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Le Bolchévik nº 192

Juin 2010

En défense du matérialisme dialectique

Nous reproduisons ci-dessous le texte, revu pour publication, d’un cours donné en juin 2009 devant le Spartacist Youth Club de New York par le camarade Don Alexander, membre du comité central de la Spartacist League/U.S., notre section sæur aux Etats-Unis.

* * *

Ce cours est simplement destiné à nous mettre en jambes, à commencer à assimiler l’histoire du marxisme. Il s’inscrit dans un certain contexte, avec comme objectif la défense et l’illustration du matérialisme dialectique et historique contre toutes les formes d’idéalisme subjectif.

Je vais commencer par quelques assertions fondamentales, pour que nous soyons tous sur la même longueur d’onde, comme on dit. L’idéalisme part du principe de la dépendance du monde matériel vis-à-vis du psychique. Il affirme que le psychique, notre esprit et nos idées, peuvent exister et existent indépendamment de la matière. La forme la plus extrême de cette assertion est l’idéalisme subjectif. L’idéalisme subjectif affirme que la matière n’existe tout simplement pas, qu’elle n’est qu’une pure illusion. L’idéalisme affirme qu’il existe un domaine du mystérieux et de l’inconnaissable, au-dessus ou au-delà de ce qu’on peut appréhender et connaître par les sensations, par l’expérience et par la science. La science est jetée par la fenêtre.

Le matérialisme affirme tout au contraire que le monde est, par sa nature même, composé de matière, et que tout ce qui existe est le produit de causes matérielles. Toutes choses naissent et évoluent conformément aux lois du mouvement de la matière. Le matérialisme enseigne que la matière est une réalité objective, qui existe hors des idées et indépendamment d’elles, et que ce n’est pas le psychique qui existe séparément du matériel, mais bien les idées, y compris le psychique, qui sont un produit de processus matériels. Le matérialisme enseigne aussi que le monde et ses lois sont connaissables, et que même s’il y a dans le monde matériel beaucoup de choses inconnues, il n’y a pas une sphère de l’inconnaissable qui existerait à l’extérieur du monde matériel.

Notre conscience sociale est le reflet de notre être social, et elle est déterminée par celui-ci. Je veux commencer par là parce que cela ne va pas de soi, particulièrement dans une période de forte religiosité. C’est pourquoi la citation du marxiste allemand Franz Mehring dans le dernier numéro de Workers Vanguard est tellement d’actualité [voir « Franz Mehring : Sur le matérialisme historique » , Workers Vanguard n° 938, 5 juin 2009]. Mehring part du principe que les conditions économiques matérielles jouent dans toute société le rôle fondamental. Dans sa brochure Sur le matérialisme historique (1893), il note aussi que « l’esprit humain n’est pas le père du mode de production, mais le mode de production est la mère de l’esprit humain ». Je pense que c’est vraiment une bonne citation, parce qu’elle décrit la réalité.

Nos discussions ont lieu dans un certain contexte. Rien n’existe isolément, que ce soit dans la nature ou dans la société. La contradiction, l’unité et la lutte entre forces et tendances mutuellement opposées, est inhérente à la nature des choses. Le changement et le mouvement fonctionnent à partir de contradictions. Les contradictions constituent le fondement du mouvement. Dans l’Anti-Dühring (M.E. Dühring bouleverse la science) [1877-1878], Engels écrivait : « Le mouvement est le mode d’existence de la matière. Jamais, ni nulle part, il n’y a eu de matière sans mouvement, ni il ne peut y en avoir. » Autrement dit, camarades, il n’y a pas d’être suprême, il n’y a pas de dieu qui mettrait en mouvement l’univers éternel. Je n’ai pas besoin d’expliquer cela à vous qui êtes ici.

S’extraire de l’obscurantisme

Selon la conception matérialiste dialectique, tous les processus de la nature et de la société subissent un processus constant et ininterrompu de changement et d’évolution, d’éternel devenir. Pour Marx, c’était là « un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes et leurs idéologues doctrinaires, parce que, dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire » ( « Postface de la deuxième édition allemande du Premier livre du Capital », 1872). Marx ne dit pas que toutes les recherches philosophiques menées précédemment étaient bonnes à jeter. Il explique simplement que la matérialité du monde est démontrée par le développement long et laborieux des sciences naturelles.

