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Le Bolchévik nº 221

septembre 2017

Centenaire de la Révolution russe

Le PCF apporte sa pierre à l'idéologie de la « mort du communisme »

La continuité du bolchévisme aujourd’hui, c’est la LCI

Nous célébrons cet automne le centième anniversaire de la Révolution russe. Pour la première fois dans l’histoire, la classe ouvrière prit le pouvoir, avec à sa tête le Parti bolchévique de Lénine et Trotsky. Chassant du pouvoir la bourgeoisie, elle entreprit immédiatement de sortir le pays de la guerre impérialiste et de donner la terre aux paysans. L’expropriation des moyens de production aux mains des capitalistes permit de jeter les bases d’une réorganisation complète de l’économie, montrant ainsi la perspective d’une planification rationnelle de l’économie dans l’intérêt des masses travailleuses. Par-dessus tout, les bolchéviks luttèrent avec acharnement pour étendre la révolution au reste du monde, et au premier chef au cœur industriel avancé de l’Europe, l’Allemagne.

Même si cette extension échoua, ce qui pava la voie à la dégénérescence ultérieure de la Révolution aux mains de la bureaucratie stalinienne, la Révolution russe donna des acquis gigantesques aux travailleurs, aux femmes et aux peuples minoritaires de l’ancien empire tsariste grâce à la collectivisation des moyens de production. Ces acquis n’ont été définitivement détruits qu’avec la contre-révolution capitaliste menée par les héritiers de Staline en 1991-1992.

La restauration capitaliste a ouvert une période de régression considérable du niveau de vie et même de l’espérance de vie dans l’ex-Union soviétique et les autres pays d’Europe de l’Est où avaient été établis des Etats ouvriers déformés dans la foulée de la victoire de l’Armée rouge sur les nazis en 1945. Clamant que « le communisme est mort », la bourgeoisie s’attaque partout dans le monde avec une férocité décuplée aux derniers acquis que les travailleurs avaient pu arracher à une époque où le rapport des forces leur était plus favorable, du fait notamment de l’existence de l’Union soviétique.

Ce retour en arrière est aussi idéologique. Dans nombre de pays est en recul sévère l’idée qu’il est possible de construire une société égalitaire d’abondance, où le capitalisme aura été liquidé et où l’économie sera réorganisée selon un plan collectiviste à l’échelle mondiale. Mais, comme l’écrivaient en 1847 les fondateurs du communisme scientifique, Karl Marx et Friedrich Engels, « un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme ».

Car la lutte des classes est inhérente au système d’exploitation capitaliste et la bourgeoisie doit éradiquer l’idée que les travailleurs peuvent, ils l’ont déjà prouvé en Russie, le renverser s’ils ont à leur tête un parti de type bolchévique. D’où les salves anticommunistes à l’occasion du centenaire de la Révolution russe. Entre autres exemples, le Monde a publié cet été deux séries de 6 articles à cette occasion, dont l’une rédigée par l’historien anticommuniste Marc Ferro.

Mais l’Humanité, l’organe du « Parti communiste » français (PCF), s’y est donnée à cœur joie également en publiant un supplément spécial de plus de cent pages. Perpétuant la campagne sur « la mort du communisme », ce supplément se répand sur comment le stalinisme ne serait, soi-disant, que la continuité et le fruit du bolchévisme et du léninisme. (Contretemps, qui fait office d’organe théorique au NPA, a produit un pamphlet de tonalité similaire dans son numéro de juillet 2017 consacré à la révolution d’Octobre.)

Un des premiers textes dans la brochure du PCF a été pondu par Nicolas Werth, l’un des principaux auteurs du brûlot anticommuniste d’il y a vingt ans, le Livre noir du communisme (voir Spartacist édition française n° 32, printemps 1998). Werth déclare et répète pour l’Huma qu’Octobre était un « coup d’Etat », qui a mené à « des décennies de dictature. »

Non ! Ce que la Révolution russe a démontré, c’est la supériorité qualitative d’une économie planifiée collective sur l’anarchie capitaliste, malgré les énormes déformations bureaucratiques dues à la bureaucratie parasitaire stalinienne qui se développa du fait de l’isolement de la Révolution russe. L’URSS a été capable de construire cette économie industrielle moderne à partir de pratiquement rien, après les ravages de la guerre civile de 1918-1921, puis d’écraser le nazisme pendant la Deuxième Guerre mondiale.

