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Le Bolchévik nº 225

Septembre 2018

La libération des dalits: Un élément clé de la révolution ouvrière indienne

Critique du livre de Sujatha Gidla:

Des fourmis parmi les éléphants

Pour un parti léniniste qui combatte l’oppression de caste!

Dans l’Inde moderne, avec ses pôles rutilants de la high-tech et de l’industrie, l’illusion que l’intouchabilité appartiendrait au passé est très répandue. Rien n’est plus loin de la vérité. L’intouchabilité est au cœur du système des castes qui se perpétue et qui est profondément enraciné dans toutes les sphères de la société capitaliste indienne. Le livre Ants Among Elephants : An Untouchable Family and the Making of Modern India (Des fourmis parmi les éléphants : une famille intouchable et la formation de l’Inde moderne – non traduit), de Sujatha Gidla, publié en 2017, brise un grand nombre des mythes qui servent à rendre l’intouchabilité invisible, et il brosse un portrait au scalpel de l’oppression de caste et des combats sans fin de la famille de l’auteure contre cette oppression. Ce livre passionnant a été salué par la critique.

L’intouchabilité n’est pas juste une situation de pauvreté qu’on pourrait surmonter par l’éducation et la mobilité sociale. Sujatha Gidla écrit ainsi : « Je suis née dans une famille de la petite classe moyenne. Mes parents étaient universitaires. Je suis née intouchable. » Elle utilise le terme « intouchable » plutôt que celui de « dalit », car il exprime ce que signifie réellement le fait d’appartenir à cette population. L’intouchabilité a été formellement abolie dans la Constitution quand l’Inde a obtenu son indépendance de la Grande-Bretagne en 1947, et depuis cette époque il y a eu beaucoup de changements dans ce pays. Mais pas grand-chose n’a changé pour la vaste majorité des 220 millions de dalits, qui attendent toujours d’être libérés du joug de l’oppression de caste.

Des fourmis parmi les éléphants est à la fois l’histoire d’une famille et une histoire politique de l’oncle de l’auteure, K.G. Satyamurthy (1931-2012), qui devint un dirigeant très connu d’un groupe de guérilla maoïste. De ce fait, le livre éclaire d’un jour sévère le passé peu reluisant des partis staliniens indiens sur la question de l’intouchabilité. Le Parti communiste d’Inde (PCI) et son rejeton le Parti communiste d’Inde (marxiste) (PCI[M]) rejettent le combat pour l’indépendance du prolétariat, et par conséquent la lutte pour la révolution socialiste. Ils subordonnent au contraire les intérêts des masses opprimées et exploitées à une alliance avec la bourgeoisie nationale. Depuis sa naissance, le PCI sert d’appendice au Parti du Congrès, lequel a toujours été imbibé de nationalisme hindou brahmanique (la caste supérieure). Tant le PCI que le PCI(M) refusent ouvertement de combattre l’oppression de caste, en présentant faussement ce combat comme incompatible avec la lutte de classe. C’est tout le contraire du léninisme. Nous nous réclamons de la tradition du dirigeant bolchévique Lénine, qui insistait que le parti ouvrier révolutionnaire doit être le champion de la cause de tous les opprimés dans la société, et se faire le « tribun du peuple ».

L’intouchabilité est une forme d’oppression spécifique qui n’est pas simplement réductible à l’exploitation de classe, même si elle la recoupe. Un exemple classique d’oppression spécifique est l’asservissement des femmes, qui est un pilier de la domination capitaliste ; une femme de la classe ouvrière, par exemple, subit le double fardeau de son oppression comme femme et comme ouvrière. L’Inde est marquée par d’innombrables formes d’oppression, dont celles basées sur la religion, la langue, l’ethnie et la nationalité. Dans la région en grande partie musulmane du Cachemire, divisée entre l’Inde et le Pakistan, l’armée indienne a tué en avril douze personnes en une seule journée.

