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Spartacist, édition française, numéro 37

été 2006

Empire, Multitude et la « mort du communisme »

La démence sénile du postmarxisme

TRADUIT DE SPARTACIST (EDITION ANGLAISE) no 59, PRINTEMPS 2006

Depuis les manifestations contre l’Organisation mondiale du commerce en novembre 1999 (la « bataille de Seattle »), le mot « altermondialisme » est passé dans le langage courant. Quelque temps après, avec la parution d’Empire (Paris, éditions Exils, 2000), ses auteurs Michael Hardt, un jeune intellectuel américain, et son mentor Antonio Negri, ancien combattant de la Nouvelle Gauche italienne, se sont autoproclamés porte-parole des militants altermondialistes auprès des médias. Leur ouvrage, bourré de jargon ésotérique postmoderniste et de phrases longues comme des paragraphes, est d’une densité souvent impénétrable. Il a été beaucoup plus souvent commenté qu’effectivement lu. Mais comme Empire et sa suite Multitude – Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire (Paris, éditions La Découverte, 2004) promettent de fournir une sorte de cohésion théorique à un mouvement de protestation disparate, ces ouvrages sont devenus un point de référence dans le débat plus général sur la mondialisation et les changements politiques et sociaux de l’ère postsoviétique.

Dans Empire et Multitude, Hardt et Negri semblent synthétiser les idées d’une couche d’intellectuels « postmarxistes » qui prétendent que la structure et le fonctionnement du capitalisme mondial ont fondamentalement changé depuis 20 ans. Ils prétendent que, comme l’économie dans laquelle nous vivons maintenant est une « société de l’information, postindustrielle », le prolétariat industriel n’est plus la seule et unique force révolutionnaire qu’il était selon la doctrine marxiste traditionnelle. La production aurait été selon eux complètement mondialisée maintenant que les banques et les sociétés sont multinationales. Les Etats et autres formes de centralisation du pouvoir seraient dépassés et remplacés par un réseau insaisissable de liens étroits à l’échelle mondiale (ce que Hardt et Negri appellent « l’Empire »). Hardt et Negri en concluent donc :

« La recomposition globale des classes sociales qui est en cours, l’hégémonie du travail immatériel et les modalités de la prise de décision au sein de structures en réseau sont autant de facteurs qui bouleversent les conditions de tout processus révolutionnaire. Telle qu’elle a été définie au cours des nombreux épisodes insurrectionnels intervenus entre la Commune de Paris et la révolution d’Octobre, la conception traditionnelle de l’insurrection se distinguait par un mouvement allant de l’activité insurrectionnelle des masses à la création d’avant-gardes politiques, de la guerre civile à la mise en place d’un gouvernement révolutionnaire, de la construction de contre-pouvoirs à la conquête du pouvoir d’Etat, et de l’ouverture du processus constituant à l’établissement de la dictature du prolétariat. De telles séquences révolutionnaires sont inimaginables aujourd’hui [...]. »

Multitude

Hardt et Negri prétendent actualiser Marx, mais en fait ils jettent aux orties le noyau programmatique central du marxisme, la révolution prolétarienne pour renverser le système capitaliste. Ils mettent au panier les leçons de la Commune de Paris de 1871, la première insurrection prolétarienne, et celles de l’histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire qui a suivi. Ils tournent en ridicule la guerre de classe et le pouvoir prolétarien, disant que ce sont des notions qui sont « vieilles, fatiguées, et fanées » (ibid.) Pourtant Hardt et Negri ne proposent rien de nouveau, loin de là. Tout juste un amalgame de radicalisme bohème anarchisant et de réformisme utopique qui rappellent la « contre-culture » en vogue dans la Nouvelle Gauche des années 1960 : « Comme nous l’affirmons tout au long de ce livre, la résistance, l’exode, l’évidement du pouvoir ennemi et la construction d’une nouvelle société par la multitude ne sont qu’un seul et même processus » (ibid.)

Notant que Negri « n’a rien appris et n’a rien oublié » depuis les années 1970, le critique Tony Judt, dans son article « Rêves d’Empire », saisit bien la platitude d’Empire et de Multitude :

« C’est la mondialisation pour les handicapés de la politique. Au lieu de la vieille lutte de classe ennuyeuse, c’est l’empire vorace et tentaculaire face à un adversaire qu’il a lui-même créé, la masse décentrée de la multitude : Alien contre Predator [...]. Tant que la gauche américaine lit Multitude, Dick Cheney peut dormir tranquille. »

New York Review of Books, 4 novembre 2004

Après les quelque mille pages tortueuses d’Empire et de sa suite, Hardt et Negri admettent que dans un « ouvrage philosophique comme celui-ci » ils ne peuvent pas « dire si le temps de la décision politique révolutionnaire est imminent » et ils ajoutent : « De même, cet ouvrage ne saurait répondre à la question “que faire ?” » (Multitude). Cette franche admission d’ignorance correspond à la diversité tant vantée dans ce qu’ils appellent un « mouvement des mouvements », d’« un seul non et un million de ouis ».

Nous, marxistes et léninistes, savons ce qu’il faut faire. Nous nous battons pour de nouvelles révolutions d’Octobre, pour le renversement du système capitaliste par le prolétariat, allié aux autres couches exploitées et opprimées. La victoire du prolétariat au niveau mondial mettrait une abondance matérielle inimaginable au service des besoins de l’humanité, jetterait les bases de l’élimination des classes sociales, des inégalités sociales entre les sexes et de la signification même au niveau social de la conception de race, de nation et d’ethnicité. L’humanité prendra en mains pour la première fois les rênes de l’histoire et contrôlera sa propre création, la société. Cela libérera du potentiel humain à un niveau difficile à imaginer.

A la fin des années 1930, après la victoire du fascisme en Allemagne et la défaite de la révolution espagnole, le marxiste révolutionnaire Léon Trotsky faisait remarquer : « Comme toujours, dans les époques de réaction et de déclin, apparaissent de toutes parts les magiciens et les charlatans. Ils veulent réviser toute la marche de la pensée révolutionnaire » (Programme de transition, 1938). Le triomphe de la contre-révolution capitaliste en Union soviétique et en Europe de l’Est au début des années 1990 a effectivement produit une nouvelle génération de magiciens et de charlatans idéologiques. Hardt et Negri fourguent leur camelote idéologique aux jeunes militants de gauche qui, comme ils n’ont pas vraiment de notion du potentiel révolutionnaire du prolétariat, sont prêts à accepter la vision totalement subjective que c’est non pas en éradiquant la réalité matérielle de l’oppression mais en changeant les idées dans la tête des gens qu’on peut changer le monde.

Il faut donc réaffirmer et réexpliquer les principes élémentaires du matérialisme historique et les principes programmatiques marxistes correspondants. Et l’on pense immédiatement à la polémique de Friedrich Engels contre un charlatan de son époque. Dans M. E. Dühring bouleverse la science (1877-1878), Engels avait activement collaboré avec Marx à l’écriture de cette œuvre, communément appelée Anti-Dühring (dont des extraits ont été plus tard publiés sous forme abrégée sous le nom de Socialisme utopique et socialisme scientifique [1880]). Engels se moque de Dühring, disant qu’il excelle en « pseudo-science tapageuse » et « camelote extra » et le déclare coupable d’ « irresponsabilité due à la folie des grandeurs ». Mais il dissèque aussi méthodiquement les arguments de Dühring et sa vision philosophique idéaliste, faisant du même coup une brillante démonstration de la conception matérialiste de l’histoire.

Pour une conception matérialiste de la société de classes

Hardt et Negri jettent de la poudre aux yeux des jeunes militants de gauche indignés par les multiples horreurs du système capitaliste mondial – la misère des masses dans le « sud global », la terreur raciste, la guerre impérialiste – en avançant des « théories » obscures, confusionnistes et manifestement fausses pour justifier les préjugés anticommunistes répandus aujourd’hui. Ils réconfortent les gens du milieu altermondialiste largement petit-bourgeois en leur faisant faussement croire à ces derniers qu’ils sont une force capable d’effectuer un changement social et que ceux qui aspirent à être révolutionnaires n’ont pas besoin de s’allier au prolétariat et à sa puissance sociale. Ils embrouillent des termes marxistes précis comme « classe » et vantent un mouvement « anticapitaliste » centré sur le Forum social mondial, financé par des fondations capitalistes et même des gouvernements capitalistes. Ils n’essayent absolument pas d’analyser la réalité ou de se baser sur des faits pour prouver leurs affirmations impressionnistes.

On ne peut qu’être frappé par la différence qu’il y a entre les recherches historiques et statistiques solides sur lesquelles se base le Capital de Marx ou l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine, et la façon dont Hardt et Negri avancent à la légère des théories économiques et politiques que le lecteur doit accepter avec une foi aveugle et quasi-religieuse. Tom Nairn, qui a longtemps été associé à la New Left Review, faisait remarquer dans une critique de Multitude que c’est en faveur d’une approche essentiellement spirituelle que le livre rejette le marxisme et le néolibéralisme capitaliste. Parlant de la fixation que Hardt et Negri font sur Baruch Spinoza, philosophe hollandais du XVIIe siècle et précurseur du rationalisme du Siècle des lumières, Nairn écrit : « Beaucoup de lecteurs sentent qu’il y a quelque chose de bizarre à tellement s’appuyer sur une vision qui date non seulement d’avant David Hume et Adam Smith, mais d’avant Freud, Marx et Durkheim, d’une époque où on ne pouvait même pas imaginer les gènes et la structure de l’ADN humain » (« Make for the Boondocks » [Retourner à la cambrousse], London Review of Books, 5 mai 2005). Plus récemment, une dissertation postmarxiste de Malcolm Bull, citant, entre autres, Cicéron, Aristote et Thomas Hobbes, explique que Hardt et Negri déforment la pensée du pauvre Spinoza, dont la conception de la « multitude » ne fournit de toute façon pas de cadre pour discuter de la politique contemporaine (« Les limites de la multitude », New Left Review, septembre-octobre 2005).

Hardt et Negri sont représentatifs de ce que nous avons décrit comme une profonde régression de la conscience politique – particulièrement prononcée dans l’intelligentsia de gauche – qui a pavé la voie à la liquidation finale de la révolution d’Octobre et qui a été par la suite encore plus accentuée par celle-ci et par le triomphalisme des impérialistes célébrant la soi-disant « mort du communisme ». Nous sommes vraiment dans une ère de « pseudo-science tapageuse » où des forces chrétiennes intégristes de plus en plus influentes dans les couloirs du pouvoir de l’Etat impérialiste le plus puissant du monde essaient de faire passer le mythe biblique de la création pour le nec plus ultra de la « science ».

Aujourd’hui la plupart des jeunes militants de gauche considèrent que non seulement le socialisme prolétarien mais toute forme de stratégie révolutionnaire définie par un programme ne sont plus à l’ordre du jour. Beaucoup de pseudo-marxistes ont renoncé, même sur le papier, à l’objectif marxiste de la dictature du prolétariat, c’est-à-dire au remplacement de la domination capitaliste par la domination révolutionnaire de la classe ouvrière. Dans une courte polémique contre l’idéalisme postmoderniste intitulée « Manifeste pour l’histoire », l’historien Eric Hobsbawm notait :

« La plupart des intellectuels qui embrassèrent le marxisme à partir des années 1880 – dont les historiens – le firent parce qu’ils voulaient changer le monde, en collaboration avec les mouvements ouvrier et socialiste [...].

