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Le Bolchévik nº 207

Mars 2014

Leçons de l’affaire Snowden

Espionnage, répression et guerre sont inhérents à l’ordre capitaliste

Le mouvement ouvrier doit défendre Snowden, Assange et Manning !

Nous reproduisons ci-après un article traduit et légèrement adapté du journal de nos camarades américains, Workers Vanguard (n° 1037, 10 janvier). Cet article se base sur une série de meetings-débats dont l’un s’est tenu à Paris le 21 novembre dernier (les autres à New York et Londres), avec une présentation de notre camarade Alison Spencer, porte-parole de la Spartacist League/U.S.

* * *

Quand mes camarades à New York m’ont demandé de prendre la parole à ce meeting, il semblait alors que le gouvernement américain était sur le point de lancer à tout moment des raids aériens contre la Syrie ; semer la terreur et la destruction, ce gouvernement est connu pour cela dans le monde.

Mais quelque chose de bizarre s’est produit sur le chemin de Damas. Pas une conversion, c’est sûr, mais Obama s’est heurté à un obstacle imprévu. La population qui avait élu Obama parce qu’il se présentait comme le candidat de la paix est lasse de la guerre et elle ne soutenait pas une attaque contre la Syrie. La bourgeoisie était divisée ; le Congrès était en majorité indécis ou opposé, et même le toutou britannique de Washington s’était dégagé de son collier et refusait de faire le beau. Parmi les Européens, il n’y avait que le gouvernement soi-disant « socialiste » en France – l’ancienne puissance coloniale en Syrie – qui appelait à soutenir les frappes américaines annoncées. La Russie capitaliste était bien entendu un sérieux obstacle ; Poutine a pu éviter les frappes aériennes américaines en contrepartie du désarmement chimique et autres de la Syrie par des inspecteurs de l’ONU. L’histoire n’est pas terminée : souvenons-nous du rôle que l’ONU a joué en Irak en livrant ce pays à la tuerie impérialiste américaine.

Nous sommes opposés aux deux camps en conflit en Syrie, au boucher Assad et à l’opposition ; cette opposition est un assemblage hétéroclite de forces islamistes et laïques soutenues par d’autres Etats de la région. La plus grande menace pour les travailleurs de la région et du monde, ce serait l’intervention directe de l’impérialisme américain. C’est pourquoi nous disons : USA, ôtez du monde vos pattes sanglantes ! Si les Etats-Unis interviennent, nous chercherons à convaincre la classe ouvrière et les jeunes qui sont hostiles à la guerre de défendre la Syrie, en premier lieu grâce à la lutte de classe et l’agitation politique dans leur propre pays. Nous sommes vigoureusement opposés aux sanctions américaines contre la Syrie et l’Iran.

Mon rapport d’aujourd’hui va surtout se focaliser sur la situation domestique, sur l’histoire et sur ce qu’il est possible de faire pour alimenter l’opposition au terrorisme américain à l’étranger et à la répression à l’intérieur du pays. Ce mécontentement à propos du bombardement de la Syrie est une brèche petite mais notable dans le consensus politique national qui avait permis à l’impérialisme américain de piétiner le monde entier depuis le lancement de la « guerre contre le terrorisme », dans la foulée des attaques du 11 septembre 2001 contre le Pentagone et le World Trade Center. Il faut remercier pour cette brèche Chelsea Manning, emprisonnée dans le fort de Leavenworth pour avoir révélé les mécanismes ordinaires et les crimes de guerre extraordinaires de l’impérialisme américain en Irak, en Afghanistan et dans le monde entier. Nous devons aussi remercier Edward Snowden, qui a révélé l’étendue des écoutes par la NSA [l’Agence nationale de sécurité américaine], et qui vit aujourd’hui en Russie. Et nous remercions aussi Julian Assange, dont l’organe de presse indépendant WikiLeaks a publié les découvertes explosives de Manning, et qui est sous protection dans l’ambassade équatorienne à Londres pour échapper aux poursuites américaines.

Leurs révélations ont levé un coin du voile démocratique ; elles montrent le fonctionnement normal, meurtrier et répressif du gouvernement américain. Pour ceux qui sont troublés par les révélations de ce que font les Etats-Unis à l’étranger et sur leur propre territoire, le commencement de la sagesse, c’est de comprendre que ce n’est pas notre gouvernement. C’est le gouvernement qui représente les intérêts de la bourgeoisie capitaliste. Le gouvernement fait semblant d’être neutre et de gouverner au nom de « l’égalité de tous les citoyens ». Mais l’Etat capitaliste américain est une machine pour la répression d’une classe par une autre, quelle que soit la forme de son gouvernement, et que ce soit l’un ou l’autre des deux grands partis capitalistes qui soit au pouvoir (démocrate ou républicain). Lénine, le dirigeant de la révolution prolétarienne en Russie, écrivait sur la « “démocratie” dont se sert la bourgeoisie pour masquer sa domination et tromper les masses […] “démocratie” signifie en fait, parfois dictature de la bourgeoisie, parfois réformisme impuissant de la petite bourgeoisie qui se soumet à cette dictature. »

Il y a un épais brouillard de « réformisme impuissant » qui empêche de voir clairement ce que signifient les informations divulguées par Manning et Snowden. L’opinion dominante parmi les gens de gauche et les réformistes, c’est que la guerre d’Obama contre les « lanceurs d’alerte » est allée trop loin, qu’elle ternit l’image de la démocratie américaine dans le monde, qu’elle tourne en ridicule la « guerre contre le terrorisme », et qu’elle rend la vie désagréable. Mais, fondamentalement, ces sociaux-démocrates et bourgeois de gauche veulent leurs libertés et leurs chasses aux sorcières aussi, parce qu’ils partagent l’objectif de l’administration Obama : défendre les intérêts de l’impérialisme américain.

