un pouvoir des soviets purifié, libéré du monopole communiste. Pour les bolchéviks la révolte était une mutinerie contre-révolutionnaire : quelles qu’aient été les intentions des marins, ce soulèvement ne pouvait qu’aider les forces de la restauration capitaliste (allant de ceux qui se disaient démocrates aux monarchistes invétérés), unies derrière l’étendard blanc [la couleur de la contre-révolution] de la réaction cléricalo-tsariste. Les gardes blancs et leurs protecteurs impérialistes, repoussés militairement par l’Armée rouge soviétique après presque trois ans de guerre civile, restaient déterminés à écraser la Révolution bolchévique d’octobre 1917 et le jeune Etat ouvrier soviétique.

Près de 73 ans plus tard, le 10 janvier 1994, Boris Eltsine, président de la Russie désormais capitaliste, revendiquait l’héritage des gardes blancs et apposait le sceau de l’aigle à deux têtes à la révolte de Cronstadt (voir « Cronstadt et la contre-révolution : hier et aujourd’hui », Workers Vanguard no 595, 4 mars 1994). Le fait qu’Eltsine, qui avait porté le coup de grâce à la Révolution bolchévique en 1991-1992, ait « réhabilité » les mutins de Cronstadt, ne faisait que confirmer une fois de plus quels intérêts de classe la mutinerie de 1921 servait. La mutinerie de Cronstadt est au centre d’un grand mythe, colporté assidûment par les anarchistes mais exploité aussi par tout un éventail de forces contre-révolutionnaires, depuis les sociaux-démocrates jusqu’aux partisans de la restauration du tsarisme. L’objectif principal du « tapage autour de Cronstadt » a toujours été de discréditer le combat des marxistes pour la dictature du prolétariat sur la bourgeoisie, et en particulier de salir le trotskysme, l’incarnation contemporaine du léninisme authentique.

Selon le mythe anarchiste, Cronstadt aurait été la « troisième révolution des travailleurs » – la continuation des révolutions de février et d’octobre 1917 –, et sa répression la preuve irréfutable du caractère anti-ouvrier du gouvernement bolchévique de Lénine et Trotsky, et du marxisme en général. Pour pouvoir se servir de Cronstadt comme arme idéologique contre le léninisme, les anarchistes doivent prétendre que, contrairement à la réalité des faits, les mutins de 1921 étaient ces mêmes marins qui avaient joué un rôle d’avant-garde en 1917, et qu’ils n’avaient aucun lien avec les réactionnaires blancs. Eltsine a involontairement contribué à démolir le mythe de Cronstadt quand, après avoir sanctifié les mutins, il a aussi ouvert les archives de la mutinerie aux chercheurs. C’est ce qui a conduit à la publication, en 1999, d’un volumineux recueil de documents historiques russes par ROSSPEN, la principale maison d’édition associée aux Archives fédérales de Russie. Les documents publiés dans Kronstadtskaia traguedia 1921 goda, dokoumenti v dvoukh knigakh [La tragédie de Cronstadt de 1921, documents en deux volumes] (Moscou, Encyclopédie politique russe, 1999) apportent sans le moindre doute la preuve de la nature contre-révolutionnaire du soulèvement de Cronstadt.

Lénine et Trotsky disaient la vérité

Dès le début, les anarchistes ont fait cause commune sur Cronstadt avec des contre-révolutionnaires déclarés. La brochure la Rébellion de Cronstadt, publiée en 1922 par le célèbre anarchiste américain Alexander Berkman, se basait largement sur un récit tendancieux, la Vérité sur Cronstadt, publié en 1921 par les Socialistes-révolutionnaires (SR), adversaires acharnés de la révolution d’Octobre. En 1938 la machine à mensonges sur Cronstadt se remettait en route – avec le livre d’Ida Mett la Commune de Cronstadt. Cette fois-ci c’était pour essayer de contrer la critique dévastatrice que Trotsky avait faite du rôle des dirigeants syndicaux anarchistes de la CNT (en cheville avec les staliniens) pour faire capoter la révolution ouvrière espagnole. (Pour plus de détails sur la Révolution espagnole, voir Révolution et contre-révolution en Espagne : 1936-1938, de Felix Morrow [Editions La Brèche, 1978].) Peu avant sa mort en 1945, Voline (V. M. Eichenbaum), figure de premier plan de l’anarchisme russe entre 1917 et 1921, ajoutait son autorité au montage antibolchévique avec un ouvrage à charge basé sur les proclamations mensongères des mutins eux-mêmes (Voline, la Révolution inconnue, Paris, Belfond). Aujourd’hui, la mouvance anarchiste, qui reprend du poil de la bête, s’empare à nouveau des prétendues atrocités perpétrées par les bolchéviks de Lénine et Trotsky à Cronstadt, afin d’attiser l’anticommunisme des jeunes militants de l’époque post-soviétique.

Dès le début, Lénine, Trotsky et d’autres porte-parole bolchéviques avaient fait remarquer que le soulèvement avait été soutenu avec enthousiasme, et même publiquement prédit, par la contre-révolution en exil ; que d’anciens officiers tsaristes de la garnison de Cronstadt, comme le général A. N. Kozlovski, jouaient un rôle de premier plan dans la mutinerie ; que les marins de Cronstadt en 1921 n’étaient plus « la fierté et la gloire » de la révolution ouvrière, comme Trotsky les avait appelés en 1917, mais une couche relativement privilégiée et démoralisée liée à la paysannerie. En 1938, Trotsky, dénonçant la trahison des dirigeants anarchistes en Espagne, démolissait aussi les mensonges recyclés sur Cronstadt, dans ses articles « Beaucoup de tapage autour de Cronstadt » et « Encore sur la répression de Cronstadt ». Il écrivait, cinglant :

« Le gouvernement de “Front populaire” étrangle la révolution socialiste et fusille les révolutionnaires : les anarchistes participent à ce gouvernement et, quand on les chasse, continuent à soutenir les bourreaux. Et leurs avocats et alliés étrangers s’occupent pendant cetemps de la défense de... la rébellion de Cronstadt contre les féroces bolchéviks. Ignoble comédie ! »

– « Beaucoup de tapage autour de Cronstadt », 15 janvier 1938

Trotsky enjoignit aussi ses partisans d’entreprendre un travail plus détaillé. Le résultat fut « La vérité sur Cronstadt », de John G. Wright, militant du Socialist Workers Party (SWP) américain, publié pour la première fois dans la revue du SWP New International de février 1938 (une version plus développée parut en 1939 dans une brochure de formation). Rassemblant les documents historiques disponibles à l’époque, dont le témoignage de « ceux-là mêmes qui ont préparé, dirigé et tenté d’étendre la mutinerie », Wright démontrait méthodiquement comment les blancs avaient soutenu le soulèvement, et comment les marins étaient politiquement motivés par leurs intérêts de classe petit-bourgeois et manipulés par les forces de la contre-révolution déclarée. (La version longue de l’article de Wright figure dans le recueil Kronstadt by V.I. Lenin and Leon Trotsky [Cronstadt par V. I. Lénine et Léon Trotsky], New York, Pathfinder Press, 1979.)

Toutes les recherches historiques sérieuses réalisées depuis ont confirmé la version des bolchéviks. Ceci inclut notamment le livre de l’historien pro-anarchiste Paul Avrich la Tragédie de Cronstadt 1921 (Paris, Seuil, 1975). Dans notre critique de ce livre, nous le recommandions en expliquant qu’il s’agissait du travail d’un chercheur consciencieux, qui était contraint de conclure que « sa sympathie va aux rebelles tout en concédant que la répression bolchévique fut justifiée » (« Les mythes anarcho-libertaires démontés : Cronstadt et la contre-révolution », Workers Vanguard no 195 et 203, 3 mars et 28 avril 1978).

Les recherches d’Avrich montrent que le principal dirigeant de la révolte, un marin nommé Stepan Petritchenko, qui avait auparavant tenté de rejoindre les blancs, avait aidé à transformer une manifestation de masse en rupture décisive avec le gouvernement bolchévique. Après le soulèvement, Petritchenko s’était enfui en Finlande, alors sous la poigne de fer du baron Mannerheim, ancien général tsariste et garde blanc sanguinaire. Petritchenko s’était alors ouvertement rallié aux gardes blancs concentrés en Finlande, et avait approuvé des plans de « dictature militaire temporaire» destinée à remplacer le pouvoir bolchévique. Avrich avait aussi découvert un « Mémorandum sur la question de l’organisation d’un soulèvement à Cronstadt », rédigé par les gardes blancs, qui exposait en détail la situation militaire et politique à l’intérieur de la forteresse et affirmait avoir recruté un groupe de marins de Cronstadt qui se préparaient à jouer un rôle actif dans le soulèvement projeté. Toutefois, Avrich affirmait qu’il n’existait aucune preuve de liens entre les blancs et les marins avant la révolte et reprenait l’argument souvent avancé que si la révolte avait été planifiée, elle aurait été déclenchée quelques semaines plus tard, une fois que la glace avait fondu, rendant impossible une attaque d’infanterie bolchévique.

Les documents rassemblés dans le recueil Kronstadtskaia traguedia de ROSSPEN réfutent définitivement ces objections. Cet ouvrage contient 829 documents originaux (plus 276 autres, dans leur intégralité ou sous forme d’extraits, dans les notes), dont la plupart n’avaient jamais été publiés. Ces documents incluent les récits de participants au soulèvement, dont des marins mutinés et des émissaires gardes-blancs en visite, ainsi que des rapports secrets des blancs ; des mémoires et articles rédigés par plusieurs des 8 000 mutins qui devaient s’enfuir en Finlande après la reconquête de Cronstadt par les bolchéviks ; et les comptes-rendus des interrogatoires des mutins arrêtés par la Tchéka soviétique, la « Commission extraordinaire panrusse pour la répression de la contre-révolution et du sabotage ». Parmi les récits soviétiques de l’époque figure le rapport au soviet de Petrograd du commissaire de la flotte de la Baltique Nikolaï Kouzmine, le 25 mars 1921, et le premier rapport officiel sur l’enquête de la Tchéka, présenté le 5 avril 1921 par le commissaire spécial Iakov S. Agranov. Il est particulièrement intéressant aujourd’hui de pouvoir constater à quel point les récits des mutins qui s’étaient échappés coïncident, pour ce qui est du déroulement des faits, avec les aveux de ceux qui étaient tombés entre les mains des Soviétiques.