C’est cela que la bourgeoisie essaie de faire oublier, alors que la crise capitaliste de 2008 perdure, que des millions de personnes se débattent dans la misère, que des guerres jettent par millions les gens sur le chemin de l’exil, que les pays pauvres s’enfoncent toujours plus dans la pauvreté. La seule réponse, c’est le communisme. Pour y parvenir, il faut exproprier les capitalistes, grâce à de nouvelles révolutions d’Octobre, et construire une économie collectivisée et planifiée internationalement, basée sur les besoins des populations et le développement massif des moyens de production.

Oui, la dictature du prolétariat était à l’ordre du jour en 1917

La brochure du PCF suit un modèle usé d’attaques contre la Révolution russe. On y prétend que seule une « révolution démocratique », pas une révolution socialiste, était à l’ordre du jour dans l’empire tsariste à ce moment-là – et a fortiori en France aujourd’hui, insiste Pierre Laurent, secrétaire national du PCF, dans son mot de conclusion à la brochure. Edgar Morin, lui, déclare carrément qu’« il faut abandonner l’idée de salut liée aux révolutions qui rend fou politiquement ».

En fait, Trotsky avait déjà expliqué, dans son livre de 1906 Bilan et perspectives, que la Russie, en dépit de son arriération économique, faisait déjà partie d’une économie capitaliste mondiale mûre pour le socialisme, et que les travailleurs prendraient directement le pouvoir en Russie sans attendre une période prolongée de développement capitaliste.

Il fallait qu’ils prennent le pouvoir pour que la Russie se libère de son passé féodal. Les bourgeoisies jeunes et énergiques d’Angleterre (au XVIIe siècle) et de France (au XVIIIe) avaient pris la tête de la plèbe urbaine et rurale pour mener à bien une révolution démocratique bourgeoise. Celle-ci avait balayé les entraves, héritées du féodalisme, à un développement capitaliste moderne, pour donner naissance à un prolétariat industriel. Mais la bourgeoisie russe, venue sur le tard, subordonnée aux industriels et aux banquiers étrangers (notamment via les fameux « emprunts russes » contractés auprès des capitalistes français), liée par mille liens à l’aristocratie, était trop faible et lâche pour pouvoir suivre une telle voie. Elle craignait trop de se voir balayée si les masses ouvrières et paysannes se soulevaient contre l’autocratie tsariste.

Trotsky explique comment la question se posait avant Octobre 1917 :

« La victoire complète de la révolution démocratique en Russie n’est concevable que sous la forme de la dictature du prolétariat s’appuyant sur la paysannerie. La dictature du prolétariat, qui mettra infailliblement à l’ordre du jour, non seulement les tâches démocratiques, mais aussi les tâches socialistes, donnera en même temps une forte impulsion à la révolution socialiste internationale. Seule la victoire du prolétariat en Occident préservera la Russie de la restauration bourgeoise et lui assurera la possibilité de mener l’édification socialiste jusqu’au bout. »

– « Trois conceptions de la Révolution russe » (août 1939)

C’est cela la théorie de la révolution permanente. Trotsky l’avait formulée dès 1906, et la révolution d’Octobre en représente une confirmation éclatante.

L’explosion ouvrière qui se produisit en février 1917 força en quelques jours le tsar à abdiquer. Ce que voulaient les ouvriers et les soldats, c’était la paix et le pain. Les paysans voulaient la terre. Derrière ces revendications simples se cachaient les contradictions de classes de la société capitaliste. Dépendant complètement des puissances impérialistes dominantes et de l’exploitation des ouvriers et des paysans, la bourgeoise russe était tout simplement incapable de satisfaire la moindre de ces revendications.

