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Le Bolchévik nº 213 |
Septembre 2015 |
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La libération des femmes : L’approche marxiste
Le communisme et la famille
(Femmes et Révolution)
Nous publions ci-dessous un article paru en deux parties dans le journal de nos camarades américains Workers Vanguard (n° 1068 et 1069, 15 et 29 mai).
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La Ligue communiste internationale (quatrième-internationaliste) s’est donné pour tâche de « construire des partis léninistes, sections nationales d’une internationale centraliste-démocratique dont le but est de mener la classe ouvrière à la victoire par des révolutions socialistes partout dans le monde » (Déclaration de principes et quelques éléments de programme, Spartacist édition française n° 32, printemps 1998). C’est seulement en prenant le pouvoir que le prolétariat pourra mettre fin au capitalisme en tant que système et ouvrir la voie à un monde sans exploitation ni oppression. Un des principaux aspects de cette perspective est la lutte pour l’émancipation des femmes, dont l’oppression remonte aux débuts de la propriété privée et ne pourra pas être éradiquée tant que la société de classes n’aura pas été abolie.
Nous expliquons dans notre Déclaration de principes que notre but ultime est la création d’une société nouvelle, une société communiste :
« La victoire du prolétariat à l’échelle mondiale mettrait une abondance matérielle encore inimaginée au service des besoins de l’humanité, créerait les conditions permettant d’éliminer les classes, d’éradiquer l’inégalité sociale basée sur le sexe et d’abolir la signification même, au niveau social, de race, de nation et d’ethnie. Pour la première fois, l’humanité saisira les rênes de l’histoire et contrôlera la société, sa propre création, ce qui se traduira par une émancipation du potentiel humain dépassant ce qu’on peut imaginer aujourd’hui et par un bond en avant monumental de la civilisation. C’est alors seulement qu’il sera possible de réaliser le libre développement de chaque individu, condition du libre développement de tous. »
Par le passé, la plupart des tendances qui se réclamaient du marxisme avaient en commun l’objectif de construire une société communiste, même si à part cela elles n’étaient pas d’accord sur grand-chose d’autre. Mais depuis la chute de l’Union soviétique en 1991-1992, ce n’est plus le cas. La Ligue communiste internationale (LCI) est la seule tendance qui a encore pour perspective le communisme mondial prôné pour la première fois par Karl Marx et Friedrich Engels.
Dans un climat idéologique dominé par « la mort du communisme », la conception du marxisme qui prédomine aujourd’hui est fausse et étriquée. Dans la conscience populaire, le communisme n’est plus qu’un nivellement économique (l’égalité à un bas niveau de revenu et de consommation) sous un régime où les ressources économiques appartiennent à l’Etat. La réalisation du programme marxiste présuppose au contraire que la pénurie économique ait été surmontée grâce à l’augmentation progressive de la productivité du travail. Il faudra plusieurs générations de développement socialiste basé sur une économie collectivisée au niveau mondial pour atteindre pleinement cet objectif. Il se développera ainsi une société où aura dépéri et disparu l’Etat, cet appareil spécial de coercition qui défend la domination de la classe dirigeante par l’intermédiaire de détachements d’hommes armés. Cette société sans Etat verra aussi disparaître l’appartenance nationale, ainsi que l’institution de la famille, principale source d’oppression des femmes, qui sera remplacée par des formes collectivisées de prise en charge de l’éducation des enfants, et par la plus grande liberté dans les relations sexuelles.
Le marxisme et la « nature humaine »
Autrefois, les intellectuels qui considéraient qu’une telle société n’était pas souhaitable ou pas réalisable reconnaissaient au moins que c’était ce que les marxistes entendaient par « communisme ». Sigmund Freud, par exemple, a fait une brève critique du communisme dans Malaise dans la civilisation (1930), une présentation vulgarisée de sa vision du monde. Rien ne permet de supposer que Freud ait étudié les uvres de Marx et Engels, ou qu’il ait lu celles de Lénine ou d’autres dirigeants bolchéviques. Sa compréhension (et sa mécompréhension) du communisme était celle de nombreux intellectuels européens et américains de l’époque, quelles que soient leurs convictions politiques.
La critique du communisme que faisait Freud se basait sur le fait que, de son point de vue, « l’agressivité est une tendance pulsionnelle primitive et autonome de l’homme ». Il en concluait que le projet communiste d’une société harmonieuse était contraire à la nature humaine :
« Je ne cherche pas à faire ici une critique économique du système communiste, je ne saurais juger si l’abolition de la propriété privée est indiquée et salutaire. Mais je peux discerner que son présupposé psychologique est une illusion sans consistance. En abolissant la propriété privée, on ôte à l’agressivité humaine un de ses instruments, certes solide, mais sûrement pas le plus puissant. On n’a en cela rien changé aux différences de pouvoir et d’influence, dont l’agressivité mésuse pour arriver à ses fins, ni à la nature même de l’agressivité. [
]. Si on fait disparaître le droit individuel sur les biens matériels, il restera encore le privilège formé par des rapports sexuels, qui entraînera inévitablement une jalousie des plus violente et un summum d’hostilité entre les hommes, devenus égaux par ailleurs. Si de plus, on supprime cela en libérant pleinement la vie sexuelle, on détruit aussi la famille, le foyer de la civilisation ; il est certes impossible de prévoir quelles nouvelles voies l’évolution de la civilisation pourra prendre après ça, mais on peut s’attendre à ce que le trait indestructible de la nature humaine la suivra encore jusque-là. »
Freud avait raison quand il expliquait que dans la société future telle que la concevaient les communistes la famille aurait disparu, « libérant pleinement la vie sexuelle ». Là où il se trompait, c’est que les marxistes comprennent bien que la famille ne peut pas être simplement abolie, mais qu’il faut remplacer ses fonctions essentielles (notamment celle d’élever la prochaine génération) par la socialisation de l’éducation des enfants et des tâches ménagères.
Freud ne jouit plus aujourd’hui de la même autorité idéologique qu’autrefois, mais l’idée demeure répandue que la « nature humaine » rendrait impossible la réalisation d’un monde communiste, même si les arguments avancés ont changé. Pour les marxistes, c’est à cause de la pénurie matérielle que les hommes se battent férocement pour les maigres ressources existantes. C’est pourquoi le communisme n’est envisageable que sur la base d’une abondance matérielle sans précédent, accompagnée d’un immense bond en avant du niveau culturel de la société. La société d’aujourd’hui, c’est-à-dire l’ordre capitaliste-impérialiste décadent, est une société de classes, et c’est l’existence des classes qui est responsable de l’omniprésence de la brutalité et de la violence dans la société humaine. Comme l’a écrit l’auteur marxiste Isaac Deutscher dans son discours « De l’homme socialiste » (1967), Freud apportait « des armes à ceux qui font de l’ homo homini lupus [l’homme est un loup pour l’homme] leur cri de guerre contre le socialisme et le progrès, à ceux qui exploitent le spectre de l’éternel loup humain au profit du loup réel et vivant de l’impérialisme contemporain » (traduction française publiée dans la revue l’Homme et la société n° 7, 1968 ; souligné dans l’original).