La longue introduction de l’historien russe Iouri Chtchetinov, qui avait lui-même fait des recherches sur Cronstadt auparavant, est très utile, car elle fait ressortir les questions en débat et résume les découvertes importantes faites dans les archives. Les documents proviennent d’une multitude de sources soviétiques, blanches, impérialistes, menchéviques, socialistes-révolutionnaires et anarchistes. Ils ont été rassemblés par des chercheurs de neuf fonds d’archives russes, dont les Archives militaires d’Etat russes, les Archives d’Etat russes pour l’histoire socio-politique et les Archives centrales des Services de sécurité fédéraux (FSB), la police politique. L’archiviste chargé de coordonner cette compilation, I. I. Koudriavtsev, a contribué à la préparation des documents issus des archives du FSB, et a rédigé les notes de bas de page, les index et la bibliographie. La notice concernant Trotsky affirme qu’il était « membre d’une loge maçonnique française, exclu apparemment en 1916 ». Cette calomnie grotesque, reflet de la haine contre-révolutionnaire vouée à ce dirigeant bolchévique, est d’autant plus absurde que Trotsky s’est battu pour éradiquer l’influence pernicieuse de la franc-maçonnerie – un problème historique du mouvement ouvrier français – dans le Parti communiste français des premières années.

Un ouvrage récent de l’historien français Jean-Jacques Marie, membre du Parti des travailleurs (PT) de Pierre Lambert, tire argument de cette calomnie pour discréditer l’ensemble du recueil. Il affirme en effet : « Ce recueil est doté d’un abondant appareil de notes qui porte la marque de la police politique, le FSB (l’ancien KGB), et les stigmates de l’obsession du prétendu complot maçonnique qui ravage les nationalistes russes » (Jean-Jacques Marie, Cronstadt, Paris, Fayard, 2005). Ceci ne l’empêche pas d’utiliser lui-même abondamment les documents du recueil dans ses propres citations ! Il est vrai que le FSB est imbu de chauvinisme russe, mais cette calomnie contre Trotsky dans la Tragédie de Cronstadt n’est pas représentative du travail éditorial dont ce recueil est le résultat. L’importance toute particulière qu’accorde Jean-Jacques Marie à une imaginaire obsession maçonnique dans la Tragédie de Cronstadt a plus à voir avec le PT lambertiste, dont les liens avec la franc-maçonnerie sont depuis longtemps un secret de polichinelle dans la gauche française. On pense notamment aux liens étroits entre Lambert, qui fut longtemps un responsable de la fédération syndicale Force ouvrière (FO), et l’ex-dirigeant de FO Marc Blondel, franc-maçon déclaré.

Un certain nombre de sites et de bulletins web anarchistes, confrontés à toutes les nouvelles preuves fournies dans la Tragédie de Cronstadt, se sont quant à eux rabattus sur un commentaire de deuxième main par Israël Getzler, chercheur à l’Université hébraïque (« Le rôle des dirigeants communistes dans la tragédie de Cronstadt de 1921 à la lumière de documents d’archives récemment publiés », Revolutionary Russia, juin 2002). Getzler fait du rapport Agranov la « pièce capitale », bien que ledit rapport ait été rédigé à la hâte quelques jours seulement après la mutinerie, sans qu’Agranov ait pu avoir accès aux meneurs de la révolte ni à beaucoup des documents figurant dans le recueil récemment publié. Getzler extrait ensuite de ce rapport initial un passage isolé, et prétend qu’Agranov avait établi « que le mouvement des marins était “entièrement spontané” » et que ses « conclusions contredisent complètement la ligne officielle ». C’est du sophisme, pas le fruit d’un travail de chercheur !

La « ligne officielle » des bolchéviks n’était pas que Cronstadt avait été un complot garde-blanc et impérialiste du début à la fin et de haut en bas, mais que ce soulèvement servait les intérêts de la contre-révolution, qui l’avait d’ailleurs approuvé et soutenu sans réserve. C’est même corroboré par le bref passage d’Agranov cité par Getzler, qui affirme : « le soulèvement avait pris un caractère systématique et il était dirigé par la main expérimentée des vieux généraux » (Agranov, Rapport au présidium de la Tchéka, 5 avril 1921 ; reproduit dans le recueil la Tragédie de Cronstadt [traduit par nos soins]).

En fait, comme nous allons le voir, les nombreux documents du recueil russe la Tragédie de Cronstadt, que Getzler ignore soigneusement, montrent bel et bien qu’il y avait effectivement un complot contre-révolutionnaire au cœur de la « révolution des travailleurs » de Cronstadt, qui était loin d’être « entièrement spontanée ». Ils révèlent, avec un luxe de détails dénués d’ambiguïté, l’étendue et l’ampleur de l’activité organisée des gardes blancs à Cronstadt et ses alentours, ce qui correspond au mémorandum anonyme découvert par Avrich. De fait, un de ces documents nouvellement publiés a été écrit par G. F. Tseidler, le fameux agent blanc qu’Avrich soupçonnait d’être l’auteur du mémorandum. Cet agent du « Centre national » contre-révolutionnaire raconte fièrement comment des émigrés réactionnaires venus de Finlande (sous le couvert d’une délégation de la Croix-Rouge) avaient été accueillis à Cronstadt à bras ouverts par Petritchenko et d’autres dirigeants de la mutinerie. Un autre rapport, rédigé par le général G. E. Elvengren, important agent des blancs résidant en Finlande, affirme non seulement que c’est une organisation de gardes blancs de Cronstadt qui a fomenté le soulèvement, mais explique pourquoi celui-ci a été déclenché plus tôt que prévu. De nombreux témoignages de première main particulièrement intéressants attestent que Petritchenko et ses alliés avaient systématiquement employé des subterfuges pour entraîner derrière eux une partie de la garnison ; ils montrent bien l’action d’une main occulte derrière le soulèvement.

Pour préparer cet article, nous avons aussi consulté un certain nombre de documents en russe, aussi bien des sources primaires que secondaires. Parmi ces documents figure une série d’articles sur la mutinerie de Cronstadt publiés en 1930-1931 dans Krasnaia Letopis, la revue historique de Leningrad, et notamment une analyse de l’historien soviétique A. S. Poukhov sur comment la composition sociale de la garnison de Cronstadt s’était modifiée entre 1917 et 1921. Nous avons aussi consulté Iouri Chtchetinov lui-même, qui a écrit l’introduction de la Tragédie de Cronstadt en russe, et qui nous a transmis des extraits de son livre Kronstadt, mart 1921 g. (Cronstadt, mars 1921), dont la publication a été suspendue en 1992 lorsque Eltsine s’est emparé des rênes du pouvoir. Tous les passages de la Tragédie de Cronstadt et des autres textes en russe ont été traduits par nos soins.

Le caractère de classe de la mutinerie de Cronstadt

Dans « La vérité sur Cronstadt », le trotskyste John G. Wright avait totalement démoli le mythe anarchiste selon lequel les rebelles de Cronstadt étaient juste une masse indifférenciée de travailleurs luttant avec altruisme pour l’idéal des « soviets libres ». Cette conception dissimule les forces de classe différentes – et parfois opposées – qui étaient à l’œuvre. Les anarchistes, qui rejettent la conception matérialiste des classes sociales et divisent le monde entre puissants et impuissants, riches et pauvres, mettent donc dans le même sac les petits propriétaires paysans et les ouvriers d’usine citadins, sous l’étiquette « peuple » sans différenciation de classe. Mais les paysans ne sont pas intrinsèquement collectivistes et anticapitalistes ; ce sont plutôt de petits entrepreneurs qui veulent acheter au prix le plus bas et vendre au prix le plus élevé. Comme le note Wright :

« Le présupposé que soldats et marins pouvaient s’engager dans une insurrection sous un mot d’ordre politique de “soviets libres” est en soi absurde [...]. Ces gens ne pouvaient avoir été poussés à l’insurrection que par des besoins et des intérêts économiques profonds. C’étaient les besoins et les intérêts des pères et des frères de ces marins et soldats, c’est-à-dire de paysans, en tant que vendeurs et acheteurs de produits alimentaires et de matières premières. Autrement dit, la mutinerie était l’expression de la réaction de la petite bourgeoisie contre les difficultés et les privations imposées par la révolution prolétarienne. »

– Wright, « La vérité sur Cronstadt »

La révolution ouvrière russe s’était produite dans un pays arriéré, paysan dans son écrasante majorité, créant, suivant l’expression de Trotsky, une dictature du prolétariat reposant sur la paysannerie pauvre. La survie à long terme de la Russie soviétique ne pouvait être assurée que par l’extension de la révolution socialiste aux puissances industrielles avancées d’Europe de l’Ouest et au reste du monde. En attendant, le soutien ou la neutralité des masses paysannes était quelque chose de crucial pour la sauvegarde de la révolution. Cela signifiait rallier à sa cause les paysans les plus pauvres en leur fournissant des biens de consommation, des tracteurs et autres produits manufacturés, pour finalement jeter les bases d’un prolétariat rural basé sur de grandes fermes collectives.