L’allégeance de classe des libéraux les empêche de voir le simple fait que la fonction essentielle des agences d’espionnage, c’est de faire le sale travail dans les coulisses des mécanismes administratifs « normaux » de la démocratie bourgeoise : la mise sur écoutes, le cambriolage et l’effraction, l’infiltration et les manipulations des agents provocateurs, les extraditions spéciales, la torture et le meurtre. Ce n’est pas en lançant des alertes ou en faisant adopter des réformes superficielles au parlement, derrière lequel l’Etat poursuit son travail meurtrier, que l’on va faire s’effondrer tout ce système d’exploitation de classe, et d’oppression raciale aux Etats-Unis, qu’entretient la répression. Seule une révolution socialiste victorieuse pourra abolir la police secrète du capitalisme et nous débarrasser de ses sales coups meurtriers.

Le procès Manning et la liberté de la presse

J’étais présente pendant toute la première semaine du procès en cour martiale du soldat Manning, alors connu sous le nom de Bradley Manning. Je couvrais le procès pour Workers Vanguard [voir le Bolchévik n° 205, septembre 2013]. Manning, qui était analyste du renseignement militaire en Irak, a eu accès aux archives américaines de la guerre en Irak et en Afghanistan et à ses câbles diplomatiques. Toute sortie d’hélicoptère, toute mission de drone, tout échange de coups de feu, tout contact avec les civils ou avec des prisonniers est enregistré dans les rapports « d’activité significatifs ». Ces « SigActs », comme on dit dans le jargon de l’armée, sont les comptes-rendus des crimes commis par l’armée américaine, la preuve documentée de comment on accuse faussement de « terrorisme » les opposants civils, comment on torture les prisonniers, comment sont asservis les peuples d’Irak et d’Afghanistan occupés militairement par les Etats-Unis.

Le pire était la vidéo découverte par Manning où un hélicoptère Apache de l’armée américaine tire sur des civils non armés et en tue plusieurs, dont deux journalistes de l’agence Reuters. Les télégrammes diplomatiques publiés par Manning ont révélé les rouages de l’impérialisme américain, de l’exploitation capitaliste la plus courante à la terreur la plus horrible et aux complots les plus bizarres : comment les Etats-Unis ont bloqué l’augmentation du salaire minimum en Haïti, le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental, comment le FBI a formé les tortionnaires du régime de Moubarak en Egypte, ou comment Hillary Clinton a autorisé que l’on dérobe l’ADN du Secrétaire général de l’ONU – et je ne plaisante pas ! Il ne faut pas sous-estimer la créativité de la bourgeoisie américaine en matière de dépravation.

La guerre contre le terrorisme a été lancée comme prétexte pour occuper l’Afghanistan et l’Irak et pour renforcer le secret dans le gouvernement et la répression dans le pays. « Terrorisme » et « sécurité nationale » servent d’atout pour passer outre à tous les droits démocratiques, les libertés et les droits des ouvriers – des acquis arrachés par les luttes ouvrières et sociales. Il n’y a pas de champ de bataille déclaré dans la « guerre contre le terrorisme », mais il est partout, y compris dans le téléphone que vous avez dans votre poche. Ce n’est pas une guerre au sens traditionnel du terme, mais un prétexte pour répandre une terreur sans bornes et faire des ravages sans nom à l’étranger pour faire des profits, pour le pétrole, pour la domination mondiale des Etats-Unis sur ses rivaux impérialistes.

Le gouvernement américain a créé son propre cauchemar sécuritaire pour la classe dirigeante avec les métastases de son appareil sécuritaire après le 11-Septembre. Presque tout le monde est espionné maintenant sans même le prétexte que vous avez peut-être commis un crime. Le gouvernement a des moyens occultes d’écouter vos télécommunications, de voir vos dossiers médicaux et bancaires, vos photos, vos courriels, vos SMS. Il faut de vastes armées d’employés pour déplacer à la pelle numérique la merde qu’il y a dans les écuries d’Augias de renseignements confidentiels créés par le gouvernement américain. Combien d’informations sont secrètes ? C’est un secret. Combien y a-t-il d’habilitations de sécurité ? C’est un secret. Pourquoi la mise sur écoutes a-t-elle été autorisée, quand et par qui ? C’est un secret aussi.

La persécution de Manning représente un tournant pour la soi-disant liberté de la presse. Je peux vous dire pour avoir été dans la salle d’audience que Julian Assange et WikiLeaks étaient effectivement les co-accusés dans ce procès-spectacle. Leur nom était prononcé si souvent par le procureur qu’on s’attendait à voir Assange assis au banc des accusés. Mais en fait c’est vous qui êtes visés. Le gouvernement poursuit ceux qui disent la vérité et les quelques journalistes qui ont le courage de la publier parce qu’il veut restreindre ce que nous lisons, afin de mieux chercher à vous attacher à la croyance stupide que la démocratie bourgeoise américaine est au service du bien dans le monde.

Le mouvement ouvrier, les Noirs et les militants de gauche sont visés

Après sa condamnation lors du procès de Fort Meade, où se trouve le siège de la NSA, Bradley Manning a déclaré qu’elle veut vivre comme une femme et se faire appeler Chelsea. Elle subit actuellement sans doute d’horribles examens psychologiques, une épreuve que les autorités pénitentiaires appellent l’endoctrinement. Elle est enfermée dans l’aile militaire, 100 % masculine, de la prison de Leavenworth. La presse a beau l’attaquer avec d’obscènes histoires à sensation, elle ne pourra pas l’enterrer sous les mensonges. Manning a un moral d’acier et si elle a fait ce qu’elle a fait c’était parce qu’elle avait un courage et un sens de l’histoire exceptionnels. Elle a raconté à l’indic qui l’a trahie qu’elle allait publier la preuve des horreurs que commet le gouvernement américain parce que « j’ai une impression étrange que cela pourrait en fait changer quelque chose. »

Effectivement. Cela a motivé un jeune homme du nom d’Edward Snowden, qui a révélé que les télécommunications d’absolument tout le monde sont enregistrées grâce à PRISM, le programme de surveillance de l’Internet par la NSA. L’agence d’espionnage la plus secrète du gouvernement (certains disent : No Such Agency – aucune agence de la sorte) est de mèche avec les géants de l’industrie des télécommunications : Microsoft, Google, YouTube, Facebook, Yahoo, Skype, Apple. Snowden a montré depuis qu’il y a un logiciel sophistiqué de la NSA pour les réseaux sociaux afin d’établir le lien entre les gens. C’est l’équivalent numérique du maccarthysme, passé à la haute technologie et au niveau du monde entier. Le gouvernement n’a pas besoin aujourd’hui d’un gros porc comme le sénateur McCarthy pour terroriser les gens dans les salles d’audience et pour leur faire dénoncer leurs camarades et répondre à la question « êtes-vous ou avez-vous jamais été un… ? » Ils espionnent simplement le nom de tous ceux avec qui vous êtes en communication, et ce que vous faites et quand.