Pour Freud le « besoin d’agression » dans les rapports sexuels est ce qui pose problème dans la nature humaine. Qu’en est-il réellement ? La pathologie sociale associée à ce que Freud considérait comme relevant de la rivalité sexuelle aura peu de raisons d’exister dans une société entièrement libre et collective, où la vie sexuelle n’aura rien à voir avec l’accès à la nourriture, au logement, à l’éducation, à tous les besoins et au confort quotidiens. Quand la famille aura dépéri et disparu (avec les classes sociales et l’Etat), l’éducation collective qui l’aura remplacée créera chez les enfants qui auront grandi dans ces conditions une culture et une psychologie nouvelles. Les valeurs sociales patriarcales (« ma » femme, « mes » enfants) disparaîtront avec le système d’oppression qui les avait engendrées. Les relations des enfants entre eux et avec les personnes qui les éduquent et qui les guident seront multiformes, complexes et dynamiques. C’est l’institution de la famille qui lie la sexualité et l’amour à la propriété, et qui fait que toute relation sortant du carcan de la monogamie hétérosexuelle est considérée comme un « péché ».
Sous le capitalisme, la famille est le principal mécanisme d’oppression des femmes et des jeunes, et elle est liée, par de multiples liens entremêlés, au fonctionnement fondamental de l’économie de marché. La famille, l’Etat et la religion organisée sont les trois piliers sur lesquels repose l’ordre capitaliste. Dans les pays du tiers-monde, la misère et l’arriération sociale, renforcées par la domination impérialiste, conduisent à des pratiques atrocement oppressives comme le voile, l’achat des épouses et les mutilations génitales.
Dans les sociétés capitalistes avancées comme les Etats-Unis, on pourrait penser que les gens ont une vie désordonnée qui ressemble plus aux séries télé comme Famille moderne ou Transparent qu’à la série des années 1950 Papa a raison. Mais les choix personnels des gens sont contraints par les lois, l’économie et les préjugés de la société de classes. Ceci est particulièrement vrai pour la classe ouvrière et les pauvres. Le remplacement de la famille par des institutions collectives est la tâche la plus radicale du programme communiste, et celle qui engendrera les bouleversements les plus profonds et les plus complets dans la vie quotidienne, en particulier pour les enfants.
L’extrême gauche et la chasse aux sorcières anti-sexe
Aujourd’hui l’écrasante majorité de ceux qui se disent marxistes, socialistes ou pour la libération de la femme n’ont plus cette vision d’une société où l’institution oppressive de la famille aura disparu. Cela fait des décennies que les staliniens, avec leur dogme antimarxiste du « socialisme dans un seul pays », ont abandonné l’idée qu’une société socialiste mondiale était nécessaire pour libérer pleinement l’humanité, y compris les femmes. L’une des conséquences a été la réhabilitation par les staliniens de l’institution oppressive de la famille en tant que pilier du « socialisme ». Nous traitons cette question en détail dans l’article « La Révolution russe et l’émancipation des femmes » (Spartacist édition française n° 37, été 2006).
D’autres soi-disant marxistes d’aujourd’hui, dont certains se réclament du trotskysme, adhèrent simplement à la doctrine féministe libérale (bourgeoise) dominante lorsqu’ils abordent la question de la libération des femmes ; ils soutiennent implicitement l’institution de la famille et celle de l’Etat capitaliste. C’est ce que montrent en particulier les réactions hystériques que suscite chez eux le fait que nous défendons les droits de l’association NAMBLA (North American Man/Boy Love Association Association nord-américaine pour l’amour homme-garçon), qui lutte pour la légalisation des relations sexuelles librement consenties entre hommes et garçons, et d’autres groupes et individus persécutés pour des « déviances » sexuelles de ce genre. La LCI s’est toujours fermement opposée à l’intervention du gouvernement dans la vie privée et elle revendique l’abrogation de toutes les lois contre les « crimes sans victimes » librement consentis, comme la prostitution, le recours à la drogue et la pornographie.
Les hurlements poussés par les nombreux radicaux et féministes contre NAMBLA sont l’expression des « valeurs familiales » promues par les politiciens et les idéologues bourgeois. Depuis des dizaines d’années, on assiste à un « retour de bâton » anti-sexe, soutenu par le gouvernement, qui prend de multiples formes : homophobie, chasse aux sorcières contre les employés des crèches et garderies, interdiction de distribuer des contraceptifs et de l’information aux adolescents, emprisonnement des « pervers ». Cette offensive réactionnaire s’est accompagnée d’actes de terreur illégale, comme les attentats contre des cliniques où l’on pratique des avortements. Ces persécutions ont en grande partie pour but d’accroître les pouvoirs de l’Etat pour renforcer le contrôle social sur la population et semer la panique, afin de détourner l’attention de la brutalité bien réelle de cette société tordue, cruelle, intolérante et raciste.
Dans nos articles, nous avons par le passé exploré quelques-unes des ambiguïtés de la sexualité dans une société dont les difformités créées par les inégalités de classe ou l’oppression raciale et sexuelle peuvent engendrer beaucoup de souffrances personnelles et de choses affreuses. Nous avons expliqué que, certes, abuser sexuellement d’enfants est un crime horrible, mais que beaucoup de rapports sexuels illégaux sont tout à fait librement consentis et ne font en soi de tort à personne. L’amalgame intentionnel qui est fait entre n’importe quel genre de relation librement consentie (comme des caresses entre frères et surs) et le viol abominable d’un enfant en bas âge par un adulte crée un climat social d’hystérie anti-sexe où les auteurs de véritables violences contre les enfants ne sont souvent pas inquiétés. Nous avons fait remarquer que les penchants sexuels d’une espèce de mammifères grégaires comme l’homo sapiens sont manifestement mal adaptés à la monogamie hétérosexuelle rigide décrétée par la morale bourgeoise.
Nous nous opposons aux lois réactionnaires sur la « majorité sexuelle », par lesquelles l’Etat décide arbitrairement à quel âge le sexe est considéré comme acceptable, et tant pis si cet âge change au fil des ans ou s’il diffère d’un Etat à l’autre des Etats-Unis. S’y opposer est une mesure élémentaire pour défendre les jeunes qui veulent avoir des rapports sexuels (ou simplement envoyer des « sextos »). Lorsque nous abordons ces questions, nous le faisons en gardant en permanence en tête notre opposition aux efforts de l’Etat pour renforcer et perpétuer l’ordre bourgeois oppressif. C’est l’application dans les conditions actuelles de notre objectif de liberté sexuelle totale pour tous, y compris les enfants et les adolescents, dans un avenir communiste. Ceci est particulièrement important pour les jeunes adultes, dont on attend aujourd’hui qu’après la puberté ils restent pendant des années dans le carcan de la dépendance envers leurs parents. Nous sommes pour des bourses qui permettent de vivre, pour tous les étudiants, afin qu’ils puissent être véritablement indépendants de leur famille, et ceci dans le cadre de notre programme pour une éducation gratuite et de qualité pour tous.