Mais en cet hiver de 1920-1921, après sept ans de guerre impérialiste puis de guerre civile, la Russie soviétique était en ruines. Les armées de quatorze Etats capitalistes avaient envahi la Russie révolutionnaire, soutenant des armées qui se battaient pour restaurer le capitalisme. Ces dernières étaient commandées par d’anciens officiers tsaristes comme Denikine, Koltchak, Wrangel, Ioudenitch et autres, qui avaient ravagé le pays et massacré systématiquement Juifs et communistes, militants ouvriers et paysans récalcitrants. L’industrie et les transports étaient paralysés et, dans les grandes villes dépeuplées, la faim régnait. A la campagne, la famine et des épidémies, d’une ampleur jamais vue depuis des siècles, avaient même conduit au cannibalisme. Tout ceci était exacerbé par un blocus économique des impérialistes. Pour faire face à ces calamités, les bolchéviks avaient improvisé une politique qu’ils appelèrent « communisme de guerre ». Il s’agissait essentiellement de réquisitionner des céréales chez les paysans pour nourrir les villes et approvisionner l’Armée rouge. Pendant toute la guerre civile, les masses paysannes avaient accepté cela comme un moindre mal, préférable au retour des hobereaux blancs.

A l’automne 1920, les principales forces blanches et impérialistes avaient finalement été vaincues. Mais les troupes blanches occupaient toujours les rivages de la mer Noire près de la Géorgie ; l’armée japonaise allait demeurer dans l’Extrême-Orient soviétique jusqu’à la fin de 1922 et, en Turquie, Wrangel commandait toujours 80 000 hommes en armes. Et c’est à ce moment-là que le ressentiment paysan explosa. Chtchetinov note que « Fin 1920-début 1921, des soulèvements armés éclatèrent dans les districts de Tambov et de Voronej, dans la région de la Volga centrale, dans le bassin du Don, dans le Kouban et en Sibérie occidentale. Il y eut à cette époque jusqu’à plus de 200 000 rebelles antibolchéviques » (Chtchetinov, introduction à la Tragédie de Cronstadt). Certains parmi ceux-là faisaient partie des deux millions de soldats et plus qui avaient été démobilisés par l’Armée rouge à la fin de la guerre civile. En Ukraine, une armée assez importante de partisans paysans, rassemblés autour de l’aventurier anarchiste Nestor Makhno, était maintenant en révolte contre le pouvoir soviétique. Comme le faisait remarquer Trotsky :

« Seul un homme à l’esprit tout à fait creux peut voir dans les bandes de Makhno ou dans l’insurrection de Cronstadt une lutte entre les principes abstraits de l’anarchisme et du socialisme d’Etat. Ces mouvements étaient en fait les convulsions de la petite bourgeoisie paysanne, laquelle voulait assurément s’affranchir du capital, mais en même temps n’était nullement d’accord pour se soumettre à la dictature du prolétariat. Elle ne savait pas concrètement ce qu’elle voulait elle-même, et, de par sa situation, ne pouvait pas le savoir. »

– « Beaucoup de tapage autour de Cronstadt »

Cette agitation et ces révoltes de paysans constituaient un terrain fertile pour qui voulait faire de l’agitation et organiser des complots contre-révolutionnaires.

Cette situation a eu une influence directe sur les événements de Cronstadt. En 1917 il y avait dans l’armée tsariste une écrasante majorité de paysans, mais dans la flotte de la Baltique – là où on avait besoin de compétences mécaniques et techniques – les ouvriers étaient légèrement en majorité. Pourtant au fur et à mesure que ces combattants, dont la conscience de classe était la plus élevée, partaient pour les fronts de la guerre civile ou occupaient des postes de direction dans l’appareil du nouvel Etat ouvrier, ils étaient remplacés par des couches sociales plus arriérées et plus fortement paysannes – dont, vers 1920-1921, une quantité non négligeable de recrues paysannes originaires des zones rebelles de l’Ukraine.

Les profondes divisions au sein du Parti communiste sur quelle direction prendre après le « communisme de guerre » et comment revigorer la smytchka (l’alliance de la paysannerie avec l’Etat ouvrier) ont aussi joué un rôle dans la situation. Dans les mois qui précédèrent la mutinerie, une vive controverse, la « discussion sur les syndicats », avait opposé Trotsky à Lénine. Zinoviev, profitant de l’entêtement de Trotsky, avait mobilisé sa base dans la région de Petrograd-Cronstadt contre ce dernier, en qui il voyait un rival au sein de la direction du parti. A Cronstadt, Zinoviev avait aussi laissé entrer beaucoup de gens arriérés dans les rangs du parti et, en même temps, il encourageait une atmosphère empoisonnée dans les débats internes au parti. Ce pourrissement du climat dans le Parti communiste de Cronstadt joua un rôle crucial dans le développement de la mutinerie, comme le notait Agranov dans son rapport à la Tchéka.

L’éruption de Cronstadt

La révolte de Cronstadt débuta au lendemain des manifestations ouvrières qui eurent lieu à Petrograd à partir du 20 février, quand une crise du combustible força les principales usines à fermer. Par une combinaison de concessions aux ouvriers et d’arrestations des principaux agitateurs menchéviks, le gouvernement mit rapidement fin aux manifestations sans aucune effusion de sang. Pourtant le 25 février des rumeurs qu’on avait tiré sur les ouvriers et bombardé les usines parvinrent à Cronstadt.

Des délégations de marins des navires de guerre Petropavlovsk et Sébastopol se rendirent à Petrograd et constatèrent que ces rumeurs étaient sans fondement. Mais quand elles retournèrent à Cronstadt, le 27 février, elles ne démentirent pas ces fausses rumeurs, au contraire : de nouveaux mensonges y furent ajoutés – notamment que des milliers de marins avaient été arrêtés à Petrograd. On distribua des armes aux marins de Cronstadt. Des meetings à bord des navires, le 28 février, furent rapidement suivis le 1er mars par un grand rassemblement sur la place de l’Ancre de Cronstadt, qui adopta une liste de revendications, et le 2 mars par une conférence de délégués pour discuter de nouvelles élections au soviet local. Au cours de ces réunions, les orateurs communistes n’eurent pas le droit de prendre la parole.

Kouzmine, le commissaire de la flotte de la Baltique, et deux autres dirigeants communistes avaient été arrêtés lors du meeting du 2 mars – prétendument pour garantir la « liberté authentique » des élections ! Lorsqu’une proposition fut faite d’arrêter tous les autres communistes présents au meeting, et que les délégués hésitèrent, il fut annoncé de façon théâtrale que des détachements communistes armés étaient sur le point d’encercler la salle et d’arrêter tous les participants – ce qui était totalement faux. La suite est décrite de façon saisissante par un témoin communiste cité par Chtchetinov :

« Dans la confusion panique, on poussa à faire voter précipitamment quelque chose. Quelques minutes plus tard, le président du meeting, Petritchenko, réclamait le silence et annonçait que “Le comité révolutionnaire, formé du présidium et élu par vous, déclare : ‘Tous les communistes présents doivent être appréhendés, et ne seront pas relâchés tant que la situation ne sera pas clarifiée.’” En deux, trois minutes, tous les communistes présents étaient appréhendés par des marins armés. »

– cité dans Chtchetinov, introduction à la Tragédie de Cronstadt

En fait le « Comité révolutionnaire provisoire » (CRP) s’était déjà « élu » avant, et il avait la nuit précédente envoyé aux différents bastions de Cronstadt des messages qui déclaraient : « Au vu de la situation présente à Cronstadt, le parti communiste est chassé du pouvoir. C’est le Comité révolutionnaire provisoire qui dirige. Nous demandons à tous les camarades non membres du parti de prendre en mains le contrôle des affaires » (« A tous les bastions de Cronstadt », 2 mars 1921, 1h35 du matin ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt). C’était un avant-goût des « soviets libres » à la sauce anarchiste !

Une fois la mutinerie déclenchée, plus de 300 communistes furent emprisonnés ; des centaines d’autres s’enfuirent. Comme le souligne Agranov :

« La répression menée par le CRP contre les communistes demeurés fidèles à la révolution communiste contredit totalement les intentions soi-disant pacifiques des rebelles. Pratiquement tous les procès-verbaux des séances du CRP indiquent que la lutte contre les communistes toujours en liberté, et contre ceux qui étaient emprisonnés, est demeurée constamment au centre de ses préoccupations. Dans la dernière phase, ils ont été jusqu’à menacer de créer des cours martiales d’urgence, bien qu’ils prétendent être contre la peine de mort. »

– Agranov, Rapport au présidium de la Tchéka, 5 avril 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt

C’est le commandant de la prison, qui n’était autre qu’un anarchiste du nom de Stanislav Choustov, qui avait proposé de fusiller les dirigeants communistes. Dans son rapport à la séance du 25 mars 1921 du soviet de Petrograd, Kouzmine, le commissaire de la flotte, expliquait comment la menace d’exécutions en masse avait été à deux doigts de se réaliser : au petit matin du 18 mars, Choustov avait mis une mitrailleuse en batterie devant la cellule de Kouzmine, qui contenait 23 prisonniers. C’est seulement l’avancée de l’Armée rouge sur la mer gelée qui l’empêcha de massacrer les communistes.

Un programme de contre-révolution

Comme le faisait remarquer Lénine, il y avait « très peu de choses concrètes, précises, définies » dans les mots d’ordre de Cronstadt (« L’impôt en nature », 21 avril 1921). Y figuraient de nouvelles élections aux soviets ; aucune restriction pour les partis anarchistes et socialistes de gauche ; aucun contrôle sur les organisations syndicales ou paysannes ; la libération des prisonniers menchéviques et SR de gauche et des personnes arrêtées au cours de la récente vague d’agitation rurale et urbaine ; l’égalité des rations ; et la revendication centrale, « accorder aux paysans la pleine liberté d’action sur toutes les terres comme bon leur semblera, et le droit de posséder du bétail, dont ils devront s’occuper eux-mêmes, c’est-à-dire sans recourir au travail salarié » (résolution du 1er mars, reproduite dans la Tragédie de Cronstadt). Si ce programme petit-bourgeois de commerce sans restrictions et d’opposition à toute planification économique avait été appliqué, il aurait rapidement engendré une nouvelle classe capitaliste parmi les paysans, les artisans et les gestionnaires d’entreprises les plus prospères, et il aurait ouvert la porte au retour des anciens capitalistes et des impérialistes.

