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Le Bolchévik nº 196 |
Juin 2011 |
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Lutte ouvrière, Mitterrand et le front populaire : Une longue histoire révisionniste
Lutte ouvrière (LO) organisait le 13 mai dernier à Montreuil un grand meeting de son « cercle Léon Trotsky » à l’occasion du 30e anniversaire, le 10 mai, de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la république, et sans nul doute à l’occasion du début de la campagne électorale de leur candidate Nathalie Arthaud au même poste.
On a eu droit à un discours de près de deux heures énonçant une liste longue (et partielle) des crimes de Mitterrand, de son passé vichyste à son rôle au premier rang de la répression au début de la guerre d’Algérie en tant que ministre de l’Intérieur et ministre de la Justice, puis comme chef de file de l’Union de la gauche et finalement chef de l’impérialisme français de 1981 à 1995.
L’Union de la gauche, avec son « programme commun » signé en 1972 entre le Parti socialiste, le Parti communiste et les bourgeois du Mouvement des radicaux de gauche, était un « front populaire », une alliance de collaboration de classes entre les deux grands partis ouvriers réformistes et un petit parti capitaliste. Comme l’écrivait Trotsky en juillet 1936 :
« La question de toutes les questions est maintenant le Front populaire. Les centristes de gauche cherchent à présenter cette question comme une manuvre tactique ou même technique, pour pouvoir à l’ombre du Front populaire mener leurs petites affaires. En réalité le Front populaire est pour cette époque-ci la question capitale de la stratégie de classe prolétarienne. Il donne aussi le meilleur critérium pour la différence entre bolchévisme et menchévisme car on oublie souvent que le plus grand exemple historique de front populaire est la révolution de Février 1917. »
Lettre de Trotsky à la direction du RSAP, 16 juillet 1936 (Bulletin intérieur international n° 3, début mai 1938)
Pour Trotsky, l’opposition au front populaire était une question de principe. Le PCF venait de trahir la situation pré-révolutionnaire de Juin 36 au nom de l’alliance du Front populaire (voir notre article « Comment le PCF a saboté la possibilité d’une révolution ouvrière Le Front populaire de Juin 36 », le Bolchévik n° 179 et 180, mars et juin 2007), et les centristes du POUM espagnol, qui avaient signé le pacte de front populaire en janvier 1936, allaient faire de même avec la Révolution espagnole (voir Spartacist édition française n° 39, été 2009).
L’objectif du discours de Lutte ouvrière était de rappeler que la participation du PCF au gouvernement de Mitterrand en 1981-1983 avait grandement contribué à l’effondrement du PCF, dont celui-ci ne s’est jamais remis. Sans doute la politique de Lutte ouvrière revient-elle au fond à faire pression sur les militants du PCF pour qu’ils ne recommencent pas en 2012 : « Le dévouement à leur parti comme aux intérêts des couches populaires, la combativité et la persévérance de ces militants mériteraient une autre politique que cette perpétuelle recherche d’alliance électorale » (Lutte de Classe n° 135, avril). Mais à aucun moment, et pour cause, l’orateur de Lutte ouvrière n’en a profité pour expliquer que toutes les alliances de collaboration de classes avec la bourgeoisie ont pour objectif de paralyser la classe ouvrière et elles pavent la voie à sa défaite. Seule une représentante de la LTF a pu le faire observer dans ses remarques depuis la salle à la fin de la présentation. Voici son intervention :
« LO s’est bien gardée dans cette présentation de rappeler la position de Lénine pendant la Révolution russe de 1917, ainsi que celle de Trotsky notamment face au front populaire en Espagne et en France en 1936 : la position léniniste-trotskyste c’est l’opposition irréductible aux alliances de collaboration de classes entre des partis de la classe ouvrière et des partis ou des représentants individuels de la bourgeoisie, car ces alliances de front populaire mènent toujours à la défaite et à la démoralisation de la classe ouvrière. La Révolution russe a été victorieuse car Lénine s’est opposé à tout soutien politique, sous quelque forme que ce soit, au gouvernement provisoire de l’époque.