Pour les marxistes, prendre position sur l’oppression des dalits est d’une importance stratégique. Sans programme pour la libération des dalits, il n’y aura pas de révolution socialiste en Inde. Les dalits sont une composante centrale de la classe ouvrière. Il n’existe jusqu’à aujourd’hui aucune histoire ni aucune tradition léniniste appliquée à l’oppression de caste. Dans le cadre de la lutte pour forger un parti authentiquement léniniste en Inde, nous, marxistes de la Ligue communiste internationale (quatrième-internationaliste), sommes déterminés à nous battre pour en finir avec le système des castes et pour la libération des dalits.

Les humiliations de l’oppression de caste

Le système séculaire des castes est historiquement enraciné dans l’économie villageoise rurale de l’Inde. Les riches castes supérieures dominent les castes inférieures et les innombrables sous-castes, dont chacune courbe la tête devant les castes plus élevées et traite avec mépris celles d’en dessous. Mais aucune de ces divisions de caste n’est aussi fondamentale et aussi envenimée que le gouffre qui sépare ceux qui appartiennent à une caste et les hors-caste. Une place spéciale est réservée en enfer aux « intouchables », qui subissent une ségrégation forcée, socialement et souvent physiquement aussi, au-dessous de toutes les castes. Comme l’écrit Gidla :

« Les intouchables, dont le rôle spécial – le devoir héréditaire – est de travailler les champs des autres ou d’effectuer d’autres travaux que la société hindoue considère comme dégoûtants, ne sont pas autorisés à vivre où que ce soit dans le village. Ils doivent vivre hors des limites du village proprement dit. Ils ne sont pas autorisés à entrer dans les temples. Pas autorisés à s’approcher des sources d’eau potable utilisées par les autres castes. Pas autorisés à manger assis à côté d’un hindou de caste ou à utiliser les mêmes ustensiles. Il y a des milliers d’autres restrictions et humiliations de ce genre, qui varient d’un endroit à l’autre. On peut tous les jours lire dans les journaux indiens des articles sur un intouchable qui a été battu ou tué pour avoir porté des sandales ou roulé à bicyclette. »

Dans l’Etat du Gujarat, l’année dernière, un dalit a été tabassé par des gros bras membres de castes supérieures pour le crime de « porter la moustache ». Fin mars, un jeune dalit a été battu à mort pour avoir possédé et monté un cheval.

Les arrière-grands-parents de Gidla, qui appartenaient à une tribu forestière, étaient nés à la fin des années 1880. Ils n’étaient pas hindous mais adoraient leurs propres divinités. La famille fut chassée de chez elle par les colons britanniques qui défrichaient les forêts pour produire du tek. Ses ancêtres se sont alors installés sur un lopin de terre inoccupé qu’ils ont entrepris de cultiver, mais ils furent forcés de payer une redevance au zamindar (propriétaire terrien) honni qui percevait les impôts pour le compte des Britanniques. La famille fut forcée de s’endetter et obligée d’abandonner sa terre au zamindar, et ils devinrent des travailleurs sans terre. L’esclavage des populations tribales (les adivasi) se perpétue jusqu’aujourd’hui.

La famille de Gidla s’était convertie au christianisme, et Sujatha, l’auteure, a grandi dans un bidonville dalit qui faisait alors partie de l’Etat d’Andhra Pradesh, où chrétien était synonyme d’« intouchable ». Elle ne connaissait « aucun chrétien qui n’adoptait pas un comportement servile en présence d’un hindou », ni « aucun hindou qui ne prêtait pas la moindre attention à un chrétien en face de lui et qui ne faisait pas comme si celui-ci n’existait pas ». Ce n’est qu’à l’âge de 15 ans que Gidla a découvert, ce qui a été un choc pour elle, qu’il existait des brahmanes chrétiens – la caste des Nambudiripad, principalement présente dans l’Etat du Kerala.