L’ISO (International Socialist Organization), par contre, refuse d’appeler à l’abolition des lois actuelles sur la majorité sexuelle. Dans un article intitulé « La jeunesse, la sexualité et la gauche », Sherry Wolf (une dirigeante de l’ISO) voue aux gémonies David Thorstad, partisan de NAMBLA, qu’elle accuse d’être « le plus ardent défenseur de la pédérastie dans la gauche » (socialistworker.org, 2 mars 2010). Dans cet article, Wolf cite son propre livre Sexuality and Socialism : History, Politics and Theory of LGBT Liberation (Haymarket Books, 2009), où elle écrivait que « le consentement véritable est incompatible avec l’inégalité de pouvoir qui existe entre un enfant et un homme de 30 ans », et elle ajoute : « Dans notre société, les relations adulte-enfant ne sont pas celles de deux éléments égaux sur les plans émotionnel, physique, social ou économique. Les enfants et les jeunes ados ne disposent pas de suffisamment de maturité, d’expérience et de pouvoir pour décider tout à fait librement de leurs relations avec les adultes. Dans ces conditions, il ne peut y avoir de véritable consentement. »
« Décider tout à fait librement » ? La plupart des relations entre adultes ne satisferaient pas ce critère de consentement. Dans les faits, Wolf remet les jeunes de moins de 18 ans et leurs partenaires entre les mains de l’Etat bourgeois. Le seul principe gouvernant les relations sexuelles entre individus devrait être celui du consentement effectif autrement dit, l’accord et la compréhension mutuels des parties concernées, indépendamment de l’âge, du sexe ou des préférences sexuelles.
Le fait que l’ISO abandonne les jeunes au statu quo sexuel oppressif montre combien cette organisation s’accommode des préjugés de l’ordre capitaliste et des attitudes arriérées qui prévalent dans la population. En dernière analyse, cela découle de son opposition de longue date à toute perspective de mobilisation révolutionnaire de la classe ouvrière pour prendre le pouvoir d’Etat, créer un Etat ouvrier (la dictature du prolétariat) et ouvrir la voie à une société communiste. Pour l’ISO, le socialisme c’est en gros appliquer de plus en plus complètement la « démocratie » à toutes les couches opprimées la classe ouvrière n’étant qu’une couche opprimée parmi d’autres. L’ISO cherche à faire pression sur les capitalistes pour qu’ils réforment leur système d’exploitation. Sa perspective pour la libération des femmes reflète la même foi touchante dans les forces de la réforme.
Pourquoi les marxistes ne sont pas féministes
L’ISO discute ces derniers temps des théories sur la libération des femmes dans les pages de son journal, Socialist Worker. Intéressant. Il semblerait que leur motivation soit de chercher à abandonner leur précédente ligne d’opposition au féminisme en tant qu’idéologie bourgeoise, de façon à pouvoir adopter activement l’étiquette féministe ou « féministe socialiste ». Abbie Bakan suggérait par exemple lors d’une discussion à la conférence sur le socialisme organisée par l’ISO en 2013 (publiée dans « Le marxisme, le féminisme et la lutte pour la libération », socialistworker.org, 10 juillet 2013) : « l’affirmation théorique selon laquelle existerait la base d’une approche marxiste cohérente pour la “libération des femmes”, par opposition au “féminisme”, est dénuée de sens ». (Jusqu’au mois de mars de cette année-là, Bakan était une figure éminente du groupe Canadian International Socialists, les cousins politiques de l’ISO.)
La théorie du « féminisme socialiste » que l’ISO vient d’adopter explicitement n’est qu’une couverture : le contenu libéral reste le même. Mais cela nous donne l’occasion de réaffirmer la position marxiste historique sur la famille et de souligner le fait que la lutte pour l’émancipation des femmes est essentielle pour la révolution socialiste et qu’elle en est inséparable. Contrairement à ce que prêche l’idéologie féministe, l’égalité juridique complète ne peut pas venir à bout de l’oppression des femmes, qui est profondément enracinée dans la famille et la propriété privée.
Comme nous l’avons toujours dit, le marxisme et le féminisme sont des ennemis politiques de longue date. Ceci mérite quelques explications. Aux Etats-Unis et ailleurs, il est maintenant courant d’utiliser le terme « féministe » pour décrire des gens qui pensent que les femmes et les hommes doivent être égaux. Mais le féminisme, lorsqu’il aborde la question de l’inégalité, accepte de rester dans le cadre de la société capitaliste existante. L’idéologie féministe, née à la fin du XIXe siècle, reflète les aspirations d’une couche de femmes bourgeoises et petites-bourgeoises qui réclamaient leurs prérogatives de classe : droit de propriété et d’héritage, accès à l’éducation et aux professions libérales, et droit de vote. Les marxistes veulent beaucoup plus que cette conception limitée de « l’égalité des sexes ».
Pour les marxistes, il est clair que la libération des femmes n’est pas réalisable si l’espèce humaine tout entière n’est pas libérée de l’exploitation et de l’oppression. Et c’est précisément cela notre but. Il y a plus d’un siècle, August Bebel, dirigeant historique du Parti social-démocrate allemand, l’expliquait clairement dans son livre la Femme et le socialisme (1879), devenu un classique du marxisme [l’ouvrage est aussi connu en français sous le titre de l’édition de 1891, la Femme dans le passé, le présent et l’avenir]. Des millions d’ouvriers, génération après génération, ont lu cet ouvrage avant la Première Guerre mondiale, et il a été réédité plusieurs fois. Mais on ne trouvera aucune trace de sa riche vision de l’émancipation de la femme dans les textes de l’ISO :
« Elle sera libre de choisir, pour exercer son activité, le terrain qui plaira le plus à ses vux, à ses inclinations, à ses dispositions. Placée dans les mêmes conditions que l’homme, elle sera aussi active que lui. Bien mieux, employée d’abord comme ouvrière à quelque travail pratique, elle donnera, l’heure suivante, ses soins à l’éducation, à l’instruction de la jeunesse ; pendant une troisième partie de la journée, elle s’exercera à un art, à une science quelconque, pour remplir enfin, mendant une dernière partie de la journée, quelque fonction administrative. »
la Femme et le socialisme
Ce qui est important dans la description que Bebel fait du caractère émancipateur du travail dans une société socialiste, c’est qu’elle s’applique tout aussi bien aux hommes. Cela met bien en évidence la raison pour laquelle le marxisme et le féminisme s’excluent et en fait s’opposent mutuellement. Pour les féministes, la division fondamentale dans la société est celle entre les hommes et les femmes, alors que pour les marxistes, les ouvriers et les ouvrières doivent lutter ensemble pour en finir avec l’oppression et l’exploitation imposées par la classe capitaliste.
Marx dénaturé
Depuis sa conversion théorique au « féminisme socialiste », l’ISO fait la promotion de l’ouvrage de Lise Vogel Marxism and the Oppression of Women : Toward a Unitary Theory (Haymarket Books, 2013). Publié initialement en 1983, ce livre a été réédité dans le cadre de la série « Matérialisme historique », avec une introduction dithyrambique de deux universitaires canadiennes, toutes les deux sympathisantes du New Socialist Group, une organisation ultra-réformiste. Le milieu « féministe socialiste » auquel Vogel s’adressait ne représentait déjà plus grand-chose il y a trente ans. Mais étant donné que Vogel prétendait représenter un pôle marxiste dans le mouvement ou le courant intellectuel « féministe social », l’ISO trouve son compte à promouvoir son livre aujourd’hui.