« Trotsky qualifiait le front populaire de “plus grand crime”. C’est pourquoi les trotskystes, suivant l’exemple du SWP américain de James P. Cannon des années 1930 à 1950, refusent par principe de voter pour le front populaire, y compris pour ses candidats membres de partis ouvriers. La Ligue trotskyste de France avait ainsi appelé à ne pas voter pour le front populaire de Mitterrand en 1981, contrairement à Lutte ouvrière qui avait foulé aux pieds l’indépendance de classe du prolétariat en appelant à voter pour cet ancien politicien capitaliste de la Quatrième république allié au PCF mais aussi aux Radicaux de gauche bourgeois.
« LO a beau faire de belles descriptions des crimes du front populaire de Mitterrand, ils n’ont rien appris ni rien oublié de leur soutien de l’époque pour Mitterrand. En un quart de siècle ils sont passés du vote “sans illusion mais sans réserve” pour Mitterrand le 10 mai 1981 au vote “sans réserve mais sans illusion” pour Ségolène Royal en 2007. Et ils ont franchi un an plus tard un pas supplémentaire dans leur soutien au front populaire en passant des accords en 2008 avec le PCF, les chevènementistes, etc. pour former des majorités municipales et voter le budget des mairies capitalistes de gauche, ce qu’ils font depuis trois ans maintenant.
« La seule différence de LO sur cette question avec les sociaux-démocrates du NPA, c’est qu’il [le NPA] vote pour le front populaire toujours et partout, alors que LO décide ou pas de le faire au coup par coup. Pour DSK l’année prochaine, ce sera selon l’opportunisme du moment. L’opposition de principe à la collaboration de classes, l’opposition à la trahison que représente le soutien, même seulement électoral, au front populaire, c’est la Ligue communiste internationale qui la représente. »
Dans sa réponse à l’intervention de notre camarade, Lutte ouvrière a été contrainte de reconnaître qu’elle avait effectivement appelé à voter pour Mitterrand en 1981 (ainsi qu’en 1974), ce qu’elle avait tu pendant les presque deux heures d’un discours consacré à l’anniversaire du 10 mai 1981 ! Sans revenir sur son vote pour Ségolène Royal en 2007, LO a justifié cette trahison d’il y a 30 ans en précisant qu’elle l’avait faite comme un « geste de solidarité vis-à-vis des travailleurs qui pensaient sincèrement que l’expérience de la gauche au pouvoir ça apporterait une amélioration importante dans leur vie, etc. » La « solidarité » avec les travailleurs, cela veut dire pour des révolutionnaires lutter pour qu’ils ne fassent pas d’expériences néfastes comme celle du front populaire. C’est rappeler les défaites que le front populaire cause aux travailleurs, en 1936-1939, en 1944-1947, au Chili en 1970-1973 (voir notre article dans le Bolchévik n° 194, décembre 2010), etc. LO au contraire porte sa modeste part de responsabilité dans le résultat désastreux pour la classe ouvrière du front populaire de Mitterrand. De fait, les 670 000 voix qu’Arlette Laguiller avait obtenues au premier tour des élections représentaient plus de la moitié de l’écart au deuxième tour entre Mitterrand et le candidat de la droite.
En réponse à notre interpellation, LO a refusé de dire par avance que non, elle refuserait de voter Dominique Strauss-Kahn (DSK) l’année prochaine ! La réunion se tenait deux jours avant qu’éclatent les accusations de viol contre lui. A ce moment-là, DSK n’était pas encore soupçonné d’être un vulgaire psychopathe anti-femmes. Mais c’était en tout cas un criminel certifié aux yeux de la classe ouvrière internationale : après avoir administré à l’austérité anti-ouvrière depuis le Ministère de l’Economie et des Finances sous le gouvernement capitaliste de Jospin, Buffet (PCF) et Voynet (Verts), il a été pendant près de quatre ans directeur du FMI. Il y a présidé à la dévastation des acquis des classes ouvrières grecque, roumaine, etc., et conduit avec ses « plans d’ajustement structurel » d’innombrables personnes à la faim et à la mort dans le monde. Le fait que LO ait évité de dire qu’elle n’allait pas voter pour lui l’année prochaine en dit long sur son opportunisme petit-bourgeois, à l’opposé du trotskysme qui porte sur son étendard :
« Regarder la réalité en face ; ne pas chercher la ligne de moindre résistance ; appeler les choses par leur nom ; dire la vérité aux masses, quelque amère qu’elle soit ; ne pas craindre les obstacles ; être rigoureux dans les petites choses comme dans les grandes ; oser, quand vient l’heure de l’action : telles sont les règles de la IVe Internationale. »
Programme de transition, 1938
Mais en conclusion de son meeting, LO a raillé notre camarade en cherchant à minimiser la signification de son municipalisme : « Je crois qu’il y a des camarades qui croient que la bourgeoisie elle prend ses décisions dans les conseils municipaux. » Mais en votant fidèlement le budget municipal, qui comprend la police municipale, etc., LO prend la responsabilité politique pour les crimes, souvent mesquins il est vrai, commis contre les ouvriers, les Roms, les sans-papiers, etc., par les maires PCF et chevènementistes qu’elle soutient.