« Cette résurgence culmina dans les années 1970, peu avant qu’une réaction de masse ne s’amorce contre le marxisme – encore une fois pour des raisons essentiellement politiques. Cette réaction a eu pour principal effet d’anéantir [...] l’idée que l’on puisse prédire, avec le soutien de l’analyse historique, la réussite d’une façon particulière d’organiser la société humaine. »

le Monde diplomatique, décembre 2004

Le marxisme a sorti la lutte pour une société égalitaire du domaine des idées spirituelles ou philosophiques pour l’asseoir sur la base d’une analyse matérialiste, scientifique, du développement historique de la société humaine. Engels écrivait dans l’Anti-Dühring : « En conséquence, ce n’est pas dans la tête des hommes, dans leur compréhension croissante de la vérité et de la justice éternelles, mais dans les modifications du mode de production et d’échange qu’il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques. » Les causes de la misère, de l’oppression, de l’exploitation et de la guerre, ce ne sont pas les mauvaises idées, l’avidité, la soif de pouvoir ou tout autre aspect présumé de la « nature humaine », censée être immuable.

Ce qui a façonné le cours de l’histoire humaine c’est une lutte incessante pour avoir de quoi manger, se couvrir et s’abriter pour pouvoir survivre et se reproduire. Durant des milliers d’années les hommes ont vécu en petits groupes et se sont partagé ce qu’ils avaient pu se procurer par la chasse et la cueillette dans un cadre rudimentaire de communisme de distribution. L’invention de l’agriculture a permis de produire plus que ce qui était nécessaire pour la survie immédiate, ouvrant la voie au développement ultérieur des moyens de production, et c’est alors que s’est posée la question de savoir qui allait s’approprier le surplus, et comment. Le développement de la propriété privée et la division de la société en classes ont aussi été à l’origine de la famille, principale institution d’oppression des femmes (et des jeunes) : c’était le moyen de transmettre la richesse appropriée de façon privée à la génération suivante. Depuis, toute l’histoire est l’histoire de la lutte des classes. « Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte » (Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848).

Capitalisme, impérialisme et Etat-nation

Historiquement le capitalisme a été un progrès parce qu’il a énormément élevé le niveau des forces productives de la société ; au point que pour la première fois il y avait une base matérielle permettant d’en finir une fois pour toutes avec la pénurie et les divisions de classes : « Seul, l’énorme accroissement des forces productives atteint par la grande industrie permet de répartir le travail sur tous les membres de la société sans exception, et par là, de limiter le temps de travail de chacun de façon qu’il reste à tous suffisamment de temps libre pour prendre part aux affaires générales de la société » (Anti-Dühring).

En même temps, la propriété privée des moyens de production fait de plus en plus obstacle au développement des forces productives. Comme l’expliquait Engels :

« Les forces productives engendrées par le mode de production capitaliste moderne, ainsi que le système de répartition des biens qu’il a créé, sont entrés en contradiction flagrante avec ce mode de production lui-même, et cela à un degré tel que devient nécessaire un bouleversement du mode de production et de répartition éliminant toutes les différences de classes, si l’on ne veut pas voir toute la société moderne périr. C’est sur ce fait matériel palpable qui, avec une nécessité irrésistible, s’impose sous une forme plus ou moins claire aux cerveaux des prolétaires exploités, – c’est sur ce fait, et non dans les idées de tel ou tel théoricien en chambre sur le juste et l’injuste que se fonde la certitude de victoire du socialisme moderne. »

ibid.

L’avènement de l’impérialisme moderne à la fin du XIXe siècle a signalé le début de la décadence capitaliste mondiale. Le système de l’Etat-nation, qui avait servi de creuset à la montée au pouvoir de la classe capitaliste moderne, entre de plus en plus violemment en conflit avec les besoins de l’ordre économique international produit par le capitalisme lui-même. Les grandes puissances capitalistes qui s’étaient partagé le monde dans une conquête impérialiste sanglante, se sont lancées dans une série de guerres pour se le repartager et essayer d’agrandir leurs possessions coloniales et leurs zones d’influence aux dépens de leurs rivales.

Après la grande boucherie de la Première Guerre mondiale qui, comme l’a dit Trotsky, avait été « une effroyable défaite » pour la « culture humaine » (Terrorisme et communisme), il n’y a eu qu’une vingtaine d’années de « paix » avant que les impérialistes ne s’embarquent dans une nouvelle conflagration mondiale. Lors de la Deuxième Guerre mondiale, la barbarie capitaliste a atteint son paroxysme. D’abord avec l’holocauste des Juifs européens, qui ne s’est terminé que lorsque l’Armée rouge soviétique a libéré l’Europe de l’Est de l’occupation nazie. Et ensuite avec le bombardement à l’arme atomique d’Hiroshima et Nagasaki par les Etats-Unis, incinérant quelque 200 000 civils japonais. Il est probable que la prochaine guerre mondiale impérialiste se fera à coups d’armes nucléaires de toutes parts, ce qui risque d’annihiler l’humanité tout entière.

Dans le système impérialiste moderne, quelques Etats capitalistes avancés, en Amérique du Nord, en Europe et au Japon, exploitent et écrasent les masses opprimées des colonies et semi-colonies d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine et empêchent la modernisation socio-économique et culturelle de la grande majorité de l’humanité. Pour que la société soit juste, égalitaire et harmonieuse, il faut surmonter la pénurie à l’échelle mondiale grâce à une économie socialiste planifiée au niveau international. Mais beaucoup d’écologistes et d’anarchistes considèrent que la technologie à grande échelle est forcément un fléau (même si peu d’entre eux sont prêts à se passer de la médecine, des communications et des transports modernes pour une vie de lutte pour la subsistance quotidienne). Hardt et Negri, quant à eux, pour « réfuter » le matérialisme marxiste, font tout simplement disparaître la pénurie comme par un coup de baguette magique :

« L’idée d’une guerre fondatrice de tous contre tous repose sur une économie de la propriété privée et des ressources rares. Un bien matériel, qu’il s’agisse de terres, d’eau ou d’une voiture, ne peut se trouver à deux endroits en même temps : en le possédant et en l’utilisant, je prive quelqu’un d’autre de sa possession et de son utilisation. En revanche, les biens immatériels tels que les idées, les images ou les formes de communication sont indéfiniment reproductibles. [...]

« Certes, il est des biens qui restent aujourd’hui rares, mais nombreux sont ceux, en particulier dans les secteurs économiques les plus récents, qui n’obéissent pas à une logique de la rareté. »

Multitude

Nos professeurs postmarxistes d’avant-garde ne sont ni très originaux, ni très radicaux. Deux ans avant la publication d’Empire, Charles Leadbeater, admirateur et, à ses heures, conseiller très apprécié du gouvernement travailliste de Tony Blair en Grande-Bretagne, écrivait :

« Il n’y a pas de meilleur moyen d’exprimer la valeur de la transformation de la connaissance que d’évoquer l’économie domestique et la nourriture. Représentez-vous le monde comme composé de gâteaux au chocolat et de recettes de gâteaux au chocolat [...]. Nous pouvons tous utiliser les mêmes recettes de gâteaux au chocolat sans faire de tort à personne. C’est très différent quand il s’agit d’un morceau de gâteau. »

– Leadbeater, Living on Thin Air : The New Economy [Vivre de rien : la nouvelle économie] (Londres, Penguin Books, 1999)

On raconte que, quelques temps avant la Révolution française de 1789, la reine Marie-Antoinette, quand on lui avait annoncé que le peuple de Paris n’avait plus de pain, avait répliqué : « Qu’ils mangent de la brioche ! » Leadbeater fait mieux que Marie-Antoinette. Ce qu’il dit aux masses affamées du « sud global » c’est : « Qu’ils mangent des recettes de brioche ! » Comme Engels disait de M. Dühring : « Telle est la facilité avec laquelle la force vive de cette jonglerie qu’est la philosophie du réel passe à travers les obstacles les plus infranchissables » (Anti-Dühring).

Mais il n’y a qu’à voir comment le gouvernement US a réagi à l’ouragan Katrina pour comprendre à quel point la « logique de la pénurie » est encore ce qui domine, même dans le pays capitaliste le plus riche du monde. Les téléspectateurs du monde entier ont été horrifiés de constater avec quel mépris la bourgeoisie américaine vénale traitait les Noirs pauvres de La Nouvelle-Orléans laissés à la merci des eaux montantes parce qu’ils n’avaient pas les moyens de partir.

Il ne faut donc pas prendre les méandres philosophiques de Hardt et Negri plus au sérieux que les effets spéciaux virtuels de films hollywoodiens comme Matrix. Dans la réalité virtuelle d’Empire, Hardt et Negri réclament la « citoyenneté mondiale » et un salaire social universel. Pour que tout le monde ait un salaire social, même si on se base sur le salaire minimum légal aux Etats-Unis de 5,15 dollars [moins de 5 euros] de l’heure, il faudrait une production annuelle qui dépasse de beaucoup le PNB mondial (de 2004). Pour atteindre ce but, il faudrait que la productivité fasse un grand bond en avant, sans parler de quelle révolution il faudrait dans le mode de production et de distribution. Mais Hardt et Negri sont contre une perspective d’économie planifiée internationalement et nient même que la pénurie soit encore un problème central pour l’humanité.

La révolution d’Octobre, l’Union soviétique et ce qu’il en est advenu

Les militants de la soi-disant « extrême » gauche, tout comme d’ailleurs la droite, brandissent ce qu’ils appellent « l’échec de l’expérience soviétique » comme une preuve irréfutable que toute tentative de remplacer le capitalisme par un « système hégémonique » ou un « socialisme hiérarchique » est vouée à l’effondrement sous le poids de ses objectifs nécessairement « totalitaires ». Hardt et Negri ne font donc que répéter les lieux communs des idéologues impérialistes et de la presse à grand tirage : « La résistance à la dictature bureaucratique est ce qui a précipité la crise » (Empire). Et que s’est-il passé ensuite ? Hardt et Negri ne disent pas un mot de l’effondrement social et économique catastrophique, sans précédent dans l’histoire, qui a eu lieu en Russie, en Ukraine et dans les autres anciennes républiques d’Union soviétique. Le fait que la plus grande partie de la population d’Europe de l’Est et de l’ancienne URSS soit plongée dans la misère paraît sans importance à ces prophètes de l’avenir autoproclamés.

La révolution d’Octobre a transposé les enseignements de Marx et Engels dans la réalité concrète. Les ouvriers, à la tête des masses de paysans pauvres, ont pris le pouvoir et remplacé la dictature de classe du capital par la dictature du prolétariat. Celle-ci est une étape nécessaire pour parvenir à une société sans classes et égalitaire au niveau mondial dans laquelle l’Etat, en tant qu’instrument de répression, se sera éteint. Un gouvernement basé sur des conseils ouvriers et paysans démocratiquement élus (des soviets) a exproprié les capitalistes et les propriétaires terriens. Il a brisé leur résistance et entrepris d’organiser une économie planifiée non sur la base du profit mais sur celle des besoins de la société. En dépit d’une misère et d’une arriération inimaginables, la Russie soviétique s’est trouvée à l’avant-garde de toutes les formes de libération sociale (voir notre article page 64).

