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Le Bolchévik nº 200 |
Juin 2012 |
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Retrait immédiat des troupes américaines, françaises et de lOTAN !
Afghanistan : les femmes sous loccupation impérialiste
Hamid Karzaï, président afghan et fantoche de Washington, a annoncé le 6 mars, deux jours avant la Journée internationale des femmes, qu’il avait approuvé le nouveau « code de bonne conduite » élaboré par les dignitaires religieux du Conseil des oulémas. Ce décret donne force de loi à la réclusion domestique des femmes ; il leur interdit de sortir en public sans être chaperonnées par un homme ou de se trouver en compagnie masculine à l’école, au bureau ou au marché. Il officialise aussi le droit de battre sa femme. « Les hommes sont fondamentaux et les femmes secondaires », affirme ce document, présenté par Karzaï comme « la loi de la charia de tous les musulmans et de tous les Afghans ».
Dix ans d’occupation impérialiste en Afghanistan, c’est dix ans d’enfer pour les femmes. Pour justifier cette occupation, lancée en représailles aux attentats du 11 septembre 2001, les Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN avaient mis en avant les crimes contre les femmes perpétrés par les talibans alors au pouvoir ; ils avaient affirmé que le changement de régime piloté par les Américains signifierait leur libération. Après la prise du contrôle du pays par les forces américaines en 2002, George W. Bush avait proclamé qu’« aujourd’hui les femmes sont libres ». En réalité, le gouvernement américain avait simplement mis au pouvoir l’Alliance du Nord en lieu et place des talibans deux ailes différentes des mêmes forces intégristes anti-femmes que les impérialistes avaient soutenues, de la fin des années 1970 au début des années 1990, contre l’Union soviétique et le régime de gauche du Parti démocratique du peuple d’Afghanistan (PDPA).
Les femmes sont aujourd’hui obligées presque partout en Afghanistan de porter la burqa. A Kaboul, la capitale, beaucoup de femmes mendient pour nourrir leur famille affamée. Pour survivre ou rembourser leurs dettes, des familles vendent leurs filles à un futur mari ou à l’un des bordels sans nombre qui ont pour clientèle les soldats impérialistes et leurs sous-traitants. Plus de la moitié des jeunes filles subissent un mariage forcé avant l’âge de 16 ans.
On dit en Afghanistan que la place d’une femme est soit dans la maison de son mari, soit dans la tombe. La moitié des détenues de la prison pour femmes de Badam Bagh, à Kaboul, ont été condamnées à des années de prison pour avoir refusé de se marier ou pour avoir fui un mari violent. Les fugitives ramenées chez elles sont souvent victimes d’un « crime d’honneur », c’est-à-dire abattues ou poignardées par des membres de leur famille. D’autres femmes sont emprisonnées parce qu’elles ont été victimes d’un viol ou d’une agression sexuelle. Pour une femme en Afghanistan, toute relation sexuelle hors mariage est considérée comme un crime y compris quand c’est elle qui est violée. Le violeur n’est, quant à lui, presque jamais sanctionné.
A peine le quart des petites Afghanes vont à l’école. Des fanatiques religieux agressent celles qui y vont, y compris en leur jetant du vitriol au visage, comme cela s’est produit en 2008 dans une école de Kandahar. En 2009, d’après les chiffres du Ministère de l’Education, près de 500 écoles, principalement des écoles de filles, ont été détruites, endommagées ou contraintes de fermer leurs portes. De mars à octobre 2010, au moins 126 écoliers et instituteurs ont été tués. Le taux d’alphabétisation des femmes est de 12 %, leur espérance de vie de 44 ans environ 24 ans de moins que la moyenne mondiale. Pour échapper à cette vie insupportable, beaucoup de femmes choisissent le suicide. D’après les statistiques officielles afghanes, environ 2 300 femmes et jeunes filles se suicident chaque année plus de six par jour. La méthode la plus courante est l’immolation par le feu en s’arrosant d’huile de cuisson.
