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Le Bolchévik nº 206

Décembre 2013

Impérialistes, bas les pattes devant la Syrie !

L’histoire sanglante du mandat colonial français au Levant

Nous reproduisons ci-dessous le texte revu pour publication d’un rapport donné lors du meeting de la Ligue trotskyste à Paris le 7 novembre dernier.

* * *

Chers camarades,

Nous avions annoncé ce meeting alors que des frappes impérialistes contre la Syrie paraissaient imminentes il y a deux mois. Suite à un revirement de l’impérialisme américain ces frappes n’ont pas eu lieu – pour le moment. C’est une chose qui nous réjouit, d’autant plus qu’elle s’est accompagnée d’une cinglante défaite diplomatique de l’impérialisme français.

Assad applaudit Poutine pour l’accord sur le désarmement chimique du régime syrien, qu’il considère comme une victoire. De l’autre côté les rebelles ont vertement dénoncé l’accord ; ils espéraient que la campagne sur l’utilisation des armes chimiques allait conduire à des bombardements impérialistes dont ils auraient été les bénéficiaires. Les marxistes ne soutiennent aucun côté dans la guerre civile en Syrie, où deux forces réactionnaires se combattent : d’un côté le régime d’Assad et de l’autre un ramassis de forces rebelles, allant de fanatiques islamistes à des laïques, qui sont armées surtout par les Etats du Golfe et qui ont elles-mêmes fait usage d’armes chimiques d’après certains rapports. Mais il serait du devoir du prolétariat, notamment en France, ancienne puissance coloniale en Syrie, de se prononcer pour la défense de la Syrie en cas d’intervention militaire des impérialistes. Toute défaite impérialiste affaiblirait la bourgeoisie et faciliterait la lutte de classe prolétarienne ici même. Les travailleurs doivent également s’opposer aux sanctions économiques qui affament la Syrie et l’Iran.

Le régime d’Assad avait amassé des armes chimiques face à l’Etat sioniste d’Israël qui dispose d’armes nucléaires. Le gouvernement syrien a déclaré son intention d’accepter les termes de l’accord russo-américain, qui inclut la présence d’inspecteurs de l’ONU pour les armements chimiques. Il ne faut pas oublier que c’était l’ONU et ses inspecteurs des « armes de destruction massive » qui avaient servi aux impérialistes pour attaquer l’Irak il y a dix ans en 2003. Les impérialistes ne cesseront pas avec cet accord de chercher à contrôler le Proche-Orient et d’y semer la mort et la misère.

La défaite diplomatique de l’impérialisme français

Hollande avait parié sur une intervention militaire américaine, il se retrouve affaibli sur tous les plans : isolé internationalement avec son bellicisme hystérique, affaibli à l’intérieur après s’être heurté à une opposition croissante dans la population et même dans les partis politiques pro-impérialistes français, y compris les fascistes et la majeure partie de l’UMP. Un parti bolchévique en profiterait pour encourager la lutte de classe dans ce pays en l’orientant dans une direction révolutionnaire.

Hollande a perdu sur tous les tableaux. Il s’est fait ridiculiser par Obama et son ministre des Affaires étrangères, John Kerry, qui ne l’ont même pas prévenu de leur volte-face. Pourtant Hollande s’était avancé au point de se proposer comme le nouveau toutou des Américains qui pourrait remplacer avantageusement les impérialistes britanniques défaillants. L’opération avait à mon avis pour but notamment d’isoler l’Allemagne qui avait déjà indiqué son opposition à des frappes impérialistes ; c’est complètement raté. En fait c’est l’impérialisme français qui s’est retrouvé complètement isolé en Europe, alors que la diplomatie allemande marquait de nouveaux points, y compris dans le monde arabe.

La conclusion sur laquelle nous insistons en tant que marxistes, c’est que cela montre le caractère fondamentalement irrationnel et réactionnaire du capitalisme. L’impérialisme français se débat dans une crise interminable où, à chaque phase, il perd encore du terrain par rapport à l’impérialisme allemand (et ses autres rivaux) ; il en est réduit à tenter des coups de plus en plus hasardeux et sanglants pour essayer d’enrayer son processus de décadence accéléré. Et en politique intérieure il n’a pas d’autre choix qu’une politique récessive d’austérité qui ne fait que renforcer son adversaire allemand et en même temps prépare le terrain à une riposte des travailleurs et des opprimés.

Je ne vais pas m’étendre en conjectures sur comment la politique de l’impérialisme français va évoluer sur la question de la Syrie. De toute façon l’impérialisme français, quoi qu’il s’imagine, n’est pas en mesure d’influencer significativement ce qui va se passer dans la région. L’objet de mon rapport de ce soir, c’est plutôt de revenir sur une période où la France a effectivement joué un rôle important dans la région. Il s’agit bien sûr de la période du mandat colonial sur la Syrie et le Liban, entre 1920 et 1945, lorsque l’impérialisme français avait effectivement un mot à dire, et même était la puissance dominante. Le retrait français en 1946 a signifié le début, même s’il était très partiel, de la libération des peuples de cette région. Et plus que jamais nous exigeons aujourd’hui le retrait des troupes françaises du Liban où, avec officiellement 800 soldats, elles continuent de monter la garde depuis 2006 au Sud du pays pour neutraliser le Hezbollah contre l’Etat sioniste.

Et la conclusion qui ressortira clairement ce soir, je l’espère, c’est que les aventures militaires sanglantes sont inhérentes à cette ère de profonde décadence dans laquelle se trouve le capitalisme. Les marxistes appellent cette étape du développement capitaliste l’ère impérialiste. Je voudrais expliquer ici ce qu’est l’impérialisme en utilisant l’exemple des interventions françaises en Syrie dans la première partie du XXe siècle. Pour en finir avec l’impérialisme il faut renverser tout le système capitaliste par une révolution socialiste. Et nous luttons pour forger le parti ouvrier révolutionnaire qui est l’outil indispensable dont a besoin la classe ouvrière pour accomplir cette grande tâche historique.

Nous avons déjà publié des articles dans le Bolchévik sur la question de la Syrie, dans le numéro 202 (décembre 2012) et dans le dernier numéro de septembre. Il y a notamment l’article « diviser pour régner » paru dans le Bolchévik 202 qui donne une vision d’ensemble de l’histoire de la Syrie et de l’interventionnisme impérialiste, source de l’oppression dans ce pays. Je voudrais aujourd’hui rentrer un peu plus dans le détail de cette histoire, dans le cadre donné déjà par cet article.

