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Le Bolchévik nº 216

Juin 2016

Nuits debout : populisme bourgeois « de gauche »

Pour un parti ouvrier révolutionnaire !

Au soir de la mobilisation syndicale massive du 31 mars a commencé un mouvement d’occupation nocturne des places, les « Nuits debout », centré sur la place de la République à Paris. Ce mouvement draine pour l’essentiel un mélange de petits-bourgeois de gauche, des électeurs de François Hollande profondément déçus de l’action de leur président au bout de quatre ans. L’appareil de propagande gouvernemental (France télévisions, le Monde, etc.) a dans un premier temps saisi l’occasion pour chasser les images de cortèges syndicaux et faire place aux Nuits debout, objet d’une mansuétude remarquable, même si elle a été temporaire, pour un mouvement censé être subversif.

Ce n’est en fait pas étonnant. Sous couvert de « convergence des luttes », le mouvement revient en effet à dissoudre la mobilisation de la classe ouvrière organisée contre la loi El Khomri dans un magma informe amalgamant quelques causes justes, comme la lutte pour défendre les sans-papiers face aux flics, mais aussi diverses lubies de petits-bourgeois. Pour les inspirateurs des Nuits debout, le mouvement ouvrier est au mieux un élément parmi d’autres de la contestation sociale.

Cela n’empêche pas, bien sûr, le gouvernement de Valls et Hollande d’envoyer ses flics jeter au caniveau les soupes populaires proposées par les bénévoles et faire régner la terreur. Les flics bouclent maintenant la place pour fouiller tous les entrants et tabassent sauvagement tout le monde en fin de soirée. A bas la répression policière !

La centralité de la classe ouvrière

Que le NPA raffole des Nuits debout, tout le monde pouvait s’y attendre : la « convergence des luttes » derrière la petite bourgeoisie appelée par les Nuits debout correspond exactement à la perspective maximum de cette organisation.

Peut-être un peu moins attendu a été l’enthousiasme du PCF, qui a même cherché à impulser des répliques du mouvement en banlieue (un bide complet). Le secrétaire national du PCF, Pierre Laurent, s’est fendu au printemps d’un opus spécial, 99 %. Ce livre, uniquement recommandé pour les cas sévères d’insomnie, reprend à longueur de page le mythe que la société serait divisée entre le 1 % des plus riches et les 99 % restants de la population. Il brouille la ligne de classe en dissolvant la classe ouvrière dans le peuple, et la bourgeoisie dans la couche supérieure de la petite bourgeoisie.

La bourgeoisie, ce n’est pas une simple question de revenus plus ou moins élevés. Elle se définit par la possession des usines et des moyens de production et elle ne constitue qu’une infime minorité de la population, plutôt de l’ordre de 1 % de 1 %. Dans les années 1930 on parlait des « 200 familles », et c’est en grande partie toujours les mêmes.

De l’autre côté, la classe ouvrière proprement dite est loin de former 99 % de la population, elle en constitue peut-être le cinquième ou le tiers en comptant large. Le reste rentre dans un vaste fourre-tout, la petite bourgeoisie, qui mélange toutes sortes de déshérités avec des couches diverses d’ingénieurs, d’enseignants ou de paysans – mais aussi de proprios, de DRH, de flics, de curés ou de politiciens bourgeois qui ont des intérêts fondamentalement opposés à ceux de la classe ouvrière.

La puissance de la classe ouvrière et son destin historique de fossoyeur du capitalisme ne proviennent pas d’une quelconque qualité morale particulière que nous lui prescririons, mais de son rôle objectif dans la production. Les ouvriers vendent leur force de travail au patron pour un salaire (immédiat et différé) qui leur permet, de justesse, de reproduire leur force de travail. Mais pendant leur journée de travail ils produisent davantage que leur salaire : la plus-value. Celle-ci permet à la classe des capitalistes d’accumuler un capital supplémentaire, de payer des faux-frais (notamment aux petits-bourgeois) et de verser un écot aux propriétaires fonciers ; et (subsidiairement) de consommer des produits de luxe.