Les horreurs infligées aux femmes afghanes ne sont pas, dans leur immense majorité, le fait d’éléments marginaux en rupture avec la légalité. C’est sous les auspices des parrains américains du régime qu’a été négociée en 2004 une constitution entérinant la prééminence de la charia, la loi islamique. Malgré la présence symbolique de femmes dans l’assemblée constituante et l’assurance que les femmes ont « des droits égaux », la constitution affirme qu’« aucune loi ne peut être contraire aux croyances et aux préceptes de la religion sacrée de l’islam ». En 2006, le cabinet Karzaï a réactivé le « Département pour la promotion de la vertu et la prévention du vice », qui s’était rendu tristement célèbre sous le régime des talibans par la brutalité avec laquelle il imposait la charia, y compris en lapidant les femmes qui osaient braver ses décrets.
La presse en France couvre à l’occasion les exactions sanguinaires des troupes d’occupation américaines en Afghanistan. On en sait malheureusement moins sur les crimes commis par les troupes françaises quelles sont par exemple les circonstances de l’assassinat de huit enfants dans un bombardement le 8 février dernier en Kapisa, zone militaire sous contrôle français (voir l’Humanité du 17-18-19 février) ?
Après une série d’incidents où des membres des forces de sécurité afghanes ont retourné leur fusil contre des soldats américains, l’administration Obama a annoncé en février dernier qu’elle allait accélérer le calendrier pour mettre un point final au « rôle combattant » des troupes américaines et pour retirer celles-ci, des échéances maintenant prévues respectivement pour la fin de l’année prochaine et pour 2014. Les Etats-Unis cherchent à ouvrir des négociations avec les talibans, qui continuent à contrôler une grande partie du pays, dans le but de mettre sur pied une « solution politique » qui permettrait d’instaurer un minimum de stabilité après le retrait des troupes américaines. L’approbation par Karzaï du « code de bonne conduite » anti-femmes est considérée par la plupart des observateurs comme une ouverture à destination des talibans de la part du régime en place.
Le nouveau président français, François Hollande, a promis de retirer les troupes françaises dès cette année (plus ou moins). Hollande et sa béquille de gauche Jean-Luc Mélenchon sont bien placés pour connaître la question : Hollande était chef du PS et Mélenchon était sous-ministre lorsque le gouvernement PS-PCF-Verts de Jospin avait envoyé les troupes françaises il y a dix ans prendre part à l’occupation impérialiste de l’Afghanistan ! A ce titre ils portent leur part de responsabilité dans les crimes qui ont été commis pendant dix ans là-bas par les troupes spéciales et autres paras français.
En tant que marxistes, notre opposition à l’occupation impérialiste est motivée en premier lieu par notre opposition de classe prolétarienne à la bourgeoisie française et à ses déprédations impérialistes (et de même aux USA pour nos camarades vis-à-vis de leur propre bourgeoisie). En 2001 nous avons appelé à défendre militairement l’Afghanistan contre les Etats-Unis et les forces alliées, sans donner le moindre soutien aux réactionnaires talibans. L’occupation se prolongeant, nous disons que chaque coup porté à l’impérialisme est un coup porté contre l’ennemi principal des travailleurs et des opprimés du monde entier. Retrait immédiat d’Afghanistan de toutes les troupes américaines, françaises et de l’OTAN !
L’Afghanistan sur la ligne de front de la guerre froide contre l’URSS dans les années 1980
Pour dominer le monde, les impérialistes américains n’ont jamais hésité à s’allier aux forces sociales les plus rétrogrades. Il est impossible de comprendre le sort actuel des femmes afghanes sans revenir sur le rôle qu’a joué Washington à partir de 1978 en soutenant les forces de la réaction islamique contre l’Union soviétique et ses alliés du PDPA.
De nombreux nationalistes de gauche modernisateurs qui dirigeaient le PDPA avaient été éduqués et formés en Union soviétique, qu’ils considéraient à juste titre comme une source de progrès social. L’Union soviétique était un Etat ouvrier qui incarnait les principaux acquis sociaux de la Révolution russe d’octobre 1917, essentiellement l’économie planifiée et la propriété collectivisée, en dépit de la dégénérescence qu’avait connue cet Etat après la révolution sous la domination d’une bureaucratie stalinienne nationaliste. Dans l’Afghanistan des années 1970, les militants progressistes avaient sous les yeux l’exemple de l’Asie centrale soviétique, juste de l’autre côté de la frontière : une société moderne où les femmes ne portaient pas le voile, avaient reçu une éducation et participaient à la vie publique, et où tout le monde avait accès à l’enseignement et à des soins médicaux gratuits.