Ce programme avait été soigneusement confectionné pour coller aux préjugés paysans des marins. Les mutins exigeaient l’abolition des sections politiques et des détachements communistes de choc dans toutes les unités militaires, ainsi que de la garde communiste dans les usines. Le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets et non aux partis » était simplement de la démagogie petite-bourgeoise destinée à berner les marins et à les pousser à soutenir la contre-révolution. En pratique, il signifiait « A bas les communistes ! » Les partisans les plus clairvoyants de la contre-révolution comprenaient bien que, quels que soient les mots d’ordre, une fois les communistes chassés du pouvoir, il ne serait plus difficile de restaurer le capitalisme. Dans les pages de son journal à Paris, Pavel Milioukov, le chef des Constitutionnels-démocrates (Cadets) conseillait à ses congénères réactionnaires d’accepter le mot d’ordre « A bas les bolchéviks ! Vive les soviets ! » Comme cela signifiait probablement que le pouvoir ne passerait que temporairement « aux socialistes modérés », le perspicace bourgeois Milioukov argumentait : « Non seulement les monarchistes, mais d’autres candidats au pouvoir vivant à l’étranger n’ont absolument aucune raison de s’impatienter » (Poslednie Novosti, 11 mars 1921 ; cité par Wright, « La vérité sur Cronstadt »).

Quel sens la revendication de « soviets libres » pouvait-elle avoir dans le contexte de la Russie soviétique de 1921 ? Beaucoup des ouvriers les plus avancés avaient combattu dans l’Armée rouge et étaient morts au combat, ou alors ils avaient été appelés à des postes administratifs importants. Comme les usines avaient été décimées et privées de leurs meilleurs éléments, les soviets s’étaient atrophiés. C’est la couche de cadres à l’intérieur du Parti communiste qui préservait le régime de la démocratie ouvrière.

Toutes les tendances socialistes et anarchistes avaient été vidées de leurs militants subjectivement révolutionnaires, qui avaient rejoint les bolchéviks, soit individuellement, soit par regroupements. En 1917 les anarchistes avaient pendant un temps acquis une certaine influence parmi les éléments les plus instables du prolétariat et de la garnison de Petrograd, à cause de leur attitude hostile au gouvernement provisoire capitaliste. Mais, après la révolution d’Octobre, les meilleurs des anarcho-syndicalistes, comme Bill Shatov, un Américain d’origine russe qui avait été un membre influent de l’Industrial Workers of the World aux Etats-Unis, s’étaient ralliés aux bolchéviks pour défendre la révolution ouvrière. Les autres s’étaient tournés vers la criminalité ou le terrorisme contre l’Etat ouvrier, commettant vols à main armée ou même un attentat à la bombe contre le siège du Parti communiste à Moscou en 1919. Les partis « socialistes » qui s’étaient ralliés au gouvernement provisoire, c’est-à-dire les menchéviks et les SR de droite, étaient en 1921 devenus des coquilles vides et des laquais de la contre-révolution. Les SR de gauche, après avoir un court moment participé au gouvernement soviétique, s’étaient ralliés en 1918 aux groupes terroristes clandestins contre l’Etat ouvrier. Les menchéviks prétendaient respecter la légalité soviétique, mais oubliaient cet engagement à chaque fois que les capitalistes avaient une occasion de renverser la république soviétique.

A Petrograd, ce qui restait des SR, des menchéviks et des divers groupes anarchistes s’était regroupé dans une « Assemblée des plénipotentiaires des usines et ateliers de Petrograd ». Ce mystérieux bloc autoproclamé collaborait avec une organisation monarchiste récemment constituée, l’« Organisation de combat de Petrograd » (OCP), et ce de l’aveu même de l’OCP (rapport de l’OCP au département d’Helsinki du Centre national, rédigé après le 28 mars 1921, reproduit dans la Tragédie de Cronstadt). L’OCP imprimait même les tracts des menchéviks ! Le 14 mars, l’Assemblée publiait un tract en solidarité avec Cronstadt, qui ne disait pas un mot sur le socialisme ou les soviets, mais appelait par contre à un soulèvement contre « le régime communiste sanguinaire » au nom de « tout le pouvoir au peuple » (« Appel à tous les citoyens, ouvriers, soldats de l’Armée rouge et marins », 14 mars 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt).

La presse des mutins prétendait qu’il y avait des soulèvements de masse à Petrograd et à Moscou, mais le dirigeant menchévique Fiodor Dan lui-même dut admettre, dans un livre publié en 1922, qu’« il n’y avait pas de plénipotentiaires » et que « la mutinerie de Cronstadt n’a bénéficié d’absolument aucun soutien de la part des ouvriers de Petrograd » (cité dans « Les menchéviks dans la mutinerie de Cronstadt », Krasnaia Letopis, 1931, no 2). « Les ouvriers sentirent immédiatement que les rebelles de Cronstadt se trouvaient de l’autre côté de la barricade, et ils soutinrent le pouvoir soviétique » explique Trotsky (« Beaucoup de tapage autour de Cronstadt », 15 janvier 1938). Il est intéressant de noter que même la tendance semi-syndicaliste de l’Opposition ouvrière, l’aile du Parti communiste qui entendait défendre avec le plus d’ardeur les intérêts économiques immédiats des travailleurs, a participé à l’écrasement du soulèvement de Cronstadt.

Duplicité et tromperies

Le rapport Agranov notait que « tous les participants à la mutinerie ont soigneusement dissimulé leur identité de parti sous le drapeau des sans-parti » (Agranov, Rapport au présidium de la Tchéka). Les dirigeants de la mutinerie manœuvraient habilement. Par exemple, Petritchenko, le chef du CRP, recula lorsque, le 1er mars, au cours d’un meeting précédant le rassemblement de la place de l’Ancre, sa proposition d’autoriser tous les partis socialistes fut repoussée avec hostilité par les marins. D’après Kouzmine, la foule avait crié à Petritchenko « C’est la liberté pour les SR de droite et les menchéviks ! Non ! Pas question ! [...] Leurs assemblées constituantes, on les connaît ! Nous n’avons pas besoin de ça ! » (rapport de Kouzmine, rapport sténographié au soviet de Petrograd, 25 mars 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt). Déjà dans la Tragédie de Cronstadt 1921 de Paul Avrich, on avait pu constater à quel point le mot d’ordre de « soviets libres » avancé par Petritchenko était cynique et calculé. Il y avait d’autres adversaires du pouvoir soviétique dans le CRP : deux d’entre eux étaient des menchéviks ; un troisième était membre du parti bourgeois des Cadets, tandis que Sergueï Poutiline, le rédacteur en chef des Izvestia du CRP, le journal des rebelles, était un vieux sympathisant des Cadets. L’un des menchéviks, Vladislav Valk, était ouvertement favorable à une assemblée constituante, c’est-à-dire à un parlement bourgeois. Le Cadet du CRP, Ivan Orechine, révèle le cynisme avec lequel ces dirigeants manipulaient les marins. Dans un article publié peu après la mutinerie dans un journal émigré, il écrivait :

« Le soulèvement de Cronstadt a éclaté sous le prétexte de remplacer l’ancien soviet, dont le mandat avait expiré, par un nouveau soviet basé sur le vote à bulletin secret. La question du suffrage universel, étendant le droit de vote aussi à la bourgeoisie, a été soigneusement évitée par les orateurs de la manifestation [du 1er mars]. Ils ne voulaient pas susciter parmi les insurgés eux-mêmes d’opposition que les bolchéviks auraient pu utiliser [...]. Ils n’ont pas parlé d’assemblée constituante, mais ils pensaient pouvoir y arriver progressivement, via des soviets librement élus. »

– Orechine, Volia Rossii (avril-mai 1921) ; cité dans Chtchetinov, introduction à la Tragédie de Cronstadt

La puanteur réactionnaire des gardes blancs régnait de plus en plus ouvertement dans Cronstadt à mesure que la mutinerie se développait et que les efforts pour rallier les ouvriers de Petrograd avec des proclamations sur les « soviets libres » tournaient court. Dès le 4 mars, le commandant du Sébastopol donna un ordre écrit qui parlait de « la Russie, torturée et démembrée, qui souffre depuis longtemps » et du devoir « envers la mère patrie et le peuple russe » (cité dans Agranov, « Rapport au présidium de la Tchéka », 5 avril 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt de ROSSPEN). Le 15 mars, ce genre de langage fit son apparition dans un appel officiel du CRP. Adressé en premier lieu aux émigrés blancs, les « Russes qui ont été arrachés à une Russie qui gît déchirée, les membres écartelés », cet appel déclarait : « Nous luttons pour le renversement du joug du parti, pour un authentique pouvoir des soviets, et ensuite, que la libre volonté du peuple décide comment il veut se gouverner lui-même » (« Appel des habitants de Cronstadt », 15 mars 1921 ; reproduit ibid.) Cet appel se terminait, de façon révélatrice, en évoquant non pas les « soviets libres » mais la « sainte cause des travailleurs russes » pour « construire une Russie libre ». C’était sans ambiguïté un appel à une contre-révolution « démocratique ». Le 21 mars, trois jours après sa dispersion, le CRP en exil publia un appel encore plus explicite qui proclamait : « A bas la dictature du parti, vive la Russie libre, vive le pouvoir élu par le peuple russe tout entier ! » (« Aux paysans et ouvriers opprimés de Russie », 21 mars 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt).

Il convient de noter que l’appel du 15 mars avait été rédigé par Petritchenko pour répondre à la demande de l’état-major qui souhaitait que le CRP s’assure une aide extérieure à Cronstadt. Le même jour, le CRP envoyait secrètement deux de ses membres en Finlande pour y chercher de l’aide. Le 17 mars, quand Petritchenko et le CRP tentèrent de faire appliquer la décision des officiers qui voulaient que les équipages du Petropavlovsk et du Sébastopol abandonnent leurs navires, fassent sauter leur artillerie et s’enfuient en Finlande, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. L’immense majorité des équipages se révolta, sauva les navires et arrêta tous les officiers et membres du CRP qui leur tombaient sous la main (cité dans Agranov, Rapport au présidium de la Tchéka).