L’économie capitaliste est régie par la loi du profit et non par la satisfaction des besoins des ouvriers et des opprimés. C’est un système anarchique irrationnel et incontrôlable qui produit inévitablement de profondes crises économiques aboutissant à la destruction de pans entiers de l’économie et, en dernier ressort, à des guerres.

Seule la classe ouvrière possède un intérêt fondamental dans le renversement de ce système en putréfaction. Contrairement au paysan ou au petit entrepreneur, l’ouvrier travaille d’ailleurs en général dans un collectif où règne une division du travail poussée, et cela n’a aucun sens pour lui de posséder individuellement l’outil de production sur lequel il travaille. Comme l’expliquait Trotsky en 1934 (Où va la France ?) :

« La société contemporaine se compose de trois classes : la grande bourgeoisie, le prolétariat et les classes moyennes, ou petite bourgeoisie. Les relations entre ces trois classes déterminent en fin de compte la situation politique. Les classes fondamentales sont la grande bourgeoisie et le prolétariat. Seules ces deux classes peuvent avoir une politique indépendante, claire et conséquente. La petite bourgeoisie est caractérisée par sa dépendance économique et son hétérogénéité sociale. Sa couche supérieure touche directement la grande bourgeoisie. Sa couche inférieure se fond avec le prolétariat et tombe même dans le lumpen-prolétariat. Conformément à sa situation économique, la petite bourgeoisie ne peut avoir de politique indépendante. Elle oscille constamment entre les capitalistes et les ouvriers. Sa propre couche supérieure la pousse à droite ; ses couches inférieures, opprimées et exploitées sont capables, dans certaines conditions, de tourner brusquement à gauche. »

Trotsky ajoutait que, pour que la petite bourgeoisie se tourne vers la classe ouvrière, il faut que le prolétariat lui-même ait confiance en sa propre force et qu’il ait « un programme d’action clair et une détermination à lutter pour le pouvoir par tous les moyens ».

En faisant grève, et en bloquant ainsi certains secteurs de la production dans les mobilisations récentes contre la loi El Khomri, notamment en bloquant les ports à plusieurs reprises, la classe ouvrière a montré ces dernières semaines une petite partie de sa puissance sociale. A Rouen les dockers ont protégé les jeunes manifestants le 31 mars lors d’une violente charge de flics. Mais la classe ouvrière est aujourd’hui paralysée politiquement par ses directions réformistes, dont la faillite elle-même a rendu possible l’émergence d’un mouvement comme Nuits debout, au lieu que les opprimés et petits-bourgeois en révolte se rangent derrière la puissance de la classe ouvrière mobilisée dans la perspective du renversement révolutionnaire du capitalisme.

Le PCF et l’ombre de Mélenchon

Le mouvement des Nuits debout s’inscrit en fait dans les grandes manœuvres à gauche en prévision des élections, dans moins d’un an, pour le poste de chef des armées de l’impérialisme français. Ceci est un fait, que les initiateurs de Nuits debout le reconnaissent ou pas et que les participants en soient conscients ou pas. Si le PCF s’est entiché du mouvement, c’est sans doute parce qu’il passe des… nuits blanches à l’idée que Mélenchon puisse s’imposer comme le candidat unitaire de la « gauche de gauche » pour les présidentielles de 2017 ; le PCF s’inquiète du profit que Mélenchon pourrait tirer d’une initiative populiste « de gauche » comme les Nuits debout.

Mélenchon, sénateur et ponte socialiste pendant plus de vingt ans, avait finalement annoncé en novembre 2008 la création de sa propre organisation, le Parti de gauche, avec quelques bureaucrates syndicaux et quelques souverainistes bourgeois de gauche « chevènementistes ». Son but avoué était d’émuler le Parti de gauche allemand, un parti social-démocrate issu d’une scission du SPD et ayant absorbé l’ex-parti stalinien est-allemand, le PDS. Mais le PCF avait résisté à son absorption. En même temps la transformation du PS en parti ouvertement bourgeois (sa « blairisation ») avait été freinée par la prise du pouvoir par Martine Aubry au congrès du PS de novembre 2008, gelant ainsi les espoirs mélenchonistes de scissionner profondément le PS.

