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Le Bolchévik nº 217 |
Septembre 2016 |
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Coup d’Etat manqué en Turquie : deux camps ennemis des travailleurs
A bas l’état d'urgence !
L’article ci-dessous a été traduit de Workers Vanguard n° 1093, 29 juillet.
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23 juillet Le 15 juillet dernier, une fraction de la sanguinaire armée turque a tenté et raté un coup d’Etat pour renverser le gouvernement de l’autocrate islamiste Recep Tayyip Erdogan. Diverses théories circulent sur qui était derrière ce coup d’Etat. Erdogan prétend qu’il était orchestré par son ex-allié islamiste Fethullah Gülen, qui vit en Pennsylvanie [aux Etats-Unis]. Gülen dément toute implication et affirme que le coup d’Etat a été manigancé par Erdogan pour consolider son pouvoir. D’autres disent qu’il s’agit d’un complot impérialiste. Erdogan a rapidement déclaré que l’ordre avait été rétabli ; cependant, on est sans nouvelles de 14 navires de guerre turcs ainsi que du commandant en chef de la marine. Nous ne savons pas qui étaient les putschistes, mais une chose est claire : la seule position conforme aux intérêts des travailleurs était de s’opposer à la fois au régime d’Erdogan et au coup d’Etat.
Tout le monde se souvient comme si c’était hier de la répression qui s’était abattue, après le coup d’Etat militaire sanglant de 1980, sur les syndicats, la gauche, les Kurdes et d’autres. Environ 650 000 personnes avaient alors été arrêtées, 14 000 déchues de leur citoyenneté, 30 000 avaient fui le pays ; il y avait eu plusieurs centaines de morts. La junte militaire avait interdit l’usage de la langue kurde et elle avait mené une guerre de terreur contre le peuple kurde. Dans les centres urbains, le mouvement ouvrier avait été étranglé et la gauche décimée.
C’est aujourd’hui au régime d’Erdogan, qui massacre les Kurdes ces derniers temps, de mener une répression féroce ; il utilise la tentative de coup d’Etat pour écraser toute opposition, réelle ou supposée, et consolider davantage son pouvoir. Peu après le coup d’Etat manqué, il a commencé à évoquer la possibilité de réinstaurer la peine de mort. Il a proclamé le 20 juillet l’état d’urgence pour trois mois, donnant ainsi à son gouvernement et aux forces de police des pouvoirs considérables ; les personnes arrêtées peuvent ainsi être maintenues en garde à vue pendant 30 jours, contre 4 auparavant. Plus d’une centaine de généraux et 6 000 militaires ont été arrêtés. Des dizaines de milliers de fonctionnaires, y compris des juges, ont été limogés. Les universités et les écoles sont particulièrement visées : plus de 15 000 enseignants et personnels administratifs ont été mis à pied. Plus de 20 chaînes de télévision et de radio ont été fermées, ainsi que de nombreux sites internet d’information. La répression s’étend maintenant au mouvement syndical : 19 syndicats ont été interdits. Comme le dit Erdogan, pour son régime le coup d’Etat manqué est « un cadeau de Dieu ».
La nuit du coup d’Etat, Erdogan avait appelé ses partisans, depuis un endroit inconnu, à se mobiliser dans la rue (un appel relayé par les mosquées). C’est ce qu’ils ont fait dans de nombreuses villes, à l’appel d’imams intégristes. Erdogan et son Parti de la justice et du développement (AKP) vont, à n’en pas douter, utiliser le coup d’Etat avorté pour accélérer l’islamisation rampante de la Turquie ; cela constitue une menace pour les partisans de la laïcité et tout particulièrement pour les femmes, la gauche et les minorités. Selon certains témoignages, des femmes habillées à l’occidentale se font agresser dans la rue, et au moins un groupe religieux, le mouvement Ismailaga, a publié un décret ordonnant aux femmes de rester à la maison. Le site internet Jacobin (18 juillet) rapporte que, la nuit après le coup d’Etat, des nervis islamistes ont attaqué, parfois avec le concours de la police, des quartiers connus pour abriter des militants de gauche, des Kurdes et des alévis (une minorité religieuse) à Istanbul, Ankara et Antakya.
Les mesures répressives d’Erdogan n’ont pas empêché une partie de la gauche pseudo-socialiste de se réjouir de la victoire de celui-ci sur les auteurs du coup d’Etat, présentée comme un triomphe de la « démocratie ». Le 18 juillet, l’International Socialist Organization américaine reproduisait sur son site internet un article se félicitant que l’islamiste Erdogan ait été « sauvé [
] par les masses turques », et saluant « la lutte héroïque menée par des gens ordinaires pour défendre ce qui reste de la démocratie en Turquie ». Deux jours plus tôt, le Socialist Workers Party (SWP) britannique, qui a des sympathisants en Turquie, avait publié une déclaration similaire où il s’émerveillait de « la manière dont les auteurs du coup d’Etat ont été vaincus, par la mobilisation populaire », et il affirmait que cela « pourrait ouvrir la voie à une Turquie plus démocratique ». Concernant les purges d’Erdogan, le SWP écrivait : « La première tâche est de s’assurer que le coup d’Etat a été brisé et que les éléments antidémocratiques sont purgés des forces armées. » Et la tâche suivante du régime a été d’interdire les syndicats !