Le fait que les ouvriers puissent prendre le pouvoir et le garder dans un pays économiquement arriéré, où ils n’étaient qu’une petite minorité par rapport à la paysannerie, montre bien quel rôle incomparable le prolétariat est appelé à jouer à notre époque en tant qu’agent de la révolution sociale (ces ouvriers étaient d’ailleurs en grande partie des fils ou des petits-fils de paysans). C’est ce qu’a élaboré Trotsky dans Bilan et Perspectives (1906), et cela fait partie de sa théorie de la révolution permanente. Il y expliquait que les tâches démocratiques qui restaient à accomplir dans la Russie tsariste arriérée, comme la question nationale et la question agraire, ne pourraient être accomplies que dans le cadre du pouvoir prolétarien. Mais la révolution permanente présumait la victoire de révolutions prolétariennes dans les puissances industrielles d’Europe de l’Ouest. Non seulement les dirigeants bolchéviques mais aussi la masse des ouvriers russes considéraient que la révolution d’Octobre était le début de la révolution socialiste mondiale. La Russie rouge avait insufflé une conscience révolutionnaire à des millions d’ouvriers dans le monde. Après la Première Guerre mondiale, la plus grande partie de l’Europe, et surtout l’Allemagne, avait été prise par la fièvre révolutionnaire. Mais la classe ouvrière n’est parvenue au pouvoir dans aucun autre pays. Cela était dû principalement à la politique contre-révolutionnaire des dirigeants ouvriers sociaux-démocrates et à l’absence de partis d’avant-garde influents, comme le parti bolchévique que Lénine avait construit dans la Russie tsariste.

La Russie soviétique se retrouvait donc, après sept ans de guerre – la guerre impérialiste puis une guerre civile –, isolée du reste du monde. Son économie était complètement dévastée et son prolétariat décimé et politiquement épuisé. Quant à son énorme paysannerie (en particulier ses couches les plus aisées), elle commençait à vouloir défendre ses propres intérêts petits-bourgeois (voir dans ce numéro notre article sur Cronstadt qui s’étend davantage sur cette question). Cette situation a permis à une couche bureaucratique de se développer dans l’appareil gouvernemental de l’Etat soviétique et du Parti communiste au pouvoir. Après une nouvelle occasion révolutionnaire perdue en Allemagne en 1923, la bureaucratie a profité de la profonde démoralisation qui s’en est suivie pour affirmer son contrôle politique. Cette contre-révolution politique, quoique conservant les fondements sociaux mis en place par la révolution d’Octobre, représentait une transformation qualitative de la façon dont l’Union soviétique était gouvernée, et dans quel but.

La bureaucratie est devenue de plus en plus hostile à la lutte pour des révolutions socialistes dans les pays capitalistes. Fin 1924 Staline promulguait un dogme ridicule selon lequel on pourrait construire le socialisme à l’intérieur de l’URSS à la seule condition de pouvoir empêcher les impérialistes d’attaquer celle-ci militairement. Les partis communistes du monde entier devenaient des instruments de la diplomatie soviétique à la recherche de la « coexistence pacifique ». Trotsky, à la tête de l’Opposition de gauche, se battait contre la dégénérescence de la Révolution russe, tant dans le Parti communiste soviétique que dans l’Internationale communiste. L’Opposition de gauche se battait pour maintenir le programme internationaliste qui avait animé l’Union soviétique et le parti dans les premières années de la révolution et qui cherchait à étendre les acquis de la Révolution russe à tous les pays.

A cause de la dévastation économique causée par la guerre civile et de l’extrême arriération de l’économie rurale, le régime bolchévique s’est trouvé forcé en 1921 d’autoriser un marché privé limité pour les céréales et les biens de consommation. L’Opposition de gauche se rendait compte que la couche de paysans aisés (les koulaks) ainsi que les petits commerçants représentaient un danger potentiel pour la propriété collectivisée sur laquelle reposait l’Etat ouvrier. Et, alors que la caste bureaucratique ascendante était de plus en plus conciliante envers les koulaks, l’Opposition de gauche préconisait un impôt sur le surplus agricole qui aurait aidé à planifier le développement industriel. Elle préconisait aussi des incitations matérielles pour encourager les paysans pauvres à collectiviser volontairement leurs terres. En 1928, comme les koulaks stockaient systématiquement leur grain pour faire monter les prix, et que les villes étaient menacées de famine, la bureaucratie se trouva obligée d’appliquer – d’une manière déformée – une partie du programme de l’Opposition de gauche. Staline, de sa manière brutale et bureaucratique typique, imposa alors la collectivisation forcée de l’agriculture. Cette volte-face politique coupa court au danger immédiat de restauration capitaliste en URSS. Cette collectivisation fut accompagnée d’une politique de développement industriel planifié qui, bien qu’énormément déformé et fort mal géré par la bureaucratie, permit à l’Union soviétique de construire une société industrielle moderne dans laquelle la classe ouvrière avait accès aux soins médicaux, à la science, l’éducation et la culture.

Ce n’est pas le marxisme qui a échoué en Union soviétique, c’est sa perversion stalinienne qui s’exprimait dans le dogme du « socialisme dans un seul pays » et celui de la « coexistence pacifique ». Trotsky affirmait que l’Union soviétique, malgré ses succès économiques, ne pourrait pas survivre à long terme au niveau historique dans un monde dominé par les Etats capitalistes impérialistes. La planification centralisée ne peut fonctionner efficacement que sous un régime de démocratie soviétique qui prévoit la participation indispensable des ouvriers eux-mêmes à l’ajustement et l’application du plan. Malgré tout, comme le disait Trotsky dans la Révolution trahie, sa brillante analyse du stalinisme :

« Le socialisme a démontré son droit à la victoire, non dans les pages du Capital, mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe ; non dans le langage de la dialectique, mais dans celui du fer, du ciment et de l’électricité. Si même l’URSS devait succomber sous les coups portés de l’extérieur et sous les fautes de ses dirigeants – ce qui, nous l’espérons fermement, nous sera épargné –, il resterait, gage de l’avenir, ce fait indestructible que seule la révolution prolétarienne a permis à un pays arriéré d’obtenir en moins de vingt ans des résultats sans précédent dans l’histoire. »

la Révolution trahie (1936)

Pendant toutes les années 1930 l’économie collectivisée soviétique a connu une croissance rapide alors même que le monde capitaliste sombrait dans la crise économique. Après la dévastation de la Deuxième Guerre mondiale, l’URSS se reconstruisit et son développement technologique arriva à un point tel qu’en 1961 l’Union soviétique fut en mesure d’envoyer un homme dans l’espace. De 1960 à 1980, on a entrepris de construire des logements en masse afin de pouvoir fournir un appartement à toutes les familles urbaines pour un loyer modique. C’était considéré comme un droit pour les citoyens soviétiques, tout comme le droit à un emploi, à l’éducation et aux soins médicaux gratuits. Ce sont des réalisations historiques de l’économie planifiée, malgré le terrible gaspillage engendré par la mauvaise gestion de la bureaucratie stalinienne qui générait une grisaille ennuyeuse dans toute la société, de la médiocrité des produits de consommation à l’étouffement de la vie intellectuelle.

Et qu’en est-il maintenant ? Dans les six ans qui ont suivi la contre-révolution, le PNB de la Russie postsoviétique a chuté de 80 %. Les salaires réels ont baissé d’à peu près autant. Une grande partie de la population urbaine est obligée de faire pousser des légumes dans de petits jardins pour survivre. Aujourd’hui, en Russie et dans les anciennes républiques d’URSS, des millions de personnes vivent au bord de la famine et des masses de gens sont sans domicile.

Hardt, Negri et autres adeptes du culte du fait accompli prétendent que l’effondrement de l’Union soviétique était inévitable. Mais en fait si un programme révolutionnaire internationaliste avait prévalu, l’issue aurait pu être très différente. Dans les décennies qui ont suivi la révolution d’Octobre, il y a eu plusieurs occasions de faire des révolutions prolétariennes dans les pays capitalistes avancés. Cela aurait rompu l’isolement du premier Etat ouvrier, brisé l’étau de la bureaucratie nationaliste et réanimé la conscience révolutionnaire du prolétariat soviétique. Trotsky et l’Opposition de gauche ont lutté sans relâche pour défendre les acquis de la révolution contre les menaces internes et externes. Ils se sont battus pour la défaite du stalinisme et pour restaurer l’internationalisme bolchévique et la démocratie soviétique en URSS. Dans les années 1989-1992, la Ligue communiste internationale (LCI) a été la seule à intervenir avec le programme trotskyste pour guide, d’abord en Allemagne de l’Est puis en Union soviétique avec une perspective de révolution politique prolétarienne, c’est-à-dire de renverser la bureaucratie stalinienne en train de se désintégrer et la remplacer par un gouvernement basé sur les conseils ouvriers.

Malgré la destruction de l’URSS, un quart de la population mondiale vit encore dans des pays où les exploiteurs capitalistes ne dominent pas directement – dans les Etats ouvriers déformés qui restent : Cuba, le Vietnam, la Corée du Nord et surtout la Chine, le pays le plus peuplé du monde. Et pourtant la Chine a à peine droit à une mention dans Empire et Multitude, et encore moins à une indication que c’est une société où il puisse y avoir quoi que ce soit à défendre. En cela aussi, Hardt et Negri emboîtent le pas aux impérialistes qui cherchent à faire passer la Chine pour un gigantesque « camp de travail ». Ce thème est d’ailleurs repris aussi par les bureaucrates syndicaux et les sociaux-démocrates, comme cela s’est vu clairement lors des manifestations de Seattle, où la bureaucratie syndicale américaine de l’AFL-CIO, derrière les images attendrissantes de « Teamsters and turtles united » [Unité camionneurs-tortues – ces derniers étaient des protecteurs d’animaux déguisés en tortue] tant vantées par Hardt, Negri et les autres idéologues altermondialistes, battait tambour pour que Washington prenne des mesures plus sévères contre la Chine.

La LCI par contre se bat pour la défense militaire inconditionnelle de la Chine contre l’impérialisme et la contre-révolution capitaliste. La Chine est encore aujourd’hui ce qu’elle est depuis la Révolution de 1949 : un Etat ouvrier gouverné par une bureaucratie, structurellement similaire à ce qu’était l’Union soviétique. Malgré une importante pénétration du capitalisme chinois et étranger, les fondements de son économie sont collectivisés. Alors que presque tous les pays capitalistes avancés pratiquent une politique d’austérité fiscale, le gouvernement chinois s’est lancé dans de gigantesques projets d’infrastructure comme des barrages et des canaux. Le fait que le système bancaire est étatisé a jusqu’à présent protégé la Chine des flux volatiles d’investissements spéculatifs à court terme qui font périodiquement des ravages dans les économies des pays capitalistes néocoloniaux d’Extrême-Orient et aussi d’Amérique latine.