D’où la stagnation du PG de Mélenchon. Après avoir demandé en vain à être nommé Premier ministre « de gauche » de Hollande, il a fini par tirer un trait sur son projet initial et a définitivement opté pour le populisme bourgeois pur et simple, revendiquant pour modèle le chavisme vénézuélien, les Indignados espagnols et les Occupy américains. Son chauvinisme antiallemand sans fard a indisposé plus d’un de ses fans.

Crise capitaliste et révoltes populistes

Les Indignados et autres Occupy montrent la perspective à laquelle conduit inévitablement le mouvement des Nuits debout, quelles que soient les bonnes volontés à l’œuvre et quelles que soient les dénégations de ses initiateurs ou leurs propres illusions. Le mouvement espagnol d’occupation des places a ainsi conduit à la formation du parti bourgeois Podemos, qui vient de passer des mois à essayer de constituer un gouvernement capitaliste avec le PSOE pour gérer la monarchie espagnole. En Grèce il a contribué à l’essor de Syriza, qui aujourd’hui gère l’austérité capitaliste avec sauvagerie pour le compte de Berlin et Paris. Et aux Etats-Unis il a canalisé la jeunesse mobilisée dans l’ex-mouvement Occupy vers la candidature de Bernie Sanders pour le Parti démocrate (voir notre article page 3).

Dans la société capitaliste, un mouvement ne se réclamant pas de la classe ouvrière ne peut s’inscrire que dans le cadre défini par la classe dominante capitaliste. Il ne peut déboucher au mieux que sur une forme de populisme bourgeois « de gauche » à la Mélenchon.

Au mieux, car des forces arriérées voire sinistres grenouillent aussi autour. Ces épris de « démocratie » n’hésitent pas à donner la parole à des « électeurs » du FN, tandis que d’autres s’excusent qu’on ait traité de réac et chassé de la place de la République l’idéologue et provocateur réactionnaire antimusulmans Alain Finkielkraut. En pleine mobilisation contre la loi El Khomri, certains expriment tout haut leur hostilité aux syndicats !

L’une des spécialités au menu des Nuits debout place de la République à Paris est la « réécriture de la constitution ». On pourrait sourire si derrière ne se profilaient des forces d’un caractère nettement douteux. L’idéologue derrière ce mouvement, un certain Etienne Chouard, prône le tirage au sort des représentants à une assemblée constituante. Ses partisans ont pris part à la mobilisation ultraréactionnaire « Jours de colère » début 2014, où grouillaient les groupuscules fascistes et nazis, et il sympathise avec l’idéologue antijuif fascisant Alain Soral. Pour notre part nous rejetons par principe le mot d’ordre d’une assemblée constituante (voir notre article dans Spartacist édition française n° 41, été 2013) et donc aussi d’une VIe République (capitaliste) à la Mélenchon-PCF : ce serait une piètre fin pour canaliser l’immense et profonde colère parmi les ouvriers et les opprimés contre le gouvernement Hollande.

Les inspirateurs du mouvement et leurs perspectives

Tout cela n’empêche pas la presse réactionnaire, les Fillon, Le Pen etc. d’exiger l’interdiction d’un mouvement qu’ils dénoncent comme une espèce de complot bolcheviste. C’est grotesque. Mais tout aussi ridicule est l’idée qu’il s’agirait d’un mouvement démocratique authentique issu spontanément de la base, et qui dépasserait les insuffisances du parlementarisme bourgeois pour exprimer la volonté pure du peuple.

Le mouvement est en fait à l’initiative d’un milieu plus ou moins mélenchoniste incluant notamment quelques journalistes vedettes du Monde diplomatique, un journal bourgeois de gauche qui avait d’abord soutenu avec enthousiasme les rebelles libyens anti-Khadafi alors même qu’ils faisaient office de troupes terrestres pour l’intervention militaire de Sarkozy et de l’OTAN.