A son arrivée au pouvoir, en avril 1978, le PDPA commença à mettre en place des réformes ambitieuses en faveur des femmes et des paysans pauvres : redistribution des terres, réduction du prix de l’épousée, éducation des femmes qui étaient libérées de la burqa. Mais ce pays était profondément arriéré ; il comptait davantage de mollahs que d’ouvriers dans l’industrie ; aussi ces réformes eurent-elles un impact explosif. Elles provoquèrent une révolte des traditionalistes réactionnaires qui voulaient préserver la vieille société où les femmes étaient rabaissées dans tous les domaines. Quand l’insurrection islamique menaça le pouvoir du PDPA, le gouvernement demanda à plusieurs reprises l’assistance des Soviétiques ; finalement, en décembre 1979, ceux-ci envoyèrent plusieurs dizaines de milliers de soldats en Afghanistan.
C’est la seule guerre de l’histoire récente où les droits des femmes étaient un enjeu essentiel. Dès le début, les impérialistes américains, déterminés à porter un coup à l’Union soviétique, prirent fait et cause pour la réaction obscurantiste. Le Président démocrate Jimmy Carter et son successeur, le républicain Ronald Reagan, organisèrent la plus importante opération secrète de l’histoire de la CIA pour apporter un soutien massif aux « guerriers de la foi », les moudjahidin. Des milliards de dollars d’aide furent expédiés à une nébuleuse de groupes islamistes basés à Peshawar, au Pakistan, ainsi qu’à l’ISI, les services secrets pakistanais. La CIA utilisa l’ISI et les services secrets égyptiens et saoudiens pour créer, entraîner, financer et armer un réseau de 70 000 islamistes (parmi lesquels Oussama Ben Laden) venant de plus de 50 pays dans le but de combattre les Soviétiques en Afghanistan ; tout ceci a énormément contribué au développement des mouvements intégristes islamiques dans le monde entier.
L’impérialisme français, lui, se distingua par l’envoi d’un soutien logistique aux guerriers anticommunistes, notamment avec des médecins d’organisations « non gouvernementales » à la Bernard Kouchner s’installant en Afghanistan pour soigner les moudjahidin blessés (et bénéficiant de millions de dollars fournis entre autres par le Département d’Etat américain). D’après Jean-Christophe Notin (la Guerre de l’ombre des Français en Afghanistan 1979-2011) le Service action de la DGSE (les barbouzes des services secrets) aurait même organisé des stages dans ses centres d’entraînement en France pour enseigner aux moudjahidin comment par exemple faire des attentats à la voiture piégée, que certains de ces fanatiques islamiques auraient tout de même trouvés contraires à leurs principes !
Au moment de l’intervention soviétique, nous écrivions : « Pour des socialistes révolutionnaires, il n’y a rien de compliqué, rien d’ambigu en ce qui concerne la guerre en Afghanistan. L’armée soviétique et ses alliés nationalistes de gauche combattent un mélange anticommuniste, antidémocratique de propriétaires terriens, d’usuriers, de chefs de tribu et de mollahs, partisans de l’analphabétisme des masses [
]. La réponse tripale de tout militant de gauche devrait être une pleine solidarité avec l’Armée rouge soviétique » (Spartacist édition française n° 17, hiver 1980-1981). Comme un régime islamiste soutenu par la CIA menaçait de prendre le pouvoir sur le flanc sud de l’URSS, la défense militaire inconditionnelle de l’Union soviétique était directement posée. De plus, l’extension de la présence soviétique ouvrait la possibilité de la libération sociale des masses afghanes, et en particulier des femmes. Nous disions alors : Salut à l’Armée rouge ! Etendez les acquis de la révolution d’Octobre aux peuples afghans !