Dans l’introduction de son livre, Vogel cherche à se différencier à la fois des féministes non marxistes et des marxistes non féministes. Elle se donne pour tâche principale d’analyser la nature de l’oppression des femmes dans le cadre de la structure et de la dynamique du système économique capitaliste. Ses remarques sur Marx et Engels sont confuses, contradictoires et ampoulées. Elle met avant tout l’accent sur la relation entre le travail domestique ou ménager et la reproduction générationnelle de la main-d’uvre. Pour Vogel, l’oppression des femmes se limite aux tâches ménagères (non rémunérées) qu’elles effectuent. Affirmant explicitement que « la catégorie de “la famille” [
] laisse à désirer en tant que point de départ analytique », elle refuse de prendre en compte la question plus large du rôle de la famille dans l’oppression des femmes et des enfants, et son importance en tant que pilier de l’ordre capitaliste. La famille sert à réduire la classe ouvrière à un ensemble d’individus isolés, en propageant l’individualisme bourgeois qui est un obstacle à la solidarité de classe.
Sa conception étroite de l’oppression des femmes n’empêche pas Vogel d’accuser mensongèrement Engels de « déterminisme économique ». Elle rejette purement et simplement l’aspect culturel et social des arguments très riches développés par Engels dans l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (1884). Pour ne prendre qu’un seul exemple, elle déplore le fait qu’Engels « ne fait pas clairement le lien entre le développement d’une sphère spécifique liée à la reproduction de la force de travail et l’émergence de la société de classes ou, peut-être, de la société capitaliste ». Elle semble sous-entendre par là qu’Engels ne montre pas comment le développement de la société de classes a eu un impact sur le rôle des femmes pour élever les enfants. C’est tout simplement faux.
Dans l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, Engels décrit comment la famille est apparue au néolithique, au moment où la société commençait à se diviser en classes. En partant des informations disponibles à l’époque, Engels s’est beaucoup appuyé sur le travail pionnier de Lewis Henry Morgan parmi les Iroquois du nord de l’Etat de New York pour comprendre les sociétés primitives sans classes. Engels décrit comment l’invention de l’agriculture a créé un excédent social qui a rendu possible pour la première fois le développement d’une classe dominante oisive vivant aux dépens du travail des autres. La famille, et plus particulièrement la monogamie de la femme, était nécessaire pour s’assurer que la propriété et le pouvoir du patriarche étaient transmis de façon ordonnée à ses héritiers, c’est-à-dire à la génération suivante de la classe dominante. Même si l’on en sait beaucoup plus aujourd’hui sur les premiers stades de la société humaine, la conception fondamentale d’Engels a résisté à l’épreuve du temps.
Vogel n’analyse pas le rôle social de la famille ouvrière sous le capitalisme, en tant que moyen d’élever la nouvelle génération d’esclaves salariés. Dans le Capital, Marx explique que le coût du travail est déterminé par le coût d’entretien et de reproduction de l’ouvrier : ses dépenses quotidiennes, sa formation et l’entretien de sa femme et de ses enfants. Pour augmenter les profits, les capitalistes cherchent à abaisser le coût du travail, non seulement le salaire versé directement aux ouvriers mais aussi les services (comme l’enseignement public et les soins médicaux) qui sont nécessaires à l’entretien du prolétariat.
Il arrive que les féministes critiquent certains aspects de la famille, mais en général c’est seulement pour se plaindre des « stéréotypes de genre », comme si le problème était une question de style de vie, à savoir qui doit faire la vaisselle ou donner le biberon au bébé. C’est l’institution de la famille qui apprend aux gens, dès la petite enfance, à se comporter selon certaines normes, à respecter l’autorité et à développer des habitudes d’obéissance et de subordination, si utiles pour les profits des capitalistes. La famille est précieuse pour la bourgeoisie en tant que réservoir de petite propriété privée et parfois de production à petite échelle, et parce qu’elle sert de frein idéologique à la prise de conscience sociale. Vogel ignore ces questions et ne s’intéresse qu’au « travail ménager » non rémunéré des femmes.
L’objectif ultime
La position de Vogel est encore plus déficiente en ce qui concerne l’objectif ultime de la libération des femmes. Cela se voit surtout dans ce qu’elle ne dit pas. Elle ne fait aucun lien entre l’émancipation des femmes et la nécessité de surmonter la pénurie économique et de remplacer le travail aliéné (à l’usine ou à la maison) par un travail créatif et épanouissant. L’objectif ultime de la société communiste ainsi que les moyens élémentaires d’y parvenir sortent du cadre intellectuel du « féminisme socialiste » de Vogel.
Quand Marx et Engels expliquaient qu’ils étaient pour une vision matérialiste de la société et du changement social, ils ne faisaient pas uniquement allusion à la société capitaliste et aux sociétés de classes précédentes (par exemple, le féodalisme). Ils fournissaient aussi une explication matérialiste de la future société sans classes. C’était d’ailleurs là leur divergence fondamentale avec les principaux courants socialistes du début du XIXe siècle (les owenistes, les fouriéristes et les saint-simoniens), divergence qu’Engels a résumée dans Socialisme utopique et socialisme scientifique (qui faisait à l’origine partie de son ouvrage polémique de 1878 Anti-Dühring). Marx et Engels savaient qu’une société socialiste (c’est-à-dire le premier stade du communisme) doit être basée sur un niveau de productivité du travail bien plus élevé que celui des sociétés capitalistes même les plus économiquement avancées d’aujourd’hui. C’est en étendant de plus en plus les connaissances scientifiques et leurs applications qu’il sera possible d’y parvenir.
La conception de Vogel est tout autre. C’est particulièrement évident dans son analyse de la Russie soviétique des premières années. Elle cite en l’approuvant un discours de Lénine en 1919, « Les tâches du mouvement ouvrier féminin dans la République des soviets », en disant qu’elle apprécie beaucoup le fait que Lénine était conscient de l’oppression des femmes et s’était engagé à y remédier :
« Vous savez tous que l’égalité fût-elle complète, la femme n’en reste pas moins déprimée, du fait qu’elle supporte tout le poids du ménage. Ces soins domestiques pour la femme sont la plupart du temps un travail tout ce qu’il y a de plus improductif, de plus rude et de plus pénible. Labeur extrêmement mesquin qui n’a rien qui puisse contribuer à l’évolution intellectuelle de la femme.
« Nous qui poursuivons un idéal socialiste, nous voulons lutter pour la réalisation totale du socialisme ; ici, un vaste champ d’action s’offre aux femmes. Nous nous préparons sérieusement à l’heure actuelle à déblayer le terrain pour l’édification socialiste ; or l’édification elle-même de la société socialiste ne commencera qu’au moment où nous aurons obtenu l’égalité totale de la femme ; alors, nous nous attaquerons à ce nouveau travail en commun avec la femme affranchie de ses besognes mesquines, abrutissantes, improductives. »
Mais Vogel prétend à tort que Lénine criait seul dans le désert. Elle sous-entend que c’est pour des raisons essentiellement idéologiques que la Russie soviétique des premières années n’a pas pu venir à bout de l’oppression des femmes : les attitudes patriarcales largement répandues chez les ouvriers et les paysans, combinées à une prétendue indifférence à la question de la libération des femmes parmi les cadres majoritairement masculins du parti bolchévique. Elle écrit :
« La remarque de Lénine sur le machisme n’a jamais pris de forme programmatique, et la campagne contre l’idéologie machiste arriérée est restée, au mieux, un sujet de moindre importance dans la pratique bolchévique. Néanmoins, ses remarques représentaient une reconnaissance extrêmement rare de la gravité du problème [
]. Les contributions théoriques de Lénine n’ont pas réussi à laisser une empreinte durable. »
En réalité, le gouvernement soviétique fit d’énormes efforts pour soulager les ouvrières du fardeau des tâches ménagères et de la garde des enfants : des cantines, des laveries, des crèches et autres institutions collectives furent mises en place. Les bolchéviks et l’Internationale communiste établirent des départements spéciaux pour le travail parmi les femmes. Le Jenotdel était actif aussi bien dans la partie européenne que dans les régions d’Asie centrale du jeune Etat ouvrier soviétique.