Dès la révolution de février 1917, les travailleurs créèrent leurs propres organes de pouvoir, les soviets (conseils ouvriers), instaurant un double pouvoir entre ceux-ci et le gouvernement provisoire bourgeois. Mais les ennemis des bolchéviks (menchéviks et socialistes-révolutionnaires, ou SR) prirent la tête des soviets et cherchèrent à refaire passer tout le pouvoir aux mains du gouvernement provisoire, avant de pouvoir liquider les soviets eux-mêmes (grâce à une assemblée constituante ou à un coup d’Etat militaire). Et cela pour maintenir la Russie à l’étape de la « révolution démocratique », autrement dit du capitalisme, indépassable selon leur schéma – le schéma aussi des menchéviks d’aujourd’hui à l’Humanité.

Tout le problème des bolchéviks, de Février à Octobre, consista à résoudre cette contradiction que, si les ouvriers étaient révolutionnaires, c’étaient des contre-révolutionnaires qui s’étaient mis à la tête des soviets, soutenaient le gouvernement provisoire et y participaient avec les bourgeois et les banquiers – un gouvernement anti-ouvrier.

La perspective politique de Lénine rejoignit alors complètement celle de Trotsky. Lénine lutta avec acharnement depuis son exil suisse, puis dès qu’il arriva en Russie en avril 1917, pour gagner le parti bolchévique à la prise du pouvoir par les soviets, sous la direction des bolchéviks, sans attendre la réalisation d’une impossible étape « démocratique » de la révolution. Comme il l’explique dans ses « Thèses d’avril » :

« Ce qu’il y a d’original dans la situation actuelle en Russie, c’est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d’organisation du prolétariat, à sa deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie. […]

« Expliquer aux masses que les Soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire, et que, par conséquent, notre tâche, tant que ce gouvernement se laisse influencer par la bourgeoisie, ne peut être que d’expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement aux masses les erreurs de leur tactique, en partant essentiellement de leurs besoins pratiques.

« Tant que nous sommes en minorité, nous nous appliquons à critiquer et à expliquer les erreurs commises, tout en affirmant la nécessité du passage de tout le pouvoir aux Soviets des députés ouvriers, afin que les masses s’affranchissent de leurs erreurs par l’expérience.

« […] Non pas une république parlementaire, – y retourner après les Soviets des députés ouvriers serait un pas en arrière, – mais une république des Soviets de députés ouvriers, salariés agricoles et paysans dans le pays tout entier, de la base au sommet. »

Fondamentalement, le cours de Février à Octobre fut dicté par cette perspective. Le soutien, même critique, au gouvernement capitaliste que préconisèrent en février-mars 1917 de nombreux dirigeants bolchéviques (dont Staline), à l’opposé des positions de Lénine, était un obstacle fondamental à la lutte pour le pouvoir soviétique. Toute la question était de faire passer le pouvoir aux mains des travailleurs au travers des soviets qui, pour Lénine, devaient être la base d’un Etat ouvrier.

L’Etat capitaliste, instrument de la dictature d’une minorité d’exploiteurs, a pour noyau des bandes d’hommes armés : l’armée, la police, les tribunaux et les prisons, comme l’explique Lénine dans son texte essentiel l’Etat et la révolution (août 1917). Elles ne peuvent être réformées pour servir à la domination des travailleurs. Aussi la révolution socialiste doit-elle détruire l’appareil d’Etat bourgeois et le remplacer par un nouvel appareil reposant sur des organes de pouvoir prolétarien (les soviets), dédié à la défense des nouvelles formes de propriété collectivisées issues de l’expropriation des capitalistes : la dictature du prolétariat.

Les auteurs de la brochure du PCF ne renient pas les soviets, mais ils en falsifient la nature ! Pour eux, ce sont des mini-parlements instaurés « dans un climat de fête et d’espérance marqué par une formidable libération d’une parole trop longtemps bâillonnée ». Ainsi le déclare Werth, qui regrette que tout cela « rend le pays difficilement gouvernable ». Pour ces gens-là, ce dont la Russie avait besoin en 1917, c’était de l’ordre bourgeois, pas de la dictature du prolétariat sous direction bolchévique.