Au contraire, la plus grande partie de la gauche dans le monde, à quelques rares exceptions près, s’empressa de mêler sa voix aux clameurs impérialistes contre l’Union soviétique et à dépeindre les moudjahidin sous un jour favorable. C’est en partie sur l’Afghanistan que Mitterrand avait mené sa campagne antisoviétique en 1980-1981, accusant Giscard d’être le « petit télégraphiste de Varsovie » parce qu’il y avait rencontré Brejnev pour discuter de ce pays. En France, le PCF n’avait pas encore rompu ses liens historiques avec la bureaucratie stalinienne en URSS et soutint initialement l’intervention soviétique. Mais il y avait un prix à payer pour entrer dans le gouvernement Mitterrand : le PCF dut en juin 1981 cosigner avec le PS (qui était déjà celui de Hollande et Mélenchon) une déclaration pour « le retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan et la cessation de toute ingérence étrangère ». A la même époque, le Secrétariat unifié d’Ernest Mandel (antécédent du NPA d’aujourd’hui), qui se réclamait alors encore (quoique frauduleusement) du trotskysme, appelait à « un arrêt de l’occupation soviétique de l’Afghanistan ». Quant à Lutte ouvrière, ils ont dans leur revue théorique Lutte de classe (7 juillet 1980) comparé l’intervention soviétique à celle des impérialistes au Vietnam, faisant ainsi une comparaison obscène entre les impérialistes et l’Armée rouge, et entre les mollahs réactionnaires et les combattants vietnamiens dirigés par le Parti communiste. En hurlant avec les loups impérialistes contre l’intervention soviétique, ces groupes ont fait cause commune avec les pires ennemis des droits des femmes et de tous les opprimés.
La présence soviétique signifiait d’immenses acquis pour les femmes afghanes
Pour libérer les femmes afghanes de la purdah (réclusion) et donner la terre aux paysans, il fallait mettre fin à la domination des mollahs et des khans (chefs de clans tribaux) et bouleverser de fond en comble toute la structure sociale du pays. Mais de tels changements ne pouvaient avoir qu’une base très étroite en Afghanistan même. Le pays n’avait pas de prolétariat avec un poids social significatif. Les quelque 35 000 ouvriers d’usine ne faisaient pas le poids face à 250 000 religieux islamiques. Si dans les villes certains aspiraient au progrès social, il y avait tout autour une multitude de bergers nomades et de paysans sans terre sous la dépendance des khans et des propriétaires fonciers. C’est pourquoi la présence de l’Armée rouge et une aide soviétique substantielle étaient indispensables au progrès social.
Sous la protection soviétique, les femmes afghanes ont bénéficié d’acquis sans précédent. La constitution de 1964 proclamait l’égalité entre hommes et femmes, mais cette égalité était restée largement lettre morte, sauf pour quelques femmes appartenant aux couches supérieures de la société urbaine. Une mince couche de femmes avaient ôté la burqa et avaient eu accès à une éducation et à un emploi hors de chez elles mais, même à Kaboul, le principal centre urbain, la moitié des femmes portaient toujours le voile intégral à la fin des années 1970. 98 % des femmes du pays étaient totalement illettrées. Dans les années 1980, au contraire, les femmes ont eu à leur disposition de nombreux moyens d’échapper au moins aux restrictions les plus contraignantes de la purdah. Des milliers de femmes étaient étudiantes, ouvrières, cadres, militantes de gauche.
Suraya Parlika, une des fondatrices de l’Organisation des femmes démocrates, affiliée au PDPA, raconte certaines de ces avancées dans Afghan Women : A History of Struggle [Femmes afghanes : une histoire de lutte], un documentaire réalisé en 2007 : « Les femmes avaient travaillé très dur pour conquérir leurs droits. Elles avaient créé des crèches sur leur lieu de travail pour qu’il soit plus facile pour les femmes de travailler. Le congé de maternité, qui était de six semaines, avait été étendu à trois mois, avec versement du salaire pendant tout ce temps. » Le gouvernement afghan lança aussi de grandes campagnes d’alphabétisation et développa la santé gratuite.
A la fin des années 1980, les femmes représentaient 40 % des médecins du pays (les femmes médecins étaient très demandées, notamment dans les zones rurales où les femmes étaient encore strictement recluses à la maison et ne pouvaient pas consulter un docteur homme). A l’université de Kaboul, 60 % des enseignants et 65 % des étudiants étaient des femmes. Les tribunaux des affaires familiales, qui dans certains cas étaient présidés par des femmes, avaient remplacé les tribunaux régis par la charia des mollahs. Le nombre de femmes ayant une activité professionnelle avait été multiplié par 50. En 1987, on estimait à 245 000 le nombre de femmes employées dans des secteurs allant du bâtiment, de l’imprimerie et de l’industrie agro-alimentaire au journalisme télé et surtout à l’enseignement, où les femmes représentaient 70 % des effectifs.