L’expédition bonapartiste au Liban

L’intervention française au Levant est ancienne. Je ne vais pas remonter aux croisades mais mentionner tout de même l’expédition française en Syrie sous Napoléon III en 1860, qui vise à asseoir l’influence française au Liban sous prétexte de protection des minorités chrétiennes massacrées par les druzes. Et derrière les druzes, il y avait les Britanniques qui les avaient armés alors que les Français avaient déjà commencé à se considérer comme la puissance tutélaire veillant sur les maronites. Ces flambées de violence intercommunautaire étaient donc déjà dans une large mesure le « fruit » de l’immixtion des Français et des Britanniques. Un livre est pourtant est récemment paru en France, publié par un docteur en histoire et prof à Bordeaux, pour glorifier cette première intervention « humanitaire », plus de 150 ans avant que le général Hollande ne se soucie des armes chimiques du Grand Satan Assad. Il n’est pas inutile ici de citer ce que Karl Marx en avait alors dit, dans un article publié dans le New York Daily Tribune le 11 août 1860 :

« Je voudrais seulement mettre en garde vos lecteurs de ne pas se laisser tromper par les déclarations sentimentales de la presse décembriste [favorable à Napoléon III] à propos d’horribles atrocités commises par des tribus de sauvages et par la sympathie naturelle à l’égard des victimes. […] L’empereur des Français se trouvait comme le tsar orthodoxe [russe] placé devant la même nécessité de scruter l’horizon à la recherche d’une nouvelle croisade excitante pour replonger son empire dans le Léthé des hallucinations guerrières. »

Le Léthé était dans la mythologie grecque un fleuve séparant les champs Elysées, ce n’est pas une blague, du Tartare (l’enfer) ; les morts buvaient dans le Léthé pour oublier les circonstances de leur vie. Marx faisait par ailleurs comprendre que le contexte de l'intervention de Bonaparte était la tentative de la France de mettre la main sur toute la rive gauche du Rhin aux dépens de l’Allemagne, y compris au moyen d’une alliance franco-russe scellée sur le dos de la Syrie, qui n’était qu’un instrument dans les manœuvres entre puissances européennes.

Le passage du capitalisme à l’ère impérialiste et la décadence de l’Empire ottoman

La Syrie et le Liban faisaient alors encore partie de l’Empire ottoman. Je ne peux pas m’appesantir trop sur les causes de la décomposition progressive de cet empire. Les tentatives des sultans à partir de 1839 pour réformer l’empire n’aboutirent pas à grand-chose. Ces réformes, les tanzimat, échouèrent complètement là où les réformes du Meiji vers la même époque parvinrent effectivement à transformer le Japon en société capitaliste.

Cela doit avoir quelque chose à voir avec les blocages internes du despotisme oriental ottoman, une variante de féodalisme où la propriété foncière était longtemps concentrée entre les mains de l’Etat et où en général l’essor de la production capitaliste était entravé par l’arbitraire de l’Etat. Le développement de la grande propriété foncière privée fut du coup tout à fait tardif, je pense qu’il eut lieu essentiellement à partir de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Les hauts fonctionnaires ottomans, qui étaient surtout turcs en Anatolie et dans les Balkans, dépendaient de leur position dans la bureaucratie étatique et non pas de leur propriété, dont la garantie par le sultan était aléatoire, ce qui les amenait à porter un intérêt limité au développement capitaliste.

Le seul développement capitaliste significatif qui se produisit dans l’empire ottoman avant le mouvement jeune-turc de 1908 était généralement le fait de minorités nationales, notamment chrétiennes dans les Balkans, et de la pénétration des entreprises capitalistes occidentales auxquelles l’empire avait ouvert la porte et accordé des concessions et privilèges connus sous le nom de Capitulations, en échange de prêts grâce auxquels les puissances occidentales peu à peu mirent l’empire sous tutelle.

Et en fait ce sont les banques françaises qui de loin avaient placé le plus d’argent dans ces affaires ; les capitalistes français étaient de loin les premiers investisseurs dans l’empire ottoman, même si ces investissements étaient relativement limités par rapport à ce qu’ils étaient au Maroc ou dans d’autres pays. En 1913 les impérialistes français contrôlaient 63 % de la dette de l’Etat ottoman ; ils possédaient conjointement avec les Britanniques la Banque impériale ottomane et à travers elle la Régie des tabacs et un certain nombre d’entreprises de services publics et de compagnies ferroviaires.

Pour comprendre tous ces développements il est indispensable d'étudier l’ouvrage essentiel de Lénine, l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme. Lénine l’a justement écrit dans cette période, en 1916, pour éclairer les causes de l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Il affirmait carrément dans l’introduction du livre qu’il s’agit avec la nature économique de l’impérialisme « d’un problème économique capital, sans l’étude duquel il est impossible de rien comprendre à ce que sont la guerre d’aujourd’hui et la politique d’aujourd’hui ».

Il explique qu’au tournant du XXe siècle, plus ou moins, la production capitaliste est passée du stade de la concurrence au stade du monopole et des cartels. La concurrence se transforme en monopole par la disparition des « petits » face aux « gros » (et aujourd’hui même une énorme entreprise mondiale comme Peugeot-Citroën fait figure de « petit » face à Volkswagen et Toyota). Il y a une concurrence entre quelques monopoles qui s’exacerbe au niveau international. L’économie dans son ensemble passe sous le contrôle de quelques grandes banques. L’ensemble de la vie sociale passe sous la domination du capital financier. Lénine écrit que « la suprématie du capital financier sur toutes les autres formes du capital signifie l’hégémonie du rentier et de l’oligarchie financière ; elle signifie une situation privilégiée pour un petit nombre d’Etats financièrement “puissants”, par rapport à tous les autres ».

Les principales puissances capitalistes, notamment la Grande-Bretagne et la France, avaient mis la main sur d’immenses empires coloniaux pour en contrôler les marchés et les sources de matières premières. Ces puissances exportent non seulement des marchandises mais du capital financier sous forme de prêts notamment, garantissant des privilèges pour leurs marchandises, des positions stratégiques chacune par rapport à ses rivales, etc. La dette met les nations emprunteuses en position de dépendance et d’asservissement. L’exportation des capitaux est pour Lénine un trait essentiel du capitalisme depuis le début du XXe siècle. Le capitalisme passe de l’ère mercantile à l’ère impérialiste. En fait les intérêts français dans l’empire ottoman étaient davantage d’ordre financier que commercial ; dans le domaine commercial la France était loin d’être en position avantageuse par rapport à ses rivaux. D’ailleurs Lénine voyait dans le capitalisme français un caractère usuraire marqué par opposition à un caractère plus industriel ou commercial à ses rivaux anglais ou allemand.