Les impérialistes, les officiers tsaristes et le CRP

Si la mutinerie de Cronstadt était une « révolution », c’était une révolution bien étrange – soutenue par les impérialistes, les monarchistes et capitalistes russes et leurs larbins menchéviks et SR ! La révolte, comme le faisait remarquer Trotsky dans un article du 23 mars 1921, avait provoqué une hausse immédiate des cours à la Bourse de Paris et à celle de Bruxelles, et en particulier des valeurs russes (« Cronstadt et la Bourse », Kronstadt by V.I. Lenin and Leon Trotsky). Les forces émigrées vaincues avaient rassemblé en toute hâte des unités de combat. Un ancien membre de l’entourage du général Denikine, N. N. Tchebitchev, le raconte dans un article publié le 23 août 1924 dans la presse émigrée : « Les officiers blancs relevaient la tête et commençaient à chercher le moyen d’aller participer au combat à Cronstadt. Personne ne se préoccupait de savoir qui était là-bas – SR, menchéviks ou bolchéviks désenchantés par le communisme, mais toujours favorables aux soviets. Ce fut une explosion d’enthousiasme parmi les émigrés. Tout le monde reprenait espoir » (cité dans Chtchetinov, introduction ibid.)

Les chefs émigrés, dont les appels aux Etats d’Europe de l’Ouest n’avaient auparavant rencontré aucun écho, étaient maintenant traités avec tous les égards. Avrich, tout en reconnaissant que la France avait peut-être accordé une aide, soutenait dans la Tragédie de Cronstadt 1921 que les blancs avaient été pour l’essentiel éconduits et que des obstacles diplomatiques occidentaux leur avaient barré la route. En fait, la France et la Grande-Bretagne se sont abstenues d’intervenir ouvertement, mais elles ont encouragé les petits Etats voisins de la Russie à aider la mutinerie. Le ministre des Affaires étrangères britannique, Lord Curzon, avait envoyé le 11 mars à son représentant à Helsinki le télégramme suivant : « Le gouvernement de Sa Majesté n’est pas prêt à intervenir lui-même d’une manière ou d’une autre pour aider les révolutionnaires. Très confidentiel : il n’y a toutefois pour vous aucune raison de conseiller au gouvernement finlandais d’avoir la même attitude, ou d’empêcher des associations privées ou des individus de les aider s’ils le souhaitent » (Documents sur la politique étrangère britannique, 1919-1939 [Londres, Her Majesty’s Stationery Office, 1961]). Nous nous contenterons de noter que le ravitaillement de Cronstadt en vivres, de même que la concentration de forces expéditionnaires blanches en Finlande, purent s’effectuer sans rencontrer d’obstacle sérieux.

Dans son rapport à la Tchéka en 1921, Agranov montre bien comment le général Kozlovski et d’autres officiers bourgeois de l’état-major ont joué un rôle central. Les anarchistes ont longtemps prétendu que ces officiers ne jouaient qu’un rôle de conseillers, et que de toutes façons c’est le gouvernement bolchévique qui les avait mis là en tant que spécialistes militaires. Ces officiers, pour lesquels l’immense majorité des marins avait une profonde méfiance, sont certainement restés très discrets. Mais, auparavant, ils servaient sous la stricte supervision des commissaires communistes. Or ceux-ci étaient maintenant emprisonnés, et c’était les généraux qui étaient aux commandes. Le 2 mars, lors de la réunion où il démettait de ses fonctions le commissaire de la forteresse de Cronstadt (V. P. Gronov), Kozlovski s’écriait : « Vous avez fait votre temps. Maintenant je vais faire ce qui doit être fait » (cité dans « Cronstadt sous le pouvoir des ennemis de la révolution », A. S. Poukhov, Krasnaia Letopis, 1931, no 1). De plus, un officier supérieur arrêté au lendemain de la mutinerie confirma que pour les questions opérationnelles quotidiennes, « Le président du CRP [Petritchenko] s’en remettait normalement aux décisions du chef de la défense [Solovianov, le commandant du fort, un tsariste] et ne soulevait aucune objection aux activités opérationnelles de celui-ci » (procès-verbal de l’interrogatoire par la Tchéka de P. A. Zelenoï, 26 mars 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt).

Des officiers comme Kozlovski constituaient un lien extrêmement précieux avec les militaires émigrés blancs, aux côtés desquels ils avaient servi dans l’armée tsariste. Parmi ceux-ci figuraient le baron P. V. Vilken, l’ancien commandant du Sébastopol, qui était lié à l’« Organisation navale », un nid d’espions blancs basé à Londres et étroitement surveillé par le Département extérieur de la Tchéka soviétique. Les services de renseignements soviétiques ont maintenant rendu publics la correspondance et les transferts de fonds de cette Organisation navale, qu’ils avaient interceptés. Le premier d’une série de télégrammes, décrit comme « proposant les mesures nécessaires pour soutenir la mutinerie de Cronstadt en Russie », et envoyé le 25 février 1921, chargeait un agent de recevoir « 400 livres sterling et de les envoyer via deux chèques à Helsinki, qui a besoin de l’argent début mars » (Rouskaia voennaia emigratsiia 20-kh-40-kh godov [L’émigration militaire russe des années 1920-1940], tome I [Moscou, Gueia, 1998]).

Les apologistes « de gauche » de la mutinerie sont bien obligés d’admettre que les impérialistes ont acclamé le soulèvement, mais ils affirment que les mutins eux-mêmes n’avaient rien à voir avec les impérialistes ou les blancs. Les anarchistes se plaisent à citer l’éditorial des Izvestia du CRP du 6 mars 1921 qui se pose en adversaire vigilant des blancs : « Ouvrez l’œil. Ne laissez pas les loups déguisés en brebis envahir la bergerie » (cité dans Paul Avrich, la Tragédie de Cronstadt 1921). Mais nous savons maintenant que deux jours après la parution de cet éditorial, le CRP, derrière le dos des marins, accueillait toute une meute de ces loups – dont un émissaire spécial du « Centre administratif » des SR ; un agent des services spéciaux finlandais ; deux représentants des monarchistes de l’« Organisation de combat de Petrograd » ; et quatre officiers gardes-blancs, dont Vilken.

Officiellement Vilken et un autre officier, le général Iavit, faisaient partie d’une délégation de trois représentants de la « Croix-Rouge » envoyée de Finlande par G. F. Tseidler, un agent du « Centre national ». D’après un rapport détaillé rédigé par Tseidler à l’attention du siège de la Croix-Rouge russe, qui servait de couverture aux blancs, cette délégation avait été immédiatement invitée à participer à une réunion conjointe du CRP et des officiers de l’état-major, pour y conclure un accord sur le ravitaillement de Cronstadt. Tseidler raconte qu’un membre du CRP ayant demandé « si le CRP avait le droit d’accepter l’aide proposée sans consulter d’abord le public qui l’avait élu » – car celle-ci pourrait être considérée comme la preuve qu’il s’était « vendu à la bourgeoisie » – avait vu son objection écartée avec l’argument que « nous ne pouvons pas avoir des meetings de masse en permanence » (Tseidler, « L’activité de la Croix-Rouge pour organiser l’aide alimentaire à Cronstadt », 25 avril 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt).

Un article paru en 1922 dans un journal émigré publié en Finlande par Alexandre Koupolov, un ancien membre désillusionné du CRP, fournit une preuve supplémentaire des machinations réactionnaires qui se sont faites derrière le dos des marins. Cet article fit scandale dans la Finlande dominée par les gardes blancs ; Koupolov retourna par la suite en Union soviétique, où il fut arrêté puis libéré après avoir accepté de travailler pour la Tchéka. Il écrit :

« Le CRP, voyant que Cronstadt se remplissait d’agents d’une organisation monarchiste, publia une déclaration affirmant qu’il n’entamerait pas de négociations avec des partis non socialistes, et qu’il n’accepterait aucune aide de leur part.

« Mais pendant que le CRP publiait cette déclaration, Petritchenko et l’état-major travaillaient secrètement en liaison avec les monarchistes et préparaient le terrain pour renverser le comité [...]. »

– Koupolov, « Cronstadt et les contre-révolutionnaires russes en Finlande : d’après les notes d’un ancien membre du CRP », Pout’, 4 janvier 1922, reproduit dans la Tragédie de Cronstadt

D’après Koupolov, Vilken avait aussi proposé « une force armée de 800 hommes » – que le CRP, « tenant compte du sentiment de la garnison, décida à la majorité de refuser ».

Un autre membre du CRP, un anarchiste du nom de Perepelkine, déclara à l’officier de la Tchéka qui l’interrogeait qu’il s’était inquiété du rôle prépondérant joué par Vilken dans la mutinerie. D’après N. P. Komarov, responsable régional de la Tchéka pour Petrograd, Perepelkine déclara ce qui suit :

« Et là j’ai vu l’ancien commandant du Sébastopol, le baron Vilken, avec qui j’avais autrefois navigué. Et c’est lui qui selon le CRP était le représentant de la délégation qui nous a proposé de l’aide. J’étais scandalisé par ça. J’ai rassemblé tous les membres du CRP, et j’ai dit, donc voilà la situation où nous sommes, et avec qui nous sommes forcés de discuter. Petritchenko et d’autres me sont tombés dessus, en disant “Quand nous manquerons de nourriture et de médicaments – les réserves seront épuisées le 21 mars – serons-nous censés nous rendre aux assaillants ? Il n’y avait pas d’autre issue”, ont-ils dit. J’ai arrêté de discuter, et j’ai dit que j’accepterais la proposition. Et le deuxième jour, nous avons reçu 400 pouds de nourriture et des cigarettes. Ceux qui hier étaient d’accord pour l’amitié mutuelle avec le baron blanc criaient qu’ils étaient pour le pouvoir des soviets. »

– Rapport de Komarov, rapport sténographié du soviet de Petrograd, 25 mars 1921 ; reproduit ibid.