Le système des castes dans le sous-continent indien est tellement enraciné qu’il est pratiqué par presque tous les groupes religieux de la région, y compris les musulmans, les chrétiens, les sikhs et les bouddhistes. Les musulmans indiens sont considérés, dans leur grande majorité, comme « intouchables », et sont la cible de violences intercommunautaires. En mars dernier, des manifestations de colère ont éclaté après la torture, le viol et le meurtre d’Asifa, une fillette de huit ans appartenant à une famille musulmane nomade – un acte dépravé de terreur calculée perpétré par des chauvins hindous au Cachemire. Au Bangladesh, les populations hors-caste incluent les Rohingyas, dont beaucoup ont été massacrés au Myanmar (ex-Birmanie). Les communautés chrétiennes pauvres du Pakistan, qui sont confrontées à la terreur des chauvins musulmans, notamment pour « blasphème », sont aussi majoritairement considérées comme des hors-caste. L’oppression basée sur la caste est omniprésente au Népal ainsi qu’au Sri Lanka, où elle est pratiquée tant par les Tamouls que par les Cingalais. Gidla, qui vit à New York où elle est chef de rame dans le métro, note que les préjugés de caste sont très vivaces parmi les Indiens qui vivent aux Etats-Unis.

Les grands-parents de Gidla furent autorisés à fréquenter une école dirigée par des missionnaires chrétiens. L’éducation leur permit, ainsi qu’à leurs enfants, d’échapper à l’indicible pauvreté qui est le lot de la grande majorité des dalits. Mais la famille ne pouvait échapper au stigmate de l’intouchabilité. L’histoire de la mère de l’auteure, Manjula, qui est un personnage central du livre, donne une idée de l’oppression que subissent les femmes dalits : une terrible discrimination basée sur la caste et le sexe. Manjula et les autres femmes de la famille devaient nettoyer la maison, faire la cuisine et des tâches domestiques pour toute la famille élargie. C’est le frère aîné de Manjula qui lui a choisi son mari ; celui-ci la battait pour complaire à sa propre mère. En dépit de tous ces obstacles, Manjula parvint à décrocher un diplôme de troisième cycle universitaire.

La famille de Gidla vivait en ville et elle échappa ainsi aux violences les plus haineuses inhérentes au système des castes dans les villages. Les femmes sont particulièrement les victimes de crimes sadiques commis par les hommes des castes supérieures, qui utilisent le viol comme moyen d’humilier les femmes et leur caste. Les relations inter-castes sont aussi extrêmement dangereuses. En février dernier, une femme âgée de vingt ans a agonisé pendant plusieurs heures avant de succomber, terrassée par le poison que son père l’avait forcée à avaler avec l’aide de sa mère. Le père avait déclaré à la police qu’il s’agissait d’un « juste châtiment pour avoir aimé un homme en dehors de la communauté », c’est-à-dire un dalit.

Dans les villes, il est moins facile de savoir à quelle caste une personne appartient. Mais, par tradition, tout le monde a le droit de savoir, et si vous mentez, d’innombrables indices peuvent révéler quelle est votre caste. A l’université, les étudiants dalits pénètrent dans des bastions du brahmanisme. En 2016, Rohith Vemula, un étudiant dalit de l’Université centrale de l’Etat d’Hyderabad, a été persécuté jusqu’à la mort dans le cadre d’une chasse aux sorcières orchestrée par le gouvernement du Premier ministre Narendra Modi du Bharatiya Janata Party (BJP), un parti chauvin hindou. Dans la lettre laissée par Vemula pour expliquer son suicide, il écrivait : « Ma naissance est mon accident fatal. » En février dernier, dans l’Etat de l’Uttar Pradesh, Dileep Saroj, un étudiant dalit à l’université, a été tabassé à mort pour avoir accidentellement touché un hindou de caste. Comme l’écrit Gidla : « Ta vie est ta caste, ta caste est ta vie. »

En moyenne, un crime est perpétré contre un dalit toutes les 15 minutes, et le nombre d’agressions visant des dalits a augmenté depuis l’arrivée au pouvoir du BJP en 2014. Le 2 avril dernier, des dalits ont organisé une immense bandh (grève de protestation) dans toute l’Inde contre une décision judiciaire qui limite la portée de la « Loi de prévention des atrocités » censée faciliter la répression des crimes perpétrés contre des dalits. Les manifestants ont été confrontés à une répression policière massive, avec au moins 12 personnes tuées, des dizaines de blessés et plusieurs milliers d’arrestations. Si la loi ne fait pratiquement rien pour protéger les dalits des meurtres et mutilations, qui sont perpétrés en toute impunité, la décision du tribunal donne le feu vert aux bandes de nervis chauvins qui pourront commettre des agressions encore plus violentes. Des politiciens et des porte-parole des castes supérieures réclament en fait depuis longtemps l’abrogation de cette loi.