Les masses turques sont étranglées par le capitalisme en décadence, qui depuis plus d’un siècle d’asservissement impérialiste bloque le progrès social. La Turquie est une terre de violents contrastes. Un prolétariat industriel conséquent existe dans une société toujours soumise à des formes d’exploitation précapitalistes, particulièrement dans les campagnes. Derrière les bars et les cafés d’Istanbul, où l’on voit des femmes non voilées attablées avec des hommes, il y a un pays immense englué dans une profonde pauvreté et une arriération séculaire. Ces contradictions, ancrées dans l’ordre capitaliste, n’ont pas pu et ne peuvent pas être résolues par le nationalisme laïque incarné par la doctrine de Kemal Atatürk. La faillite du kémalisme a conduit à la montée des islamistes.
La seule perspective de transformation sociale passe par le renversement de la domination capitaliste par le prolétariat industriel de Turquie, un prolétariat nombreux et multinational, se plaçant à la tête de tous les opprimés. Pour que cette perspective devienne réalité, la classe ouvrière a besoin de la compréhension et de la discipline que seul peut apporter un parti marxiste, construit sur le modèle du Parti bolchévique de Lénine et Trotsky, qui avait mené le prolétariat multinational de Russie au pouvoir en octobre 1917.
Un parti de ce type, forgé par l’union étroite d’ouvriers avancés et d’intellectuels révolutionnaires, lutterait pour arracher la classe ouvrière à la réaction religieuse et à toutes les formes de nationalisme. Il ferait prendre conscience au prolétariat de Turquie du fait que, pour sa propre libération, il doit prendre fait et cause pour la juste lutte nationale des masses kurdes, dont l’oppression fait partie intégrante du nationalisme turc et de la domination capitaliste. Pour un Kurdistan indépendant unifié ! Le peuple kurde, divisé entre quatre pays capitalistes, est toujours le premier à souffrir en Turquie. Le régime d’Erdogan mène contre les Kurdes une guerre féroce, qui se serait probablement intensifiée si le coup d’Etat avait réussi. Un parti ouvrier d’avant-garde doit avoir pour perspective une fédération socialiste du Proche-Orient, et dans ce cadre celle d’une république socialiste d’un Kurdistan unifié.
Quand le coup d’Etat a été annoncé et que son succès était encore incertain, les impérialistes américains ont adopté une attitude de prudence ; le Secrétaire d’Etat américain John Kerry a ainsi simplement appelé à la stabilité. C’est seulement quand il est clairement apparu que le coup d’Etat allait être un échec que les Etats-Unis ont affirmé leur soutien au « gouvernement démocratiquement élu de la Turquie ». Même si les relations entre les deux pays sont aujourd’hui tendues, la Turquie est depuis des dizaines d’années un partenaire clé de l’impérialisme américain, notamment en tant que membre de l’OTAN. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’alliance turco-américaine avait en ligne de mire l’Union soviétique. Depuis la destruction contre-révolutionnaire de l’URSS en 1991-1992, les Etats-Unis souhaitent voir la Turquie (souvent présentée comme un régime musulman sunnite « stable » et « modéré ») jouer un rôle de gendarme régional. C’est dans ce cadre qu’ils ont ces derniers temps utilisé la base aérienne d’Incirlik pour mener des bombardements aériens contre l’Etat islamique en Syrie. En même temps, la Turquie est une puissance régionale avec ses intérêts propres, qui ne coïncident pas toujours avec ceux de Washington.
Il est vital pour les travailleurs aux Etats-Unis de s’opposer à leur propre gouvernement impérialiste. La même classe dirigeante capitaliste qui sème la mort et la destruction à l’étranger se gorge de profits pendant que les travailleurs qu’elle exploite voient leurs emplois, leur protection sociale et leur retraite sabrés. Et la bourgeoisie raciste américaine envoie ses flics assassiner les jeunes Noirs, emprisonne à elle seule le quart de la population carcérale mondiale et rafle les immigrés pour les déporter. Impérialistes américains, hors du Proche-Orient ! A bas l’impérialisme américain !
Les nombreux peuples du Proche-Orient ne connaîtront jamais la paix, la prospérité et la justice tant que la domination capitaliste n’aura pas été renversée. Le prolétariat au pouvoir réorganiserait la société sur la base de la propriété collectivisée et lutterait pour étendre la révolution au niveau international, notamment aux Etats-Unis, à l’Allemagne et aux autres métropoles impérialistes. En brisant les chaînes de l’exploitation qui l’asservissent, le prolétariat ouvrira simultanément la porte à la libération de tous ceux paysans, femmes, jeunes, minorités nationales et ethniques qui sont opprimés sous le capitalisme. C’est alors seulement qu’une place égale, pleine et entière, sera faite à la multitude de peuples de cette région aux sunnites, aux chiites et aux chrétiens ainsi qu’aux nations kurde, palestinienne et juive israélienne.
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