Vilken demanda que le CRP se prononce pour l’assemblée constituante. Komarov rapporte avoir demandé à Perepelkine : « Et si le lendemain, le baron vous avait demandé d’accepter non seulement la revendication d’assemblée constituante, mais une dictature militaire ? Comment alors auriez-vous considéré la question ? » Perepelkine répondit : « Je l’admets, je peux maintenant affirmer franchement que nous l’aurions adoptée aussi – nous n’avions pas d’autre issue. » Voilà ce qu’était la « troisième révolution » !

Vilken devait rester à Cronstadt jusqu’à la fin, comme membre de facto de la direction opérationnelle aux côtés de Petritchenko et de l’état-major. Le 11 mars, il fut même invité à prendre la parole lors d’une réunion spéciale de l’équipage de son ancien navire, le Sébastopol. Quant à Tseidler (en compagnie du professeur Grimm, représentant politique du général Wrangel en Finlande) il avait été mandaté pour représenter Cronstadt en tant que gouvernement du territoire libéré de la Russie. Un des premiers actes de la « République indépendante de Cronstadt » avait été un radiogramme de félicitation adressé à Warren G. Harding pour son investiture comme président des Etats-Unis. Le texte intercepté de ce radiogramme fut lu le 9 mars à la tribune d’une session du Dixième Congrès du Parti communiste qui se réunissait alors à Moscou (cité dans Chtchetinov, introduction à la Tragédie de Cronstadt) !

En 1938 Trotsky écrivait : « La logique de la lutte donnait dans la forteresse l’avantage aux éléments les plus extrémistes, c’est-à-dire aux contre-révolutionnaires. Le besoin de ravitaillement aurait placé la forteresse dans la dépendance directe de la bourgeoisie étrangère et de ses agents, les émigrés blancs. Tous les préparatifs nécessaires pour cela étaient déjà en cours » (Trotsky, « Beaucoup de tapage autour de Cronstadt »). Les archives confirment totalement l’analyse de Trotsky.

L’école anarchiste de falsification

Comme nous l’avons noté, les apologistes anarchistes actuels de Cronstadt font grand cas du travail de l’universitaire israélien Israël Getzler. Il y a par exemple, sur le site web Infoshop, un pamphlet antiléniniste exhaustif de plus de 100 pages sur Cronstadt qui affirme que « la version anarchiste a été confirmée par les recherches ultérieures, tandis que les assertions trotskystes ont été démenties à maintes reprises » (« Qu’était la rébellion de Cronstadt ? », www.infoshop.org, non daté). Voyons cela. Getzler proclame pompeusement que « la question de la spontanéité de la révolte, qui a tourmenté l’historiographie du mouvement de Cronstadt pendant six décennies, [est] maintenant tranchée – du moins en ce qui me concerne » (« Le rôle des dirigeants communistes dans la tragédie de Cronstadt de 1921 à la lumière de documents d’archives récemment publiés », Revolutionary Russia, juin 2002). Tout ceci parce qu’Agranov, le commissaire de la Tchéka, avait écrit, sur la base des informations très limitées disponibles au lendemain de la mutinerie, que « l’enquête n’a pas établi que l’éclatement de la mutinerie ait été précédé par l’activité d’une quelconque organisation contre-révolutionnaire ou par le travail d’espions de l’Entente [impérialiste] dans le commandement de la forteresse » (Agranov, Rapport au présidium de la Tchéka, 5 avril 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt).

A lire l’article de Getzler, on ne dirait pas que la Tragédie de Cronstadt reproduit aussi un rapport blanc d’une importance capitale, qui n’existait même pas au moment de l’enquête initiale de la Tchéka. Dans ce rapport, le général G. E. Elvengren, le représentant militaire de Wrangel en Finlande, affirme catégoriquement qu’il existait une organisation blanche à Cronstadt, et explique pourquoi la mutinerie a été déclenchée avant la fonte des glaces :

« L’explication, c’est que les marins de Cronstadt (l’organisation locale en liaison avec l’organisation principale), ayant appris qu’un mouvement avait démarré à Petrograd, et quelle était son ampleur, ont cru à un soulèvement général. Ne voulant pas demeurer des spectateurs passifs, ils ont décidé, malgré le calendrier convenu, de se rendre à Petrograd sur le brise-glace Ermak et de prendre leur place aux côtés de ceux qui étaient déjà passés à l’action. A Petrograd, ils se sont tout de suite rendu compte, et ils ont vu que les choses ne se passaient pas comme ils s’y attendaient. Ils ont dû retourner immédiatement à Cronstadt. Le mouvement à Petrograd s’était éteint, tout était calme, mais eux – les marins – qui étaient maintenant compromis aux yeux des commissaires, savaient qu’ils encouraient la répression. Ils ont donc décidé de passer à l’étape suivante et d’utiliser l’isolement de Cronstadt pour annoncer leur rupture avec le pouvoir soviétique et pour faire avancer leur soulèvement, qu’ils étaient ainsi contraints de déclencher. »

– Elvengren, Rapport au comité russe d’évacuation en Pologne, rédigé au plus tard le 18 avril 1921 ; reproduit ibid.

Getzler pioche dans les témoignages des participants quelques passages isolés sur la spontanéité, mais il passe sous silence le rapport d’Elvengren. Son choix de témoignages est pour le moins extrêmement sélectif. Il cite Anatoli Lamanov, le secrétaire de rédaction des Izvestia du CRP. Lamanov était monté en épingle par la mutinerie parce qu’il avait été président du soviet de Cronstadt en 1917, et que par conséquent il incarnait la prétendue continuité avec Cronstadt la rouge. Après son arrestation, Lamanov déclara à la Tchéka : « La mutinerie de Cronstadt m’a pris par surprise. J’ai vu la mutinerie comme un mouvement spontané » (Procès-verbal de l’interrogatoire par la Tchéka d’Anatoli Lamanov, 19 mars 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt). Getzler cite cette déclaration. Mais ce qu’il ne cite pas c’est le passage, quelques phrases plus haut, où Lamanov avoue qu’après une réunion des délégués le 11 mars, à laquelle participait Vilken :

« J’ai changé d’avis sur le mouvement, et à partir de ce moment-là je n’ai plus considéré qu’il était spontané. Jusqu’à la prise de Cronstadt par les troupes soviétiques, je pensais que le mouvement avait été organisé par les SR de gauche. Une fois convaincu que le mouvement n’était pas spontané, je n’étais plus d’accord. J’ai continué à participer aux Izvestia uniquement parce que j’avais peur que le mouvement fasse un virage à droite [...].

« Maintenant je suis fermement convaincu que des gardes blancs, tant russes qu’étrangers, ont indubitablement pris part au mouvement. C’est la fuite en Finlande qui m’en a convaincu. Aujourd’hui je considère ma participation à ce mouvement comme une stupide erreur impardonnable. »

– Procès-verbal de l’interrogatoire par la Tchéka d’Anatoli Lamanov, 19 mars 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt

Avant de « trancher » en faveur de la spontanéité de la mutinerie, Getzler, en 1983, avait aussi proclamé que « des données statistiques irréfutables » démentaient que la composition sociale de la garnison avait énormément changé entre 1917 et 1921, comme l’affirmaient les bolchéviks (Getzler, Kronstadt 1917-1921 : The Fate of a Soviet Democracy [Cronstadt 1917-1921 : le sort d’une démocratie soviétique], Cambridge, Cambridge University Press, 1983). L’article d’Infoshop prétend que « les travaux [de Getzler] sont concluants ». Vraiment ? Dans une note de bas de page, Getzler cite comme source de ses affirmations :

« Voir Poukhov, “Kronstadt i baltiiskii flot pered miatiejom” [Cronstadt et la flotte de la Baltique avant la mutinerie] pour les données concernant l’année de naissance (plutôt que l’année d’engagement) des marins servant dans la flotte de la Baltique à la date du 1er janvier 1921, qui suggère qu’au moins 80 % étaient des vétérans de la Révolution de 1917. »

– Getzler, Kronstadt 1917-1921

Nous avons consulté l’article de Poukhov. Il ne déduit pas de l’âge des marins qu’ils étaient à Cronstadt en 1917 – tout au contraire. La conclusion de Poukhov est la suivante :

« En à peine deux ans, les effectifs de la flotte de la Baltique ont été systématiquement regarnis par les éléments bigarrés, disparates, déclassés, qui dans une très large mesure ont déterminé le processus de dégénérescence du personnel et la transformation de sa composition sociale et politique, au point que, début 1921, elle était devenue méconnaissable. »

– A. S. Poukhov, « Cronstadt et la flotte de la Baltique avant la mutinerie de 1921 », Krasnaia Letopis, 1930, no 6

Poukhov expliquait que les éléments prolétariens de la flotte de la Baltique avaient constitué une « réserve de combattants inébranlables qui se sont battus avec un courage exceptionnel à toutes les étapes les plus difficiles de la révolution victorieuse » ; on les avait envoyés sur « les fronts les plus dangereux de la guerre civile et les postes avancés les plus exigeants » de la nouvelle administration d’Etat. Mais cette réserve avait des limites, et ceux qui étaient venus les remplacer étaient attirés vers Cronstadt précisément parce que l’île n’était pas proche du front, et qu’on y était mieux nourri et vêtu que dans l’Armée rouge. A partir de 1918, les renforts pour la flotte furent recrutés sur la base du volontariat, par l’intermédiaire d’un bureau de recrutement spécial, ainsi que via des campagnes de recrutement organisées directement par les comités de navire :

« Le libre accès des volontaires à la flotte et la mentalité de clique partisane qui présidait à la constitution des équipages par les comités de navire conduisirent au bout du compte à l’infiltration dans la flotte d’éléments de classe hostiles [...]. A côté de jeunes ouvriers et de vieux marins profondément dévoués à la flotte et désireux de travailler à renforcer une flotte rouge et socialiste, y entraient aussi fréquemment des élèves des lycées et des écoles professionnelles, des fils à papa de l’ancienne noblesse, les enfants de spéculateurs, des individus au passé douteux, etc. Le fait que S. Petritchenko, le futur “dirigeant” de la mutinerie de Cronstadt, ait été amené à “servir” comme employé de bureau, est typique de cette période. »

ibid.