Les anciens matérialistes étaient les précurseurs du matérialisme moderne quand ils affirmaient la primauté de la nature sur la conscience et les idées. Les matérialistes mécanistes du XVIIe et du XVIIIe siècles dirigeaient leurs flèches contre les théologiens médiévaux, et ils soutenaient que les particules matérielles dans l’univers s’entrechoquaient constamment de façon aléatoire en quelque sorte. Ils concevaient fondamentalement les êtres humains comme des machines. C’était matérialiste, mais c’était aussi mécaniste. La conscience humaine inclut les sensations et les idées de l’individu en tant que facteurs actifs qui modèlent son environnement pour se procurer des moyens de subsistance. (Les conditions et les méthodes particulières dans et par lesquelles ceci s’accomplit ont bien sûr varié tout au cours de l’histoire.)

Vous connaissez René Descartes, le rationaliste du début du XVIIe siècle qui croyait à l’existence d’un certain nombre de propositions indubitables, évidentes, par exemple le célèbre cogito ergo sum – « je pense, donc je suis ». Il s’était avisé qu’on ne pouvait pas douter de sa propre existence si on n’existait pas. C’est à peu près tout ce que je sais dire en latin.

On doit à l’évêque George Berkeley, – c’était au XVIIIe siècle – une autre formule profonde d’idéalisme subjectif : esse c’est percipi – « être, c’est être perçu ». Donc si vous n’avez pas vu un homme glisser sur une plaque de verglas à Central Park un certain jour d’hiver, ou si vous n’étiez pas présent quand quelqu’un a éteint la lumière avant de s’endormir, alors cela n’est pas arrivé. Mais je vais laisser la parole à Berkeley lui-même, parce qu’à la différence des philosophes professionnels qui défendent l’idéalisme, il tourne rarement autour du pot. Dans son Traité sur les principes de la connaissance humaine (1710) il dit « que tout le chœur céleste et tout le mobilier de la terre, en un mot tous ces corps qui composent l’ordre puissant du monde ne subsistent point hors d’un esprit […] ; que, par conséquent, du moment qu’ils ne sont pas effectivement perçus par moi, ou qu’ils n’existent pas dans mon esprit (in my mind), ou dans celui de quelque autre esprit créé (created spirit), il faut qu’ils n’aient aucune sorte d’existence, ou bien qu’ils existent dans l’esprit (mind) de quelque Esprit (Spirit) éternel. »

Comme vous pouvez le constater, cela fait longtemps que nous bataillons pour nous extraire des lubies obscurantistes et idéalistes.

La méthode dialectique

La bataille fractionnelle de 1939-1940 à l’intérieur du Socialist Workers Party (SWP), qui était alors trotskyste, est documentée dans le livre de Trotsky Défense du marxisme. Trotsky y polémique brillamment contre l’opposition cliquiste et antisoviétique de Max Shachtman, James Burnham et Martin Abern. Il les caractérise comme une opposition petite-bourgeoise. Ils affirmaient que le matérialisme dialectique n’avait rien à voir avec l’élaboration d’une position politique concrète. Je voudrais vous lire le début du texte « L’opposition petite-bourgeoise dans le Socialist Workers Party » :

« Il faut appeler les choses par leur nom. Maintenant que les positions des deux fractions en lutte sont clairement définies, on est contraint de dire que la minorité du Comité central dirige une tendance typiquement petite-bourgeoise. Comme tout groupement petit-bourgeois dans le mouvement socialiste, l’opposition actuelle se caractérise par les traits suivants : mépris de la théorie et tendance à l’éclectisme ; irrespect pour la tradition de sa propre organisation ; souci de l’“indépendance” individuelle aux dépens de celui de la vérité objective ; nervosité au lieu d’esprit de suite ; promptitude à passer d’une position à une autre ; incompréhension du centralisme démocratique et animosité envers lui ; enfin tendance à substituer à la discipline de parti les liens de groupe et les attachements personnels. Bien entendu, ces traits ne se manifestent pas avec une force égale chez tous les membres de l’opposition. Mais comme toujours, dans un groupe hétérogène, ce sont les éléments les plus éloignés du marxisme et de la politique prolétarienne qui donnent le ton. La lutte s’annonce longue et difficile. »

Marchant sur les pas d’Engels, Trotsky faisait remarquer que, de même que Darwin avait révélé les lois du développement des espèces vivantes de la matière organique, Marx avait révélé les lois du développement de l’histoire humaine. (Darwin n’était pas un dialecticien conscient.) Les forces de production économiques jouent un rôle indispensable : elles sont en dernier ressort le facteur déterminant de la vie économique et sociale. Les rapports entre les êtres humains dans la production des moyens de subsistance matérielle déterminent les rapports de production existants. Vous devez avoir de quoi manger, vous vêtir et vous loger, coopérer d’une manière ou d’une autre, pour tirer de la nature de quoi survivre. Là-dessus repose toute la superstructure de la société – l’art, la politique, la religion, la philosophie et la morale.