Dans la mesure où elle maintient l’ordre dans d’immenses « zones de libre échange » pour le compte de capitalistes chinois de l’extérieur et de capitalistes étrangers, la bureaucratie de Pékin est en un sens devenue fournisseur de main-d’œuvre pour les impérialistes. Mais les puissances capitalistes ne seront pas satisfaites tant que la Chine ne sera pas totalement sous l’emprise du marché impérialiste mondial. Les Etats-Unis construisent des bases militaires en Asie centrale pour essayer d’encercler militairement la Chine. Récemment ils ont aussi conclu un pacte avec le Japon pour défendre le bastion capitaliste de Taïwan. Un jour ou l’autre, les tensions sociales explosives de la société chinoise feront exploser la bureaucratie stalinienne au pouvoir. La question se posera alors de savoir si une révolution politique prolétarienne ouvre la voie au socialisme ou si l’on va vers l’esclavage capitaliste et qu’on retombe sous le joug de l’impérialisme. Les travailleurs et les jeunes militants de gauche du monde entier sont concernés par cette lutte. La contre-révolution capitaliste serait catastrophique pour les ouvriers chinois, les femmes et les masses déshéritées des campagnes. Au plan international, elle encouragerait les capitalistes à s’attaquer encore plus sauvagement aux travailleurs des villes et des campagnes, aux femmes, aux minorités et aux immigrés. La concurrence entre les puissances impérialistes s’intensifierait aussi, surtout entre les Etats-Unis et le Japon, ce qui conduirait à de nouvelles aventures militaires impérialistes contre les pays semi-coloniaux du monde.

Balivernes sur la « nouvelle économie » et arrogance petite-bourgeoise

Lorsque Marx et Engels ont compris que la lutte des classes était la voie vers la transformation révolutionnaire de la société capitaliste, et que le prolétariat était la classe révolutionnaire de l’époque moderne, cela a été un énorme pas en avant. Lorsqu’ils ont rejoint la Ligue des justes en 1847, elle est devenue la Ligue communiste et son mot d’ordre « Tous les hommes sont frères » est devenu « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Hardt et Negri cherchent à rebrousser chemin, ils rejettent la lutte des classes et dissolvent la classe ouvrière dans une catégorie sans caractère de classe qu’ils appellent « le peuple ».

Le fond de l’argumentation d’Empire et de Multitude, c’est que le prolétariat s’est fondu dans la « multitude », un terme informe qu’on pourrait utiliser pour désigner n’importe qui sur la planète, qu’il soit ouvrier d’industrie, petit paysan, ingénieur ou agent de nettoyage, sans-logis ou PDG, prisonnier ou geôlier. Comme le mouvement ouvrier est plus faible qu’il ne l’a été depuis les années 1920, du moins aux Etats-Unis, la plupart des jeunes militants de gauche considèrent que la classe ouvrière est insignifiante ou, au mieux, une couche opprimée parmi d’autres. Hardt et Negri fournissent une « théorie » qui justifie et renforce l’impressionnisme qui règne dans le milieu intellectuel universitaire auquel ils s’adressent et qu’ils glorifient. Cela n’a rien de nouveau. Même si le Socialist Workers Party qu’il avait fondé avait déjà abandonné sa perspective révolutionnaire dans les années 1960, James P. Cannon, pionnier du trotskysme américain, faisait déjà à juste titre remarquer en 1966 :

« Il y a ce phénomène nouveau dans le mouvement radical américain qu’on appelle, semble-t-il, la “Nouvelle Gauche”. C’est un terme large qui s’applique à un assemblage de gens qui disent qu’ils n’aiment pas la situation telle qu’elle est et qu’il faut faire quelque chose – mais ils ne faut pas tirer de leçons de l’expérience du passé, rien de l’“ancienne gauche” ou de ses idées ou traditions ne vaut quoi que ce soit. [...]

« Nous avons une orientation claire alors que la Nouvelle Gauche dit que la classe ouvrière n’existe plus. La classe ouvrière avait été rayée de la carte par de grands savants dans les années 1920. Il y eut un long boom économique dans les années 1920. Non seulement les ouvriers ne remportaient pas de victoires, mais ils perdaient même du terrain. En fait les syndicats déclinaient numériquement. Dans toutes les industries de base, là où aujourd’hui on trouve des syndicats industriels florissants – l’automobile, l’aéronautique, la sidérurgie, l’industrie pneumatique, les transports, la marine marchande – les syndicats n’existaient pas, juste quelques-uns çà et là. [...] Il a fallu un soulèvement semi-révolutionnaire au milieu des années 1930 pour mettre fin à ça et installer de vrais syndicats. »

– Cannon, « Raisons de la survie du SWP et de sa nouvelle vitalité dans les années 1960 », 6 septembre 1966, reproduit dans Spartacist édition anglaise no 38-39, été 1986

Il a fallu la grève générale de mai 1968 en France pour dissuader une couche de militants de gauche d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord de ces balivernes de la Nouvelle Gauche sur la disparition de la classe ouvrière. La révolution qui pointait en France réaffirma dans la vie réelle ce que disaient les marxistes sur le potentiel révolutionnaire du prolétariat. Cela régla leur compte aux charlataneries d’une génération précédente d’idéologues postmarxistes, et permit de recruter une nouvelle couche de jeunes au marxisme révolutionnaire.

Malgré différents changements dans les techniques industrielles et dans l’économie mondiale, le prolétariat est toujours central à une perspective révolutionnaire aujourd’hui parce qu’il continue à occuper une place toute particulière au cœur du processus de production. C’est de l’exploitation de la classe ouvrière que les capitalistes tirent leurs profits. En concentrant les ouvriers dans de grandes usines et de grands centres urbains, les capitalistes ont créé l’instrument de leur propre destruction en tant que classe exploiteuse. Qui plus est, pour que la classe ouvrière s’émancipe du joug capitaliste au niveau mondial, il faut qu’elle abolisse toute exploitation en créant une société où il n’y a pas de différences de classe.

La petite bourgeoisie se trouve entre les deux classes fondamentales de la société capitaliste, le prolétariat et la bourgeoisie. Ni dans Empire ni dans Multitude n’est discuté ou même évoqué le rôle social de cette couche hétérogène qui va des paysans pauvres, petits commerçants et gérants de restaurants fast-food jusqu’aux cadres administratifs, techniques et culturels du système capitaliste qui ont fait des études universitaires, ou aux courtiers de haut vol de Wall Street. Dans le système capitaliste, la petite bourgeoisie n’a pas de rapport défini avec les moyens de production à grande échelle et elle n’a donc pas de pouvoir social indépendant ; par conséquent, même si la petite bourgeoisie (ou certaines de ses couches) est capable de virer d’un extrême politique à l’autre, elle ne peut pas jouer de rôle indépendant dans la lutte des classes.

D’un autre côté, ce rôle social de la petite bourgeoisie détermine ses perspectives sociales. Les ouvriers ne peuvent améliorer leur situation économique qu’en menant des luttes collectives contre les employeurs capitalistes et leur Etat, mais les membres des bureaucraties des grandes entreprises et des administrations publiques cherchent à améliorer leurs revenus et leur statut social en se faisant concurrence entre eux. Le gestionnaire de crédits dans une banque cherche à devenir directeur de l’agence. Le directeur de l’agence cherche à devenir directeur régional, et ainsi de suite.

Avec leur conception d’une prétendue économie post-industrielle, basée sur l’information, selon laquelle ce n’est plus le prolétariat mais l’intelligentsia petite-bourgeoise qui joue un rôle pivot, Hardt et Negri donnent de la légitimité à l’élitisme petit-bourgeois et au mépris pour la classe ouvrière. Ils affirment que le capitalisme est passé de « la domination de l’industrie à celle des services et de l’information – un processus de postmodernisation ou mieux d’informatisation » (Empire, souligné dans l’original). Evoquant un stéréotype caricatural du « prolo » macho avec son litron de rouge, ils déclarent : « Aujourd’hui, cette classe ouvrière a presque disparu de l’horizon » (Empire). Dans la suite à Empire, Hardt et Negri laissent tomber cette affirmation absurde en faveur d’un argument qui semble plus plausible mais qui est tout aussi faux :

« Au contraire, le travail agricole reste aujourd’hui dominant en termes quantitatifs, comme cela a été le cas pendant des siècles, tandis que l’activité industrielle est restée globalement stable. Le travail immatériel représente une fraction minoritaire du travail global et il est concentré dans les régions dominantes du globe. Nous affirmons en revanche que le travail immatériel est devenu hégémonique d’un point de vue qualitatif [...]. »

Multitude

Cette vision de réalité immatérielle qu’ont Hardt et Negri ressemble à un édito particulièrement dément du magazine Wired, ou à la vision d’un entrepreneur capitaliste de la Silicon Valley qui cherche des fonds pour financer son dernier « grand projet Internet ». Charles Leadbeater, le bonimenteur blairiste, déploie aussi toute son éloquence : « Nos enfants n’auront pas à trimer dans des usines sombres, descendre dans des puits de mine ou suffoquer dans des aciéries, ou tailler dans la matière première pour la transformer en produits manufacturés. Ils gagneront leur vie grâce à leur créativité, leur ingéniosité et leur imagination » (Living on Thin Air).

Ce n’est pas non plus quelque chose de nouveau. En 1964, une déclaration signée par des sommités de gauche – dont James Boggs, Todd Gitlin, Michael Harrington, Tom Hayden, Gunnar Myrdal et Linus Pauling – expliquait :

« Une nouvelle ère de production a commencé. Ses principes organisationnels sont aussi différents de ceux de l’ère industrielle que ceux de l’ère industrielle étaient différents de l’agriculture. La révolution cybernétique a été accomplie par l’association de l’ordinateur et de la machine automatique qui se règle elle-même. Ce qui en résulte c’est un système qui a une capacité presque illimitée et qui demande de moins en moins de travail humain.

« La révolution cybernétique permet d’envisager une existence qualitativement plus riche en valeurs tant démocratiques que matérielles. »

– « La triple révolution », International Socialist Review, été 1964

Si elle n’était pas aussi claire, cette affirmation aurait pu être tirée d’Empire ou de Multitude.

Centralité du prolétariat et conscience révolutionnaire

Seuls des intellectuels n’ayant aucune idée de comment les travailleurs vivent dans le monde réel peuvent inventer le mythe d’un nouveau monde connecté en réseau dans lequel tout le monde est un producteur indépendant derrière un écran d’ordinateur. Il faut bien que quelqu’un produise les vêtements que portent nos penseurs postmodernes, les voitures qu’ils conduisent, et les ordinateurs avec lesquels ils parcourent les autoroutes de l’information, et l’électricité qui les fait marcher, sans parler du reste. La gestion des stocks dans les opérations de transport se fait peut-être par ordinateur, mais il faut toujours des dockers pour décharger les cargos, et des camionneurs et des cheminots pour acheminer le chargement. De plus, si cela rapporte davantage de profits, comme dans l’industrie de la confection où les salaires sont bas, les capitalistes sont prêts à abandonner les méthodes de production automatisées gourmandes en capital pour revenir à des ateliers à forte densité de main-d’œuvre surexploitée, qui ressemblent beaucoup aux usines d’il y a cent ans. Le travail des ouvriers d’usine est encore et toujours répétitif, éreintant et souvent dangereux. En 2003 par exemple, le taux d’accidents du travail dans les usines automobiles américaines était 15 fois plus élevé que dans les bureaux de la finance ou des assurances.