Quand on passa à la conscription, « Les vieux marins qui étaient rappelés [après avoir été conscrits sous le tsarisme] venaient, dans leur écrasante majorité, du village, où ils avaient déjà réussi à se “paysanniser” » (ibid.) Finalement, fin 1920, alors que les rôles d’équipage accusaient un déficit de 60 %, la flotte de la Baltique commença à recevoir de l’Armée rouge des renforts « qualifiés » :

« Consciemment ou non, l’Armée rouge envoyait des soldats aux états de service peu reluisants. Parmi eux figuraient notamment d’anciens déserteurs, des soldats indisciplinés, et ainsi de suite. Autrement dit, l’Armée rouge envoyait ceux qui lui étaient inutiles et dont elle ne voulait pas dans les unités de réserve. Et la flotte était obligée d’accepter ces renforts “qualifiés”, parce qu’elle en avait cruellement besoin. »

ibid.

Getzler affirme aussi, s’attirant là encore les louanges d’Infoshop, que sur les 2 028 membres d’équipage du Petropavlovsk et du Sébastopol dont la date d’engagement est connue, « Seulement 137 marins environ, soit 6,8 %, avaient été recrutés dans les années 1918-1921, dont trois en 1921, et c’étaient les seuls qui n’étaient pas là pendant la révolution de 1917. » La seule preuve de Getzler à l’appui de cette affirmation ce sont les rôles d’équipage de février 1921 cités par S. N. Semanov dans son article Likvidatsia antisovietskogo Kronstadtskogo miatieja 1921 goda [La répression de la mutinerie antisoviétique de Cronstadt en 1921], publié pour la première fois dans Voprossi istorii, 1971, no 3. Nous avons nous aussi examiné les rôles de Semanov ; ils indiquent quand les marins se sont engagés, mais pas ils servaient en 1917. Les documents disponibles indiquent que les équipages de 1921, dans leur écrasante majorité, n’étaient pas des vétérans du Cronstadt de 1917. Par exemple, dans son ouvrage non publié, Kronstadt, mart 1921 g., Iouri Chchetinov montre que fin 1918 l’équipage du Petropavlovsk avait été réduit de 1 400 à juste 200 hommes ; la majorité des remplaçants n’étaient pas des vétérans de Cronstadt mais des conscrits – anciens membres des équipages de la marine de guerre, de la marine marchande et des navires d’eau douce – qui avaient démissionné après la révolution plutôt que de servir comme volontaires dans la nouvelle marine rouge : « Parmi les mobilisés figuraient une proportion non négligeable de marins qui avaient servi dans la flotte de la mer Noire et dans la flotte du Nord, où, comparativement à la flotte de la Baltique, l’influence des SR et des anarchistes était notablement plus importante » (Chchetinov, Kronstadt, mart 1921 g.)

Dans son introduction à la Tragédie de Cronstadt, Chtchetinov affirme catégoriquement que « Pendant la seule année 1920, 10 000 marins et soldats de l’Armée rouge, sur un effectif total de 17 000, avaient été remplacés par des conscrits. » Et dans un article publié en 1924 dans un journal émigré, une source aussi digne de foi que le représentant des Cadets au sein du CRP, Ivan Orechine, confirme la « ligne officielle bolchévique » (comme dirait Getzler) :

« Les marins n’étaient déjà plus comme ceux de 1917-1918. Le lustre révolutionnaire avait disparu depuis longtemps. Ils étaient devenus paresseux, et avaient perdu cet enthousiasme intrépide avec lequel ils avaient dispersé l’Assemblée constituante. Beaucoup étaient rentrés chez eux au village et avaient vu de leurs propres yeux la ruine apportée par les bolchéviks. Ils s’étaient retournés contre leur propre pouvoir. »

– « Le soulèvement de Cronstadt et sa signification », 6 juin 1924 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt

Finalement, nous avons Paul Avrich qui explique que les mutins de 1921 n’étaient pas les rouges de Cronstadt de 1917 : « Encore que [...] les rebelles se défendissent d’éprouver le moindre préjugé antisémite, il est indiscutable que l’hostilité aux Juifs était forte parmi les matelots de la flotte de la Baltique, dont nombre étaient originaires d’Ukraine et des régions frontière, berceau traditionnel de l’antisémitisme le plus virulent en Russie » (Avrich, la Tragédie de Cronstadt 1921). Lamanov, secrétaire de rédaction des Izvestia du CRP de Cronstadt, reconnaissait que le poison antisémite et les accusations contre les Juifs qui auraient « assassiné la Russie » abondaient et que « très souvent les auteurs arrivaient avec des écrits de ce genre » si bien qu’il s’était donné comme tâche « de bloquer la propagande antisémite » (Procès-verbal d’un interrogatoire ultérieur d’Anatoli Lamanov, 25 mars 1921 ; reproduit dans la Tragédie de Cronstadt). Ces articles publiés sous une forme expurgée dans les Izvestia ont été ensuite brandis par Voline et autres thuriféraires anarchistes comme « preuves » des intentions révolutionnaires des mutins. Comme l’écrivait Trotsky, les anarchistes « citent les appels des insurgés comme des prédicateurs dévots citent les Saintes Ecritures » (« Beaucoup de tapage autour de Cronstadt »).

Le rôle de Trotsky pendant la crise de Cronstadt

Bien avant l’éruption de Cronstadt, il était clair pour les dirigeants bolchéviques que le régime du communisme de guerre avait fait son temps. Après des mois de discussions, la Nouvelle politique économique (NEP) fut formellement adoptée au Dixième Congrès du parti, qui se déroulait alors même que la mutinerie faisait rage. En février 1920 déjà, Trotsky avait proposé de remplacer les réquisitions de céréales par un impôt que le gouvernement collecterait sous la forme de produits agricoles – un « impôt en nature » – l’ingrédient central de la NEP. Sa proposition avait alors été rejetée, et Trotsky en conséquence avait cherché à appliquer et à étendre le communisme de guerre avec un zèle militaro-administratif accru, et avait préconisé dans une bataille fractionnelle que les syndicats soviétiques fusionnent avec l’appareil d’Etat pour gérer l’économie. Cette proposition reposait sur l’idée que, dans un Etat ouvrier, des organisations de défense ouvrière de base comme les syndicats sont au mieux superflus, et au pire des points d’appui pour le genre de résistance économique et bureaucratique rétrograde à laquelle Trotsky avait été confronté en tant que commandant de l’Armée rouge pendant la guerre civile.

Trotsky avait ainsi déclenché la bataille sur les syndicats qui secoua le parti à la veille du Dixième Congrès. Lénine transforma la bataille contre Trotsky et ses alliés en une discussion plus large à l’intérieur du parti. Comme nous l’avons expliqué :

« Lénine avait raison d’insister que dans la situation concrète qui était alors celle de la Russie soviétique, les syndicats étaient des organes nécessaires à la défense de la classe ouvrière, non seulement par opposition à la majorité paysanne à qui elle était alliée, mais aussi contre les abus bureaucratiques bien réels de l’Etat soviétique lui-même.

« [...] il semblait à Lénine que Trotsky, avec le zèle fractionnel qu’il avait montré et son indifférence à la protection des masses sans parti contre la bureaucratie naissante, se présentait comme le porte-parole de la couche bureaucratique naissante. »

– « Trotsky et l’Opposition de gauche russe », Spartacist édition française no 34, automne 2001

Trotsky perdit beaucoup d’autorité, ce qui le rendit vulnérable à ses adversaires à l’intérieur du parti, comme Zinoviev (et Staline).

Dans son article de juillet 1938 sur Cronstadt, Trotsky répondait à la calomnie maintes fois répétée qu’il s’était personnellement vautré dans le sang des mutins. Il se rappelait s’être rendu à Moscou pour le congrès et y être resté pendant tous les événements de Cronstadt. En fait, Trotsky avait quitté Moscou pour Petrograd où il était resté quatre jours, à partir du 5 mars. Ce jour-là, il avait publié un ultimatum ordonnant aux marins de capituler sans condition. Il avait aussi organisé un nouveau commandement, sous la direction de Mikhaïl Toukhatchevski, pour réprimer la révolte. Après l’échec de la première attaque menée par Toukhatchevski contre Cronstadt, les 7 et 8 mars, Trotsky était rentré en toute hâte à Moscou pour mobiliser les délégués au congrès. Voilà très exactement l’étendue de son rôle direct dans l’écrasement de la mutinerie. Il écrivait :

« La vérité sur cette question, c’est que, personnellement, je n’ai nullement participé à l’écrasement de l’insurrection de Cronstadt, ni à la répression qui suivit. Ce fait, réel, n’a aucune signification politique à mes yeux. J’étais membre du gouvernement, je considérais comme nécessaire la liquidation de cette révolte, et je porte donc la responsabilité de sa suppression. [...]

« Comment se fit-il que je n’allai pas personnellement à Cronstadt ? La raison était de nature politique. La révolte éclata pendant la discussion sur ce qu’on appela la “question syndicale”.

« Le travail politique à Cronstadt était entièrement entre les mains du comité de Petrograd, dirigé par Zinoviev. Le même Zinoviev était le dirigeant principal, le plus infatigable et le plus passionné dans la lutte contre moi dans cette discussion. »

– Trotsky, « Encore sur la répression de Cronstadt », 6 juillet 1938

Zinoviev exploita de façon démagogique la position erronée de Trotsky sur la question syndicale pour exciter l’hostilité contre Trotsky et ses alliés – dont le commandant de la flotte de la Baltique, F. F. Raskolnikov. Le 19 janvier 1921, Trotsky participait à un débat public sur la controverse syndicale devant 3 500 marins de la flotte de la Baltique. « Le personnel dirigeant de la flotte était isolé et terrifié », raconte Trotsky (ibid.) Les « marins élégants, bien habillés, communistes de nom seulement », votèrent à une majorité d’environ 90 % pour la résolution de Zinoviev. Trotsky poursuit :

« L’immense majorité des marins “communistes” qui défendaient la résolution de Zinoviev prit part à la rébellion. Je considérai, et le bureau politique ne fit pas d’objection, que les négociations avec les marins, et, si nécessaire, leur pacification, devaient être menées par les dirigeants qui avaient, la veille encore, toute leur confiance politique. Autrement les Cronstadtiens auraient pu considérer l’affaire comme si je venais prendre sur eux une revanche pour leur vote contre moi pendant la discussion du parti. »

ibid.