Comment est-ce que cela fonctionne ? Supposons que les travailleurs du métro de New York organisent une grève. Un dirigeant syndical appelle les délégués syndicaux, qui appellent leurs collègues, peut-être leurs amis du comité de soutien à la grève dans notre organisation de la jeunesse, le Spartacus Youth Club, un contact ou deux dans la presse, et bien sûr tout le monde appelle Gene, le coordinateur du travail syndical pour le Partisan Defense Committee. Tout cela ce sont des « métadonnées » : qui vous appelez, quand vous l’appelez, qui d’autre cette personne appelle, où se trouvent ces personnes ; tout cela devient une énorme mine de renseignements que le gouvernement va garder au frais pour plus tard, à l’heure de la répression ; il pourra au moment opportun traiter les actes des travailleurs de « complot menaçant la sécurité nationale ».

Ce n’est pas qu’une hypothèse. Regardez ce qui s’est passé avec l’ILWU, le syndicat des dockers sur la côte Ouest des Etats-Unis. C’était l’une des premières cibles de la campagne de l’administration Bush pour l’« unité nationale » contre le « terrorisme ». Lors des négociations salariales de 2002 le chef de la sécurité nationale a dit au président du syndicat qu’une grève « menacerait la sécurité nationale ». Bush menaçait de faire intervenir le FBI et des jaunes de la Marine en cas de grève. C’est une illustration concrète d’un point crucial : la soi-disant « guerre contre le terrorisme » est en fin de compte une le mouvement ouvrier, les Noirs et tous les exploités et les opprimés.

Si nous savons aujourd’hui que le gouvernement espionne partout c’est parce qu’Edward Snowden a pris contact avec Laura Poitras, une journaliste et cinéaste courageuse qui a des connaissances techniques avancées. Elle écrit des articles sur l’espionnage américain depuis de nombreuses années. Le gouvernement l’a mise sur une liste « à surveiller » il y a six ans. Cette liste comporterait aujourd’hui un million de noms. Chaque fois qu’elle prend l’avion pour l’étranger, le gouvernement la harcèle, lui confisque ses notes et son ordinateur. Elle a écrit au Congrès et fait des demandes pour savoir pourquoi elle est fichée mais, bien sûr, elle n’a jamais reçu de réponse même polie. Interviewée par le New York Times, elle a déclaré : « Depuis quand existe ce monde où les gens sont fichés et qu’on ne le leur dit pas et qu’on les arrête pendant six ans ? »

Sa question m’a troublée parce que c’est une femme intelligente et capable, mais elle n’a manifestement aucun sens historique. « Depuis quand existe ce monde ? » J’ai pensé : « Ta mère ne t’a jamais dit que tous ceux qui luttent contre le gouvernement sont fichés ? Tu n’as jamais entendu parler de Joseph McCarthy ? Ou de Julius et Ethel Rosenberg ? » Que quelqu’un d’aussi intelligent et capable puisse être surpris d’être fiché montre l’impact qu’ont l’amnésie et l’oubli comme politique délibérée du gouvernement. On a délibérément gommé l’histoire du mouvement ouvrier et de la lutte des classes, l’histoire de nos héros et martyrs, afin de perpétuer les injustices d’aujourd’hui.

Ma réponse à Laura Poitras, c’est donc que ce « monde » où l’on est fiché sans qu’on vous dise pourquoi a commencé avec les origines de la propriété privée et de l’Etat, avec l’avènement d’une classe dirigeante dont la raison d’être est l’exploitation et l’asservissement des autres. Cette ignorance généralisée de l’histoire qu’on voit de nos jours est un produit de la période postsoviétique dans laquelle nous vivons. Les vainqueurs impérialistes écrivent l’histoire et s’efforcent consciemment d’effacer de la mémoire collective les leçons durement acquises des luttes de classe passées. Tous ceux qui se battent pour le changement social dans ce pays sont fichés. Et aux Etats-Unis, un pays capitaliste fondé sur l’esclavage des Noirs, le gouvernement fiche spécialement ceux qui se battent pour l’égalité raciale – de Denmark Vesey et John Brown à Martin Luther King, Malcolm X et Mumia Abu-Jamal. Les rouges notamment perturbent l’ordre de ce pays, où les capitalistes dominent les ouvriers et les Blancs dominent les Noirs, parce qu’ils se battent pour unifier la classe ouvrière dans des luttes de classes où les Blancs et les Noirs se battent ensemble.

La loi contre l’espionnage et la guerre contre le bolchévisme

Manning a été poursuivi en vertu de la loi contre l’espionnage de 1917. Manning n’était l’espion de personne. En fait, la loi sur l’espionnage a toujours été utilisée pour criminaliser la dissidence et en temps de guerre réprimer l’opposition de la classe ouvrière et de la gauche au gouvernement des Etats-Unis. Les membres de l’IWW (les syndicalistes révolutionnaires des Industrial Workers of the World) en furent les premières victimes en septembre 1917. Leurs journaux syndicaux et leurs biens furent détruits et de nombreux militants ouvriers de gauche furent arrêtés et condamnés à de lourdes peines de prison.