La contradiction menace ainsi à chaque instant d’éclater avec une violence incalculable entre d’un côté la socialisation et l’internationalisation grandissantes de la production, contrôlée par quelques trusts, et de l’autre côté l’appropriation privée des profits et le caractère national de ces trusts. Ce passage du capitalisme à l’ère impérialiste s’accompagne inévitablement d’une militarisation accrue de la politique extérieure : il faut des canonnières pour assurer ces investissements et garantir le remboursement des emprunts.

Un trait fondamental du capitalisme est que les différents pays se développent à un rythme inégal, y compris les pays capitalistes avancés. Lénine insiste que « le capital financier et les trusts n’affaiblissent pas, mais renforcent les différences entre le rythme de développement des divers éléments de l’économie mondiale. » On l’a d’ailleurs vu de façon frappante ces dernières années avec l’unification financière de l’Europe capitaliste dans l’Union européenne : elle a accru le rythme de divergence entre les pays impérialistes, et entre ceux-ci et leurs victimes semi-dépendantes, comme la Grèce.

Comme l’explique Lénine, un accord de partage entre certaines entreprises ou certains Etats bientôt ne correspond plus à l’évolution respective des « partenaires », qui se révèlent en fait des concurrents. De nouvelles puissances impérialistes avaient émergé au début du XXe siècle, les Etats-Unis, l’Allemagne et le Japon principalement, qui se basaient sur un développement industriel beaucoup plus impétueux et exigeaient leur propre place au soleil. Ces rivalités pour la mainmise sur les marchés mondiaux conduisirent directement à la Première Guerre mondiale, et à la Deuxième. Le prétexte est toujours futile, la décision de partir en guerre paraît irrationnelle, mais en réalité des conflits d’intérêts extrêmement puissants, proprement incontrôlables, poussent inexorablement les grandes puissances à se déchirer pour un repartage du monde qui correspondrait mieux au rayonnement économique respectif de ces nations. La seule manière de « calculer » la part de chacun, c’est une guerre entre les bandits impérialistes, même si elle doit pousser à des destructions incalculables, et même, pour le prochain conflit mondial, à la destruction possible de l’humanité. Il n’y a qu’un moyen de stopper cet engrenage infernal, c’est de renverser le capitalisme par la révolution ouvrière.

Les accords Sykes-Picot et le début du mandat français en Syrie

Le conflit entre la France et l’Allemagne avait déjà failli éclater en 1911 à propos du Maroc. L’impérialisme allemand, en mal de colonies, avait alors des visées sur ce pays. Mais en 1904, la France et la Grande-Bretagne avaient conclu, contre l'Allemagne, une « Entente cordiale » : la France laissait les mains libres à la Grande-Bretagne en Egypte, et en contrepartie, elle pouvait instaurer un protectorat au Maroc. Le bras de fer en 1911 annonce la Première Guerre mondiale. La France finit tout de même par prendre le contrôle de ce pays. A partir de là, l’impérialisme français se considère comme une puissance méditerranéenne de premier plan, puisqu’il contrôle presque tout le littoral maghrébin et son arrière-pays. Cela pousse la France à chercher un point d’appui en Méditerranée orientale également. D’où les visées de plus en plus précises de l’impérialisme français sur le Liban et la Syrie. La position de la finance française dans la dette ottomane amenait naturellement l’impérialisme français à chercher à se repayer sur la bête en absorbant un morceau de l’Empire ottoman lors de son démantèlement qui s’annonçait. Et les industriels de la soie lyonnais avaient depuis longtemps des intérêts au Liban, une source importante de matière première.

Dans notre article de décembre 2012 nous parlions déjà des accords Sykes-Picot, signés secrètement en 1916, où les impérialistes français représentés par Georges-Picot et britanniques, représentés par Sykes, se sont accordés sur un plan de démembrement du Proche-Orient à leur profit. Tout cela a ensuite été maquillé par des phrases humanitaires et par un mandat de la Société des Nations, ce qui aujourd’hui s’appellerait une résolution du conseil de sécurité de l’ONU.

L’impérialisme français devait à l’origine recevoir non seulement le Liban et la Syrie, mais aussi la zone de Mossoul riche en pétrole, qui est aujourd’hui en Irak, ainsi que la parité avec la Grande-Bretagne dans un condominium sur la Palestine. En définitive il s’est retrouvé seulement avec le Liban et la Syrie. Il se trouve en effet que ce sont des troupes britanniques qui ont envahi la région en 1918, et du coup la Grande-Bretagne avait tendance à réinterpréter les accords Sykes-Picot d’une façon correspondant davantage aux réalités militaires sur le terrain. Si les Britanniques négocièrent quand même avec les Français c’est qu’ils faisaient face à des troubles nationalistes en Irlande, en Egypte et en Inde, et qu’ils n’avaient pas les moyens après la guerre mondiale d’ouvrir un quatrième front majeur. Donc l’impérialisme français cède Mossoul et sa part de la Palestine, mais en échange il obtient 23,75 % du pétrole irakien ; c’est le début de la Compagnie française des pétroles qui est plus connue de nos jours sous le nom de Total. Et l’impérialisme français revient en maître en Syrie. Il était censé toucher aussi un morceau de la Turquie actuelle, grosso modo correspondant au Sud-Ouest de la zone kurde, mais il est obligé d’y renoncer face à la consolidation du pouvoir kémaliste en Turquie.

Comme nous l’avons souligné à de nombreuses reprises, ce sont les Bolchéviks qui publièrent après la victoire de la révolution en Russie tous ces traités secrets. Cette action contribua à renforcer les mouvements nationaux d’émancipation contre les puissances impérialistes un peu partout. Nous ne savons pas ce que nous trouverons dans les coffres-forts du Quai d’Orsay et de l’Elysée quand nous prendrons le pouvoir, mais nous publierons aussi les infâmes machinations secrètes que fait Hollande en ce moment même, à la suite de Sarkozy et de ses prédécesseurs. Le mandat donné par la Société des Nations à l’impérialisme français sur la Syrie n’était que l’habillage diplomatique et démocratique des accords secrets de brigandage passés entre Sykes et Picot en 1916 – tout comme le sont les résolutions de l’ONU aujourd’hui.