Le stalinisme : une tradition pourrie sur la question des castes

L’oncle de Sujatha Gidla, K. G. Satyamurthy, un personnage central des Fourmis parmi les éléphants, était encore étudiant en fac quand il fut attiré par la campagne « Quittez l’Inde » contre le pouvoir britannique organisée par le Parti du Congrès. Rapidement déçu par le Congrès, il décida d’adhérer au Parti communiste de l’Inde (PCI). Ce faisant, il acceptait l’idée qu’« on doit raisonner seulement en termes de classe et non pas de caste. Quand la lutte de classe sera gagnée, alors la discrimination basée sur les castes disparaîtra. » Avec cette ligne pourrie, les partis staliniens indiens ont sali la bannière du communisme sur la question des castes, comme ils l’ont fait sur toutes les autres questions de la révolution. Le profond chauvinisme de caste qui imprègne toute la société constitue un obstacle énorme pour qui veut forger l’unité dont la classe ouvrière a besoin dans ses luttes contre le capital. La lutte pour la libération socialiste en Inde exige la construction d’un parti léniniste d’avant-garde pour diriger le prolétariat dans le combat contre l’oppression des masses dalits.

Satyamurthy a adhéré au PCI parce que, fait inhabituel pour les staliniens, ce parti s’était associé à une révolte des opprimés dans l’Etat du Telangana (qui faisait alors partie de l’Andhra Pradesh). La lutte du Telangana (1946-1951) était une insurrection contre le monstrueux pouvoir du nizam [souverain] d’Hyderabad. Le pouvoir du nizam avait été renforcé par les Britanniques – un cas d’école qui montre comment le pouvoir colonial a renforcé le système des castes. Comme l’écrit Gidla : « Il y avait des systèmes de servitude dans toutes les parties de l’Inde, mais aucun n’était aussi implacable que le système vetti du Telangana, le cœur du royaume nizam du Deccan. » Dans le système vetti, « toutes les familles intouchables du village devaient donner leur premier fils dès qu’il savait parler et marcher ». L’enfant devenait un esclave dans la maison du dora, l’agent local du nizam. De même, toutes les femmes du village étaient la propriété du dora. Gidla note que si le dora « appelait pendant qu’elles étaient en train de manger, elles devaient laisser la nourriture dans leur assiette et venir dans son lit ».

Le PCI d’Andhra Pradesh participa à la lutte armée au Telangana et mit sur pied une guérilla qui prit rapidement le contrôle d’une grande partie des campagnes. En 1948, le Parti du Congrès au pouvoir, dirigé alors par Jawaharlal Nehru, envoya l’armée au Telangana. Le nizam avait initialement refusé d’intégrer son royaume dans l’Etat indien nouvellement indépendant, mais il abandonna rapidement sa « principauté » à l’armée indienne, qui s’attela alors à sa mission principale : écraser la rébellion dirigée par les communistes. Au cours des trois années suivantes, l’armée massacra une quantité innombrable de musulmans, de paysans et de membres des populations tribales. Suite à ce massacre, le PCI retourna à son rôle historique d’appendice du Parti du Congrès, qui avait pourtant ordonné que les communistes soient pendus aux arbres. Gidla note amèrement que la direction du PCI « se soumit à Nehru sans même réclamer l’amnistie des dix mille membres du parti qui pourrissaient dans des camps de détention ».

Satyamurthy fut effondré quand le PCI abandonna la lutte armée, et plus choqué encore de découvrir que ce tournant avait été approuvé par Staline. En 1964, le PCI scissionna entre une aile prosoviétique et une aile prochinoise. Satyamurthy choisit la fraction prochinoise qui allait devenir ensuite le PCI(M), en espérant que la « voie chinoise » signifierait suivre l’exemple de Mao qui avait mené une armée de paysans à la victoire. Mais le PCI(M), à sa première conférence, vota de suivre la voie parlementaire.