La Première Guerre mondiale accoucha aussi de la révolution, et l’Amérique fut particulièrement hantée par celle qui se déroulait en Russie en 1917, avant même que les travailleurs prennent le pouvoir d’Etat sous la direction du Parti bolchévique de Lénine et Trotsky. Un journal socialiste, The Masses, couvrait les événements et l’horreur sans précédent de la guerre. John Reed écrivit dans le numéro d’août 1917 « Tricotez une camisole de force pour votre fils au front », un article qui décrivait l’horrible, l’atroce réalité d’une guerre que le président Woodrow Wilson présentait comme la voie à la paix éternelle, mais qui en fait littéralement rendait fous les soldats. John Reed fut inculpé pour cet article en vertu de la loi sur l’espionnage, alors qu’il n’avait pas écrit un seul mot attaquant le gouvernement américain. L’article tout entier était extrait d’un rapport du New York Tribune décrivant l’augmentation alarmante des maladies mentales dans l’armée. Manning non plus n’a pas écrit un seul mot contre le gouvernement américain. Il n’a fait que rendre publics les rapports qu’avait écrits le gouvernement lui-même sur ses méfaits.

Max Eastman, le rédacteur en chef de The Masses, fit valoir dans sa plaidoirie que l’accusation de complot n’avait pas été prouvée. Tout ce qu’on avait démontré c’est que tous les accusés croyaient à la philosophie du socialisme. Et il poursuivit en disant que les socialistes pensent que « la vraie liberté n’est pas garantie simplement parce que les citoyens ont le droit de vote. Ils pensent que la démocratie commence quand c’est le peuple qui décide, dans la production comme en politique. » Je trouve que cela exprime très bien ce que nous voulons dire en luttant pour un Etat ouvrier basé sur la propriété collectivisée, administré par ceux qui travaillent et dirigent une économie socialiste égalitaire et planifiée.

Le gouvernement perdit le procès contre The Masses, mais il réussit à détruire ce journal radical en supprimant son autorisation postale. Lorsque parut le numéro de septembre, la poste refusa de le distribuer sous prétexte que le magazine avait sauté un numéro – le numéro d’août que le FBI avait saisi ! Comme l’écrivit John Reed dans le numéro de septembre, dans un article intitulé ironiquement « Un bon mois pour la liberté » : « Tout cela prouve qu’aux Etats-Unis la loi n’est que l’instrument, pour le bien ou pour le mal, des intérêts les plus puissants, et il n’y a pas de garanties constitutionnelles qui vaillent le prix de la poudre qu’il faudrait pour les faire sauter en enfer. » John Reed écrivit ensuite Dix jours qui ébranlèrent le monde, un passionnant récit vécu de la Révolution russe d’octobre 1917, et il fut membre fondateur du Parti communiste américain.

La révolution bolchévique sema la terreur parmi les législateurs américains. En toile de fond des bavardages du Président Wilson sur la « démocratie », il y avait la terreur et la haine raciales et la lutte pour détruire les syndicats. Des centaines de Noirs furent lynchés en 1917 à East Saint Louis (dans le Sud). Des mineurs en grève dans l’Arizona furent battus et emprisonnés. Même leur avocat fut jeté en prison, tout comme aujourd’hui l’avocate Lynne Stewart, qui est en train de mourir en prison parce qu’elle a défendu son client que le gouvernement américain considérait comme une menace [elle a finalement été libérée le 31 décembre – note de la rédaction]. En novembre 1919, le procureur général A. Mitchell Palmer demanda l’expulsion de milliers de travailleurs immigrés, prétendant qu’il y avait des « milliers d’étrangers » qui étaient « des alliés directs de Trotsky ! » En une seule année, entre 1919 et 1920, quelque 1 400 personnes furent arrêtées en vertu des lois contre la sédition ; des centaines d’entre elles furent condamnées et emprisonnées, des milliers de militants de gauche immigrés furent expulsés du pays.

La répression anticommuniste sous Roosevelt

On associe généralement le maccarthysme et la chasse aux sorcières anticommuniste aux années 1950, une période de peur et de conformisme social. En fait, c’est quelques années plus tôt que la répression maccarthyste fut préparée, sous la présidence de Roosevelt, le chéri de la gauche ; la Commission sur les activités anti-américaines (HUAC) fut créée en 1938 sous la direction du député Martin Dies. Cette commission prit de l’importance quand la Seconde Guerre mondiale eut commencé en septembre 1939 ; elle interrogea des centaines d’organisations, de journaux et de syndicats soupçonnés d’avoir des liens avec les communistes. C’est ce que certains historiens ont appelé « la petite chasse aux rouges » ; c’était juste une répétition générale pour les procès de McCarthy plus tard. C’est Roosevelt et J. Edgar Hoover qui ont lancé le système du FBI fichant des personnes considérées comme une menace susceptibles d’être jetées en prison indéfiniment.

Nos prédécesseurs politiques directs dans le Socialist Workers Party (SWP) étaient sur cette liste et ils furent aussi les premières victimes de la loi Smith de 1940. Le SWP s’opposait à la Seconde Guerre mondiale parce que c’était une guerre interimpérialiste sans enjeu pour les travailleurs, si ce n’est de défendre l’Union soviétique.

On prétend toujours pour réprimer les militants de gauche que les marxistes préconiseraient le « renversement » du gouvernement américain « par la violence ». En fait, les marxistes n’ont pas de position abstraite sur la violence en soi. Le gouvernement capitaliste ne se fait pas « renverser » de façon violente ou non violente. D’un point de vue historique, dans une situation révolutionnaire il n’y a probablement guère de gouvernement à « renverser » et sûrement pas le gouvernement sous sa forme actuelle. L’alternative serait plutôt posée entre les soviets démocratiques de la classe ouvrière et une dictature bonapartiste branlante dirigée par des personnages d’extrême droite. Même l’Okhrana, la redoutable police secrète tsariste, n’a pas pu empêcher le régime répressif dépassé du tsar d’être balayé par les travailleurs une fois qu’ils eurent acquis la conscience politique nécessaire et qu’ils se furent organisés pour leurs propres intérêts lors de la Révolution russe. Victor Serge a écrit dans Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression que tout ce qu’il fallut à ce moment-là c’est un bon coup de balai.