LO s’est aussi défendue de nos attaques sur le thème que les autres font pareil. Ainsi, ils ont défendu leur participation aux municipalités capitalistes en disant que cela fait plus de cent ans que le mouvement ouvrier pratique le municipalisme, et ils se sont placés explicitement dans la tradition française social-démocrate de la SFIO de Jaurès et Guesde mais pas dans celle de Lénine, qui avait montré par toutes ses interventions dans les mois cruciaux précédant l’insurrection d’Octobre 1917 son opposition à participer à la gestion des municipalités, comme nous l’avons détaillé dans notre article « A bas les postes exécutifs de l’Etat capitaliste ! Principes marxistes et tactiques électorales » (Spartacist édition française n° 39, été 2009).
Dans le même article, nous expliquons pourquoi nous refusons par principe de nous présenter à des postes exécutifs de l’Etat capitaliste, comme en France celui de président de la République (contrairement à Lutte ouvrière qui n’a pas manqué de se présenter à toutes les élections présidentielles depuis près de 40 ans) :
« Le fait d’être candidat à un poste exécutif implique, qu’on le veuille ou non, que l’on est prêt à accepter de telles responsabilités, quels que soient les démentis que l’on puisse faire par avance. Etre candidat à un poste exécutif, quand on se réclame du marxisme, ne peut que conférer une légitimité aux conceptions réformistes les plus répandues sur l’Etat. [
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« Ce qui est en jeu avec la question de poser sa candidature à un poste exécutif, c’est l’opposition fondamentale entre le marxisme et le réformisme : le prolétariat peut-il utiliser la démocratie bourgeoise et l’Etat bourgeois pour mener à bien une transition pacifique vers le socialisme, ou au contraire le prolétariat doit-il démolir la vieille machine étatique et créer à sa place un nouvel Etat pour imposer son propre pouvoir de classe la dictature du prolétariat afin de réprimer et d’exproprier les exploiteurs capitalistes ? »
LO a répondu à sa manière à la question ; c’est tout simplement une organisation réformiste dont les actions sont en réalité au service du front populaire capitaliste, par ses votes et par son municipalisme (voir notamment notre article « Expulsions racistes à Bagnolet LO se solidarise avec les expulsés
pour redorer le blason de la municipalité PCF » le Bolchévik n° 192, juin 2010). Leur participation aux majorités municipales est si grossièrement opportuniste qu’elle avait permis à leur ancienne minorité de les critiquer de la gauche sur cette question, au moment même où cette minorité faisait route vers le NPA social-démocrate.
L’opportunisme de LO va à l’encontre des leçons fondamentales de la Révolution russe et tout simplement de la nécessité de l’indépendance politique de la classe ouvrière face à la bourgeoisie. Quant à nous, notre but est ni plus ni moins de préparer de nouvelles révolutions d’Octobre en cherchant à préserver et transmettre à la classe ouvrière les leçons chèrement payées des luttes pour l’émancipation du joug du capital. Cela veut dire une lutte intransigeante contre tous les charlatans et les traîtres qui prétendent à la direction de la classe ouvrière mais qui l’enchaînent à son ennemi de classe bourgeois, que ce soit en soutenant (de l’intérieur ou de l’extérieur) des alliances électorales avec des bourgeois pour gérer le capitalisme, ou en participant directement à la gestion gouvernementale du capitalisme (au niveau municipal ou national). Nous luttons pour forger des sections d’une Quatrième Internationale reforgée, l’instrument indispensable à la prise du pouvoir d’Etat et à l’établissement du pouvoir des travailleurs dans le monde entier.
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