La vieille calomnie menchévique du « coup d’Etat » d’Octobre

Au terme d’une lutte politique acérée, Lénine gagna le parti bolchévique à la perspective de la révolution socialiste, et le parti y gagna les masses avancées du prolétariat. En octobre, les bolchéviks avaient conquis la majorité dans les soviets et ils prirent le pouvoir juste à temps pour l’ouverture du deuxième congrès des soviets.

La révolution d’Octobre est pourtant présentée dans la brochure du PCF comme un coup d’Etat organisé par une bande de fanatiques avides de pouvoir qui voulaient absolument créer un régime totalitaire à parti unique. Ainsi à la question « révolution ou coup d’Etat ? », Marc Ferro verse son fiel :

« Il y a bien un coup d’État préparé par les bolcheviks, par Lénine et Sverdlov et un peu Trotski. Etant majoritaires au second congrès des soviets, les bolcheviks peuvent prendre le pouvoir. Mais, en démocrates, Kamenev, Zinoviev et d’autres jugent qu’il n’y a pas de raison d’exclure les mencheviks de gauche, les socialistes révolutionnaires de gauche du futur gouvernement. Or, Lénine et Sverdlov veulent le pouvoir pour leur parti. »

Les ouvriers et les paysans/soldats étaient en fait la force motrice de cette révolution, qui était le fruit de la guerre et des conditions atroces dans lesquelles la classe ouvrière et les paysans devenus soldats se débattaient. Le programme de Lénine correspondait à leurs intérêts objectifs, alors que le programme des menchéviks et des SR correspondait à ceux de la bourgeoisie. C’est pourquoi les bolchéviks purent gagner à leur programme, en quelques mois à peine, de larges couches du prolétariat industriel et de soldats, en dépit de la domination initiale des dirigeants petits-bourgeois SR et menchéviks. La soi-disant théorie du « coup d’Etat bolchévique » escamote l’adhésion consciente de ces masses au programme du bolchévisme. C’est une vieille calomnie.

Ce qui donne des boutons à tous ces « démocrates » de la brochure du PCF, c’est que les bolchéviks étaient majoritaires dans les soviets et qu’ils ont refusé de laisser le pouvoir à des contre-révolutionnaires minoritaires en les invitant au nouveau gouvernement responsable devant les soviets. Qui respecte ici la voix du peuple ?

Quant à la prise effective du pouvoir par les soviets aux dépens de l’ancien gouvernement provisoire bourgeois, Trotsky, dirigeant de premier plan d’Octobre, en décrit les règles dans un lumineux chapitre de son Histoire de la Révolution russe, « L’art de l’insurrection ». Il fallait vaincre la petite minorité des éléments les plus qualifiés de l’armée (corps des officiers, bataillons de choc, etc.) qui défendaient le gouvernement provisoire, et cela passait par une opération purement militaire, avec nécessairement un élément de « conspiration » par l’avant-garde bolchévique de la classe ouvrière :

« Pour la conquête du pouvoir, le prolétariat n’a pas assez d’une insurrection des forces élémentaires. Il lui faut une organisation correspondante, il lui faut un plan, il lui faut la conspiration. C’est ainsi que Lénine posa la question. […]

« Mais s’il est juste que l’on ne puisse provoquer à son gré un soulèvement et que, pour la victoire, il faille en même temps, en temps utile, organiser l’insurrection, par là-même, devant la direction révolutionnaire, se pose le problème d’un diagnostic exact : il faut, au moment opportun, surprendre l’insurrection qui monte pour la compléter par une conspiration. L’intervention obstétricale dans un accouchement, quoique l’on ait beaucoup abusé de cette image, reste encore l’illustration la plus vive d’une intrusion consciente dans un processus élémentaire. »

La conception léniniste du parti ouvrier d’avant-garde

Dans la brochure du PCF, il n’existe qu’un texte, rédigé par Florian Gulli (prof de philo et militant du PCF), qui exprime une nette sympathie pour le parti bolchévique. Mais c’est pour mieux dénaturer l’essence du bolchévisme ! Gulli, en effet, dresse un portrait du parti où disparaît tout simplement son rôle pour diriger la classe ouvrière, à la tête de tous les opprimés, vers la révolution ! Critiquant ceux qui falsifient le léninisme en le présentant comme une forme de blanquisme (putschisme), il parle nébuleusement d’une action politique « en liaison avec les masses ».