L’universitaire d’origine afghane Sharifa Sharif a publié en 1994 une thèse de doctorat intitulée Educated Afghan Women in Search of Their Identities [Les femmes afghanes instruites en quête d’identité] où elle présentait les résultats de ses entretiens avec 30 femmes actives réalisés en 1987 à Kaboul dans le cadre d’une étude pour le Programme des Nations Unies pour le développement. Si les femmes participaient bien davantage à la vie économique, c’était en partie dû à la guerre, qui avait fait partir beaucoup d’hommes et fait affluer à Kaboul des femmes des campagnes. Mais c’était aussi le résultat des droits nouveaux accordés aux femmes, de la politique incitative menée par le gouvernement et du développement économique, notamment la construction de logements, d’usines, d’écoles et d’hôpitaux.
La transformation de ces femmes originaires des régions traditionalistes arriérées en travailleuses qualifiées laisse entrevoir ce qui aurait pu être réalisé si l’Afghanistan avait pu poursuivre son développement avec l’aide soviétique. Les femmes qui travaillaient, et qui devaient commencer par surmonter les réticences de leur famille, bénéficiaient de l’influence de la technologie, de l’éducation et de l’alphabétisation. Elles étaient légitimement fières d’acquérir des qualifications professionnelles et de devenir des ustad (experts) dans leur domaine d’activité. Certaines d’entre elles étaient envoyées en formation en Union soviétique. Sharif interviewa sur un chantier une conductrice de grue (il y en avait trois), une veuve âgée de 23 ans, mère de deux enfants ; c’était un emploi qu’aucune femme n’avait jamais exercé auparavant en Afghanistan.
De nombreuses femmes avaient pris les armes contre la menace des moudjahidin. Quatre des sept responsables militaires nommés en 1986 étaient des femmes. Le régime déclarait en 1989 qu’il avait donné des armes à 15 000 femmes. La même année, toutes les militantes du PDPA reçurent une formation militaire et des armes. Le fait de confier des kalachnikovs à des femmes dévoilées symbolisait la transformation sociale en cours en Afghanistan. En 1984 déjà, la journaliste indienne Patricia Sethi racontait qu’elle avait rencontré des adolescentes de 15 ans armées de fusils, qui étaient membres d’une brigade civile dans un village proche de Kaboul : « Elles parlaient avec ferveur et passion de leur révolution et de ce que cela signifiait pour des jeunes femmes en Afghanistan : “une éducation, être libérées du voile, libérées des féodaux qui veulent nous opprimer”, expliquait Khalida. “Nous ne voulons pas devenir la quatrième femme d’un homme de 60 ans et vivre uniquement pour ses caprices et son plaisir” » (India Today, 31 juillet 1984).
Le retrait soviétique a été une trahison pour les femmes afghanes
La présence militaire soviétique avait ouvert la possibilité non seulement de vaincre les islamistes soutenus par les impérialistes, mais aussi d’intégrer l’Afghanistan au système soviétique. Dans les années 1920, l’Asie centrale soviétique ressemblait comme deux gouttes d’eau à l’Afghanistan des années 1970 un endroit misérablement arriéré et désolé où les femmes étaient achetées et vendues comme du bétail. Chaque mesure émancipatrice mise en place par le régime soviétique se heurtait à une résistance farouche des khans, des mollahs et de leurs bandes armées de basmachi (les moudjahidin de l’époque), qui recouraient même à l’assassinat d’agitateurs communistes et de femmes qui rejetaient le voile.
En imposant le pouvoir soviétique sous la protection de l’Armée rouge, on créa les conditions nécessaires au démantèlement de l’oppression séculaire tribale et cléricale et au développement des immenses ressources naturelles de la région. Une fois les basmachi vaincus par l’Armée rouge en 1922, des militantes bolchéviques furent envoyées travailler auprès des femmes opprimées, qui avaient le plus à gagner avec l’extension des acquis de la révolution d’Octobre. Sous la direction de Lénine, elles entreprirent de saper progressivement le pouvoir et l’autorité des institutions contrôlées par les khans et les mollahs, en utilisant des moyens légaux et administratifs et en démontrant ainsi que les communistes étaient les meilleurs défenseurs des opprimés.