Nous savons que la bourgeoisie va utiliser l’appareil de l’Etat pour réprimer violemment ceux qu’elle perçoit comme des opposants ou comme une menace à sa domination. Par rapport à cela, les marxistes ne sont pas des pacifistes : nous reconnaissons que les travailleurs doivent se défendre. Nous ne sommes pas des putschistes et des conspirateurs. Personne n’agit plus ouvertement, en effet, qu’un parti marxiste : il ne peut réussir que dans la seule mesure où il peut faire connaître le plus largement possible ses positions et ainsi faire comprendre à la majorité des travailleurs qu’ils doivent s’organiser pour défendre leurs propres intérêts de classe indépendants. Les procès en vertu de la loi Smith avaient entre autres pour but d’établir un précédent où il n’était plus nécessaire que l’accusé ait agi pour qu’il se fasse accuser. De simples paroles, voire des pensées, suffisaient pour coûter la liberté à quelqu’un s’opposant au gouvernement.

Le contexte de cette répression, c’était le fait que les trotskystes avaient mené une grève générale dans la ville de Minneapolis en 1934 et gagné une grande bataille pour organiser les camionneurs dans la section syndicale n° 544 des Teamsters. J. Edgar Hoover prétendit que l’opposition du SWP à la guerre, alors qu’ils avaient une position éminente dans un syndicat se trouvant au cœur du réseau de transport intérieur du pays, posait un risque pour la sécurité nationale. Donc les trotskystes furent fichés, et des espions du gouvernement et des provocateurs à l’intérieur du syndicat se mirent à leur sale besogne. La surveillance visait non seulement des dirigeants du SWP comme James P. Cannon, mais aussi des militants syndicaux qui avaient formé l’Union Defense Guard, un groupe de 600 syndiqués en armes, qui s’étaient organisés en 1938 pour défendre leur syndicat contre de violentes attaques des fascistes – les « chemises d’argent ». Ainsi la loi Smith, qui avait été promulguée soi-disant contre les sympathisants nazis aux Etats-Unis, fut d’abord utilisée contre des syndicalistes qui avaient stoppé les fascistes et qui, en montant le syndicat, avaient apporté une grande victoire à la classe ouvrière avec un impact dans tout le pays.

Daniel Tobin, alors président du syndicat des camionneurs, sollicita activement l’intervention du FBI dans son propre syndicat pour chasser les rouges. Le président des Etats-Unis, Franklin Delano Roosevelt, lui devait en effet une faveur. Ils étaient amis. Leur étroite relation s’était forgée quand Tobin était président du secteur ouvrier du Parti démocrate pendant les deux campagnes présidentielles de Roosevelt. Le prix à payer pour cet anticommunisme syndical fut élevé. La solidarité au sein du mouvement ouvrier subit un recul, les acquis gagnés contre les patrons pendant la grande grève générale de 1934 furent menacés, et la confiance qu’avaient les travailleurs pour s’organiser et s’exprimer fut secouée par l’utilisation de provocateurs et la répression.

Cette histoire montre le rôle de la bureaucratie syndicale ; en subordonnant le mouvement ouvrier aux démocrates (et aux républicains) elle fait du tort à tous les travailleurs. Ayant ouvert la voie à l’intervention du gouvernement dans le syndicat, la bureaucratie procapitaliste des Teamsters devint elle-même, bien plus tard, la cible d’attaques gouvernementales visant à casser les syndicats grâce aux lois RICO contre le racket. L’ironie de l’histoire, c’est qu’à ce moment-là c’était des militants de gauche sans scrupules qui ont invité le gouvernement à chasser les bureaucrates hors du syndicat sous prétexte que ces derniers étaient liés à la pègre. L’Etat n’était que trop heureux d’acquiescer ; après avoir chassé les communistes, il chassait quelques décennies plus tard les syndicalistes affairistes à la demande de la gauche. Le gouvernement est le comité exécutif de la classe capitaliste ; il est dans son intérêt de briser les syndicats afin de faire baisser les salaires, augmenter les bénéfices et diviser la classe ouvrière.

Le Parti communiste stalinien a soutenu la répression contre les trotskystes et les militants syndicaux à Minneapolis. C’est criminel. Cette servilité sans scrupules vis-à-vis de l’Etat capitaliste ne lui a pas épargné les poursuites peu après. Et nous trotskystes, bien sûr, nous l’avons défendu. L’Etat n’est pas neutre et nous n’avons pas fait appel à lui pour arbitrer les divergences au sein du mouvement ouvrier et de la gauche. Nous nous opposons à l’intervention du gouvernement dans les syndicats. Les travailleurs doivent balayer devant leur propre porte.

La chasse aux sorcières pendant la guerre froide

L’espionnage et la répression se sont renforcés avec l’entrée en guerre des Etats-Unis. Peu après le bombardement de Pearl Harbor et l’entrée des Etats-Unis sur le théâtre du Pacifique, Roosevelt promulgua le décret 9066 donnant pouvoir au président de déporter dans des camps de détention perdus et désolés les personnes d’origine japonaise sur toute la côte Ouest des Etats-Unis. Le rapport justifiant l’internement précisait : « La race japonaise est une race ennemie […]. Le fait même qu’aucun acte de sabotage n’a eu lieu à ce jour est une indication inquiétante confirmant que de tels actes de sabotage vont se produire. » Ce décret n’a été abrogé qu’en 1976. La détention de personnes considérées comme ennemies du fait de leur origine ou de leur ascendance demeure la politique de l’administration Obama à ce jour. Fin août, alors qu’Obama se préparait à lancer des missiles sur la Syrie, le FBI a accru la surveillance des Syriens présents sur le territoire des Etats-Unis. Des personnes ont été convoquées pour se faire « interroger » alors qu’elles n’étaient soupçonnées de rien, sauf de par leur origine, leur religion ou leurs ascendants.