Mais l’occupation française de la Syrie en 1920 n’est pas une promenade de santé. La Syrie est un pays où s’est développé le nationalisme arabe déjà dans les dernières années de l’occupation ottomane. Lorsque l’Empire ottoman s’est effondré l’un des fils de la dynastie hachémite, Fayçal, s’est proclamé roi de Syrie ; un congrès se réunit en mars 1920 pour proclamer l’indépendance du pays. Les Français vont chasser Fayçal et le gouvernement indépendant au bout d’une expédition militaire. En 1921 les Français ont 70 000 soldats au Levant (Syrie-Liban), ramenés par la suite à environ 15 000. La « pacification » de la Syrie entre 1920 et 1925 fera 6 000 morts du côté des troupes coloniales – et un nombre bien plus considérable du côté syrien. Il y eut notamment une importante résistance dans le territoire alaouite, avec un soutien des kémalistes, qui ne fut brisée qu’en 1921 après un accord franco-turc par lequel la France renonçait à ses prétentions sur la Cilicie (dans le Sud-Est de la Turquie).

Comme nous l’avons expliqué dans notre article de l’année dernière les impérialistes français se sont attachés dès le début à diviser pour mieux régner, une politique qui marque la Syrie jusqu’aujourd’hui. Ils ont séparé le Liban en lui adjoignant une communauté sunnite suffisamment considérable pour que les maronites soient éternellement dépendants des impérialistes chrétiens pour leur sécurité. Ils ont séparé le territoire druze et celui des alaouites, une secte chiite, et ils ont accordé un statut spécial au sandjak d’Alexandrette, qui comprend environ 40 % de Turcs, et qu’ils finiront d’ailleurs par céder à la Turquie en 1939 alors que son port était le débouché maritime traditionnel de la grande ville syrienne d’Alep.

On peut se demander pourquoi l’impérialisme français a fait tant d’efforts sanglants pour conquérir et conserver la Syrie en dépit de son manque évident de ressources naturelles et de l’étroitesse de son marché intérieur. A part un oléoduc acheminant sur Tripoli une partie du pétrole irakien, il n’y avait déjà à cette époque pas grand intérêt économique à la Syrie. Mais c’était un pays stratégiquement placé d’un point de vue militaire, et pas seulement par rapport au canal de Suez et au pétrole irakien : on dit que pendant la « drôle de guerre » entre septembre 1939 et mai 1940 les généraux français passaient une partie de leur temps à échafauder des plans pour attaquer les champs de pétrole soviétiques de Bakou, qui sont distants de moins de mille kilomètres du Nord-Est de la Syrie.

Il faut comprendre que l’impérialisme, c’est une lutte entre quelques puissances pour une place au soleil dans le cadre de l’ensemble de la planète. Toute concession faite à un rival signifie un affaiblissement global. La perte de la Syrie pouvait signifier l’éviction de l’impérialisme français de l’ensemble de la Méditerranée orientale. Comme l’explique Lénine, « ce qui est l’essence même de l’impérialisme, c’est la rivalité de plusieurs grandes puissances tendant à l’hégémonie, c’est-à-dire à la conquête de territoires – non pas tant pour elles-mêmes que pour affaiblir l’adversaire et saper son hégémonie ».

L’histoire du mandat français est donc aussi, sous un aspect essentiel, celle de la rivalité entre les impérialismes français et britannique. En fait les impérialistes français étaient proprement obsédés par la « perfide Albion », dont ils voyaient la main dans tous leurs ennuis au Levant, notamment lors de la grande révolte de 1925. A l’inverse, lors de la grande grève générale en Palestine en 1936 contre les Britanniques et les sionistes, les Français ne firent que modérément obstacle à l’activisme antibritannique et antisioniste en Syrie. Ces impérialistes ne pouvaient faire alliance que pour empêcher l’intrusion d’un troisième larron sur leurs plates-bandes, ou lorsque la pression du nationalisme arabe les menaçait tous deux et qu’ils faisaient alors bloc contre les nationalistes arabes.

De plus, si la Syrie avait tant d’importance aux yeux de l’impérialisme français à l’époque c’est que celui-ci était une puissance coloniale majeure dans le monde arabe, et que la Syrie était un foyer essentiel du nationalisme arabe ; la victoire de ce dernier en Syrie représentait à ses yeux un danger pour ses colonies du Maghreb. Comme l’a écrit l’historien bourgeois Philip Khoury, si la France n’a jamais développé une politique impériale cohérente en Syrie c’est parce qu’elle y gouvernait toujours avec un œil fixé sur l’Afrique du Nord.

La grande révolte druze de 1925

Même après des années de « pacification » l’impérialisme français était loin d’avoir maté pour de bon ses sujets coloniaux. En 1925 éclata une grande révolte dans le djebel druze, au Sud du pays, qui obtint le soutien enthousiaste des nationalistes syriens. Ce qu’il faut remarquer ici c’est que les exactions françaises qui firent déborder le vase et provoquèrent la révolte eurent lieu sous le Cartel des gauches qui gouvernait alors la France, c’est-à-dire un gouvernement radical avec le soutien extérieur de la SFIO (le Parti socialiste). Le nouveau haut-commissaire au Levant, le général Sarrail, n’était pas une espèce de caricature d’extrême droite mais un « progressiste » typique de la Troisième République. C’était un radical-socialiste et un franc-maçon, un anticlérical qui s’attira l’hostilité du clergé maronite libanais.

La révolte fut provoquée par la politique expéditive d’un représentant français sur place, le capitaine Carbillet. Il se mit à construire des routes pour désenclaver la montagne druze, mais à l’époque l’immense majorité de la population n’avait aucun véhicule. On peut soupçonner les raisons militaires de ce genre d’opération : faciliter l’accès aux chars et aux convois militaires. Le fait que Carbillet accomplit ce genre de choses en recourant au travail forcé, comme c’était alors typique dans l’empire colonial français jusqu’en 1946 au moins, ne fit pas de lui un héros du modernisme aux yeux des paysans. Les violences coloniales contre les druzes se multipliaient. Ce qui fit déborder le vase fut comment il se proclama gouverneur du pays druze en profitant d’une querelle entre chefs d’un clan druze. Sarrail, l’homme de gauche, n’est-ce pas, fit emprisonner les dignitaires druzes qui étaient venus se plaindre des exactions de Carbillet.

La révolte, partie en juillet 1925 de la montagne druze pour des revendications locales, s’étendit bien au-delà, recevant le soutien des nationalistes syriens. Des troupes coloniales tcherkesses commettent des exactions sous la direction du capitaine Collet, dont je reparlerai. L’insurrection éclate à Damas qui est alors bombardée sauvagement par les troupes françaises en octobre. L’Humanité (17 novembre 1925) rapporte qu’il y a eu dans la ville plus de 1 400 morts dont 336 femmes et enfants.