A partir de la contre-révolution politique stalinienne de 1923-1924, l’URSS connut une dégénérescence bureaucratique qualitative qui priva la classe ouvrière du pouvoir politique. Mais même après cela, les nécessités de l’industrialisation et de la planification économique continuèrent à avoir des effets bénéfiques considérables en Asie centrale. L’URSS, qui avait été un pays essentiellement paysan, devenait une puissance industrielle et au fur et à mesure les femmes soviétiques furent mobilisées en nombre de plus en plus important pour travailler dans l’industrie à partir de la fin des années 1920 et au début des années 1930. En Asie centrale, les femmes entrèrent en grand nombre dans le prolétariat industriel pendant la Deuxième Guerre mondiale, quand beaucoup d’usines soviétiques furent transférées dans la région, loin du front.
Si la direction soviétique avait été déterminée à mener la guerre en Afghanistan jusqu’à la victoire, ce pays aurait pu connaître un progrès social tout aussi gigantesque, avec la construction d’infrastructures modernes, la création d’un prolétariat urbain significatif et la mise en place d’une planification économique. Mais les bureaucrates staliniens au pouvoir au Kremlin ne se sont pas engagés dans cette voie. Au contraire, le régime de Mikhaïl Gorbatchev décida en 1988-1989 le retrait de l’Armée rouge.
Ce n’était pas parce que celle-ci était menacée d’une défaite militaire ; jusqu’au dernier moment, militairement parlant, l’armée soviétique avait le dessus. Mais la campagne militaire fut menée sans enthousiasme, sans chercher à écraser les réactionnaires islamistes ; en URSS même le régime gardait un silence gêné sur la guerre en Afghanistan. Le retrait soviétique fut une décision politique prise par la bureaucratie stalinienne de Moscou, dans le but illusoire de s’attirer les bonnes grâces de l’impérialisme américain. C’était une trahison des masses afghanes, et notamment des femmes, qui contribua à paver la voie à la contre-révolution capitaliste en Union soviétique elle-même en 1991-1992.
La bureaucratie stalinienne était une caste contradictoire, dont la vision nationaliste subordonnait les intérêts du prolétariat mondial à la défense de sa position privilégiée en tant que couche parasite reposant sur l’économie collectivisée. L’intervention de l’Armée rouge en 1979 fut un acte décent et progressiste, même si elle fut décidée par le régime corrompu et conservateur de Léonid Brejnev pour défendre la frontière sud de l’URSS, et non pour mettre en uvre une transformation révolutionnaire de l’Afghanistan. Le chef adjoint de la section internationale du comité central du PC soviétique, Vadim Zagladine, déclarait ainsi dès le 16 juillet 1981 au ministre des Affaires étrangères français : « L’URSS n’est nullement heureuse de maintenir des troupes en Afghanistan. Elle s’emploie à créer les conditions politiques d’un retrait » (cité par Jean-Christophe Notin, ibid. ; le très anticommuniste Notin souligne même pour décrire la politique soviétique qu’« il serait plus judicieux d’évoquer un refus de soviétisation totale »).
Nous avions dès le début averti que la bureaucratie pourrait conclure un accord aux dépens des peuples afghans dans le cadre de sa politique de « coexistence pacifique » avec Washington. Nous luttions pour une révolution politique prolétarienne pour chasser la bureaucratie stalinienne traîtresse et faire retourner l’Union soviétique à l’internationalisme bolchévique de Lénine et Trotsky. Nous soulignions dès 1980 :
« Bien sûr, les bureaucrates conservateurs du Kremlin n’ont pas envoyé 100 000 hommes en Afghanistan pour y réaliser une révolution sociale, mais simplement pour stabiliser un Etat client stratégiquement situé. [...] Il est possible que le Kremlin puisse passer un marché avec les impérialistes, par exemple se retirer en échange d’un renversement de la décision de l’OTAN de déployer des centaines de nouveaux missiles nucléaires en Europe de l’Ouest. Cela constituerait un véritable crime contre-révolutionnaire contre les peuples d’Afghanistan. »
Spartacist édition française n° 17, hiver 1980-1981
Après le retrait soviétique, le gouvernement afghan continua de lutter vaillamment trois ans durant. Le Partisan Defense Committee (PDC) une organisation de défense légale et sociale se basant sur la lutte de classe liée à la Spartacist League, notre organisation sur aux USA écrivit en 1989 au gouvernement du PDPA pour lui proposer d’organiser une brigade internationale pour l’aider à combattre les forces de la réaction islamique. Cette proposition ayant été refusée, le PDC, à la demande du gouvernement afghan, lança une campagne financière internationale pour venir en aide aux victimes civiles du siège de la ville de Jalalabad par les moudjahidin, campagne grâce à laquelle plus de 44 000 dollars furent recueillis. Les forces afghanes parvinrent à repousser cette attaque.