Le principal inspirateur de la mobilisation, François Ruffin, a habilement combiné le lancement des Nuits debout avec la promotion commerciale de son film Merci patron. Ce film d’autopromotion met en scène Ruffin lui-même en redresseur de torts, Robin des bois moderne faisant cracher au bassinet Bernard Arnault, propriétaire du groupe de luxe LVMH. Bernard Arnault était devenu l’un des principaux capitalistes du pays en mettant la main pour une bouchée de pain sur l’empire textile déchu de Boussac dans les années 1980. Plus exactement il avait touché gros de l’Etat (gouvernement Mitterrand) pour cette opération réalisée au nom de la « sauvegarde des emplois ». Il avait récupéré Christian Dior et fermé les usines textiles en France pour bâtir son groupe de luxe.

Dans le film, Ruffin monte un stratagème pour sauver de l’expulsion de sa propre maison une famille d’anciens employés licenciés d’une usine de Boussac : il menace Bernard Arnault d’un scandale médiatique lors de l’assemblée générale des actionnaires. La leçon est claire : les médias utilisés à bon escient (et surtout la feuille de chou de Ruffin, Fakir) sont plus puissants que la CGT pour défendre les opprimés. C’est un message antisyndical, même si Ruffin insiste que le mouvement ne doit pas être hostile aux syndicats, qui ont été finalement, au bout d’un mois, officiellement invités à une « nuit debout ». En fait Ruffin plastronne dans son livre la Guerre des classes qu’il « n’exhorte à aucune “rupture avec le capitalisme” » et qu’il se définit « plutôt comme un social-démocrate à l’ancienne ».

Un autre animateur vedette des Nuits debout, Frédéric Lordon, s’est fait un nom dans le Monde diplomatique avec des articles parfois spirituels sur la crise économique (et avec l’indigence de ses solutions pour « réformer » l’Union européenne). Il préconise en fait le protectionnisme, en faveur duquel il a écrit tout un bouquin (Ruffin de son côté qualifie de « proposition audacieuse » les taxes à l’importation). Le protectionnisme est une idéologie de collaboration de classes faisant croire aux travailleurs qu’ils partageraient des intérêts communs avec leurs exploiteurs français pour faire du made in France ; il dresse des obstacles à l’unité de classe internationale des travailleurs contre les patrons, et conduit les travailleurs à se serrer toujours davantage la ceinture au nom de l’unité nationale face à la concurrence étrangère.

La révolution socialiste ne viendra pas spontanément. La classe ouvrière est profondément divisée par les campagnes racistes des capitalistes, de leur gouvernement et du FN pour dresser les non-musulmans contre les musulmans, et plus généralement par les mécanismes matériels et subjectifs les plus divers (sous-traitance et intérim, homophobie, arriération antifemmes…). Et, plus fondamentalement, même les militants les plus avancés ont pour la plupart perdu de vue la possibilité de remplacer le système capitaliste par une société socialiste égalitaire internationale où règnerait l’abondance pour tous. La Révolution russe d’octobre 1917, il y a maintenant près de cent ans, avait pour la première fois ouvert la voie à cette perspective, et c’est pourquoi elle demeure le phare qui nous guide.

Ce dont la classe ouvrière a besoin, c’est d’une avant-garde communiste véritable pour intervenir dans les luttes de la classe ouvrière et gagner des couches significatives de travailleurs et d’opprimés au marxisme révolutionnaire, contre les directions réformistes des syndicats et d’organisations comme le PCF, le NPA ou LO : celles-ci s’acharnent à circonscrire les luttes dans un cadre aussi restreint que de défendre une partie des acquis de luttes passées, quand elles ne se font pas le relais direct des manœuvres de division de la bourgeoisie.

Il faudra des luttes d’une autre ampleur que celles en cours actuellement pour fournir la base objective à un tel tournant, mais ces luttes auront lieu car elles sont le produit inévitable des contradictions du capitalisme. Nous cherchons à gagner des travailleurs et des jeunes, même peu nombreux aujourd’hui, à cette perspective. C’est ainsi que nous pourrons jeter les bases pour reforger la Quatrième Internationale et conduire les ouvriers à la victoire. Pour de nouvelles révolutions d’Octobre !

 

Le Bolchévik nº 216

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