Le PCF et la répression au Levant

Cela fait du bien de lire ce qu’écrivait l’Humanité à l’époque, surtout quand on compare à aujourd’hui où le PCF n’est plus qu’une ombre social-démocrate de ce qu’il était alors. En dépit du blocus des informations dans la presse bourgeoise française, le PCF a des articles dès le début d’août sur « la révolte, cent fois justifiée, des masses opprimées de Syrie » (l’Humanité, 3 août 1925). Il condamne fermement le terrorisme colonial français et exige la fin du mandat, comparant sans cesse avec la guerre du Rif (dans le Nord du Maroc) qui se déroule pratiquement au même moment, pendant l’été 1925. Gabriel Péri appelle à la « fraternisation en masse avec les opprimés en révolte » (l’Humanité, 9 août 1925). Le lendemain, l’Humanité parle de 200 soldats français tués à Soueïda et déclare :

« C’est un devoir pour le prolétariat français d’aider de tout son pouvoir les masses indigènes des colonies à secouer le joug de l’impérialisme français. C’est son devoir et c’est son intérêt immédiat, puisqu’il s’épargnera ainsi les sacrifices de sang qu’exige de lui la société capitaliste.
« De même que les troupes syriennes et malgaches ont refusé de combattre leurs frères du Djebel-druse les 4 et 5 août dernier, de même les soldats français, fils d’ouvriers et de paysans qui sont ou vont être envoyés au Maroc, en Syrie, et peut-être, en Indochine doivent refuser de se battre pour l’impérialisme ennemi et tendre une main fraternelle aux opprimés des colonies ! La paix véritable sera le résultat de la défaite de notre impérialisme. »

Il y a en effet de nombreuses troupes coloniales qui sont utilisées à l’époque. Il est clair dans la presse de l’Humanité que les luttes contre les exactions coloniales au Maroc et en Syrie sont mises sur le même plan. Nous citons souvent une action exemplaire des dockers marseillais qui jetèrent dans la mer des cargaisons d’armes qu’ils devaient charger à destination du Maroc. Ces gestes héroïques de solidarité internationaliste sont un exemple concret de ce que cela signifie quand nous appelons à prendre la défense d’un pays néocolonial contre une intervention impérialiste. Il s’agit de mobiliser réellement le prolétariat pour des actions de lutte de classe qui peuvent avoir un impact sur les opérations militaires.

D’un autre côté l’Humanité (du 10 août 1925 également) polémique contre les socialistes de la SFIO qui dans le meilleur des cas demandent au gouvernement français de s’en remettre à la Société des Nations. Comme le fait remarquer le PCF, la SDN ne manquerait pas de confier un mandat à la France pour y rétablir l’ordre capitaliste. Un argument tout à fait valable contre les sociaux-démocrates d’aujourd’hui, comme le NPA de Besancenot qui demande à l’impérialisme français de chercher un mandat de l’ONU ou éventuellement de l’OUA, avec des troupes supplétives locales, pour ses déprédations en Libye ou au Mali.

A l’époque, en 1925, la fraternisation à laquelle appelle l’Humanité se produisit au moins en quelques cas. Le journal salue ainsi (25 août 1925) le comportement « magnifique » de troupes coloniales algériennes à Beyrouth. Un autre article (1er février 1926) rapporte:

« Au cours d’une bataille de quatre jours où 1 330 Druses ont lutté contre 3 800 Français (spahis et volontaires arméniens), le bataillon chargé de défendre la forteresse de Rachaya se refusa à continuer une lutte fratricide.
« Un deuxième bataillon, expédié en toute hâte, de Rayac, se joignit au premier, jeta ses armes et fraternisa avec les Syriens.
« Après trois jours, grâce aux renforts fraîchement débarqués à Beyrouth, le commandement français réussit enfin à bombarder à l’aide de gaz asphyxiants les quartiers de Rachaya.
« Voici le fait brutal, sans phrase.
« L’idée de la “fraternisation” a fait son chemin, elle passe maintenant dans le domaine des faits.
« L’exemple donné par les deux bataillons de Rachaya, refusant de combattre leurs frères opprimés, sera compris.
« Plus que jamais, la fraternisation doit devenir un des moyens les plus efficaces pour faire cesser la lutte fratricide des prolétaires français et des paysans syriens ! »

Sans doute pour enrayer ce genre de fraternisation les officiers français encourageaient les soldats à piller, quand ils ne le faisaient pas eux-mêmes (l’Humanité, 17 novembre 1925 et 1926).

D’après l’Humanité (20 septembre 1925), deux millions d’ouvriers en France (un chiffre probablement exagéré, mais quand même) se prononcent dans des meetings contre la guerre au Maroc et en Syrie, et le PCF parle de préparer une grève générale de 24 heures. Le 12 octobre se déroule effectivement une importante grève en France contre la guerre au Maroc, au cours de laquelle un ouvrier est tué (l’Humanité, 17 octobre 1925).

Nous n’avons pas jusqu’à présent réussi à trouver beaucoup de documents sur le travail du PCF vis-à-vis de l’insurrection syrienne. L’historien Charles-Robert Ageron a déclaré dans l’un de ses livres que le PCF avait fait profil bas sur la Syrie par rapport à la guerre du Rif, mais Ageron n’apporte aucune preuve que la politique du PCF aurait été différente de celle de la guerre du Rif. Un rapport de la Commission coloniale du PCF de 1926 indique qu’il avait fait du travail avec beaucoup de succès dans un régiment arménien (l’impérialisme français utilisait notamment des troupes arméniennes et tcherkesses contre l’insurrection en Syrie), mais après la dissolution du régiment ils n’avaient pu faire aucun autre travail. Ils avaient établi des relations avec les représentants de l’insurrection et cherchaient à créer un mouvement syndical légal. Leurs moyens étaient relativement limités et ils pensaient que l’une des principales choses qu’ils pouvaient faire était d’établir un journal bimensuel et de diffuser de la propagande parmi les troupes françaises.

Nous avons ainsi un tract en français et en arabe appelant les soldats français à la fraternisation et les appelant à aider les insurgés à se libérer. Le tract se tourne aussi vers les soldats coloniaux, rappelant aux Marocains, Tunisiens et autres leur propre oppression coloniale dans leur pays.

Début 1927 un rapport de la Commission coloniale, je présume un rapport pour l’Internationale communiste, indique aussi qu’ils ne sont pas en mesure d’apporter une aide matérielle aux insurgés, ni même d’envoyer un militant pour servir de liaison avec les communistes palestiniens – ce qui indique tout de même qu’ils réfléchissaient à ces questions.