Lorsque le PCI(M) entra dans un gouvernement capitaliste au Bengale occidental en 1967, une couche de cadres du parti scissionnèrent et fondèrent un mouvement armé dans la localité de Naxalbari – d’où leur surnom de « naxalites ». Cette scission entraîna avec elle une grande partie des militants du PCI(M) d’Andhra Pradesh, dont Satyamurthy et beaucoup d’anciens guérilleros du Telangana. Le PCI et le PCI(M) s’opposèrent tous deux de façon sanglante aux naxalites. Dans les années 1970, le PCI soutint la répression impitoyable menée par Indira Gandhi, la dirigeante du Parti du Congrès. En août 1971, des cadres du PCI(M) s’associèrent aux milices du Congrès pour massacrer à Calcutta les sympathisants naxalites présumés.

S’agissant des crimes contre les dalits, le PCI(M) n’a pas agi différemment de la classe dirigeante indienne pendant les dizaines d’années où il était au pouvoir au Bengale occidental. En 1979, le gouvernement qu’il dirigeait massacra des centaines de réfugiés dalits hindous originaires du Bangladesh qui s’étaient installés sur l’île de Marichjhapi. En 2007, des miliciens du PCI(M), agissant de concert avec des flics, massacrèrent peut-être 100 manifestants qui protestaient à Nandigram, au Bengale occidental, contre des confiscations de terres pour le compte d’entreprises capitalistes.

En 1980, Satyamurthy fut un des membres fondateurs du Groupe de la guerre populaire (GGP) en Andhra Pradesh, aux côtés de Kondapalli Seetharamayya, un hindou de caste, ancien du PCI et du soulèvement du Telangana. Le GGP, un des groupes naxalites les plus connus, jouissait – et les naxalites en général – d’une popularité significative parmi les dalits, à qui les guérillas armées offraient une protection dont ils avaient grand besoin contre la violence de l’Etat et des propriétaires terriens appartenant aux castes supérieures. Cependant, le programme maoïste n’offre aucune issue. Le seul programme politique des maoïstes est de chercher des alliés bourgeois « progressistes », en sacrifiant invariablement les intérêts des paysans pauvres à l’unité avec des « forces plus larges ». Selon les naxalites, les dalits doivent s’unir aux castes « intermédiaires » pour lutter contre les gros propriétaires terriens « féodaux ». En réalité, les castes « intermédiaires » sont souvent violemment hostiles à l’idée que des dalits et les populations tribales puissent posséder des terres.

Alors que la base des naxalites était surtout constituée de dalits (et, aujourd’hui, principalement d’adivasi), ils ont toujours refusé de traiter politiquement la question de l’intouchabilité. Cette question a explosé en 1984 au sein du GGP lorsque de jeunes dalits membres du parti se plaignirent auprès de Satyamurthy de pratiques chauvines basées sur la caste dans le fonctionnement du parti : les camarades de la caste des barbiers avaient reçu pour tâche de raser les autres camarades ; ceux de la caste des laveurs devaient laver les vêtements, on demandait aux militants dalits de balayer par terre et de nettoyer les toilettes.

Satyamurthy, qui avait personnellement subi le chauvinisme de caste de ses camarades, organisa une réunion du comité central pour en discuter. La réponse de la direction du parti fut de le faire « exclure sur le champ pour “conspiration pour diviser le parti” », comme le rapporte Gidla. En refusant de même discuter des préjugés de caste en son sein, le GGP maoïste était fidèle à ses racines politiques dans le PCI.

Les déformations du léninisme par M. N. Roy

Des fourmis parmi les éléphants montre très bien la faillite politique des soi-disant marxistes indiens sur la question de l’oppression de caste. La tâche des communistes authentiques est d’élaborer une perspective bolchévique pour l’Inde. Les marxistes doivent s’adresser à l’oppression quotidienne des dalits et des adivasi jusqu’à la victoire de la révolution socialiste et au-delà. La LCI s’inspire des leçons des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste (IC). Nous cherchons à forger en Inde un parti armé du programme de la révolution permanente, le programme qui a jeté les bases de la victoire de la Révolution d’octobre 1917 dirigée par les bolchéviks. Sous la direction de Lénine et Trotsky, les bolchéviks ont instauré la dictature du prolétariat avec le soutien de la paysannerie pauvre et des minorités ethniques opprimées. Le gouvernement soviétique a publié des décrets d’une grande portée qui accordaient le droit d’autodétermination aux nations opprimées, la pleine égalité aux femmes et la terre aux paysans sans terre.