Les limites de la politique émancipatrice du gouvernement communiste de Lénine et Trotsky n’étaient pas idéologiques ; elles étaient le produit de conditions objectives : la pauvreté des ressources matérielles, aggravée par des années de guerre impérialiste et de guerre civile. Trotsky explique ainsi dans son essai de 1923, « De l’ancienne famille à la nouvelle », inclus dans le recueil les Questions du mode de vie (publié en 1924) :
« Une fois encore, les conditions d’apparition d’un mode de vie et d’une famille d’un type nouveau ne peuvent être séparées de l’uvre générale de la construction socialiste. Le gouvernement ouvrier doit s’enrichir pour qu’il soit possible d’organiser de façon sérieuse et adéquate l’éducation collective des enfants, pour qu’il soit possible de libérer la famille de la cuisine et du lavage. La collectivisation de l’économie familiale et de l’éducation des enfants est impensable sans un enrichissement de toute notre économie dans son ensemble. Nous avons besoin de l’accumulation socialiste. C’est à cette seule condition que nous pourrons libérer la famille des fonctions et des occupations qui l’accablent et la détruisent. La lessive doit être faite dans une bonne laverie collective. Les repas doivent être pris dans un bon restaurant collectif. Les vêtements doivent être taillés dans un atelier de couture. Les enfants doivent être éduqués par de bons pédagogues qui trouveront leur véritable emploi. »
La pénurie matérielle était la source d’une autre inégalité entre les hommes et les femmes dans la Russie soviétique des premières années (et par extension dans n’importe quel Etat ouvrier économiquement retardataire) : la pénurie de main-d’uvre hautement qualifiée, exigeant des connaissances et des capacités techniques avancées. Les ouvriers qualifiés dans l’industrie et les membres de l’intelligentsia technique (comme les ingénieurs et les architectes) devaient être payés davantage que les ouvriers non qualifiés, bien que la différence fût bien moindre que dans les pays capitalistes. Cette couche de main-d’uvre mieux payée, héritée du minuscule secteur capitaliste moderne de la Russie tsariste, était dans son écrasante majorité masculine. Des efforts furent faits pour corriger cette inégalité, mais le jeune Etat ouvrier manquait de ressources matérielles pour éduquer et former suffisamment de femmes comme mécaniciennes ou ingénieures pour compenser la prédominance masculine parmi la main-d’uvre qualifiée.
Dans la conclusion de son livre, Vogel anticipe de la manière suivante la transition vers le communisme après le renversement du capitalisme :
« Confrontés à la terrible réalité de l’oppression des femmes, les socialistes utopiques du XIXe siècle appelèrent à l’abolition de la famille. Cette revendication radicale trouve encore aujourd’hui des défenseurs parmi les socialistes. Mais le matérialisme historique y a substitué la question difficile de simultanément réduire et redistribuer le travail ménager au cours de la transformation de celui-ci en élément constitutif de la production sociale dans la société communiste. Tout comme dans la transition au socialisme “l’Etat n’est pas ‘aboli’, il s’éteint”, le travail ménager lui aussi doit s’éteindre. Il est donc important pour la société socialiste de gérer correctement le travail ménager et le travail des femmes pendant la transition au communisme, car c’est seulement sur cette base que les conditions économiques, politiques et idéologiques d’une véritable libération des femmes seront établies et maintenues. C’est au cours de ce processus que s’éteindra également la famille dans sa forme historique particulière, à savoir comme unité sociale basée sur la parenté et destinée à reproduire la force de travail exploitable dans la société de classes et avec elle les relations familiales patriarcales et l’oppression des femmes » (souligné dans l’original).
Mais comment parvenir à cette réduction et à cette redistribution du travail ménager ? Dans la transition de la dictature du prolétariat au communisme intégral, la transformation de la famille est un corollaire de l’expansion de la production et d’une plus grande abondance. Son extinction, ou sa désintégration, découle de la prospérité économique. Au cours de cette transformation, la famille sera remplacée par de nouvelles façons de vivre qui seront infiniment plus riches, plus humaines et plus épanouissantes. On aura peut-être besoin d’établir certaines règles au cours de cette transformation, au fur et à mesure que les gens chercheront de nouveaux modes de vie. Pendant la phase de transition, ce sera la tâche des soviets, les conseils démocratiques ouvriers, de construire des alternatives et d’orienter le processus de transformation.
Vogel ne pose pas la question cruciale : si la femme est libérée des corvées ménagères, elle en sera libérée pour faire quoi ? Est-ce que la réduction du temps passé à faire le ménage sera compensée par une augmentation comparable du temps de travail ? Deux heures de moins à faire la lessive ou passer la serpillière, deux heures de plus à travailler à la chaîne à l’usine ? Ce n’est certainement pas la conception marxiste de la libération des femmes.
La prise en charge des tâches ménagères et de l’éducation des enfants par des institutions collectives est la manifestation d’un changement profond dans la relation entre production et temps de travail. Dans une économie socialiste planifiée, la productivité du travail augmentera de façon constante et rapide dans tous les secteurs d’activité économique, depuis la fabrication d’acier et d’ordinateurs jusqu’à la lessive et au ménage. Il se pourrait bien qu’on parvienne à automatiser les tâches ménagères bien avant d’atteindre la société communiste. D’une manière plus générale, le temps de travail total nécessaire à la production et à l’entretien des moyens de consommation et de production diminuera de façon continue.
Dans une société pleinement communiste, la plus grande partie du temps sera ce que l’on appelle aujourd’hui du « temps libre ». Le travail nécessaire représentera une si petite partie du temps et de l’énergie des gens que chaque individu donnera librement de son temps et de son énergie à la collectivité. Tout le monde aura suffisamment de temps ainsi que les ressources matérielles et culturelles nécessaires pour s’adonner à des activités créatives et épanouissantes. Dans les Grundrisse (1857), Marx cite la composition musicale comme un exemple de travail véritablement libre.
Quand les « féministes socialistes » falsifient la doctrine et la pratique des bolchéviks
Sharon Smith, une dirigeante de l’ISO qui se veut théoricienne, a publié en 2005 un livre intitulé Women and Socialism : Essays on Women’s Liberation (Haymarket Books), dont une version revue et augmentée doit paraître fin 2015. Un extrait de cette nouvelle version, « Théorisation de l’oppression des femmes : le travail ménager et l’oppression des femmes », a été publié dans International Socialist Review en mars 2013 ; il donne les grandes lignes de ce que l’ISO déclare être sa nouvelle approche du féminisme. La « théorisation » de Smith s’inspire énormément des conceptions que Lise Vogel avance dans Marxism and the Oppression of Women : Toward a Unitary Theory, à savoir que le travail ménager non rémunéré est la source de l’oppression des femmes.