Le PCF a des liaisons ténues sur place ; les communistes doivent surmonter les réticences des militants arméniens et arabes à se fondre dans une seule organisation et lutter contre la répression (ils ont eu 18 camarades arrêtés et en fait à ce moment-là le PC de Syrie et du Liban a été démantelé par la police coloniale). Leur perspective pour le moment nationale se concentre sur la lutte pour l’indépendance de tous les pays arabes, la république démocratique dans tous les pays arabes, l’action ouvrière et les syndicats, et la réforme agraire.

Juste quelques mots sur le PC syrien. Les bases de la fondation du Parti communiste de Syrie et du Liban avait été jetées en octobre 1924 lorsqu’un militant juif de Palestine, Joseph Berger, avait rencontré quelques jeunes militants à Beyrouth. Le groupe initial avait une forte composante de chrétiens arabes, et il fusionna en 1925 avec un groupe de jeunesse arménien, la Jeunesse Spartak, dirigée par Artin Madoyan, qui resta un dirigeant important du PC pendant 30 ans au moins. Le PC fut démantelé par la police coloniale en janvier 1926 et il ne commença à se reconstituer qu’après l’amnistie de 1928.

L’action du PCF à l’époque a été à bien des égards héroïque, même si elle n’allait pas sans problèmes politiques, comme par exemple cette perspective politique simplement d’une « république démocratique dans tous les pays arabes ». C’est en effet autour de cette période que se concrétise la perspective stalinienne d’une étape bourgeoise de libération nationale qui serait nécessaire avant la lutte pour la révolution sociale.

En fait Trotsky allait généraliser deux ans plus tard la théorie de la révolution permanente, qui avait prouvé sa justesse pour la Russie en 1917, à des pays à développement capitaliste retardataire. Il soulignait que pour ces pays il était illusoire de chercher une étape de libération nationale véritable sous le capitalisme. La bourgeoisie locale était trop faible pour accomplir les tâches historiquement liées aux révolutions bourgeoises classiques comme la révolution française ; elle se retrouvait coincée entre ses patrons impérialistes et une classe ouvrière montante. Seul le prolétariat a l’intérêt historique et la puissance sociale pour prendre le pouvoir en son propre nom et résoudre toutes ces tâches non résolues, en expropriant la bourgeoisie et en luttant pour l’extension internationale de la révolution.

Et depuis cette époque la faillite sanglante du nationalisme bourgeois en Syrie, et la montée de la réaction islamique aujourd’hui, le confirment par la négative. Le pays avait pu après l’indépendance profiter de l’existence de l’Union soviétique pour manœuvrer entre les différents impérialistes, et malgré cela il fut incapable de réaliser une émancipation véritable des différents peuples qui composent la Syrie. Et depuis la contre-révolution capitaliste qui a détruit l’Union soviétique il y a vingt ans, l’oppression s’est accrue et la dépendance par rapport au marché capitaliste mondial a conduit à des vagues de privatisations et d’attaques contre la classe ouvrière et la paysannerie qui ont directement contribué à l’éclatement de la révolte contre la dictature d’Assad il y a deux ans. L’unification du peuple kurde, qui est aujourd’hui écartelé entre plusieurs Etats bourgeois, exigera le renversement du capitalisme en Turquie, en Syrie, en Irak et en Iran, pour créer une république socialiste d’un Kurdistan unifié.

La grève générale de 1936 et le Front populaire

Je n’ai pas le temps ce soir de faire une histoire détaillée de tous les crimes commis par l’impérialisme français en Syrie pendant la période sanglante du mandat, mais je voudrais revenir sur une période importante autour de 1936. En réponse à une série d’exactions particulièrement meurtrières, une grève générale secoue le pays pendant plus d’un mois du 20 janvier au 6 mars 1936, une grève qui inspira d’ailleurs directement la grande grève générale palestinienne de 1936 que j’ai déjà mentionnée. La loi martiale est déclarée et la répression est sans pitié (il y a plus de 3 000 arrestations), mais l’impérialisme français est finalement obligé de reculer devant la détermination du peuple ; les dirigeants nationalistes sont libérés et les Français commencent des négociations avec les nationalistes du Bloc national qui conduiront à la signature d’un traité avec la France à l’automne.

Survient l’élection du Front populaire en France. Si le négociateur français comprend qu’il y a intérêt pour la France à faire quelques concessions, le gouvernement Blum est intraitable ; il refuse notamment de remplacer le haut-commissaire de Martel. Finalement une délégation syrienne à Paris boucle un projet de traité avec les Français à la mi-septembre 1936. Le traité comporte une clause pour la protection des minorités religieuses, qui depuis 1860 était la couverture pour l’agression française au Levant ; de plus les Français conservent des troupes sur place, dans un certain cadre. Les nationalistes triomphent mais en fait les Français attisent des troubles en pays druze et alaouite contre la formation d’un gouvernement indépendant à Damas qui est inévitablement à majorité sunnite. De plus le traité est soumis à une période probatoire de trois ans. Les Français obtiennent peu après des concessions supplémentaires exorbitantes, refusées par le parlement syrien, et le traité restera lettre morte.

Ce qu’il y a d’important dans cette histoire, c’est que d’après certains auteurs le Parti communiste syrien, qui s’était formé plus de dix ans auparavant, soutint le traité parce que le PCF, et surtout l’IC (l’Internationale communiste), lui avaient dit de le faire car Staline privilégiait en 1936 l’alliance avec les impérialistes français contre Hitler, quitte à sacrifier la révolution française et les PC des pays coloniaux.

Le contraste est frappant avec la lutte déterminée du PCF dix ans plus tôt pour l’indépendance de la Syrie et du Maroc et pour le retrait inconditionnel des troupes françaises. C’était le résultat des pressions internes au PCF pour devenir un simple parti réformiste, et de la dégénérescence de l’IC. Du temps de Lénine et Trotsky l’IC avait été au contraire à la pointe de la lutte contre les positions colonialistes parmi les socialistes français. Mais l’isolement de l’Union soviétique, aggravé par la défaite de la Révolution allemande en 1923, rendit possible la victoire d’une clique parasitaire emmenée par Staline qui usurpa le pouvoir politique en Union soviétique. L’IC, d’état-major de la révolution mondiale, devint peu à peu un appendice de la politique extérieure de la bureaucratie stalinienne. Après la victoire sans combat d’Hitler en 1933, et sans remise en cause de la politique catastrophique des staliniens, la dégénérescence était complète. L’IC s’orienta vers la politique du front populaire, c’est-à-dire de bafouer l’indépendance de la classe ouvrière par rapport aux capitalistes en passant à des blocs avec les bourgeois « antifascistes ». En France, cela voulait dire se rattacher au parti radical-socialiste, le parti historique de la Troisième République colonialiste. Le PCF trahit alors la possibilité d’une révolution socialiste en France en 1936, et en même temps la cause de l’indépendance de la Syrie et du Liban.