Poursuivant dans les pas de Roosevelt, Harry Truman ordonna de larguer des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945, un crime de guerre sans précédent. La doctrine Truman est devenue une carte blanche pour les interventions militaires américaines dans le monde ; elle se reflète encore aujourd’hui dans les actions d’Obama.

Pendant ce temps le fascisme hitlérien était détruit par l’Armée rouge soviétique pendant la Deuxième Guerre mondiale. Comme la guerre devenait à la fin une course sur Berlin, ce fut en fait le début de la guerre froide. Les Etats-Unis et leurs alliés, comme la Grande-Bretagne et le Vatican, ramassèrent tous les criminels de guerre et scientifiques nazis sur lesquels ils pouvaient mettre la main et ils les mirent en sûreté grâce à une filière au nom tout à fait approprié de « Rat line » ; ils les mirent au travail dans les agences d’espionnage et les programmes militaires américains. Les escadrons de la mort en Amérique latine ont été formés par d’anciens nazis sous l’égide de la CIA ; le programme spatial de la NASA a été développé ainsi. Et ce n’est pas tout. Henri Alleg, un communiste franco-algérien qui a lutté au côté des Algériens pour l’indépendance contre l’impérialisme français, raconte que les tortionnaires français en Algérie furent empruntés par les Etats-Unis pour donner des cours à la tristement célèbre école militaire School of the Americas.

Aux Etats-Unis pendant la guerre froide sous Truman un serment de loyauté fut institué pour les fonctionnaires. Le mouvement ouvrier fut entravé par la loi Taft-Hartley qui interdisait les grèves de solidarité et bannissait les communistes des responsabilités syndicales. La loi McCarran de 1950 autorisait le fichage par le FBI des éléments « subversifs » ; des centaines de milliers de personnes furent fichées et mises sous surveillance pour être détenues en cas d’urgence nationale. Le démocrate libéral Hubert Humphrey amenda la loi McCarran afin d’instaurer des camps de concentration pour les éléments « subversifs » aux Etats-Unis et il soutint la loi de 1954 sur le contrôle des communistes qui faisait de l’appartenance au Parti communiste un délit.

L’objectif de la chasse aux sorcières pendant la guerre froide était de forcer l’ensemble de la population à se conformer idéologiquement. Le gouvernement apposa sa marque sur ces années avec l’exécution de Julius et Ethel Rosenberg le 19 juin 1953 ; c’étaient deux communistes juifs, coupables de rien sauf d’avoir défendu l’Union soviétique.

C’est en grande partie la lutte pour la libération des Noirs qui a rompu le consensus politique de la guerre froide. Non seulement le mouvement des droits civiques mais aussi le mouvement du Black Power et, bien sûr, la révolution sociale au Vietnam qui a vaincu l’impérialisme américain sur le champ de bataille, tout cela a changé le climat politique. Les mouvements pour les droits des femmes et les droits des homosexuels faisaient également partie de cette période spéciale de luttes sociales explosives. Mais, fondamentalement, c’est la lutte pour l’égalité des Noirs qui a favorisé le changement social. Il est intéressant de faire remarquer que cette période de lutte sociale a aussi donné naissance à la loi sur la liberté de l’information qui promettait le droit de savoir si l’on était espionné par le gouvernement. Mais si vous avez vu un dossier obtenu grâce à cette loi, vous savez combien cet acquis est partiel et comment le gouvernement le contourne. Au marqueur noir. Bonjour si vous voulez lire un document qui est presque entièrement rayé au marqueur.

Les marxistes défendent leur droit de s’organiser

Mais le gouvernement ne s’est pas couché par terre en arrêtant d’espionner les gens. C’est simplement devenu plus secret, et plus meurtrier avec un programme de contre-espionnage dit COINTELPRO. Il fut lancé en 1956 contre le Parti communiste, puis étendu dans les années 1960 pour viser entre autres le Black Panther Party, le Socialist Workers Party et la Spartacist League. Le gouvernement américain a tué avec COINTELPRO 38 membres du Black Panther Party. D’autres militants, comme Geronimo Pratt et Mumia Abu-Jamal, ont été victimes de coups montés ; ils ont été condamnés à des dizaines d’années de prison pour des crimes qu’ils n’avaient pas commis.

À la fin des années 1970, nous avons appris que nous étions sur la liste gouvernementale des organisations subversives, le fichier ADEX. Le FBI prétendait avoir liquidé cette liste d’individus et d’organisations à frapper, mais en fait il avait simplement dissimulé davantage son existence. Le FBI a publié en 1983 de nouvelles « Directives sur la sécurité intérieure et le terrorisme » qui tiraient un trait d’égalité entre l’opposition politique marxiste au gouvernement et le terrorisme criminel ; il reprenait le mensonge éculé que nous n’étions pas ouvertement pour le « renversement du gouvernement par la violence », mais que nous l’étions donc en secret.

Nous avons répondu pour réfuter cette accusation que l’Etat capitaliste défend un système complètement injuste qui opprime la majorité par la force et la violence. C’est ce gouvernement capitaliste qui incarcère une plus grande proportion de la population, en particulier les hommes noirs, que n’importe quel autre gouvernement au monde. C’est ce gouvernement capitaliste qui a détruit en une seule journée de bombardements en Irak les œuvres et la culture de millénaires de civilisation humaine. C’est ce gouvernement qui prend à la gorge avec des sanctions économiques les hommes, les femmes et les enfants à Cuba et en Corée du Nord. C’est ce gouvernement qui a jeté des tapis de bombes sur le Vietnam et qui asservit toujours plus les masses en Amérique latine, en Asie et en Afrique. C’est ce gouvernement dans cette soi-disant démocratie qui est même revenu sur le droit de vote en en privant à nouveau de nombreux hommes noirs.