Il est vrai, comme on peut le voir dans la grande région dévastée du Midwest, qui avait été autrefois le centre industriel des Etats-Unis, et où aujourd’hui beaucoup d’usines ont fermé, qu’il y a eu des changements importants dans l’économie des Etats-Unis et dans l’économie mondiale. Le capital cherche continuellement le taux de profit le plus élevé et donc les coûts de production les plus bas possible, que ce soit à l’intérieur des frontières nationales ou (en l’absence de barrières protectionnistes importantes) à l’extérieur. Au début des années 1970, les capitalistes américains ont de plus en plus transféré leur production manufacturée dans le sud des Etats-Unis où il n’y a pas de syndicats, puis au Mexique, puis maintenant dans les pays d’Asie où les salaires sont encore plus bas. Ces transferts se sont effectués par des investissements directs, par la sous-traitance, l’externalisation et des mécanismes similaires. Ce développement a été fortement accéléré par les reculades de l’Union soviétique au plan international, puis par l’effondrement de celle-ci. En même temps les « réformes de marché » du régime stalinien de Pékin ont ouvert la Chine aux investissements à grande échelle de capitaux occidentaux, japonais ou chinois de l’extérieur, essentiellement dans l’industrie légère. Le prolétariat chinois, fort maintenant de 160 millions d’ouvriers dans la production manufacturée ainsi que dans le bâtiment, l’énergie, les mines, les transports et les télécommunications, est devenu une composante très importante du prolétariat industriel à l’échelle internationale.

En 1970, 33 % de la main-d’œuvre non agricole aux Etats-Unis était employée dans le secteur de la production marchande (l’industrie, le bâtiment et les mines) et 6 % dans les transports et les services publics (Département du commerce américain, Statistical Abstract of the United States : 1971 [Synthèse statistique des Etats-Unis : 1971]). Mais en 2003, la proportion de la main-d’œuvre employée dans la production était tombée à 20 % alors que 5 % travaillait dans les transports et les services publics (Statistical Abstract of the United States : 2004-2005). Dans la même période la proportion d’employés travaillant dans le commerce de gros et de détail, les banques, la gestion d’actifs, les compagnies d’assurances, les agences immobilières, etc., était passée à 22 %.

Mais cela est loin de prouver « l’hégémonie du travail immatériel », même dans les « régions dominantes du globe ». (Hardt et Negri ne peuvent pas mieux montrer qu’ils cherchent avant tout à flatter la petite bourgeoisie relativement privilégiée du « premier monde » qui a fait des études supérieures ; ils ne tiennent même pas compte du prolétariat en Chine et dans certaines parties du tiers-monde semi-colonial.) La notion d’une « nouvelle économie » révolutionnée par la technologie de l’information est tout autant un mythe que dans les années 1960. Au début des années 1800, avant l’invention du télégraphe, lorsque la famille Rothschild a utilisé les pigeons voyageurs pour rapidement transmettre des informations, cela lui a donné un énorme avantage sur ses concurrents pour bâtir un empire bancaire dans toute l’Europe. Mais c’était loin d’annoncer une révolution économique. Même avant que le boom de l’Internet des années 1990 s’effondre, un économiste faisait remarquer :

« La plupart des applications informatiques (sur gros ordinateur ou sur ordinateur personnel) des débuts s’est vite confrontée à la loi des rendements décroissants. L’utilisation d’Internet est en grande partie la substitution d’un genre de distraction ou de collecte de renseignements par un autre. »

– Robert J. Gordon, « La nouvelle économie est-elle à la hauteur des grandes inventions du passé ? », Journal of Economic Perspectives, automne 2000

Le secteur des services n’est pas non plus devenu dominant par rapport à l’industrie. La production des biens a la primauté sur les services, une primauté masquée par la division classique entre les deux. Sans immeubles, il ne peut pas y avoir d’agences immobilières et de compagnies d’assurance immobilière. Sans voitures, il ne peut pas y avoir de concessions automobiles et de compagnies d’assurance auto. Et les restaurants fast-food sont en fait la phase finale d’une industrie de transformation des aliments. Ceux qui travaillent à McDonald transforment des hamburgers et des frites congelés en quelque chose de (plus ou moins) mangeable. De plus, une grande partie du secteur des services est directement intégrée au processus de fabrication. Une des rares études faites sur ce sujet dans les années 1980 montre que 25 % environ du PNB des Etats-Unis consistait en « services » (comptabilité, avocats, publicité, assurances sur les biens, assurance médicale des employés) achetés par les entreprises et incorporés dans le prix de vente de leurs produits (Stephen S. Cohen and John Zysman, Manufacturing Matters : The Myth of the Post-Industrial Economy [C’est la production industrielle qui compte : le mythe de l’économie postindustrielle], New York, Basic Books, 1987).

Donnant l’exemple des « équipes de production » toyotiste dans certaines usines automobiles et leur méthode de production et de gestion de stock « en flux tendus », Hardt et Negri prétendent également qu’il y a eu un changement fondamental dans l’industrie passée du « fordisme » et du « taylorisme », c’est-à-dire de la production à la chaîne dans de grandes usines où tout est concentré, aux méthodes « postfordistes ». Dans la mesure où les fabricants ont étendu leurs opérations de production au niveau mondial, cela souligne le besoin d’avoir une solidarité ouvrière internationale. Mais cela ne veut pas dire que la lutte des classes est de la vieille histoire. En 1998, dans une usine d’emboutissage de General Motors [GM] à Flint dans le Michigan, des milliers d’ouvriers se sont mis en grève contre des menaces de licenciements. Pratiquement tout l’empire de General Motors aux Etats-Unis, au Canada et au Mexique s’est vite trouvé immobilisé. Pour essayer de briser la grève, GM a transporté les presses à emboutir de Flint à une de ses usines au Canada. Mais les ouvriers de l’usine canadienne ont refusé d’y toucher. C’est un remarquable exemple de solidarité ouvrière internationale. La grève, qui a duré presque deux mois, a coûté à GM douze milliards de dollars en ventes et trois milliards en profits. C’est la grève la plus coûteuse qu’ait jamais connue GM, qui était à ce moment-là la plus grande société industrielle du monde.

La grève à GM montre assez spectaculairement que la prostration actuelle du mouvement ouvrier n’est pas à imputer aux changements structurels du capitalisme mais plutôt au fait que les directions bureaucratiques des syndicats ont une politique procapitaliste. La bureaucratie de l’United Auto Workers (Travailleurs unis de l’automobile) a fait reprendre le travail aux grévistes alors que GM était aux abois, sur la base d’un compromis qui ne réglait rien. A l’époque nous avons écrit :

« Par le simple fait de ne pas fournir leur travail, les ouvriers de GM ont démontré que la puissance potentielle de la classe ouvrière est dans le nombre, l’organisation et la discipline, et surtout dans le fait que c’est le travail qui fait tourner la roue du profit dans la société capitaliste. Mais la grève de Flint a aussi montré que la puissance de la classe ouvrière est sapée et minée par la bureaucratie syndicale qui prêche que les ouvriers et leurs exploiteurs capitalistes ont des intérêts identiques [...].

« Pour se défendre et riposter à la guerre contre le mouvement ouvrier organisé, les travailleurs ont besoin d’une direction qui comprenne que les intérêts des travailleurs et ceux des capitalistes sont diamétralement opposés, que toute mobilisation sérieuse de la puissance des syndicats est une menace pour les capitalistes et mène à la confrontation directe avec l’Etat bourgeois, que ce soit sous un gouvernement Républicain ou Démocrate, et que la classe ouvrière doit donc soigneusement garder son indépendance organisationnelle et politique par rapport à la bourgeoisie, son Etat et ses partis politiques. »

– « Pour une lutte de classe contre les suppressions d’emplois à GM », Workers Vanguard no 696, 11 septembre 1998

Les bureaucrates qui dirigent les syndicats et, ailleurs qu’aux Etats-Unis, ceux qui dirigent les partis travaillistes, sociaux-démocrates et autres réformistes, sont une couche petite-bourgeoise à l’intérieur du mouvement ouvrier, que le marxiste américain Daniel De Leon appelait très justement « les lieutenants ouvriers du capital ». Ils prétendent parler au nom de la classe ouvrière mais leur loyauté va en fait au système capitaliste, et ils sont dûment récompensés pour leurs services. Dans la dernière moitié du XIXe siècle, Marx et ses partisans pensaient que l’influence du réformisme (c’est-à-dire un programme de collaboration avec la bourgeoisie et des réformes au coup par coup) était un signe d’immaturité de la classe ouvrière. Ils pensaient donc qu’au fur et à mesure que la classe ouvrière gagnait en nombre et en pouvoir, ces illusions dangereuses seraient transcendées. Mais au début de l’ère impérialiste, Lénine comprit que la situation avait fondamentalement changé. Dans les pays impérialistes, il y avait désormais une base objective solide pour acheter une petite partie de la classe ouvrière grâce aux surprofits provenant de l’exploitation du monde colonial. Comprendre qu’un parti qui représente vraiment les intérêts de la classe ouvrière doit être diamétralement opposé, politiquement et organisationellement, à des gens comme John Sweeney [dirigeant de l’AFL-CIO], Tony Blair et Gerhard Schröder, c’est l’essence du léninisme.

Pour que la classe ouvrière passe de classe en soi – c’est-à-dire définie simplement par ses rapports aux moyens de production – à une classe pour soi, tout à fait consciente de sa tâche historique qui est de renverser l’ordre capitaliste, il faut une direction révolutionnaire. Sans cela, la conscience de classe des ouvriers est déterminée à un degré ou un autre par l’idéologie bourgeoise (et pré-bourgeoise) : le nationalisme, le racisme, le sexisme, la religion, les illusions dans le réformisme parlementaire, etc. Cette idéologie les amène à penser que la société capitaliste est fixe et immuable. La bourgeoisie possède non seulement une richesse énorme et le contrôle total de l’information, mais elle a aussi un énorme appareil répressif – l’armée, la police, etc. – qui est centralisé au plus haut niveau. Pour vaincre ce pouvoir il faut avoir en face un pouvoir qui soit tout aussi organisé et centralisé. Quand la bourgeoisie était une classe montante à la fin de l’époque féodale, son pouvoir social et économique augmentait au fur et à mesure que sa richesse et ses propriétés s’étendaient par rapport à celles de l’aristocratie terrienne. Mais le prolétariat n’est pas une classe possédante. Il ne peut donc pas construire les institutions d’une nouvelle société en restant dans le cadre du capitalisme. Dans sa lutte pour le pouvoir, le prolétariat ne peut compter que sur son organisation et sa conscience politique. Celles-ci s’expriment au plus haut niveau dans la construction d’un parti d’avant-garde démocratiquement centralisé dont la direction, les tactiques et la stratégie sont choisies ou élaborées dans la démocratie interne la plus complète et dont les décisions sont mises en pratique avec un centralisme rigoureux.

Vieux réformisme et jargon postmoderne

Hardt et Negri prétendent que le prolétariat sous une direction léniniste ne peut pas opérer de changement révolutionnaire, et que c’est l’intelligentsia petite-bourgeoise qui est la nouvelle avant-garde : « La lutte en réseau, en revanche, de même que la production postfordiste, ne dépend pas à proprement parler de la discipline : ses valeurs cardinales sont la créativité, la communication et la coopération auto-organisée. [...] Elle n’est plus “le peuple” et son objectif n’est plus de prendre le pouvoir de l’Etat souverain. Dans la forme-réseau, les éléments démocratiques déjà présents dans la guérilla sont encore plus développés et l’organisation devient une fin en elle-même plus qu’un moyen » (Multitude).