Gulli encense tout particulièrement Lars Lih, un universitaire canadien dont un Lénine – une biographie est paru en français en 2015. Pour essayer de donner une consistance à son Lénine, Lih répète le mot « héroïque » des dizaines et des dizaines de fois. Sinon, il s’agit surtout pour lui de faire croire à une continuité entre Lénine et le principal théoricien de la Deuxième Internationale, Karl Kautsky. Lih n’hésite pas à prétendre qu’il s’agit, avec la révolution d’Octobre, « d’une révolution démocratique plutôt que d’une véritable révolution socialiste », et que Lénine « a franchi un cap dangereux lorsqu’il a voulu dépasser la stratégie, propre au vieux bolchevisme, d’une révolution démocratique avec la paysannerie » (concernant Lih, voir notre article « Kautsky récupéré dans les poubelles de la Deuxième Internationale », Spartacist édition française n° 41, été 2013).

Une contribution essentielle de Lénine au marxisme a été au contraire de rompre avec la conception de la Deuxième Internationale de Kautsky où les réformistes et les chauvins conscients, comme Eduard Bernstein ou Gustav Noske, avaient pleinement droit de cité dans le même parti que des révolutionnaires comme Rosa Luxemburg. De tels partis, où c’est nécessairement la droite procapitaliste qui mène la danse, travaillent pour influencer de l’intérieur la classe ouvrière et l’empêcher de marcher vers la révolution.

Lénine, lui, avait scissionné dès 1903 avec les menchéviks (qui voulurent en 1905 confier à la bourgeoisie russe le rôle d’en finir avec l’autocratie tsariste féodale). Il rompit de façon définitive avec eux en 1912 et théorisa cette rupture pendant la Première Guerre mondiale avec de nombreux textes comme la Faillite de la Deuxième Internationale ou le Socialisme et la guerre, appelant à la nécessité de forger une nouvelle Internationale qui exclurait tous les opportunistes et les traîtres à la cause du prolétariat. C’est ainsi qu’il put diriger jusqu’à la victoire la lutte contre les révisionnistes russes en 1917, alors qu’en Allemagne la révolution échoua un an plus tard car Rosa Luxemburg et les fondateurs du communisme allemand avaient rompu trop tard avec Kautsky et Bernstein (Luxemburg le paya de sa vie, assassinée sur ordre du SPD de Noske).

Le bobard éculé que le léninisme aurait mené au stalinisme

L’inéluctabilité de la dégénérescence stalinienne est un autre thème repris ad nauseam par de nombreux auteurs dans la brochure du PCF. L’historien lambertiste Jean-Jacques Marie parle ainsi du « lourd héritage politique » laissé par le communisme de guerre (1918-1921), donnant à entendre que celui-ci aurait été la source fondamentale du développement du bureaucratisme dans l’Etat soviétique.

Le dirigeant PCF Frédérick Genevée est l’un des plus hystériques. Il affirme que « les dirigeants soviétiques – Lénine compris – ont subi et reproduit [!] la tradition politique violente issue de plusieurs siècles de tsarisme » ; et Genevée se réfère positivement à un certain Jean-Jacques Goblot, qui avait déclaré en 1992 que les erreurs de Lénine ont « pu contribuer à creuser l’ornière du stalinisme ».