Nous avons combattu l’espionnage du FBI, qui représentait pour nous une menace de mort, avec toutes les ressources juridiques, morales et politiques à notre disposition, et nous continuerons sans répit à lutter contre toute allégation mensongère de violence ou de terrorisme. Notre existence n’est pas sans aucune importance. C’est grâce à notre initiative qu’il y a eu de grandes mobilisations du mouvement ouvrier et des minorités pour stopper le Ku Klux Klan. Nous avons été à l’origine très tôt d’une protestation unique en son genre, basée sur les syndicats, pour défendre les immigrés et contre la loi sécuritaire Patriot. Nous avons lutté pour forger une direction révolutionnaire, l’agent subjectif, dans la bataille contre la contre-révolution capitaliste dans l’ex-Union soviétique et en Allemagne de l’Est. C’est ce genre de direction qu’il faudra pour les batailles à venir dans les Etats ouvriers déformés restants.

Bien sûr, nous n’avons pas gagné toutes ces batailles, mais nous cherchons à être un facteur ayant un impact sur la lutte dans l’intérêt de la classe ouvrière internationale. Dans la période actuelle il est surtout question d’une lutte programmatique : nous luttons pour garder vivant le marxisme grâce à nos publications et à notre organisation, dans cette période où il est dans une large mesure considéré comme dépassé à cause de la chute de l’URSS et d’une fausse identification du communisme au stalinisme. Ce travail de propagande pourrait vous paraître comme plus proche du travail d’un bibliothécaire que du terrorisme mais, comme le disait Lénine à la suite de Marx et Engels, sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. Donc le programme vient en premier. D’ailleurs le FBI en veut aux bibliothécaires aussi ; avec la loi Patriot il a le droit de savoir quels livres vous empruntez.

Nous avons engagé des poursuites contre le FBI en 1983 et nous avons gagné. Notre argumentation juridique retraçait l’histoire du harcèlement secret et systématique dont la Spartacist League et ses prédécesseurs avaient été victimes. Nous avons caractérisé de « maccarthysme au pistolet dégainé » les nouvelles directives de sécurité intérieure et contre le terrorisme. En luttant pour notre propre existence légale et notre liberté, nous avons porté un coup à la campagne du gouvernement pour criminaliser toute opposition quelle qu’elle soit. Nous avons dit à l’époque que cette victoire était importante, qu’elle posait un obstacle juridique aux campagnes présentes et futures du gouvernement pour réprimer la SL. Mais nous n’avions pas d’illusions que le gouvernement allait cesser pour autant ses activités de surveillance et ses sales coups, parce que ceux-ci font partie intégrante de l’arsenal de la répression contre la classe ouvrière par les capitalistes.

S’ils punissent Chelsea Manning, s’ils punissent Lynne Stewart, s’ils font la chasse dans le monde entier à Edward Snowden et Assange, c’est pour faire rentrer dans le crâne à tout le monde qu’il faut accepter comme quelque chose de normal une répression sans frein. Et en effet avec la loi d’autorisation de la défense nationale établie par Obama, n’importe qui d’entre vous peut se voir placer en forteresse en détention illimitée. Donc en préparant ce discours je me suis demandé, à la lumière de ce que l’impérialisme américain fait à l’intérieur et à l’étranger, pourquoi est-ce que des gens intelligents croient au mensonge démontré de la démocratie bourgeoise ? Pourquoi pensent-ils que le « communisme », qui n’existe pas encore, est « mort » ?

J’ai trouvé une bonne réponse chez James Cannon. Ce système injuste ne tient pas tout seul. Il est activement soutenu par ses agents au sein du mouvement ouvrier. Cannon disait :

« Ce qui facilite et contribue dans une grande mesure à ce petit jeu des capitalistes pour entretenir la confusion et les déformations, ce sont les sociaux-démocrates et la bureaucratie syndicale, qui sont eux-mêmes des bénéficiaires privilégiés du système américain. Ils donnent une coloration socialiste et ouvrière à la défense de la “démocratie” américaine. En plus de tout cela, il faut reconnaître que dans ce pays, bien plus que partout ailleurs, la prospérité et la puissance impérialistes et la chasse aux sorcières font une pression énorme et elles affectent profondément la pensée de beaucoup de gens qui se considèrent ou se considéraient radicaux. Cette puissante pression a amené beaucoup d’entre eux à se réconcilier avec la société capitaliste et à défendre la démocratie capitaliste, sinon comme un paradis, du moins comme un moindre mal et le mieux que l’on puisse espérer. »

– « Le socialisme et la démocratie », International Socialist Review (automne 1957)

A propos de Daniel Ellsberg et des espions soviétiques

Cannon parlait d’une vieille génération de la gauche réformiste autour du Parti communiste, qui avait trahi la classe ouvrière avec un programme de collaboration de classes et qui avec sa politique se mettait à la traîne de la bourgeoisie « progressiste ». Aujourd’hui les réformateurs et idéologues bourgeois et leurs sympathisants de gauche (comme l’International Socialist Organization ou le Workers World Party) et bien entendu les directions syndicales poursuivent la collaboration de classes et propagent des illusions dans le premier Président noir. Ils contrecarrent de ce fait la possibilité de mobiliser efficacement le mouvement ouvrier pour qu’il puisse se défendre en s’organisant de façon indépendante politiquement et en se mobilisant contre la répression, et en faisant grève (cela vous rappelle quelque chose ?) pour ses propres intérêts de classe.

Daniel Ellsberg, et d’autres, se lamentent hystériquement que leur gouvernement capitaliste chéri se comporte aussi mal que les régimes staliniens répressifs qui dirigeaient les Etats ouvriers déformés en Union soviétique et en Europe de l’Est. (Ellsberg, c’est le grand-père des lanceurs d’alerte ; il a 82 ans ; c’est lui qui avait rendu publics les Pentagon papers au New York Times et qui avait révélé ce que faisaient les Etats-Unis au Vietnam.) Ellsberg a écrit que Snowden « nous préserve des Stasi-Unis d’Amérique », en référence à l’agence d’espionnage de l’Etat est-allemand. Cet argument est une attaque au gaz de combat verbal, et les inspecteurs du désarmement spartacistes sont indispensables pour vous préserver ainsi que vos enfants de lésions cérébrales.