Cela rappelle l’expression classique du révisionnisme social-démocrate d’Edouard Bernstein. Bernstein, exécuteur testamentaire des œuvres d’Engels, écrivit une série d’articles dans les deux ans qui suivirent la mort de ce dernier en 1895, dans lesquels il prenait des positions carrément réformistes, déclarant par exemple : « J’admets ouvertement que j’ai extraordinairement peu d’intérêt ou de goût pour ce qu’on appelle généralement “le but final du socialisme”. Le but final, quel qu’il soit, n’est rien, le mouvement est tout. Et par mouvement j’entends non seulement le mouvement général de la société, ça c’est le progrès social, mais aussi l’agitation économique et politique et l’organisation pour effectuer ce progrès » (souligné dans l’original).

Bernstein, lui, au moins, se tournait vers la classe ouvrière organisée pour transformer la société, même s’il semait l’illusion qu’on pouvait parvenir au socialisme par un processus graduel de réformes. L’horrible carnage de la Première Guerre mondiale a infligé un cinglant démenti à cette illusion d’un progrès social avançant imperturbablement avec le temps. Mais par contre Hardt et Negri racontent à la jeunesse petite-bourgeoise qu’elle peut changer le monde sans avoir de puissance sociale ni même désirer en avoir.

Ils font l’éloge du « militantisme nouveau » de l’ère postsoviétique qui « ne se contente pas de répéter les formules d’organisation de la vieille classe ouvrière révolutionnaire. [...] Ce militantisme fait de la résistance un contre-pouvoir, et de la rébellion un projet d’amour » (Empire). John Holloway, une autre de ces lumières du postmarxisme, expliquait clairement : « La chute de l’Union soviétique ne signifie pas seulement la désillusion pour des millions de personnes. Elle a aussi libéré la pensée révolutionnaire, elle l’a libérée de l’idée que la révolution c’était la conquête du pouvoir » (Change the World Without Taking Power [Changer le monde sans prendre le pouvoir], Londres, Pluto Press, 2002).

Hardt et Negri prônent des méthodes petites-bourgeoises comme la « désertion », la « marginalisation » et se découper des « espaces » autonomes dans la société capitaliste. Font partie de ces espaces les communes de la « contre-culture » américaine des années 1970 ainsi que les centres sociaux « autonomes » mis en place en Italie, souvent avec les fonds de l’Etat, après les luttes des années 1960 et 1970 (ces derniers sont chers au cœur de Negri). Militer dans les comités et autres formes de militantisme « horizontal » ; casser les vitrines de Starbucks ou démolir les enceintes protégeant les sommets de la Banque mondiale ; créer de petites niches d’« espaces libérés » qui ne doivent leur existence qu’à la tolérance de l’Etat : ce sont peut-être des activités qui procurent une certaine satisfaction morale ; elles dérangent même à l’occasion les capitalistes au pouvoir. Mais rien de tout cela ne nous rapproche ne serait-ce que d’un millimètre de la liquidation de l’exploitation et de l’oppression capitalistes ; pour cela il faut que la classe ouvrière prenne le pouvoir et s’en serve.

C’est au fond une conception religieuse que Hardt et Negri prônent lorsqu’ils disent que les militants politiques peuvent changer le monde par l’exemple moral en montrant à quoi un nouveau monde de paix, d’amour et de démocratie peut ressembler, au miroir des formes d’organisation « non hiérarchiques » déjà existantes. Les zapatistes mexicains, dont la base est paysanne, en sont un exemple populaire. Ils sont révérés par beaucoup de jeunes militants en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis. Le livre de Holloway est dédié aux zapatistes. Hardt et Negri s’enthousiasment aussi pour eux : « l’objectif du mouvement n’a jamais été de renverser l’Etat et de revendiquer l’autorité souveraine, mais plutôt de changer le monde sans prendre le pouvoir » (Multitude).

L’Armée de libération nationale zapatiste (EZLN) est apparue au début des années 1990. C’était un mouvement guérilliste basé sur les petits paysans indiens ruinés de l’Etat du Chiapas au sud du Mexique. Lorsque l’ALENA a été introduit en 1994, l’EZLN a dirigé une brève révolte de ces paysans désespérés qui savaient que cet accord de libre-échange, un véritable viol du Mexique, allait les paupériser et les chasser de leurs terres. Mais mise à part la facilité avec laquelle le sous-commandant Marcos s’exprime en jargon postmoderne et dans des communiqués sur Internet, les zapatistes ne sont pas un phénomène nouveau. Ils ne sont qu’une expression actuelle du nationalisme populiste latino-américain traditionnel, un mouvement dirigé par des intellectuels déclassés qui a une certaine base dans la paysannerie.

Les zapatistes n’ont guère changé le monde, même dans les limites du Chiapas. Mis à part le bref épisode de lutte armée de l’EZLN, le Chiapas reste un Etat policier occupé par 70 000 soldats du gouvernement sans compter les tueurs paramilitaires des milices privées des propriétaires terriens. Dans les endroits contrôlés par l’EZLN, l’économie reste largement une agriculture de subsistance sur le modèle de l’ejido communal, mais sans les maigres subventions de l’Etat que les ejidos recevaient pendant un temps. Les zones libérées de la jungle, les « caracoles », ont peut-être des écoles « autogérées » et même un cybercafé du peuple, mais les soins médicaux sont lamentables et on continue souvent à avoir recours à des herbes médicinales relativement inefficaces. Au niveau de l’autorité politique et sociale, c’est un système patriarcal, dans lequel ce sont pour l’essentiel les « anciens », des hommes, qui font la loi. De plus, même cette économie de misère ne tiendra pas à long terme au milieu d’un monde capitaliste où la course au profit va inévitablement conduire à l’éradication d’organisations sociales plus anciennes pour étendre l’accès aux ressources, aux marchés et à la production.

Les mythes éculés de la « démocratie » capitaliste...

Multitude a pour sous-titre « Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire ». Negri au moins est tout à fait au courant de la doctrine marxiste et sait que les gouvernements parlementaires actuels représentent en fait la domination politique de la bourgeoisie. Mais dans son livre, il ne mentionne pas la position marxiste sur cette question clé, que ce soit pour la réfuter ou pour la soutenir, ce qui est d’une malhonnêteté manifeste. Tout au long de Multitude, la « démocratie » est glorifiée à profusion et censée être l’alpha et l’oméga du militantisme sans être jamais définie concrètement en termes d’institutions. Pourtant, vers la fin de Multitude, Hardt et Negri dévoilent le pot aux roses et s’emballent à l’idée d’un « parlement mondial » :

« Imaginons par exemple que le corps électoral mondial constitué d’environ quatre milliards de personnes (en excluant les mineurs de la population planétaire) soit divisé en quatre cents circonscriptions d’environ dix millions de personnes chacune. Les habitants de l’Amérique du Nord éliraient ainsi une vingtaine de représentants, de même que les Européens et les Indonésiens, tandis que les Chinois et les Indiens en éliraient respectivement cent et quatre-vingt. »

Imaginez un peu : Wall Street et le Pentagone partageant leur richesse et leur pouvoir avec l’Inde et l’Indonésie parce qu’il y a eu des élections démocratiques ! Le fantasme de Hardt et Negri qui veulent recréer à l’échelle internationale le Congrès des Etats-Unis ou le Parlement britannique – « la matrice de tous les parlements » – révèle non seulement qu’ils ont une vision démocratique bourgeoise mais aussi combien tout leur schéma d’un anti-empire est totalement irréel, absurde et utopique.

Sur le plan politique, l’électoralisme bourgeois réduit la classe ouvrière à l’état d’individus isolés. La bourgeoisie peut manipuler l’électorat puisqu’elle contrôle les médias, l’éducation et toutes les autres institutions qui forment l’opinion publique. Dans toutes les « démocraties » capitalistes, les membres des hautes sphères de l’Etat, qu’ils soient élus ou non, sont achetés et payés par les banques et les grandes entreprises. Comme l’expliquait Lénine dans sa polémique classique contre le social-démocrate allemand Karl Kautsky :

« Dans l’Etat bourgeois le plus démocratique, les masses opprimées se heurtent constamment à la contradiction criante entre l’égalité nominale proclamée par la “démocratie” des capitalistes, et les milliers de restrictions et de subterfuges réels, qui font des prolétaires des esclaves salariés. [...]

« Dans la démocratie bourgeoise, par mille stratagèmes, – d’autant plus ingénieux et efficaces que la démocratie “pure” est plus développée, – les capitalistes écartent les masses de la participation à la gestion du pays, de la liberté de réunion, de presse, etc. [...]

« Mille barrières s’opposent à la participation des masses travailleuses au parlement bourgeois (lequel, dans une démocratie bourgeoise, ne résout jamais les questions majeures ; celles-ci sont tranchées par la Bourse, par les banques). Et les ouvriers savent et sentent, voient et saisissent à merveille que le parlement bourgeois est pour eux un organisme étranger [...] » [souligné dans l’original].

la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky (1918)

Ce qui s’est passé après l’héroïque lutte de plusieurs décennies contre le régime de l’apartheid en Afrique du Sud, et contre sa ségrégation répugnante et sa terreur policière débridée, en est une bonne illustration. L’ANC (Congrès national africain) avait assuré aux masses en lutte que si la majorité noire était au gouvernement, il y aurait une redistribution radicale des revenus et des richesses de la riche élite blanche au profit des travailleurs non blancs pauvres. Mais ce n’est pas du tout ce qui s’est passé lorsque l’ANC a remplacé au gouvernement les suprémacistes blancs après les élections de 1994. Ce qui s’est passé en réalité c’est qu’une petite élite noire a réussi à accéder à des positions lucratives [le « gravy train »] dans la bourgeoisie dominée par les Blancs, alors que la condition économique des ouvriers noirs, des déshérités des villes et des campagnes a en fait empiré sur bien des plans.

Les gros capitalistes et propriétaires terriens n’accepteront jamais qu’on remette sérieusement leurs profits ou leurs propriétés en question. Il faut leur arracher le pouvoir. La démocratie parlementaire est là pour créer l’illusion du contraire en camouflant partiellement la dictature du capital, surtout dans les pays industriels les plus riches. Et même là, les droits « inaliénables » tant chéris peuvent, mis à part le droit à la propriété, y être foulés au pied si la bourgeoisie se sent menacée. Trotsky l’a bien expliqué dans sa polémique contre Kautsky pour défendre la dictature du prolétariat :

« La bourgeoisie capitaliste se dit : “Tant que je posséderai les terres, les usines, les fabriques, les banques, tant que je dominerai la presse, les écoles, les universités, tant que je tiendrai entre mes mains – et c’est l’essentiel – l’armée, le mécanisme de la démocratie, de quelque façon qu’on le remanie, demeurera soumis à ma volonté.” [...]