En 1920, Lénine a écrit une série de thèses sur la question agraire qui auraient pu être écrites pour l’Inde d’aujourd’hui. Contrairement à la stratégie maoïste de guerre paysanne séparée des luttes de la classe ouvrière, les thèses stipulent que « les masses laborieuses des campagnes ne pourront être libérées qu’à condition de prendre fait et cause pour le prolétariat communiste », et que « le prolétariat industriel ne pourra s’acquitter de sa mission historique mondiale, qui est l’émancipation de l’humanité du joug du capitalisme et des guerres, s’il se renferme dans les limites de ses intérêts particuliers et corporatifs et se borne placidement aux démarches et aux efforts tendant à l’amélioration de sa situation ».

M. N. Roy, le fondateur du parti communiste en Inde, a introduit une déformation du léninisme dans le sous-continent et il a engagé le mouvement naissant sur la voie d’une capitulation devant le nationalisme bourgeois. En 1922 déjà, Roy rédigea un manifeste pour le Parti du Congrès, un parti nationaliste bourgeois, qui appelait cette organisation à se mettre à la tête des masses ouvrières et paysannes. Sous sa direction, le PCI entreprit dès sa fondation en décembre 1925 de construire un parti ouvrier et paysan au Bengale. Au lieu de se battre pour construire un parti prolétarien capable de diriger les masses paysannes, Roy cherchait à construire un parti de deux classes (c’est-à-dire un parti bourgeois) dans lequel les intérêts de la classe ouvrière seraient nécessairement subordonnés à ceux de la paysannerie petite-bourgeoise.

Le programme politique de Roy était opposé à la perspective dessinée lors du Deuxième Congrès de l’IC en 1920, auquel Roy lui-même avait participé. Lénine était catégorique : « L’Internationale Communiste doit conclure une alliance temporaire avec les démocrates bourgeois des colonies et des pays arriérés, mais pas fusionner avec eux, et maintenir fermement l’indépendance du mouvement prolétarien, même sous sa forme la plus embryonnaire » (« Première ébauche des thèses sur les questions nationale et coloniale », 1920).

Lorsque l’IC se retrouva sous la direction de la bureaucratie nationaliste stalinienne, Roy joua le rôle de représentant de Staline en Chine en 1927. Sur injonction de Staline, le Parti communiste chinois demeura au sein du Guomindang, un parti nationaliste bourgeois, alors même que son chef, Chiang Kai-shek, organisait un coup de force militaire en avril 1927, désarmait et massacrait des dizaines de milliers d’ouvriers procommunistes à Shanghai (voir « M. N. Roy, menchévik nationaliste », Spartacist édition française, n° 40, automne 2011). Ce massacre était le fruit amer du programme stalinien de subordination du prolétariat aux nationalistes bourgeois. Deux décennies plus tard, les staliniens indiens récoltaient leur récompense pour leur soutien aux nationalistes indiens avec la sanglante répression du soulèvement paysan organisé par les communistes dans le Telangana ; la répression était menée par Nehru et son ministre de l’Intérieur, Vallabhbhai Patel, surnommé « l’homme de fer de l’Inde ».

La capitulation du PCI devant le chauvinisme brahmanique les rendait incapables de lutter contre l’oppression des dalits. Cela fut démontré à la fin des années 1920 lorsque le Docteur B.R. Ambedkar, le dirigeant dalit historique, organisa des protestations de masse contre l’intouchabilité dans l’Etat de Maharashtra. A cette époque, les communistes avaient une influence significative dans le prolétariat combatif des usines textiles de Bombay ; dans ces usines il était interdit aux ouvriers dalits de travailler dans les ateliers de tissage où les salaires étaient meilleurs, et ils devaient boire l’eau de cruches séparées. Un parti léniniste se serait battu bec et ongles pour convaincre tous les ouvriers d’exiger la fin de l’intouchabilité sur le lieu de travail et un salaire égal pour tous.