En fait, l’un des premiers actes du nouveau gouvernement soviétique, issu de la première et de la seule révolution prolétarienne socialiste dans le monde, avait été de publier et de déchirer purement et simplement les traités internationaux secrets. Lénine disait qu’il fallait faire « tomber révolutionnairement le voile du secret de la politique extérieure ». Il écrivait que ce fait avait « une importance capitale : de là dépendent la paix, la vie ou la mort de dizaines de millions d’hommes. »

L’Union soviétique à l’époque de Lénine a aussi fait de l’espionnage pour défendre l’Etat ouvrier, et nous saluons cela. Nous ne sommes pas opposés en soi, abstraitement, à l’espionnage. Cela dépend de quelle classe fait de l’espionnage et dans quel but. Même après la dégénérescence de la Révolution russe, il y avait des militants révolutionnaires dévoués qui ont servi l’Union soviétique en tant qu’espions. Il y avait aussi des assassins sadiques qui auraient pu tout aussi bien travailler pour des agences d’espionnage impérialistes. Cette disparité même montre le caractère double de la bureaucratie stalinienne : elle défendait ses propres privilèges tout en défendant, d’une façon déformée et partielle, la propriété prolétarienne sur laquelle reposait son pouvoir.

La révolution ouvrière qui s’est faite en Russie ne s’est pas faite seulement pour la Russie. Elle a été conçue et réalisée comme le coup d’envoi de la révolution socialiste mondiale. Mais elle ne s’est pas étendue au niveau international, du fait, en grande partie, mais pas seulement, d’une absence de direction révolutionnaire. Le prix qu’il a fallu payer pour le retard qu’a pris l’extension internationale de la révolution a été très élevé : non seulement la révolution a échoué en Allemagne et la voie a ensuite été pavée pour la montée du fascisme, mais aussi il y a eu la croissance monstrueuse d’une bureaucratie répressive dirigée par Staline en Union soviétique. Mais les acquis matériels essentiels de la révolution demeuraient : l’établissement d’un Etat ouvrier qui avait renversé la propriété privée et établi une économie planifiée.

Nous, les trotskystes, nous avons été les premières victimes et les plus connues de la répression stalinienne ; y compris Léon Trotsky lui-même a été assassiné par un agent stalinien. Mais nous nous sommes battus pour la défense militaire inconditionnelle de l’Etat ouvrier contre l’attaque impérialiste et la contre-révolution à l’intérieur. Les trotskystes se sont battus aussi pour une révolution politique prolétarienne pour chasser la bureaucratie et pour restaurer la démocratie ouvrière en Union soviétique et mobiliser au service de la classe ouvrière internationale les ressources de cette gigantesque conquête qu’était l’Etat ouvrier soviétique.

Staline et ses héritiers ont poursuivi une politique de « coexistence pacifique » avec l’impérialisme américain en trahissant des révolutions dans le reste du monde. Cette politique de conciliation vis-à-vis de la domination capitaliste a conduit finalement à la contre-révolution en Union soviétique, en Allemagne de l’Est et en Europe de l’Est. Donc, dans un certain sens, ma réponse à Daniel Ellsberg c’est que les pires crimes qu’ont commis les bureaucrates staliniens, ce n’était pas l’espionnage et la répression même meurtrière contre leur propre population mais d’être passés à l’Ouest capitaliste, celui que défendent Ellsberg et les sociaux-démocrates ! Ils ont fait cadeau des acquis que les travailleurs avaient arrachés par la révolution socialiste et ils ont transformé les anciens Etats ouvriers déformés en des espèces de cavernes marquées par l’exploitation capitaliste, la violence fasciste et une horrible oppression des femmes et des minorités.

Nous les trotskystes, dont les camarades ont été les victimes de la répression stalinienne, nous faisons remarquer en ce qui concerne la police secrète soviétique que certains individus extraordinaires sont entrés dans les services d’espionnage pour défendre l’Union soviétique. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, d’héroïques espions soviétiques ont créé un Orchestre rouge d’opérateurs radio, qu’on appelait des pianistes, et qui ont diffusé des informations d’importance vitale depuis l’intérieur du Troisième Reich. Et ce n’était pas seulement des Soviétiques qui ont eu l’inspiration de défendre la Révolution russe. Il y avait aussi des maîtres-espions comme Richard Sorge et Hotsumi Ozaki au Japon et Kim Philby et son groupe de communistes dans les services secrets britanniques. Lorsqu’un des camarades de Kim Philby se fit briefer avant d’être affecté à Washington, on le mit en garde que pour les Américains tout ce qui touchait au communisme, aux Noirs et à l’homosexualité était très chaud. L’espion aurait répondu : « Vous voulez dire que je ne dois pas faire d’avances à Paul Robeson ? » En un seul trait d’humour cet espion soviétique spirituel résumait quelque chose d’essentiel sur le ciment idéologique qui fait tenir ce pays.

Je voudrais conclure par un mot sur la presse. Dans le procès de Chelsea Manning, quel a été le rôle de la presse capitaliste ? D’abord elle a refusé de publier les rapports et les dépêches diplomatiques sur la guerre en Afghanistan et en Irak ; ensuite elle a pratiquement passé sous silence la détention provisoire et la torture infligées à Manning ; elle a mis en exergue chaque mensonge de l’accusation et disséminé son mépris pour Manning avec des articles à vous donner la chair de poule sur ses origines et sa vie privée. Tout cela a eu un impact sur le public et montre le rôle de la presse sous le capitalisme pour promouvoir les intérêts de la bourgeoisie au pouvoir. Si vous n’êtes pas encore abonnés à Workers Vanguard alors je vous ferai remarquer ironiquement que votre dossier au FBI est maigre et que c’est louche. Alors abonnez-vous tout de suite, pour vous défendre vous-mêmes et pour soutenir les luttes internationales dans lesquelles nous nous engageons et sur lesquelles nous écrivons.

 

Le Bolchévik nº 207

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Mars 2014

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