Smith commence par critiquer Karl Marx et Friedrich Engels, ce qui est obligatoire pour se faire accepter dans le milieu féministe petit-bourgeois : « La façon dont Marx et Engels décrivent l’oppression des femmes contient souvent des composantes contradictoires : à certains égards ils remettent en question le statu quo du genre, et à d’autres ils ne font que le refléter. » Elle critique encore plus fortement la Révolution bolchévique de 1917 en Russie, que les milieux de gauche, féministes et autres, considèrent au mieux comme une expérience utopique qui a échoué et au pire comme la naissance d’un Etat policier totalitaire.
Pour caresser dans le sens du poil les préjugés anticommunistes, Smith prétend que les bolchéviks défendaient le rôle traditionnel de la femme et faisaient de la maternité le devoir social le plus élevé : « Malgré les immenses réalisations de la Révolution russe de 1917 notamment la légalisation de l’avortement et du divorce, le droit de voter et de se présenter aux élections, ainsi que l’abolition des lois interdisant la prostitution et l’homosexualité , celle-ci n’a pas produit une théorie qui remette en question les normes hétérosexuelles naturelles ou la primauté de la destinée maternelle des femmes. » Smith cite ensuite une déclaration de John Riddell, un historien de gauche qui publie beaucoup dans l’International Socialist Review, l’organe de l’ISO : « Les femmes communistes de cette époque considéraient la procréation comme une responsabilité sociale et cherchaient à aider “les femmes pauvres qui souhaitent faire l’expérience de la maternité et pour qui c’est la plus grande joie”. »
Smith et Riddell, en s’appuyant sur une citation sortie de son contexte, falsifient la doctrine et la pratique des bolchéviks. Pour les bolchéviks, le remplacement de la famille par des moyens collectifs d’élever les enfants n’était pas un objectif lointain dans une société communiste future, mais un programme qu’ils avaient commencé à réaliser dans l’Etat ouvrier soviétique russe existant. Pour Alexandra Kollontaï, une des dirigeantes du travail bolchévique parmi les femmes, les institutions socialisées devaient prendre totalement en charge les enfants et s’occuper de leur bien-être physique et psychologique dès la petite enfance. Elle déclarait ainsi lors d’une intervention au premier Congrès panrusse des femmes en 1918 :
« La société se chargera graduellement de tout ce qui incombait antérieurement aux parents. [
]
« Maisons pour tout petits bébés, crèches, écoles enfantines, colonies et foyers d’enfants, infirmeries et maisons de santé pour enfants malades, restaurants, déjeuners gratuits à école, distribution gratuite des manuels, de vêtements chauds et de chaussures aux élèves des établissements d’enseignement - tout cela ne démontre-t-il pas surabondamment que l’enfant sort des cadres de la famille, qu’il est reporté des épaules des parents sur celles de la collectivité ? »
La famille et l’Etat communiste
Dans une société socialiste, le personnel soignant et enseignant dans les crèches, les jardins d’enfants et les écoles maternelles sera constitué d’hommes et de femmes. C’est seulement de cette façon que la division du travail séculaire entre les hommes et les femmes dans l’éducation des jeunes enfants pourra être éliminée.
Kollontaï était loin d’être la seule parmi les dirigeants bolchéviques à avoir ces positions sur l’avenir de la famille. Wendy Goldman, auteure américaine proche des féministes libérales, évoque ainsi dans son livre Women, the State and Revolution : Soviet Family Policy and Social Life, 1917-1936 (Cambridge University Press, 1993) les conceptions défendues par Alexander Goïkhbarg, l’auteur principal en 1918 du premier code juridique sur le mariage, la famille et la tutelle des enfants. Elle explique que Goïkhbarg « encourageait les parents à renoncer à “leur amour étroit et irrationnel pour leurs enfants”. Il estimait que l’éducation par l’Etat “donnera des résultats largement supérieurs à l’approche privée, individuelle, non scientifique et irrationnelle de parents individuels aimants mais ignorants”. » Les bolchéviks ne cherchaient pas seulement à libérer les femmes des corvées ménagères et de la domination patriarcale, ils voulaient aussi libérer les enfants des effets souvent pernicieux de l’autorité parentale.
Les bolchéviks et l’éducation collective des enfants
Smith, faisant écho à Vogel, écrit :
« Si on parvenait à éliminer la fonction économique de la famille ouvrière, si cruciale pour la reproduction de la force de travail dans le système capitaliste (et qui constitue en même temps la source de l’oppression des femmes), on pourrait établir la base matérielle de la libération des femmes. Ce résultat ne peut commencer à se matérialiser qu’avec l’élimination du système capitaliste, remplacé par une société socialiste qui socialisera le travail ménager qui auparavant incombait aux femmes. »
Le terme « travail ménager » utilisé par Smith est ambigu. Veut-elle dire simplement les tâches ménagères et les soins donnés aux jeunes enfants ? Et qu’en est-il du « travail ménager » nécessaire à ce qu’on appelle élever des enfants aujourd’hui aux Etats-Unis ? Smith n’en parle pas. Elle passe tout simplement sous silence la question des relations interpersonnelles entre une mère et ses enfants : les écouter et parler avec eux de leurs problèmes, de leurs désirs et de leurs craintes ; leur apprendre à parler et leur donner des notions élémentaires d’hygiène et de sécurité et autres tâches pratiques ; jouer avec eux ; les aider à faire leurs devoirs. Mais si l’on ne considère pas que ces interactions sont du ressort de la collectivité, la conception qu’a Smith du socialisme est entièrement compatible avec la préservation de la famille, moins les tâches ménagères.
Pourquoi cette ambiguïté sur une question d’une importance aussi centrale ? L’ISO cherche à plaire aux jeunes idéalistes de gauche en colportant une version du « marxisme » adaptée à leur point de vue et à leurs préjugés. Cette organisation ne prend presque jamais sur quoi que ce soit une position qui soit vraiment impopulaire dans le milieu radical-libéral américain. Des jeunes femmes aux penchants féministes trouveront tout à fait attrayante l’idée d’une vie de famille où l’on n’a pas à faire le ménage. Mais renoncer à leur foyer familial bien à elles et à s’occuper de leurs « propres » enfants ? Le public petit-bourgeois auquel Smith s’adresse serait offusqué par le programme bolchévique pour transformer la vie quotidienne en mode de vie collectif. Comme l’écrivait Kollontaï :
« La femme qui est appelée à lutter pour la grande uvre de l’affranchissement des ouvriers, cette femme doit savoir comprendre que dans la cité nouvelle il ne doit plus y avoir place à ces divisions d’autrefois : “Ce sont mes gosses à moi, pour eux toute ma sollicitude maternelle, toute mon affection. Ceux-là, sont tes gosses à toi, ceux de la voisine, ils ne me regardent point. J’ai bien assez des miens !” Désormais, la travailleuse- mère, consciente de son rôle social, doit s’élever à ne point faire de différence entre les tiens et les miens, elle doit se rappeler qu’il n’y a que nos enfants, ceux de la cité communiste, commune à tous les travailleurs. »
Marxisme et révolution sexuelle (souligné dans l’original)
En 1929, le Parti communiste de Russie appelait encore au dépérissement de la famille, et ce, malgré l’arrivée au pouvoir politique cinq ans plus tôt d’une caste bureaucratique conservatrice dirigée par Staline. Mais, comme nous l’écrivions dans « La Révolution russe et l’émancipation des femmes », « en 1936-1937, la dégénérescence du PC russe une fois achevée, il s’agissait désormais d’une “erreur grossière” selon la doctrine stalinienne et il fallait “reconstruire la famille sur une nouvelle base socialiste” ».