Mais les chefs du PCI ne menèrent pas ce combat et ne mobilisèrent même pas pour participer aux protestations contre l’intouchabilité. Exaspéré, Ambedkar expliquait avec mépris que les chefs du PCI étaient « pour la plupart une bande de garçons brahmanes ». Il ajoutait que « les Russes ont commis une grave erreur en leur confiant le mouvement communiste en Inde. Soit les Russes ne voulaient pas du communisme en Inde – ils voulaient seulement des béni-oui-oui –, soit ils ne comprenaient pas » (cité par Selig S. Harrison dans India : The Most Dangerous Decades, 1960).

Alors que prenait de l’ampleur le mouvement pour l’indépendance de l’Inde alors sous domination britannique, le PCI écarta d’un revers de main la lutte contre l’oppression de caste, qu’il présentait comme une diversion de la lutte « anti-impérialiste ». De plus, dans la misérable tradition de Roy, le PCI avait abandonné la direction de la lutte anticoloniale aux nationalistes bourgeois dirigés par Mohandas (le « mahatma ») Gandhi. Sourd à la lutte contre l’intouchabilité, le PCI a conduit beaucoup de dalits dans la voie sans issue d’Ambedkar, qui cherchait à réformer le capitalisme.

En 1931 les Britanniques, passés maîtres dans l’art de « diviser pour régner », offrirent à Ambedkar un électorat séparé pour les « classes défavorisées », comme ils en avaient offert un aux musulmans. Cela aurait permis aux dalits, qui sont géographiquement dispersés, de former un seul bloc électoral. Avec sagacité, Gandhi comprit que les partisans d’Ambedkar pouvaient s’unir aux musulmans pour faire contrepoids au Congrès, et il déclara un « jeûne jusqu’à la mort » contre cette proposition britannique. Contre Ambedkar, Gandhi se proclama le dirigeant de ceux qu’il appelait avec paternalisme les « harijans » (enfants de Dieu). Même s’il faisait campagne contre certains aspects de l’intouchabilité – exigeant par exemple qu’ils puissent entrer dans les temples – Gandhi soutenait ardemment le système brahmanique des castes.

Pour sa part, Ambedkar renforçait les illusions que les Britanniques pouvaient servir de rempart contre les nationalistes indiens des castes supérieures. Quand la Deuxième Guerre mondiale éclata, il soutint les impérialistes et entra dans le Conseil exécutif du vice-roi des Indes. Il ne fut pas le seul dans ce cas. Gandhi soutint également les Britanniques au début de la guerre, sans toutefois parvenir à gagner la direction du Congrès à sa position. C’est seulement en 1942 que le Congrès lança le mouvement « Quittez l’Inde ». Quant au PCI, les staliniens indiens soutinrent également les impérialistes « démocratiques » après l’invasion de l’Union soviétique par Hitler en 1941, trahissant ainsi les intérêts des masses coloniales.

Après l’indépendance, le Parti du Congrès, maintenant au pouvoir, accepta de réserver des sièges au parlement aux populations tribales et aux castes « répertoriées », et il chargea Ambedkar de participer à la rédaction de la nouvelle Constitution. En plus de l’interdiction de l’intouchabilité, ce document promettait beaucoup de libertés y compris pour les femmes, mais celles-ci restèrent largement lettre morte. Comme Ambedkar le fit lui-même remarquer plus tard, « la même vieille tyrannie, la même vieille oppression, la même vieille discrimination, qui existaient avant, existent aujourd’hui, et peut-être même sous une forme encore pire. »

Pour une perspective trotskyste

La transition de l’Inde à partir d’une société préindustrielle n’a pas conduit à la dissolution des rapports de caste. Les colons britanniques – soutenus par les grands propriétaires terriens et la bourgeoisie locale naissante – ont préservé, manipulé et renforcé l’arriération rurale et le système des castes. La période qui a suivi l’indépendance a montré que la classe dirigeante capitaliste indienne est incapable de résoudre les questions démocratiques fondamentales. Les réformes agraires introduites par le Congrès ont en grande mesure restreint la redistribution aux membres des castes de propriétaires terriens.