« A quoi le prolétariat révolutionnaire répond : “Par conséquent, la première condition de salut est d’arracher à la bourgeoisie ses instruments de domination. Nul espoir n’est permis d’atteindre pacifiquement au pouvoir alors que la bourgeoisie conserve tous les instruments de domination. Triplement insensé, l’espoir d’arriver au pouvoir par la voie que la bourgeoisie indique et qu’elle barricade en même temps, la voie de la démocratie parlementaire.” »

Terrorisme et communisme (1920)

...et de l’impérialisme « progressiste »

Une révolution « sans prendre le pouvoir » n’est pas une révolution, c’est au mieux une réforme superficielle du système existant sous le pouvoir en place. Ce qu’il y a derrière ces mots à la mode comme « horizontalisme » ou « construction d’alliances » censés être des alternatives à la lutte pour un parti léniniste et pour le pouvoir d’Etat prolétarien, c’est une vieille conception éculée et fanée, l’idée qu’on peut mettre fin à la pauvreté, l’oppression et la guerre en rassemblant tous les gens de bonne volonté de toutes les classes contre une petite élite rapace, néolibérale et belliqueuse.

Dans Empire Hardt et Negri affirment que « ce qui était habituellement conflits ou rivalités entre plusieurs puissances impérialistes a été remplacé par l’idée d’un pouvoir unique qui les surdétermine toutes, les structure d’une façon unitaire et les traite sous une notion commune de droit qui est résolument postcoloniale et postimpérialiste ». C’est une façon simpliste d’exprimer ce que pensent beaucoup d’idéologues altermondialistes, à savoir que l’Etat-nation a été supplanté par des sociétés « transnationales » et des institutions supranationales comme le FMI, l’OMC et la Banque mondiale. Nous avons abondamment réfuté ce genre d’idées en 1999 dans une brochure intitulée Imperialism, the « Global Economy » and Labor Reformism [L’impérialisme, la « mondialisation de l’économie » et le réformisme], et nous avons noté qu’elles ressemblaient beaucoup à la théorie de l’ultra-impérialisme que Kautsky avait avancée au moment de la Première Guerre mondiale pour justifier sa position qu’une révolution prolétarienne internationale n’était plus nécessaire. Nous inspirant de la réponse classique que Lénine avait écrite contre Kautsky, l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), nous expliquions que les banques et les sociétés « multinationales » continuent à dépendre de la puissance militaire de leur Etat-nation, pour la protection et l’expansion de leurs investissements à l’étranger :

« Ce qu’on appelle des droits de propriété – que ce soit sous la forme de prêts, d’investissements directs ou d’accords commerciaux – ne sont que des bouts de papier s’il n’y a pas une force armée derrière pour les soutenir [...].

« Et les cadres dirigeants d’Exxon savent pertinemment que sans l’armée, la marine et l’aviation américaines, leurs champs pétrolifères dans le golfe Persique ne leur appartiendraient pas très longtemps. »

Imperialism, the « Global Economy »
and Labor Reformism

Hardt et Negri prétendent que « Dans cet espace lisse de l’Empire, il n’y a pas de lieu de pouvoir : celui-ci est à la fois partout et nulle part » (Empire, souligné dans l’original). Essayez un peu de dire aux habitants de Bagdad aujourd’hui qu’ils vivent dans un monde postcolonial et postimpérial où il n’y a pas de lieu de pouvoir ! George W. Bush, qui a peu de considération pour les subtilités postmodernes d’Empire et qui préfère la bonne vieille politique de coercition d’America über alles, a envahi l’Irak en 2003 pratiquement unilatéralement (si l’on met à part la Grande-Bretagne de Blair). Les manifestations altermondialistes ont alors cédé la place à des manifestations antiguerre beaucoup plus massives, et les réformistes qui les organisaient focalisaient essentiellement l’attention sur la politique du gouvernement Bush ; Hardt et Negri ont alors fait un tournant similaire et sont passés d’Empire à Multitude. Maintenant ils parlent d’un « agencement unilatéral ou “monarchique” de l’ordre global organisé autour des diktats militaires, politiques et économiques des Etats-Unis » et préconisent une « alliance » entre la « multitude » et les « aristocraties » gouvernant l’Europe contre le « monarque » impérial américain (Multitude).

Ce que veulent dire Hardt et Negri lorsqu’ils affirment stupidement qu’il n’y a pas de « lieu de pouvoir », c’est qu’il n’y a pas de lieu où faire la révolution. Le monde réel est constitué d’Etats capitalistes qui ne sont ni neutres, ni bienveillants, ni sans importance et qui ne peuvent pas être contournés ou réformés. On ne peut pas non plus les transformer en Etats qui servent les intérêts des exploités et des opprimés. L’Etat bourgeois est un instrument de violence organisée pour imposer l’exploitation de la classe ouvrière par le capital. Il faut le détruire au cours d’une révolution socialiste profonde et le remplacer par la domination de classe des ouvriers.

La « multitude » contre « l’empire » n’est que la dernière incarnation en date de la conception faillie et usée du « peuple » uni contre « les monopoles » (ou la guerre, ou le fascisme, etc. ad nauseam). Ce que Hardt et Negri proposent c’est un exemple classique de ce que les marxistes appellent la collaboration de classes, la subordination de la gauche et du mouvement ouvrier à une aile « progressiste » de la bourgeoisie au pouvoir pour réformer le système existant. S’appuyer ainsi sur les représentants de l’ennemi de classe – politique longtemps préconisée par les staliniens sous le nom de « front populaire » – n’a apporté que des désastres à la classe ouvrière et aux opprimés.

Dans la pratique l’idéalisme moralisateur antipouvoir prêché par Hardt, Negri et Cie dégénère en politique sordide de soutien au capitalisme du « moindre mal ». Dans les élections américaines de 2004, l’anarchiste de salon Noam Chomsky et la journaliste altermondialiste canadienne Naomi Klein (qui a trouvé que Multitude lui donnait de l’inspiration) ont soutenu le Démocrate John Kerry parce qu’il pouvait faire appliquer de façon plus présentable la surexploitation « démocratique » au niveau mondial, la « guerre contre le terrorisme » et l’Empire américain. Quant à Negri, il soutient les impérialistes européens soi-disant plus bienveillants contre les Etats-Unis. Il semble d’ailleurs que c’est un des rares concepts de son livre qu’il essaye effectivement de mettre en pratique. Au début de 2005 il a fait campagne pour la Constitution de l’Union européenne, qui est dirigée par un consortium de puissances impérialistes déterminées à faire baisser les salaires et les avantages sociaux des ouvriers européens, et à fermer les portes de la forteresse Europe aux immigrants et demandeurs d’asile non blancs.

Et puis il y a le Forum social mondial (FSM), qui organise de grands rassemblements contre le « néolibéralisme », comme ceux qui ont eu lieu au Brésil et ailleurs ces dernières années. Dans une préface à des documents du FSM, Hardt et Negri prétendent que le FSM fournit « la possibilité de reconstituer la Gauche, internationalement et dans chaque pays » et pourrait annoncer « la naissance de la démocratie de la multitude » (Ponniah et Fisher, Un autre monde est possible, 2003). Le FSM a été mis en place après les manifestations de Seattle pour désamorcer les confrontations de rue en fournissant un milieu apparemment non parlementaire aux militants altermondialistes. Il est clair comme de l’eau de roche que le FSM et les forums sociaux régionaux sont des manifestations de collaboration de classes : ils lient les ouvriers et les militants qui se veulent de gauche à des organisations bourgeoises et petites-bourgeoises sur la base d’un programme bourgeois, et cela directement sous les auspices d’institutions, de politiciens et de gouvernements capitalistes. Le FSM de 2005 à Porto Alegre, par exemple, a été financé à hauteur de 2,5 millions de dollars par le gouvernement fédéral du Brésil qui impose l’austérité sauvage du FMI aux ouvriers et aux déshérités, et plus de deux millions de dollars provenaient d’ONG comme la Fondation Ford qui sert depuis longtemps d’intermédiaire pour les fonds de la CIA (cf. pour plus de détails « L’escroquerie des forums sociaux », Workers Hammer no 191, été 2005).

Le premier forum social européen (FSE) à Florence en 2002 a été largement financé par la municipalité et l’exécutif régional. Les disobedienti, partisans italiens de Negri en « tunique blanche », l’ont aussi beaucoup soutenu et animé. Parmi les déclarations qui sont sorties pour préparer cet événement, il y avait un appel éhonté aux gouvernements impérialistes européens pour qu’ils s’opposent à la guerre imminente des Etats-Unis contre l’Irak : « Nous lançons donc un appel en direction de nos chefs d’Etat européens pour qu’ils prennent publiquement position contre la guerre, que celle-ci ait reçu ou non l’aval de l’ONU. Nous leur demandons également d’exiger que George Bush mette fin à ses préparatifs de guerre » (Rouge, 19 septembre 2002). Cette grotesque déclaration de chauvinisme pacifiste – vantant les assassins d’Auschwitz et de la guerre d’Algérie comme s’ils étaient plus bienveillants et progressistes que leurs rivaux américains – ne pouvait que renforcer l’emprise des capitalistes européens sur « leurs » masses ouvrières. Mais c’est évidemment tout à fait dans la ligne des injonctions de Hardt et Negri à s’allier aux « aristocraties » européennes contre le « monarque » américain.

Des groupes soi-disant marxistes comme le Secrétariat unifié (SU), le Socialist Workers Party (SWP) britannique et Workers Power (WP) ont à l’occasion publié de longs articles critiques d’Empire et de Multitude, et ont démonté pas mal des âneries et contradictions de Hardt et Negri, du moins au niveau théorique formel. Mais dans le monde réel ces groupes ont un point de départ commun avec ces charlatans postmarxistes. En gommant les clivages de classe pour « construire le mouvement », ils alimentent aussi le mythe qu’un capitalisme « social » et « progressiste » peut exister. Le SWP, WP et la Ligue communiste révolutionnaire, section phare du SU, sont tous connus pour encourager et organiser les forums sociaux front-populistes. Ils ont tous signé l’appel aux chefs d’Etat impérialistes au moment du FSE de Florence.

Quelles qu’aient été leur analyse et leur position officielle sur l’Union soviétique, ces groupes se sont tous alliés aux forces de la réaction capitaliste contre les acquis de la révolution ouvrière de 1917 et ils sont tous d’accord aujourd’hui que c’est une bonne chose que l’Union soviétique soit morte et enterrée. En ce qui concerne la Chine, ils prétendent qu’elle est déjà capitaliste pour ne pas avoir à défendre cet Etat ouvrier bureaucratiquement déformé contre l’impérialisme et la contre-révolution. Tout comme Hardt et Negri, dans la pratique ces groupes rejettent les leçons fondamentales de la révolution d’Octobre, à savoir qu’il faut rendre le prolétariat conscient de sa tâche révolutionnaire, qu’il faut forger un parti d’avant-garde et renverser l’Etat capitaliste pour ouvrir la voie au socialisme.

Alex Callinicos, du SWP britannique, qui est aussi un éminent porte-parole dans le circuit des forums sociaux, est l’auteur d’une volumineuse brochure intitulée An Anti-Capitalist Manifesto [Un manifeste anticapitaliste] (2003), dans laquelle il réussit à éviter de parler des soviets, de la révolution ouvrière, du parti révolutionnaire et de la signification positive de la Révolution russe. WP, beaucoup plus petit, et sa Ligue pour la 5e Internationale (L5I), ont un discours plus à gauche dans leur brochure intitulée Anti-capitalism : Summit Sieges & Social Forums [Anticapitalisme : siège des sommets et forums sociaux] (2005). Ils s’attaquent au programme réformiste minimal d’Empire tout en expliquant qu’il faut organiser le « mouvement anticapitaliste » représenté par les forums sociaux sur une base plus « démocratique » et « révolutionnaire ». Mais tout ce que cela veut dire au fond c’est qu’il faut revenir à des manifestations du genre de celles de Seattle :

« Depuis cinq ans notre mouvement assiège les sommets des riches et des puissants [...]. Il faut reprendre la rue et montrer nos intentions par l’action de masse directe, pour construire un monde sans classes, ni oppression, ni racisme, ni guerre, ni impérialisme. »

ibid.