Quand les moudjahidin finirent par prendre Kaboul en 1992, plongeant à nouveau les femmes dans l’esclavage, les différentes milices tribales ivres de vengeance se livrèrent à une guerre impitoyable faite de massacres, de tortures et de viols à l’encontre des populations appartenant à des ethnies rivales ; rien qu’à Kaboul cette guerre fit au moins 50 000 morts. Ceci conduisit à quatre années d’horreur, sous le règne successif de différentes factions intégristes qui amenèrent la capitale au bord de la famine et de l’anéantissement.
Un article récent du New York Times (« En Afghanistan reposent les ruines d’un passé soviétique », 11 février) relate certaines destructions perpétrées par ces assassins à la solde des Etats-Unis. L’article explique que la « Maison soviétique de la science et de la culture » était dans les années 1980 un lieu où « Soviétiques et Afghans se réunissaient pour des conférences, des films et la diffusion d’idées modernisatrices qui en ce temps-là faisaient fureur à Kaboul, à une époque où y compris les femmes pouvaient travailler hors de chez elles habillées à l’occidentale ». Il poursuit :
« Mais pendant la guerre civile de 1992-1996, la Maison de la science et de la culture fut occupée par une des factions et ravagée par les obus tirés par une autre faction depuis une colline voisine. Aujourd’hui, les auditoriums sont jonchés de gravats ; les courants d’air passent par les trous de bombes ; et les fresques soviétiques héroïques d’autrefois représentant des hommes et des femmes, afghans et russes, sont cachées dans la pénombre à côté de dessins talibans qui montrent à des enfants comment devenir des bombes humaines. »
Les talibans, recrutés parmi la population pachtoune historiquement dominante, finirent par s’imposer comme la plus forte des factions moudjahidin. Soutenus par le Pakistan et avec l’appui des Etats-Unis, ils arrivèrent au pouvoir en 1996. Un an plus tard, un diplomate américain déclarait : « Les talibans vont probablement évoluer comme les Saoudiens. Il y aura une Aramco, des oléoducs, un émir, pas de parlement et beaucoup de charia. Nous pouvons vivre avec » (cité par Ahmed Rashid dans son livre Taliban : Militant Islam, Oil and Fundamentalism in Central Asia, 2000). C’est seulement quand le gouvernement américain eut compris qu’il n’y aurait pas d’Aramco (ni aucune autre compagnie pétrolière) ni d’oléoduc qu’on commença à parler des traitements barbares que les talibans infligeaient aux femmes.
Parmi les intégristes financés par la CIA qui avaient combattu les Soviétiques en Afghanistan dans les années 1980, beaucoup se sont retournés dans la décennie suivante contre leurs anciens bailleurs de fonds. Ce fut le cas avec les attentats du 11 septembre 2001, perpétrés par le réseau Al-Qaida d’Oussama Ben Laden, attentats qui aboutirent par la suite à l’invasion américaine en Afghanistan. Après avoir chassé les talibans, l’administration Bush installa un régime qui reposait dans une large mesure sur les mêmes seigneurs de guerre moudjahidin qui avaient ravagé le pays entre 1992 et 1996.