La double page du texte de Genevée est ornée d’une énorme photo de Lénine et Staline assis côte à côte ; la légende insiste que la photo a été prise en 1922, « deux jours avant sa mort » (de Lénine). La vérité, c’est que Lénine est mort en 1924 et qu’il avait rompu toute relation avec Staline fin 1922 (et dire que Genevée est responsable des archives du parti !). Dans son testament politique, Lénine avait recommandé d’écarter Staline du poste de secrétaire général du parti. Début 1923, avant d’être définitivement réduit au silence par la maladie, il avait lancé une lutte frontale contre la bureaucratisation du parti et de l’Etat soviétique et contre le chauvinisme grand-russe – dont Staline était le principal promoteur au sommet du parti (voir « Bilan critique – Trotsky et l’Opposition de gauche russe », Spartacist édition française n° 34, automne 2001).

La défaillance en 1923 de Trotsky, que Lénine avait sollicité pour mener cette bataille en son absence (Trotsky accepta un compromis boiteux de Staline), fut un facteur dans la prise du pouvoir par la clique de Staline début 1924. Mais le facteur fondamental en fut l’échec de la Révolution allemande en octobre 1923.

Les idéologues bourgeois et leurs perroquets du PCF avancent typiquement l’idée que l’homme est foncièrement mauvais et que, une fois au pouvoir, il risque de chercher à le garder par tous les moyens, sauf si les mécanismes de la démocratie (bourgeoise) l’en empêchent. Non seulement c’est une idéalisation de la démocratie bourgeoise (en Allemagne, Hitler parvint au pouvoir par des moyens légaux, et en France c’est le parlement qui vota les pleins pouvoirs à Pétain en 1940 et à de Gaulle en 1958), mais en plus cela fait fi des causes matérielles de la dégénérescence de l’Union soviétique, qui n’avait rien de fatalement inéluctable.

Lénine et les bolchéviks n’avaient jamais conçu la Révolution russe que comme le déclencheur de la révolution socialiste à l’échelle de toute l’Europe et au-delà. L’Etat ouvrier était né dans un pays où dominait une énorme paysannerie maintenue dans un état d’arriération économique séculaire, un pays qui venait d’être ravagé par la Première Guerre mondiale et eut à subir la dévastation de multiples interventions impérialistes menées dans le but de restaurer par la force le capitalisme en Russie. Les bolchéviks savaient que la survie de l’Etat ouvrier n’était possible que par l’extension de la révolution, notamment à l’Allemagne avec son industrie avancée et son puissant prolétariat. Si le capitalisme étouffe dans ses frontières nationales, le socialisme a fortiori, un mode de production supérieur, ne peut être bâti qu’à l’échelle mondiale. Lénine n’aurait sans doute jamais cru que l’Etat ouvrier pourrait survivre isolé pendant près de trois quarts de siècle, jusqu’à la contre-révolution de 1991-1992.

La lutte pour une Internationale véritablement communiste

C’est pourquoi les bolchéviks luttèrent sans relâche pour forger partout des partis révolutionnaires d’avant-garde, selon le modèle bolchévique. La Troisième Internationale fut fondée à Moscou en mars 1919, et ses quatre premiers congrès (1919-1922) demeurent le socle fondamental pour le marxisme révolutionnaire à l’époque de l’impérialisme. Car la Révolution russe eut dans le monde entier un impact gigantesque, qui est minimisé dans la brochure du PCF. Partout dans le monde, la Révolution suscita un immense espoir de libération parmi les opprimés, les ouvriers et les esclaves coloniaux.

Le directeur de l’Humanité, Patrick Le Hyaric, souligne dans l’introduction à la brochure que « les Partis communistes, s’ils sortent de la cuisse d’Octobre, charrient surtout l’histoire longue et rouge de chacun des pays qui les ont vus naître », et il met en avant les sources si françaises du Parti communiste français. Encore une falsification ! La scission de 1920 au congrès de Tours, qui donna naissance à la SFIC (Section française de l’Internationale communiste), était au contraire motivée par l’attachement à la Révolution russe et à l’internationalisme prolétarien, en rupture avec le réformisme et le chauvinisme français de la SFIO de Jaurès. La SFIC, devenue Parti communiste français, ne retourna définitivement au réformisme que dans les années 1930, avec notamment le soutien à la « défense nationale » de l’impérialisme français, suite au pacte Laval-Staline de 1935.