L’« action directe » sur la base de la politique front-populiste des forums sociaux, ce n’est que de la collaboration de classes avec un visage combatif. C’est pourtant sur la base d’une telle unité transclasses que la L5I propose non seulement de construire un « mouvement » mais même un parti « révolutionnaire » : « Le mouvement anticapitaliste, le mouvement ouvrier, les mouvements contre l’oppression raciale ou nationale, les jeunes, les femmes, tous doivent se rassembler pour créer une nouvelle internationale – un parti mondial de la révolution socialiste » (ibid.)

Trotsky disait que le front populaire est le plus grand des crimes contre le prolétariat. Suggérer aujourd’hui qu’un parti prolétarien et révolutionnaire puisse se construire en alliance avec d’autres classes est le comble de la parodie. Les pseudo-marxistes d’aujourd’hui, dans la mesure où ils argumentent, contre Hardt, Negri et les anarchistes, qu’il faut enlever le pouvoir aux capitalistes « néolibéraux », ne prennent pas pour modèle les bolchéviks de Lénine mais les sociaux-démocrates procapitalistes et même des forces carrément bourgeoises. Le SU a par exemple soutenu Chirac « contre le fascisme » en France en 2002 et il a un « camarade » qui est ministre dans le gouvernement capitaliste brésilien.

Hugo Chávez, président populiste du Venezuela, est l’un des héros favoris de ces organisations. Au FSM de 2005, son discours soutenant vaguement le « socialisme » a été acclamé par des milliers de personnes. Avec les profits engrangés grâce aux prix élevés du pétrole, Chávez a pu se permettre d’instituer quelques réformes sociales et se fait passer pour un « anti-impérialiste » dans l’arrière-cour des Etats-Unis. Mais Chávez est un nationaliste bourgeois qui gère le capitalisme au Venezuela. Certes, les néoconservateurs de Bush ont soutenu un coup d’Etat militaire contre lui en 2002, mais les représentants de l’impérialisme qui sont plus rationnels reconnaissent qu’ils peuvent lui faire confiance pour protéger leurs investissements tout en cooptant les masses mécontentes grâce à sa démagogie populiste. Et pourtant, dans une longue polémique contre Empire dans la revue théorique du SU britannique, on peut lire que le régime de Chávez est un exemple de comment « gagner la bataille pour le pouvoir », et que soi-disant « Chávez et ses partisans ont organisé politiquement les masses et les ont aidées à renforcer leur auto-activité » (Socialist Outlook, hiver 2003).

La L5I est encore moins subtile. Dans sa brochure Anti-Capitalism, la L5I, en admiration devant Chávez, a intitulé un des chapitres : « Hugo Chávez, un nouveau leader du mouvement anticapitaliste ? » Elle reproche, certes, à Chávez de « ne pas vouloir » détruire certains éléments de l’Etat vénézuélien qui « frustrent le progrès », mais elle le compare favorablement aux zapatistes : « Chávez au moins montre que ce n’est pas avec des supplications, qui n’ont apporté pratiquement aucun résultat aux paysans mexicains, qu’on obtient de vraies réformes mais que c’est plutôt en cherchant à saisir le pouvoir. » Vraiment, quel « choix » pour les ouvriers et les jeunes militants de gauche ! Soit la voie totalement inefficace de « changer le monde » sans prendre le pouvoir, soit montrer qu’il faut « saisir le pouvoir » en donnant en exemple des politiciens bourgeois qui gèrent l’Etat capitaliste ! C’est l’exemple même du réformisme social-démocrate – la conception qu’il n’est pas nécessaire d’écraser l’Etat bourgeois sur l’enclume de la révolution prolétarienne mais qu’on peut le réformer et en faire un instrument de transformation sociale. A l’opposé des pseudo-marxistes qui font écho à Hardt, Negri et Cie et qui poussent à la collaboration de classes mondiale, la Ligue communiste internationale se bat pour forger un parti révolutionnaire international enraciné dans l’opposition de classe à la domination bourgeoise dans tous les pays.

Pour un avenir communiste

Hardt et Negri utilisent presque autant le mot « liberté » que George Bush. La liberté n’est pas un absolu transcendantal vers lequel les êtres humains gravitent naturellement ; cela a toujours été la liberté par rapport à une contrainte particulière, ou la liberté d’accomplir un acte particulier. L’activité humaine est limitée par les nécessités matérielles et les lois de la nature. Grâce à la recherche scientifique, l’innovation technique et la transformation sociale, les êtres humains comprennent et contrôlent de mieux en mieux les conditions de leur existence. Mais qu’est-ce que la « liberté » dans l’abstrait ? Comme l’ont écrit Marx et Engels : « Par liberté, dans les conditions actuelles de la production bourgeoise, on entend la liberté de commerce, la liberté d’acheter et de vendre. Mais si le trafic disparaît, le libre trafic disparaît aussi » (Manifeste du parti communiste).

Pour le commun des mortels, liberté cela veut dire démocratie libérale. Un des chapitres de Multitude est intitulé, à juste titre, « Retour au XVIIIe siècle ! » Hardt et Negri rendent particulièrement hommage à la sagesse politique de James Madison, l’auteur principal de la Constitution américaine :

« La destruction de la souveraineté doit s’accompagner de la constitution de nouvelles structures institutionnelles démocratiques, fondées sur les conditions présentes. Les écrits de James Madison dans le Fédéraliste fournissent une méthode adaptée à un tel projet constitutionnel et fondée sur un pessimisme de la volonté – sur la création d’équilibres entre les pouvoirs, de droits et de garanties. »

Multitude

James Madison, tout comme d’ailleurs Thomas Jefferson, son mentor politique, était propriétaire d’une plantation en Virginie dans laquelle travaillaient des esclaves noirs (détail biographique que Hardt et Negri ont de toute évidence trouvé trop insignifiant pour le mentionner). Et pour Jefferson et Madison il fallait avoir des titres de propriété pour pouvoir voter, même si on était citoyen blanc libre et de sexe masculin de la nouvelle république américaine (autre détail non mentionné par Hardt et Negri). Même les expressions les plus radicales et les plus égalitaires de la pensée bourgeoise du XVIIIe siècle (Rousseau) envisageaient une société basée sur des petits propriétaires économiquement indépendants – agriculteurs, artisans, boutiquiers.

Le libéralisme classique était l’expression idéologique de la bourgeoisie montante dans sa lutte contre les entraves de l’ordre féodal touchant à sa fin. Trotsky décrivait ainsi cette vision doctrinaire qui prétendait être la « loi naturelle » : « La personnalité est une fin en soi ; les hommes ont tous le droit d’exprimer leur pensée par la parole et l’écrit ; tout homme a un droit de suffrage égal à celui des autres. Emblèmes de combat contre le féodalisme, les revendications de la démocratie marquaient un progrès » (Terrorisme et communisme). Mais lorsque le capitalisme industriel s’est développé, et avec lui le prolétariat, l’individualisme libéral et son corollaire politique, la démocratie « pure », sont devenus une arme idéologique importante pour étouffer les antagonismes de classe dans la société. La doctrine selon laquelle tous les hommes sont égaux devant la loi et ont le même droit de déterminer le destin de la nation camoufle la réalité de la dictature du capital sur les classes exploitées et sans propriété qui aujourd’hui produisent les richesses de la société.

Lorsque Hardt et Negri réclament le retour à la pensée politique du XVIIIe siècle, autrement dit au libéralisme individuel et à la démocratie « pure », cela revient dans la pratique à capituler devant la férocité du capitalisme impérialiste qui est le descendant naturel de la république bourgeoise du XVIIIe siècle. Ce n’est que la conséquence logique du fait qu’ils refusent de reconnaître le potentiel révolutionnaire de la seule classe progressiste dans le monde d’aujourd’hui : le prolétariat international.

Le prolétariat est la seule classe qui a à la fois l’intérêt et le pouvoir, du fait de sa position dans la société, de réorganiser la société et d’éliminer la pénurie et les déformations de la personnalité humaine causées par le besoin matériel ainsi que par la compétition acharnée qui en résulte. Pour les opprimés du monde, la liberté n’est pas simplement une déclaration subjective. Il leur faut briser les chaînes matérielles de la pauvreté, de l’exploitation et de l’oppression. Ce n’est pas seulement en prenant de plus en plus le contrôle de l’aspect du processus de production qui les concerne, que le prolétariat et les autres travailleurs accompliront une révolution. Il faut que le prolétariat réalise que l’anarchie destructrice du mode de production capitaliste, si elle n’est pas renversée, plongera toute l’humanité dans la barbarie ou l’annihilation nucléaire et il faut qu’il réalise que le contrôle social de la production signifie démanteler l’appareil d’Etat capitaliste, les flics, les tribunaux, l’armée et les prisons, et bâtir un Etat ouvrier à sa place. Bref, il faut une révolution prolétarienne.

C’est seulement à ce moment-là qu’on pourra construire une économie planifiée et socialisée à l’échelle mondiale, ce qui est la condition sine qua non pour libérer l’humanité de la misère et de l’inégalité. Dans l’Anti-Dühring Engels réaffirmait ainsi avec éloquence l’essentiel du matérialisme marxiste :

« Le cercle des conditions de vie entourant l’homme, qui jusqu’ici dominait l’homme, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maîtres de leur propre vie en société. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu’ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause, et par là dominées. La vie en société propre aux hommes qui, jusqu’ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l’histoire, devient maintenant leur acte propre et libre. Les puissances étrangères, objectives qui, jusqu’ici, dominaient l’histoire, passent sous le contrôle des hommes eux-mêmes. Ce n’est qu’à partir de ce moment que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n’est qu’à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront aussi d’une façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante, les effets voulus par eux. C’est le bond de l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté. [...]

« Accomplir cet acte libérateur du monde, voilà la mission historique du prolétariat moderne. En approfondir les conditions historiques et par là, la nature même, et ainsi donner à la classe qui a mission d’agir, classe aujourd’hui opprimée, la conscience des conditions et de la nature de sa propre action, voilà la tâche du socialisme scientifique, expression théorique du mouvement prolétarien. »

Anti-Dühring

Spartacist édition française nº 37

SpF nº 37

été 2006

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Les archives russes réfutent
une fois de plus les mensonges anarchistes

Cronstadt, 1921:
bolchévisme ou contre-révolution

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Empire, Multitude
et la « mort du communisme »

La démence sénile du postmarxisme

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La Révolution russe
et l’émancipation des femmes

Femmes et révolution

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Correspondance avec Revolutionary History

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Pour un parti léniniste en Grèce !
Pour une fédération socialiste des Balkans !

Fondation du Groupe trotskyste de Grèce

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Elizabeth King Robertson, 1951–2005