L’impact de la contre-révolution en URSS
La destruction contre-révolutionnaire de l’Union soviétique a attisé partout dans le monde les flammes de la réaction sociale. Dans beaucoup de pays, les droits des femmes et le progrès social en général ont reculé de plusieurs générations. Pour les travailleurs de l’ex-Union soviétique et des ex-Etats ouvriers déformés d’Europe de l’Est et d’Europe centrale, le retour du capitalisme a été une calamité ; elle se mesure en chômeurs, en sans-abri, en violences intercommunautaires et dans l’effondrement de l’espérance de vie.
En Asie centrale ex-soviétique, les effets de plus de 70 ans de développement économique socialisé ont empêché une victoire rapide et facile des intégristes islamiques ; mais des millions de femmes se retrouvent à nouveau enfermées sous le voile et traitées comme des citoyens de seconde zone. De moins en moins de petites filles vont à l’école primaire. Dans la plus grande partie de la région, les femmes ne peuvent plus demander le divorce. La résurgence du nationalisme a provoqué des conflits interethniques, comme au Tadjikistan en 1992-1997 et récemment encore au Kirghizstan. Cette région reste une poudrière où les affrontements ethniques continuent à faire rage.
Les horreurs engendrées par la « guerre sainte » menée par l’impérialisme américain contre l’Union soviétique en Afghanistan, tout comme l’occupation impérialiste actuelle de ce pays, montrent bien comment le système capitaliste est un obstacle au progrès social et un terreau fertile pour la réaction.
Avec sa « guerre contre le terrorisme », l’impérialisme américain cherche à imposer sa volonté aux peuples opprimés du monde entier. Les bourgeoisies despotiques des pays néocoloniaux oppriment et pillent « leur » peuple pour leur propre compte et pour celui des impérialistes à qui elles sont liées. Ce n’est pas la haine qui manque parmi les masses contre ces parasites et leurs parrains impérialistes. Mais les aspirations des déshérités sont de plus en plus canalisées vers la réaction religieuse. Les forces islamistes continuent à accroître leur influence dans toute l’Afrique du Nord et au Proche-Orient, de l’Egypte à Gaza, à la Turquie et au-delà.
La seule voie pour aller de l’avant, c’est de lutter pour une direction révolutionnaire internationaliste déterminée à combattre pour des révolutions ouvrières à la fois dans les pays néocoloniaux et dans les métropoles de l’impérialisme mondial. Cela peut paraître une perspective lointaine dans cette période politique extrêmement réactionnaire. Mais en vérité, il n’y a pas d’autre moyen pour mettre fin à l’oppression ethnique et nationale, à l’oppression des femmes et à l’exploitation des travailleurs.
Le pendant domestique de l’occupation meurtrière de l’Afghanistan est une guerre de plus en plus brutale contre la classe ouvrière, les immigrés et les minorités. Tandis qu’une poignée de capitalistes richissimes accumulent des profits gigantesques, le reste de la population est confrontée à une multiplication des attaques contre son niveau de vie ou à la misère pure et simple. La Ligue communiste internationale (quatrième-internationaliste), dont la Ligue trotskyste est la section française, s’est fixé pour but de forger des partis marxistes révolutionnaires sur le modèle du Parti bolchévique de Lénine et Trotsky qui a dirigé la révolution d’Octobre. Seule la classe ouvrière a la puissance sociale et l’intérêt objectif nécessaires pour balayer le système profondément irrationnel et inhumain qu’est le capitalisme au moyen d’une révolution socialiste, et le remplacer par une économie planifiée où l’on produira pour les besoins humains de tous et non pour les profits de quelques-uns.
Particulièrement dans le monde néocolonial, où l’oppression des femmes est plus sévère, les femmes travailleuses seront aux premiers rangs de ces partis. Le renversement de l’ordre mondial dominé par l’impérialisme jettera les bases matérielles pour libérer les femmes de leur servitude millénaire dans la famille et réorganiser la société dans l’intérêt de tous. Les fonctions sociales de la famille travail domestique, éducation des enfants, préparation des repas, etc. seront remplacées par des institutions collectivisées. Quand les prolétaires de tous les pays mettront fin à la domination meurtrière du capital, le voile, le prix de l’épousée, la purdah, les « crimes d’honneur » et toutes les formes d’humiliation sociale des femmes ne seront plus que des souvenirs douloureux d’un passé barbare.
Adapté de Workers Vanguard n° 998, 16 mars
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