Dans la mesure où les auteurs de la brochure parlent de crises révolutionnaires inspirées par la Révolution russe, ils considèrent l’affaire comme un bref soubresaut entre novembre 1918 (capitulation allemande) et janvier 1919 (« échec de la révolution allemande ») ; Marc Ferro prétend ainsi qu’à cette date « Lénine s’est trouvé dépossédé de cette révolution européenne qu’il espérait tant voir réussir ». Jean Vigreux va tout au plus jusqu’à l’écrasement de la Révolution hongroise un peu plus tard la même année. (Quant à Gulli, il déclare qu’« en 1918, la classe ouvrière russe a “disparu”, fatiguée par plusieurs années de guerre, accablée par le chômage et la désorganisation économique, victime de la famine » ; la conclusion n’est pas explicite mais coule de source : c’était cuit dès ce moment-là.)

La vérité, c’est que le reflux de 1919 ne fut que temporaire, dû à l’inexistence ou à la faiblesse des partis communistes. L’Allemagne continua d’aller de crise en crise alors que le KPD (Parti communiste d’Allemagne) renforçait son influence dans la classe ouvrièregrâce à l’aide cruciale de l’Internationale.

Début 1923, l’occupation de la Ruhr par l’impérialisme français provoqua une crise révolutionnaire sans précédent. Mais la direction du KPD ne se montra pas à la hauteur. Après avoir réfréné les aspirations révolutionnaires des masses ouvrières durant la majeure partie de l’année 1923, elle battit ensuite en retraite, sans combattre, à la veille d’une insurrection prévue en octobre. Nous disons dans notre article « Le Comintern et l’Allemagne en 1923 : Critique trotskyste » (Spartacist édition française n° 34, automne 2001) :

« La défaite eut des conséquences énormes, et pas seulement en Allemagne. Pour les impérialistes, cela voulait dire la stabilisation de l’ordre bourgeois. En Russie soviétique – les ouvriers avaient attendu la révolution ouvrière allemande avec beaucoup d’impatience et d’espoir. La débâcle d’octobre provoqua une vague de déception et de démoralisation que la bureaucratie soviétique naissante s’empressa d’utiliser pour usurper le pouvoir politique du prolétariat en janvier 1924. Vers la fin de cette année-là, Staline tira son bilan des événements en Allemagne, en proclamant le dogme nationaliste de la construction du “socialisme dans un seul pays”. »

Comme Trotsky le déclarera quelques années plus tard : « A partir de 1923, la situation se modifie radicalement : il ne s’agit plus seulement de défaites du prolétariat, mais de défaites de la politique de l’Internationale communiste » (l’Internationale communiste après Lénine, 1928).

La défaite allemande était due aux illusions du KPD (avec la complicité du comité exécutif de l’Internationale, dirigé par Zinoviev) que l’aile gauche de la social-démocratie pourrait être amenée à devenir un allié « révolutionnaire » dans le cadre de « gouvernements ouvriers » provinciaux en Saxe et en Thuringe, qui n’étaient en réalité que des gouvernements bourgeois de coalition. L’éloignement de la révolution mondiale et la victoire du stalinisme sont donc non pas une conséquence du léninisme, mais le résultat du fait que la politique mise en place en Allemagne à ce moment-là manqua de léninisme.

Il fallut encore dix ans à Staline pour consolider totalement son pouvoir, dix ans pendant lesquels Trotsky lutta avec acharnement contre cette dégénérescence et pour le maintien des principes de l’internationalisme prolétarien révolutionnaire sur lesquels avait été fondée l’Internationale communiste. Staline liquida physiquement, dans la deuxième moitié des années 1930, toute la vieille garde qui avait dirigé la Révolution russe.