Ceci n’exclut bien sûr pas les effets de la superstructure sur la base économique. Le père du marxisme russe, Georgi Plekhanov, avait une très haute opinion d’Antonio Labriola, le marxiste italien, un grand penseur matérialiste. Mais dans la Conception matérialiste de l’histoire (1897), Plekhanov faisait remarquer qu’une des faiblesses de Labriola était sa tendance à isoler les facteurs raciaux, en expliquant le développement des sociétés humaines à travers leurs normes en matière de beauté, leurs rituels, etc. Ce n’est pas qu’il ne faille pas étudier ces sujets. Plekhanov donne l’exemple de pourquoi les femmes des Ichavs du Caucase coupent leurs nattes après la mort d’un frère, mais pas après celle de leur mari – qu’est-ce que cela signifie ? Bon, c’est intéressant, mais en dernier ressort il faut étudier comment les gens se procurent leurs moyens de subsistance. C’est ce qui est dominant.

Camarades, la méthode dialectique n’est pas simplement une question de développement dans l’abstrait. Il y a une doctrine bourgeoise libérale du développement, du gradualisme, qui laisse de côté le fait qu’il y a des ruptures de continuité dans la nature et dans la société et qu’une forme de matière se transforme en une autre par un changement soudain. La méthode dialectique postule que l’on ne peut rien comprendre dans la nature et dans la société sans le replacer dans ses liens fondamentaux avec tout le reste et dans son mouvement constant des formes les plus simples vers des formes supérieures, de la quantité à la qualité.

Dans le magnifique ouvrage qu’est Défense du marxisme, Trotsky a donné beaucoup d’exemples de la logique formelle, de son usage et de ses limites. Tenez :

« Dans la logique aristotélicienne le syllogisme simple part de A = A. Cette vérité est acceptée comme un axiome pour quantité d’actions pratiques humaines et pour des généralisations élémentaires. En réalité A n’est pas égal à A. C’est facile à démontrer ne fut-ce qu’en regardant ces deux lettres à la loupe : elles diffèrent sensiblement. Mais, dira-t-on, il ne s’agit pas de la grandeur et de la forme des lettres, c’est seulement le symbole de deux grandeurs égales, par exemple une livre de sucre. L’objection ne vaut rien : en réalité une livre de sucre n’est jamais égale à une livre de sucre : des balances plus précises décèlent toujours une différence. On objectera : pourtant une livre de sucre est égale à elle-même. C’est faux : tous les corps changent constamment de dimension, de poids, de couleurs, etc., et ne sont jamais égaux à eux-mêmes […].
« Tout ouvrier sait qu’il est impossible de faire des objets absolument identiques. Pour l’usinage des cônes de roulement à bille on admet un certain écart inévitable, mais qui doit rester dans certaines limites (c’est ce qu’on appelle la tolérance). Tant que l’on se tient dans les limites de la tolérance, les cônes sont considérés comme égaux (A=A). Si on les franchit, la quantité se transforme en qualité ; autrement dit le cône ne vaut rien ou est inutilisable. »

Trotsky donne cette description succincte de la pensée dialectique :

« La pensée dialectique est à la pensée vulgaire ce que le cinéma est à la photographie. Le cinéma ne rejette pas la photo, mais en combine une série selon les lois du mouvement. La dialectique ne rejette pas le syllogisme, mais enseigne à combiner les syllogismes de façon à rapprocher notre connaissance de la réalité toujours changeante […].
« Nous appelons notre dialectique matérialiste, parce que ses racines ne sont ni dans les cieux (ni dans les profondeurs de notre “libre esprit”), mais dans la réalité objective, dans la nature. »

Approximations successives

Le philosophe allemand Georg Friedrich Wilhelm Hegel était un idéaliste absolu qui a été assimilé de façon extrêmement critique par les marxistes, en particulier par Lénine et beaucoup d’autres. Il voyait l’histoire comme le développement de l’idée absolue. Cependant, il reconnaissait aussi que tout ce qui existe change de manière ininterrompue ; tout vient au monde et cesse ensuite d’exister. Marx et Engels disaient qu’ils avaient remis cet idéalisme dialectique sur ses pieds et qu’ils avaient extrait son noyau rationnel de sa coquille mystique. Au lendemain de la défaite de la Révolution de 1905 en Russie, Lénine dut mener une bataille pour le matérialisme dialectique contre ceux qu’on appelait les « constructeurs de dieu » à l’intérieur de son parti, les Lounatcharsky et les Bogdanov. Il a vigoureusement défendu la dialectique matérialiste contre ses détracteurs.