La famille est une construction sociale
Smith et Riddell prétendent (à tort) que le régime bolchévique était favorable à ce que les femmes jouent leur rôle traditionnel et que ce soient elles qui s’occupent en priorité des jeunes enfants. Goldman reproche au contraire aux bolchéviks d’avoir eu l’attitude opposée :
« Les bolchéviks attachaient peu d’importance aux puissants liens affectifs entre parents et enfants. Ils supposaient que la plupart des soins dont avaient besoin les enfants, y compris les nourrissons, pouvaient être relégués à des employés rémunérés du service public. Ils avaient tendance à négliger le rôle du lien mère-enfant dans la survie du nourrisson et le développement de la petite enfance. Pourtant il suffisait d’avoir une connaissance, même rudimentaire, de ce qui se passait dans les orphelinats d’avant la révolution, pour savoir qu’en milieu institutionnel les taux de survie sont horriblement faibles pour les nourrissons, et pour se rendre compte des obstacles au développement de l’enfant que cela représente. »
Cette analogie est totalement infondée. On ne peut absolument pas comparer le traitement et le sort des enfants abandonnés dans les orphelinats misérables de la Russie tsariste à l’éducation collective des enfants dans une société révolutionnaire. Un Etat ouvrier, surtout dans un pays économiquement avancé, disposerait des ressources humaines et matérielles lui permettant sur tous les plans de s’occuper des enfants bien mieux qu’une mère dans le cadre du foyer familial et privé.
De plus, les bolchéviks mettaient beaucoup l’accent sur la santé et le bien-être de la mère et de l’enfant. Le Code du travail de 1918 accordait au moins 30 minutes de pause payée toutes les trois heures pour allaiter. Le programme d’assurance maternité mis en uvre la même année prévoyait un congé de maternité entièrement payé de huit semaines, des pauses pour s’occuper des nourrissons et des lieux de repos dans les usines pour les femmes qui travaillaient, la gratuité des soins médicaux avant et après la naissance ainsi qu’une allocation post natale en espèces. Avec ses réseaux de maternités, de cabinets de consultation, de réfectoires, de crèches et de foyers pour les mères et les nourrissons, ce programme était peut-être l’innovation du régime soviétique la plus populaire parmi les femmes.
Les féministes, aux Etats-Unis et ailleurs, s’insurgent habituellement contre l’idée que « la biologie détermine la destinée », une idée considérée comme machiste. Pourtant, Goldman part du principe que les femmes (et aussi les hommes) qui ne sont pas biologiquement liés aux nourrissons et aux jeunes enfants ne peuvent pas développer les mêmes sentiments protecteurs à l’égard de ces petits que leur mère biologique. Les parents d’enfants adoptés ne seront probablement pas d’accord. Mais les pratiques d’adoption contemporaines aux Etats-Unis se basent aussi sur la conception qu’il n’y a que dans une « famille » qu’un enfant peut obtenir les soins et l’affection dont il a besoin que cette famille soit constituée du père et de la mère biologiques, de parents adoptifs ou de parents homosexuels ou transgenre. Loin d’être un fait de nature, l’idée que c’est seulement dans un cadre familial que l’éducation des enfants peut être une réussite est une construction sociale.
Au temps où nous étions des chasseurs-cueilleurs (durant la plus grande partie des 200 000 ans d’existence de notre espèce), c’est le groupe ou la tribu, et pas le « couple », qui était l’unité de base de l’existence humaine. Le témoignage de missionnaires jésuites du XVIIe siècle qui avaient vécu parmi les Naskapi, un peuple chasseur du Labrador, en fournit une illustration relativement récente. Eleanor Burke Leacock, dans son excellente introduction à l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat d’Engels, rapporte que ces jésuites se plaignaient de la liberté sexuelle des femmes naskapi, en donnant comme exemple un homme qui « lui-même n’était pas sûr que son fils, qui était présent, était vraiment son fils ». Le Naskapi répondit : « Tu ne comprends rien. Vous, les Français, vous aimez seulement vos propres enfants ; nous aimons tous les enfants de notre tribu. »
La disparition des classes et de la propriété privée sous le communisme mènera inévitablement à une liberté totale dans les relations sexuelles et à la disparition de toute notion de légitimité ou d’illégitimité. Tout le monde aura accès à tous les avantages fournis par la société du simple fait d’être un citoyen du Soviet international.
La famille comme vecteur de l’idéologie bourgeoise
Pour Vogel et Smith, le concept de travail ménager ne concerne implicitement que des activités physiques. Smith écrit par exemple : « Les responsabilités de la famille au quotidien consistent toujours essentiellement à nourrir, habiller, nettoyer et s’occuper de ses membres, et cette responsabilité retombe toujours principalement sur les femmes. » Mais élever des enfants pour les préparer à entrer un jour sur le marché du travail, ce n’est pas la même chose qu’élever des veaux et des agneaux pour le marché aux bestiaux. La reproduction de la force de travail humaine n’est pas seulement de nature biologique, elle a aussi un aspect social, c’est-à-dire idéologique. Emmener un enfant à l’église ou lui donner une instruction religieuse est aussi une forme de travail ménager, qui est à sa manière importante pour la perpétuation du système capitaliste, tout comme emmener un enfant voir un film qui glorifie les « valeurs familiales », le patriotisme, etc. La famille est la principale institution transmettant l’idéologie bourgeoise dans ses diverses formes d’une génération à l’autre.
Dans l’ABC du communisme, écrit en 1919, les dirigeants bolchéviques Boukharine et Préobrajensky expliquaient que la toute petite minorité des capitalistes ne peut pas dominer la classe ouvrière uniquement par la force physique et la coercition de la police et de l’armée. La perpétuation du système capitaliste a aussi besoin de la force des idées :
« La bourgeoisie comprend très bien qu’elle ne viendra pas à bout des masses ouvrières par la seule force brutale. Il lui faut aussi tisser, tout autour des cerveaux de ces masses, une fine toile d’araignée. [
] l’Etat capitaliste éduque pour l’abêtissement, l’abrutissement et la domestication du prolétariat, des techniciens, des maîtres d’école et des professeurs bourgeois, des prêtres et des évêques, des écrivailleurs et des journalistes bourgeois. »
Boukharine et Préobrajensky citaient les trois principales institutions qui permettent à la bourgeoisie de perpétuer sa domination idéologique : le système éducatif, l’Eglise et la presse ; aujourd’hui il faut y ajouter les médias, y compris le cinéma, la télévision et l’Internet.
Dans les pays capitalistes avancés, où les enfants sont largement considérés comme la propriété de leurs parents, la famille a un rapport différent à chacune de ces institutions. Dès l’âge de cinq ou six ans, les enfants sont légalement tenus de fréquenter l’école (publique ou privée), et les jeunes enfants vont souvent à la maternelle. Dès qu’ils cessent d’être des nourrissons, les enfants regardent la télévision, et leurs parents (généralement la mère) contrôlent les programmes qu’ils regardent. Aux Etats-Unis et dans d’autres pays, les membres du clergé n’ont pas cet accès direct automatique aux jeunes enfants, contrairement aux enseignants et aux producteurs de télévision : ce sont les parents qui décident si oui ou non leurs enfants seront soumis à l’endoctrinement religieux. Au moins au début, cet endoctrinement est imposé aux enfants contre leurs désirs subjectifs. Il n’y a probablement pas d’enfant de quatre ou cinq ans sur la planète qui ne préférerait pas jouer avec d’autres enfants plutôt que d’assister à des offices religieux.