Le chef du PC syrien, Khalid Bagdache, faisait même partie des tractations en tant que conseiller de la délégation syrienne qui négocia le traité néocolonial en 1936. La frange la plus radicale du mouvement nationaliste, elle, s’opposa au traité néocolonial et c’est ainsi que de ce milieu émergea petit à petit le Parti baas qui allait gagner l’hégémonie parmi les jeunes radicalisés, et à la traîne duquel allait se retrouver le Parti communiste. En ce sens la trahison en 1936 du PCF, qui poussait à une solution néocoloniale libérale à la question syrienne, prépara l’ascension du Baas et la dictature d’Assad père et fils.

Là encore, l’ouvrage de Lénine est fondamental pour permettre de comprendre ce phénomène du réformisme. Lénine insiste sur la tendance au parasitisme et à la putréfaction qui imprègne de plus en plus les pays impérialistes. Il parle explicitement de la tendance des pays impérialistes à devenir simplement des nations de rentiers. Pendant la bulle financière des années 2000, Serge Tchuruk, le PDG d’Alcatel, appelait cela « l’entreprise sans usine ». On sait où en est aujourd’hui Alcatel et surtout ses travailleurs : au bord du gouffre.

Ce parasitisme, produit direct des profits de monopole et de l’exploitation des régions coloniales ou semi-coloniales, s’accompagne de la corruption des couches supérieures du prolétariat afin de maintenir la paix sociale – alors que la misère s’accroît pour les ouvriers du rang et les pauvres. Je mentionnerai simplement le procès en cours de l’UIMM où le patronat a reconnu que non seulement il finançait les jaunes pendant les grèves mais aussi qu’il donnait des enveloppes de liquide aux bureaucrates syndicaux, histoire d’huiler le « dialogue social ». Il y a une liaison organique entre l’opportunisme dans le mouvement ouvrier et cette tendance à la putréfaction du capitalisme monopoliste. Lénine disait que « si elle n’est pas indissolublement liée à la lutte contre l’opportunisme, la lutte contre l’impérialisme est une phrase creuse et mensongère ». En ce sens la dégénérescence du PCF n’est pas simplement le produit des ordres de Moscou, comme le prétendait LO avec insistance lors de sa dernière fête : elle résulte aussi de pressions internes s’exerçant sur le PCF dans le ventre de la bête impérialiste.

L’indépendance finalement

La lutte en Syrie se poursuivit encore plusieurs années jusqu’à ce que l’indépendance pût être arrachée aux Français. Pendant la Deuxième Guerre mondiale l’administration française au Levant resta fidèle à Vichy. Les Britanniques finirent par intervenir militairement à l’été 1941 pour chasser Vichy lorsque leurs intérêts en Irak furent menacés par l’impérialisme allemand qui se renforçait dans la région. Des troupes gaullistes étaient impliquées, et c’est même l’un des seuls cas où les gaullistes se soient battus physiquement avec les troupes de Vichy. Mais, comme en 1918, c’est les Britanniques qui avaient la suprématie militaire au Levant et qui en profitèrent pour marginaliser les Français.

De Gaulle, avec le PCF dans sa poche, se battit avec l’énergie d’un lion, y compris contre les Britanniques, pour préserver la mainmise coloniale de l’impérialisme français au Levant. Pour marquer les intentions des gaullistes, le colonel Collet, boucher des druzes en 1925, fut nommé au poste de représentant de la « France libre » à Damas. De Gaulle dut accepter des élections plus ou moins libres en 1943, qui donnèrent des gouvernements indépendantistes à Beyrouth et à Damas. Le Haut-commissaire français, Jean Helleu, avait été témoin de l’écrasement des nationalistes marocains à Meknès en mai 1934; il fit tout simplement emprisonner le gouvernement lorsque le parlement libanais ratifia l’indépendance. Les Français durent céder devant le tollé que cela provoqua, et après un bras de fer avec les Britanniques qui craignaient que les troubles anticolonialistes ne s’étendent à leur propre zone d’influence et/ou qu’un troisième larron, l’impérialisme américain, n’en profite pour les supplanter.

Mais là encore le gouvernement français gardait des troupes et refusa de les transférer aux nouvelles autorités indépendantes. Cela amena à un nouveau massacre, avec des bombardements encore une fois sur Damas, en mai 1945, alors que la guerre était officiellement terminée en Europe. Et, comme pour les massacres de Sétif et Guelma en Algérie quelques semaines plus tôt, ces massacres furent commis avec la complicité du PCF qui faisait partie du gouvernement de De Gaulle. L’indépendance ne fut effective qu’en 1946 avec le retrait des troupes françaises et britanniques. La Syrie était le premier pays ayant réussi à arracher son indépendance à l’impérialisme français. Evidemment les magouilles des impérialistes ne s’arrêtèrent pas du jour au lendemain, mais ce serait une histoire à raconter un autre jour.

Les résultats du mandat français

Dans le dernier numéro du Bolchévik nous avons notamment cité, pour la dénoncer, une déclaration du PCF indiquant que la répression n’était pas le seul résultat de la présence française. Il y a bien d’autres résultats que la répression, mais ils sont tout aussi négatifs du point de vue de la Syrie. Le mandat se traduisit non par le développement capitaliste, mais au contraire par une série de blocages qui entravèrent le développement économique de la région occupée par la France. La Syrie avait été l’une des régions les plus avancées du monde arabe et c’était un berceau du nationalisme. Mais il y eut à maints égards une régression sous l’occupation française.

Cette occupation signifia au niveau économique l’érection de multiples barrières douanières là où auparavant les marchandises pouvaient circuler librement de Bassora sur le golfe Persique à Sarajevo dans les Balkans. Alep, la plus grande ville de Syrie avec Damas, végéta pendant de longues années parce qu’elle avait été séparée de son hinterland économique, l’Anatolie devenue turque, avec laquelle elle avait historiquement davantage de relations qu’avec Damas ; d’ailleurs le nationalisme bourgeois était du coup souvent plus hostile au colonialisme français à Alep qu’à Damas, où les grandes familles se partageaient quelques prébendes dans le gouvernement fantoche. Ces barrières douanières servaient à favoriser les importations de produits français, qui plongèrent dans la ruine les productions semi-artisanales locales. En 1913 la production de marchandises dans le secteur traditionnel (pré-industriel) occupait plus de 300 000 personnes ; en 1937 il n’y en avait plus que 170 000 alors que seuls 30 000 emplois industriels avaient été créés.