Après la victoire de Hitler en 1933, acquise sans combat de la part d’un KPD stalinisé, et sans la moindre autocritique de la part de l’IC, Trotsky appela à la nécessité de reforger de nouveaux partis communistes, et une nouvelle Internationale, la Quatrième. Il revint aussi sur l’analogie qui avait été faite entre la victoire de Staline et le « Thermidor » de la Révolution française, c’est-à-dire la chute de Robespierre en 1794 et le coup d’arrêt porté à la Révolution qui ouvrit la voie à la dictature de Napoléon Bonaparte :

« Entre la conquête du pouvoir et la dissolution de l’Etat ouvrier dans la société socialiste, les formes et les méthodes de la domination prolétarienne peuvent changer brusquement selon la marche de la lutte des classes à l’intérieur et à l’extérieur.

« Par exemple, le commandement actuel de Staline ne rappelle en rien le pouvoir des soviets des premières années de la révolution. La substitution d’un régime à l’autre s’est produite non d’un seul coup, mais par plusieurs degrés, à travers une série de petites guerres civiles de la bureaucratie contre l’avant-garde prolétarienne. Historiquement, en dernière analyse, la démocratie soviétique a explosé sous la pression des contradictions sociales. La bureaucratie les a exploitées pour arracher le pouvoir des mains des organisations de masse. Dans ce sens, on peut parler de dictature de la bureaucratie, et même de dictature personnelle de Staline. Mais cette usurpation n’a été possible et ne peut se maintenir que parce que le contenu social de la dictature de la bureaucratie est déterminé par les rapports de production que la révolution prolétarienne a établis. Dans ce sens, on est pleinement en droit de dire que la dictature du prolétariat a trouvé son expression, défigurée mais incontestable, dans la dictature de la bureaucratie. »

– « L’Etat ouvrier, Thermidor et bonapartisme » (février 1935)

Leur héritage et le nôtre

C’est parce que l’Union soviétique demeurait la dictature du prolétariat, malgré sa déformation stalinienne, que les trotskystes l’ont défendue jusqu’au bout, il y a 25 ans, et que nous continuons aujourd’hui de défendre contre l’impérialisme et la contre-révolution capitaliste les Etats ouvriers déformés restants, c’est-à-dire reposant sur les mêmes formes de propriété : Chine, Corée du Nord, Cuba, Laos et Vietnam.

C’est une question qui nous oppose fondamentalement aux LO, NPA, POI, etc. qui, eux ou leurs prédécesseurs, ont, tous, soutenu les forces de la contre-révolution, notamment les réactionnaires procapitalistes de Solidarność en Pologne dans les années 1980.

Lorsque les héritiers de Staline ont lâché prise et livré les pays de l’Est, puis l’Union soviétique elle-même à la restauration du capitalisme entre 1989 et 1992, nous seuls avons lutté, pied à pied, contre la contre-révolution et pour une révolution politique pour renverser la bureaucratie stalinienne. Ainsi, lorsque le mur de Berlin est tombé en novembre 1989, nous avons jeté toutes nos forces pour une réunification révolutionnaire de l’Allemagne, et contre la réunification capitaliste – à laquelle le chef de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev, donna son accord début 1990.

Le supplément de l’Humanité, lui, publie une contribution d’Andreï Gratchev, un ancien lieutenant de Gorbatchev, qui justifie la trahison de son chef au nom de « la fin de la confrontation avec l’Occident et une deuxième chance pour le projet socialiste en Russie ». L’effondrement ignominieux du stalinisme en URSS et la victoire de la contre-révolution prouvent la justesse du programme trotskyste de révolution politique prolétarienne contre les héritiers de Staline, et fossoyeurs ultimes de l’Union soviétique.

Cent ans après Octobre, notre drapeau est sans tache parce que nous, et nous seuls, sommes restés à notre poste pour défendre l’Union soviétique et les Etats ouvriers déformés jusqu’au bout. Ceux qui veulent se tourner vers le bolchévisme authentique, celui de Lénine et Trotsky, doivent se tourner vers la Ligue communiste internationale (quatrième-internationaliste).

 

Le Bolchévik nº 221

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septembre 2017

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