Prenons l’exemple d’un garçon de dix ans, dont les parents sont catholiques pratiquants. Depuis qu’il est tout petit on l’emmène à l’église. Il fréquente l’école catholique au lieu de l’école publique ou bien il reçoit une instruction religieuse supplémentaire. A la maison, on fait la prière avant le repas et il est témoin de multiples expressions de croyance religieuse dans sa vie de tous les jours. Cet enfant adhérera probablement aux croyances et à la doctrine catholiques, au moins jusqu’à l’âge où il sera libéré de l’autorité parentale.
Prenons inversement un enfant de dix ans dont les parents ne sont pas croyants. Sa connaissance de la religion est limitée à ce qu’il a appris à l’école publique, ou glané ici et là à la télévision, dans des films ou des conversations avec d’autres enfants qui sont croyants. Il est presque certain que cet enfant ne sera pas croyant. Mais le fait de ne pas être croyant ne vaccine pas un enfant contre d’autres formes, probablement « progressistes », d’idéologie bourgeoise. Un enfant élevé par des parents qui se réclament de « l’humanisme laïque » adhérera probablement au libéralisme politique aux Etats-Unis ou à la social-démocratie en Europe de l’Ouest, et même éventuellement à l’élitisme intellectuel. Il y a aussi un courant « libertarien » athée (lié à l’essayiste américaine Ayn Rand) qui prône l’individualisme égocentrique et le capitalisme « du libre marché ». La religion n’est pas la seule forme d’idéologie bourgeoise réactionnaire.
La famille opprime les enfants et les femmes ; elle déforme aussi beaucoup la conscience des hommes. Les féministes, qu’elles soient libérales ou « socialistes », refusent d’admettre ou nient carrément cette vérité sociale élémentaire. Pour elles, reconnaître que l’oppression des enfants est intrinsèque à la famille signifierait (comble de l’horreur !) critiquer le comportement socialement conditionné des femmes dans leur rôle de mère. Des soi-disant marxistes comme Vogel et Smith, qui propagent la thèse que le travail ménager est la base de l’oppression des femmes, font comme si les femmes ne pouvaient que faire du bien à leurs enfants.
Contre la répression sexuelle des enfants
La plupart des féministes condamnent la violence physique contre les enfants, mais dans les faits elles sont indifférentes à la violence psychologique. Les enfants de parents chrétiens intégristes, par exemple (qu’ils soient catholiques ou protestants), sont torturés mentalement par la croyance qu’ils iront en enfer s’ils se comportent mal.
Mais la répression sexuelle des enfants est beaucoup plus répandue et plus destructrice psychologiquement, et cela y compris jusqu’à très tard dans l’adolescence. La société capitaliste est axée sur la répression de la sexualité chez les enfants dès leur naissance. Même les parents les plus éclairés ne peuvent pas protéger les enfants de l’idéologie moraliste anti-sexualité qui imprègne la société américaine, qu’il s’agisse des allées bleues et roses des magasins de jouets Toys « R » Us ou de l’interdiction de la nudité en public ou de la diabolisation de toute activité sexuelle des enfants, y compris la masturbation. En tant que dispensateurs de soins principaux des nourrissons et enfants en bas âge, les mères plus que les pères sont celles qui commencent ce processus de répression sexuelle, en apprenant aux enfants à avoir honte de leur corps et à réprimer leur curiosité naturelle.
Comparé avec les « féministes socialistes » d’aujourd’hui, August Bebel, un des principaux dirigeants de la social-démocratie allemande à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, apparaît comme un partisan ultra radical de la liberté sexuelle. Dans la Femme et le socialisme, il expliquait :
« La satisfaction de l’instinct sexuel est chose aussi personnelle à tout individu, que celle de n’importe quel autre penchant naturel. Nul n’aura de compte à rendre sur ce point, aucun intrus n’aura à s’en mêler. [
] La disparition de toute fausse honte ou de toute gêne pour discuter les questions sexuelles, amènera entre les sexes des rapports beaucoup plus naturels. »
Les « féministes socialistes » d’aujourd’hui peuvent écrire des centaines et des centaines de pages sans mentionner qu’une société socialiste permettrait à chacun de mieux satisfaire ses besoins et ses désirs sexuels.
L’avenir communiste
Sous le communisme, les gens seront réellement et véritablement libres de façonner et de refaçonner leurs relations interpersonnelles. Cette liberté n’est bien sûr pas absolue. L’humanité ne peut pas transcender sa constitution biologique et ses rapports à l’environnement naturel. L’homme et la femme communistes vieilliront et mourront eux aussi. L’humanité ne peut pas non plus totalement effacer l’ardoise et repartir à zéro pour reconstruire la société. L’humanité communiste recevra le meilleur et le pire de l’héritage culturel accumulé par notre espèce. Nous ne pouvons pas savoir quelles seront les pratiques sexuelles de la société communiste, car c’est l’avenir qui les déterminera. Toute tentative d’anticiper, ou pire de recommander quelque chose porterait l’empreinte des attitudes, des valeurs et des préjugés d’une société de classes répressive.
Il y a une différence fondamentale entre les marxistes et les féministes, qu’elles soient bourgeoises ou qu’elles se réclament du socialisme : c’est que notre but ultime n’est pas l’égalité des sexes en tant que telle, mais le développement progressiste de l’espèce humaine dans son ensemble. L’éducation collective des enfants dans des conditions d’abondance matérielle et de richesse culturelle produira des êtres humains dont les capacités mentales ainsi que le bien-être psychologique seront largement supérieurs à ceux des personnes vivant dans cette société oppressive divisée en classes, et où règne la misère. Dans un discours de 1932 sur la révolution d’Octobre, Léon Trotsky déclarait :
« Il est vrai que l’humanité a, plus d’une fois, mis au monde des géants de la pensée et de l’action, qui dominaient leurs contemporains comme les sommets dominent une chaîne de montagnes. La race humaine a le droit d’être fière d’Aristote, de Shakespeare, de Darwin, de Beethoven, de Goethe, de Marx, d’Edison et de Lénine. Mais pourquoi sont-ils si rares ? D’abord, parce que, sauf exception, ils venaient tous des classes dominantes ou des classes moyennes. A part de très rares exceptions, les étincelles de génie nées dans les profondeurs opprimées du peuple sont étouffées avant d’avoir pu se transformer en flamme. Mais cela tient aussi à ce que les processus de création, de développement et d’éducation d’un être humain ont été et demeurent essentiellement une affaire de hasard, que n’éclairent ni la théorie ni la pratique, qui n’est pas soumise à la conscience et à la volonté. [
]
« Quand il en aura terminé avec les forces anarchiques de sa propre société, l’homme se mettra au travail sur lui-même, dans les mortiers et les cornues du chimiste. Pour la première fois, l’humanité se considérera elle-même comme matière première, ou, au mieux, comme un produit physique et chimique semi-fini. Le socialisme signifiera un saut du règne de la nécessité dans celui de la liberté, en ce sens aussi que l’homme d’aujourd’hui, avec toutes ses contradictions et son absence d’harmonie, ouvrira la voie à une nouvelle race plus heureuse. »
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