Dans « La vérité sur Cronstadt », John G. Wright reconnaît que dans la mesure où le zinoviéviste Kouzmine, commissaire de la flotte, et les autres dirigeants communistes locaux avaient été aveugles face à l’ampleur du péril qui montait à Cronstadt, ils avaient « facilité le travail des contre-révolutionnaires qui utilisaient les difficultés objectives pour atteindre leurs fins ». Mais Wright insiste que l’enjeu était l’opposition fondamentale de deux camps de classe : « Toutes les autres questions ne peuvent avoir qu’une importance secondaire. Que les bolchéviks aient pu commettre des erreurs de nature générale ou concrète ne peut altérer le fait qu’ils défendaient les acquis de la révolution prolétarienne contre la réaction bourgeoise (et petite-bourgeoise) » (« La vérité sur Cronstadt »).

Révolution ou contre-révolution

Pour ceux qui les critiquent du point de vue « démocratique », le grand crime des bolchéviks c’est qu’ils ont gagné. Pour la première fois dans l’histoire, une classe non possédante, opprimée, avait pris et conservé le pouvoir, démontrant en pratique que le prolétariat pouvait effectivement gouverner. C’est pour cela qu’il y a toujours eu du « tapage autour de Cronstadt ».

Les anarchistes d’Infoshop conspuent le « principe “léniniste” (“inviolable pour tout bolchévik”) selon lequel “la dictature du prolétariat est et ne peut être réalisée que par la dictature du parti” » (« Qu’était la rébellion de Cronstadt ? ») Ils lui opposent le mot d’ordre de Cronstadt « Tout le pouvoir aux soviets et non aux partis. » Cette tentative d’opposer les intérêts de la classe, organisée en soviets, à ceux de l’avant-garde révolutionnaire, organisée dans un parti léniniste, est typique des grossiers préjugés anti-direction des anarchistes. S’il y a jamais eu un exemple qui démontrait que le pouvoir ouvrier dépendait de la direction ferme de l’avant-garde communiste – « la dictature du parti », si on veut l’appeler ainsi – c’est bien Cronstadt en 1921. Le fait est que toutes les autres tendances du mouvement ouvrier, qu’il s’agisse des menchéviks ou des anarchistes, ont soutenu la contre-révolution !

Dans un Etat ouvrier stable, les léninistes sont pour accorder tous les droits démocratiques à toutes les tendances politiques qui ne cherchent pas à renverser par la force la dictature prolétarienne. Ils sont prêts y compris à admettre la possibilité que les communistes soient mis en minorité lors d’un vote dans les instances soviétiques. Mais la république ouvrière assiégée de 1918-1922 était tout sauf stable, et si les bolchéviks avaient abandonné le pouvoir aux éléments sociaux-démocrates, populistes ou anarchistes, les léninistes, et tout comme eux leurs opposants petits-bourgeois se seraient alors très rapidement retrouvés devant les pelotons d’exécution des blancs.

La répression de Cronstadt a donné à l’Etat ouvrier assiégé le délai nécessaire pour réanimer l’économie et la classe ouvrière – et par conséquent reconstruire un cadre dans lequel la démocratie prolétarienne puisse s’épanouir. Cela a également permis de lutter pour que la révolution prolétarienne l’emporte dans d’autres pays. Si l’occasion révolutionnaire qui devait se présenter deux ans plus tard en Allemagne, pays industriel, avait débouché sur une victoire prolétarienne, cela aurait eu un impact déterminant non seulement sur l’avenir de la Russie soviétique mais aussi sur celui de la révolution socialiste mondiale (cf. « Réarmer le bolchévisme – Le Comintern et l’Allemagne en 1923 : Critique trotskyste », Spartacist édition française no 34, automne 2001). Une couche bureaucratique dans le parti et l’appareil d’Etat soviétique a été renforcée par la défaite en Allemagne et elle en a profité pour arracher le pouvoir politique des mains du prolétariat et de son avant-garde bolchévique.

L’état d’esprit petit-bourgeois provincial de l’anarchisme est incompatible avec le caractère international de la révolution prolétarienne. Dans sa diatribe de 1945, l’anarchiste russe Voline critique le fait que le régime bolchévique ait envoyé les Cronstadtiens rouges de 1918 « partout où la situation intérieure devenait flottante, menaçante, dangereuse », et qu’il les ait mobilisés pour « prêcher aux paysans les idées de solidarité et de devoir révolutionnaires, notamment la nécessité de nourrir les villes » (la Révolution inconnue). C’était, s’écrie-t-il, « un plan machiavélique » contre Cronstadt visant « à l’affaiblir, à l’appauvrir, à l’user, à l’épuiser ». En subordonnant ainsi les intérêts de la révolution dans toute la Russie – sans parler du monde – à la soi-disant intégrité de Cronstadt, Voline fait ressortir l’esprit de clocher stupide qui est inhérent à la conception anarchiste des « communes fédérées » autonomes.

Dans notre critique de la Tragédie de Cronstadt 1921 d’Avrich, nous posions cette question : « Comment les anarchistes proposaient-ils alors de se défendre contre le blocus allié, l’inondation des mines de charbon, le dynamitage des voies ferrées et des ponts, etc., dont la conséquence était qu’il n’y avait rien à vendre à la paysannerie en échange des céréales ? » (Workers Vanguard no 195, 3 mars 1978). Les impérialistes et les blancs cherchaient à enfoncer un coin entre le gouvernement ouvrier et les immenses masses paysannes. Les bolchéviks, avec des moyens limités, et privés d’une grande industrie fonctionnelle, ont dû faire des concessions à la paysannerie et permettre la production et l’échange à petite échelle des biens de consommation. Mais la NEP ne pouvait être qu’une retraite temporaire – elle présentait ses propres dangers, comme on allait le voir clairement quand les koulaks (les paysans riches), enhardis, allaient se rebeller quelques années plus tard.

Les anarchistes, qui sont des idéalistes bourgeois de gauche, sont passés maîtres dans l’art d’esquiver les conditions matérielles concrètes auxquelles la révolution ouvrière devait faire face. Les auteurs d’Infoshop reconnaissent, au moins sur le papier, la terrible situation de la Russie révolutionnaire à cette époque, mais ils affirment avec désinvolture que la clé pour reconstruire le pays c’était que la classe ouvrière et la paysannerie participent à « des organisations de classe libres comme des soviets et des syndicats librement élus » (« Qu’était la rébellion de Cronstadt ? ») Nous venons de voir ce qu’auraient signifié en pratique les « soviets libres » des anarchistes – un retour au pouvoir blanc et une « dictature militaire temporaire ».

Dans « L’impôt en nature », Lénine fustigeait l’aveuglement du menchévik de gauche Julius Martov :

« Lorsque dans sa revue de Berlin, Martov déclare que Cronstadt appliquait non seulement des mots d’ordre menchéviks, mais qu’il a prouvé la possibilité d’un mouvement antibolchévik qui ne sert pas entièrement les intérêts des gardes blancs, des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, il donne l’exemple d’un Narcisse petit-bourgeois infatué de lui-même. Faisons tout simplement mine d’ignorer que tous les vrais gardes blancs ont salué les émeutiers de Cronstadt et collecté des fonds, par l’intermédiaire des banques, pour assister Cronstadt ! Milioukov a raison contre les Tchernov et les Martov, car il dévoile la tactique véritable des véritables gardes blancs, des capitalistes et des grands propriétaires fonciers : soutenons n’importe qui, même les anarchistes, n’importe quel pouvoir des Soviets, pourvu que les bolchéviks soient renversés, pourvu qu’un déplacement de pouvoir soit opéré ! [...] quant au reste, “nous”, les Milioukov, “nous”, les capitalistes et les grands propriétaires fonciers, nous nous en chargeons ; les anarchistes, les Tchernov, les Martov, nous les chasserons à coup de claques [...]. »

– Lénine, « L’impôt en nature », 21 avril 1921

L’analyse tranchante de Lénine a été confirmée, à contre-cœur, dans le camp de la classe adverse, par le général A. A. von Lampe, le bras droit de Wrangel. Ce bourgeois, doté d’une conscience de classe que n’obscurcissaient pas les mystifications petites-bourgeoises de Martov, notait avec ironie dans son journal comment l’ouvrage des SR la Vérité sur Cronstadt était « plein de justifications pour écarter l’idée, ô sacrilège, que les marins aient été sous l’influence de leurs anciens officiers » (cité dans l’introduction de Chtchetinov à la Tragédie de Cronstadt). « Les SR ne comprennent pas que dans ce genre de lutte, ce qu’il faut c’est des mesures radicales et décisives », écrit-il, avant de conclure : « Il semble, qu’on le veuille ou non, qu’il faut en arriver à la conclusion de Lénine qu’en Russie il ne peut y avoir que deux sortes de pouvoir : monarchiste ou communiste. »

Ce que la bourgeoisie et ses plumitifs, des menchéviks à Infoshop, ne peuvent pas pardonner, c’est que Lénine et Trotsky ont effectivement pris des mesures décisives contre la mutinerie de Cronstadt. Le prolétariat a une dette éternelle envers les 1 385 soldats et commandants de l’Armée rouge qui ont donné leur vie pour défendre le jeune Etat ouvrier, et aux 2 577 d’entre eux qui ont été blessés. Les preuves historiques toutes fraîches rassemblées dans la Tragédie de Cronstadt constituent un réquisitoire sans appel contre les laquais de la contre-révolution qui ont cherché à salir ces martyrs révolutionnaires.