Aujourd’hui encore, les dalits qui parviennent à acheter des terres se font souvent agresser, et le transfert légal de propriété est souvent entravé par des contestations qui durent des années. La proportion de paysans sans terre dans l’Inde rurale a augmenté, passant de 28 % en 1951 à près de 55 % en 2011. Et elle continue de croître.

Le capital indien est dépendant du capital financier impérialiste. Près de 70 % de la population vit dans de petits villages. Toutefois, les zones rurales ne sont plus la principale source d’accumulation de capital pour les castes rurales dominantes, qui investissent de plus en plus dans l’industrie. Ce fait montre que le combat pour exproprier les propriétaires terriens – et donner la terre aux masses sans terre – est inséparable du combat pour exproprier la bourgeoisie en tant que classe.

Tout en étant marquée par l’arriération rurale, l’Inde est maintenant la cinquième puissance industrielle mondiale. Le prolétariat indien est petit relativement à la population rurale, mais il a la puissance sociale nécessaire pour se mettre à la tête des masses paysannes et de tous les opprimés dans la lutte pour renverser l’exploitation capitaliste. Pour mobiliser cette puissance, il faudra une bataille pour surmonter les divisions insidieuses de caste au sein de la classe ouvrière.

En tant qu’organisation léniniste, la LCI se bat pour construire un parti d’avant-garde qui fera prendre conscience au prolétariat que le combat contre l’oppression des dalits est dans l’intérêt de la classe ouvrière indienne dans son ensemble. Un exemple emblématique serait une mobilisation pour libérer les 13 dirigeants syndicaux emprisonnés de l’usine Maruti Suzuki de Gurgaon-Manesar, près de Delhi. En 2012, un contremaître avait agressé un ouvrier dalit avec des insultes castistes. Le syndicat a défendu l’ouvrier. Mais l’entreprise, qui cherche depuis longtemps à écraser le syndicat, a par la suite engagé des nervis qui ont provoqué une altercation, après quoi les dirigeants syndicaux ont été scandaleusement accusés de meurtre. L’année dernière, ces 13 syndicalistes ont été condamnés à la prison à vie (voir « Inde : Liberté pour les dirigeants syndicaux de Maruti Suzuki ! », Workers Vanguard, 19 mai 2017).

Le mouvement ouvrier doit également prendre position en défense de l’Armée Bhim, une organisation de défense des droits des dalits qui a été la cible d’une répression féroce de la part du gouvernement BJP en Uttar Pradesh. Le dirigeant de l’Armée Bhim, Chandrashekhar Azad, est emprisonné en vertu de la draconienne « Loi sur la sécurité nationale », et ceci en dépit du fait qu’il a été acquitté de toutes les (fausses) accusations portées contre lui. Les syndicats et les organisations des opprimés doivent exiger la libération immédiate de Chandrashekhar Azad !

Le livre de Sujatha Gidla, des Fourmis parmi les éléphants, illustre puissamment le rôle central que joue l’oppression de caste dans la société indienne. La libération des masses dalits requiert de forger un parti ouvrier révolutionnaire déterminé à combattre toutes les formes d’oppression. De leur côté, les marxistes qui s’emploient à construire un tel parti doivent lutter pour surmonter le honteux héritage du stalinisme en plantant la bannière du programme trotskyste de la révolution permanente. Ce programme est éminemment internationaliste, avec comme objectif la révolution prolétarienne non seulement en Inde et dans le reste du sous-continent, mais aussi dans les centres impérialistes d’Amérique du Nord, d’Europe de l’Ouest et du Japon. Le parti authentiquement léniniste que nous cherchons à construire sera composé en majorité de dalits ainsi que de membres des minorités opprimées. Pour obtenir la confiance des dalits et des adivasi, il faudra des revendications et des formes d’organisation spécifiques. Un parti léniniste-trotskyste en Inde, section d’une Quatrième Internationale reforgée, ouvrira la possibilité d’en finir avec les cycles sans fin d’oppression brutale, d’injustice et de pauvreté.

Traduit de Workers Vanguard n° 1132 (20 avril

 

Le Bolchévik nº 225

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