Le pays était écrasé par les taxes, qui servaient pour l’essentiel non pas à construire des écoles mais à financer les conséquentes troupes d’occupation et l’appareil colonial. L’objectif était d’ailleurs explicitement l’autofinancement, c’est-à-dire que tous les frais engagés par l’impérialisme français soient prélevés sur le pays lui-même. Après plus de dix ans de mandat, en 1931, le taux d’alphabétisation était de 28 % seulement en Syrie, et seuls 4 % de la population avait reçu une éducation secondaire. En 1932, 82 % des femmes étaient illettrées au Liban.

Les investissements français se concentraient dans les infrastructures de transports, pour amener les produits français et emporter quelques matières premières. Des compagnies à capitaux français s’arrogèrent un certain nombre de sociétés à revenus récurrents et stables, que ce soit l’adduction d’eau, les tramways, ou la production d’électricité. L’instabilité politique dans laquelle était maintenu le pays, dans l’attente d’une fin sans cesse repoussée du mandat, était un obstacle aux investissements capitalistes. De plus les Français imposèrent une monnaie arrimée au franc (l’institut d’émission était une banque privée à capitaux français) alors que la parité du franc était en proie à de violentes turbulences pendant cette période, ce qui eut un effet dévastateur sur les commerçants sunnites qui n’étaient pas spécialisés dans l’import-export avec la métropole coloniale.

Initialement les colonialistes firent des déclarations hostiles aux grandes familles de propriétaires fonciers absentéistes qui étaient au cœur du mouvement nationaliste. Ils proclamèrent qu’ils allaient procéder à une réforme agraire pour faire de la Syrie une nation de petits propriétaires conservateurs à l’image de la France. Une vision typique des radicaux-socialistes français. Mais la réalité fut tout autre. Les banques, qui étaient en grande partie à capitaux français, trouvèrent rapidement plus sûr et plus rentable de prêter aux grands propriétaires, qui re-prêtaient à des taux usuraires aux petits paysans. L’expropriation des petits paysans au profit des grands propriétaires s’accéléra donc vite, au contraire de l’idéologie officielle radical-socialiste, avec un exode rural vers des villes où le retard du développement industriel empêchait l’apparition de perspectives d’embauche.

Le parti colonial français avait eu l’idée de développer en Syrie l’industrie cotonnière, une matière première dont l’empire français était importateur. Mais même cette perspective de développement ne déboucha pas sur grand-chose, vu l’incompétence de l’administration coloniale et plus tard la récession internationale à partir de 1929 et le développement des textiles synthétiques.

En Algérie le colonialisme reposait sur une importante communauté européenne, avec, en tout cas initialement, la perspective d’exterminer en partie la population arabe et berbère. Mais en Syrie comme au Maroc il s’agissait de reposer en partie sur l’association avec des notables locaux plutôt que de construire une administration directe totalement française de haut en bas (même si la réalité du pouvoir restait en Syrie aussi entre les mains des Français). Cela impliquait l’alliance avec une partie des grands propriétaires sunnites, et avec les élites arriérées des campagnes plutôt que les élites urbaines plus éduquées.

Last but not least, il y avait la politique de diviser pour mieux régner dont j’ai déjà parlé et dont les effets se font sentir jusqu’à aujourd’hui. Cette partition et cette protection des particularismes avaient pour but d’affaiblir le nationalisme pan-syrien, mais aussi le nationalisme panarabe qui menaçait potentiellement les positions françaises au Maghreb.

Le bilan du mandat français est donc fondamentalement négatif, en gros et en détail, en petit et en grand. Nous sommes inconditionnellement opposés aux aventures néocoloniales de l’impérialisme français, quel que soit le prétexte humanitaire ou autre invoqué. Rien que ces deux dernières années on a eu la destruction de la Libye au nom de la lutte contre le dictateur Kadhafi, avec Mélenchon soutenant l’intervention impérialiste française, n’en déplaise aux militants du Parti de gauche qui aujourd’hui nient sa position. On a eu ensuite la mise sous tutelle du Mali sous couvert de lutte contre le terrorisme islamique, où la gauche française a fait preuve du plus abject abstentionnisme, dans le meilleur des cas. En effet elle partageait les buts affichés de l’intervention impérialiste, même si elle prétendait parfois s’opposer à la manière. Avec la Syrie on a au contraire la lutte contre un petit dictateur local avec le terrorisme islamique – et le NPA se retrouve une nouvelle fois avec les alliés sur place de sa propre bourgeoisie.

Si le personnel politique français mène cette politique au gouvernement ce n’est pas parce qu’il est incompétent, corrompu ou vicieux (bien qu’il soit tout cela à la fois bien sûr). Ces traits de caractère, c’est la conséquence, pas la cause. C’est parce qu’il représente une classe sociale condamnée par l’histoire. On ne peut pas gérer le capitalisme autrement que contre les travailleurs et les opprimés, et contre les peuples des pays néocoloniaux. Il ne s’agit pas d’élire un meilleur président ou de faire pression par la rue sur le président actuel et l’Etat, mais de détruire cet Etat. Le prolétariat au pouvoir luttera pour étendre cette révolution internationalement et reconstruire l’économie mondiale sur une base planifiée rationnellement, ce qui ne sera possible qu’après l’expropriation de la bourgeoisie. Et cela inclura des efforts particuliers pour redresser les torts commis par les impérialistes et accélérer le développement dans les pays où il a été jusqu’à présent retardé par la domination impérialiste sur le monde.

Je terminerai par quelques mots parus dans l’Humanité pendant la guerre du Rif et la grande révolte druze de 1925 (5 novembre) :

« Parallèlement au mouvement de libération des masses coloniales, le mouvement de libération des masses ouvrières et paysannes de France doit se poursuivre, implacable et sans merci, jusqu’au jour où prolétaires indigènes et prolétaires métropolitains, allant jusqu’au bout de leurs efforts, ne formeront plus qu’un seul, qu’un unique gouvernement : le gouvernement des ouvriers et des paysans du monde entier ! »

 

Le Bolchévik nº 206

Le Bolchévik nº 206

Décembre 2013

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