L’article de Peter Fryer « Lénine philosophe » (Labour Review, septembre-octobre 1957) est tout simplement excellent, et je vais y revenir. Les healystes, des bandits politiques pseudo-trotskystes qui en 1959 avaient formé la Socialist Labour League britannique, ont gâché un cadre extrêmement talentueux. Avec sa modestie caractéristique, Fryer voulait savoir pourquoi nous étions tellement élogieux à son égard dans le numéro de Spartacist qui contient l’article « Le healysme implose » (Spartacist édition française n° 23-24, printemps 1986). Il ne pensait pas que ce qu’il avait écrit méritait qu’on en fasse tant de cas, mais il était assurément satisfait de notre description véridique de la vie dans la jungle healyste. Cette organisation pervertissait régulièrement la dialectique pour servir une politique opportuniste. Comme nous l’expliquions dans « Le healysme implose », ils résolvaient la contradiction entre un programme formellement correct et un « régime » interne corrompu

« en s’écartant fortement du programme trotskyste. Principalement, ils ont embrassé la “révolution culturelle” maoïste qui n’était au fond qu’une querelle exceptionnellement dégradante et violente à l’intérieur de la bureaucratie stalinienne chinoise. Ce fut aussi leur ligne sur la guerre des “Six-Jours” israélo-arabe de 1967 où, au nom de la lutte contre le racisme et l’expansionnisme sionistes, ils ont adhéré à une conception de “révolution arabe” totalement dépourvue de contenu de classe et faite par des régimes nationalistes despotiques qui étaient lâchement en collusion avec l’impérialisme et le sionisme pour démembrer la nation palestinienne. »

Dans « Lénine philosophe », Peter Fryer parle d’E.P. Thompson, un historien britannique marxisant très connu. Son livre la Formation de la classe ouvrière anglaise (1963) reste intéressant à lire – j’y ai appris beaucoup de choses. Mais Thompson prétend – et Fryer le réfute – que le marxisme est une forme de réductionnisme économique qui nie le facteur subjectif, ou ce qu’il appelle le facteur humain. Autrement dit, le marxisme ignorerait le rôle de la conscience humaine comme facteur agissant. Thompson accuse Lénine de ne voir dans la conscience qu’un reflet passif de la réalité sociale. Rien n’est plus faux.

Fryer utilise deux citations vraiment merveilleuses de Lénine – elles sont tirées des Carnets philosophiques (1914) – qui résument la connaissance dialectique comme un « processus infini d’approfondissement de la connaissance par l’homme des choses, phénomènes, processus, etc., allant des phénomènes à l’essence et d’une essence moins profonde à une essence plus profonde ». Et aussi : « Lorsque l’intelligence humaine saisit une chose donnée, qu’elle en fait une image (= un concept), ce n’est pas un acte simple, direct, mort, ce n’est pas un reflet dans un miroir, mais un acte complexe, double, en zigzag. »

Investigation scientifique de l’histoire

La Ligue communiste internationale (LCI) est intervenue dans la révolution politique embryonnaire en 1989-1990 en Allemagne de l’Est, avec un programme de révolution politique prolétarienne à l’Est et de révolution socialiste à l’Ouest [voir « Pour le communisme de Lénine et Trotsky ! », Spartacist édition française n° 27, été 1993]. Nous n’avons pas gagné cette bataille, mais nous avons lutté, et c’est fondamental. Ensuite, nous avons eu beaucoup de discussions pour essayer de comprendre les différents aspects de ce qui s’était passé dans cette révolution embryonnaire très complexe, où tout s’est déroulé très rapidement. Jan Norden, qui en 1996 allait faire défection de notre organisation pour devenir un des cofondateurs de l’Internationalist Group (IG), minimisait et niait le rôle de la LCI en tant qu’avant-garde révolutionnaire consciente. Il répétait qu’ « il manquait l’élément clé, la direction révolutionnaire ». La réponse polémique, que « nous étions la direction révolutionnaire » en Allemagne, contenait un grain de vérité, mais reste insuffisante. La science avance par approximations successives.

Ce qui s’est passé n’était pas simplement déterminé par ce que nous avons fait, même si ce que nous avons fait était très important. Prétendre le contraire serait ignorer le rapport réel des forces, et serait radicalement faux, d’un point de vue politique aussi bien que théorique. Alors qu’il était en prison sous Mussolini, le marxiste italien Antonio Gramsci décrivait dans ses Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne la formation de ce qu’il appelait une « volonté collective », c’est-à-dire un groupe soudé luttant pour le pouvoir. Gramsci écrivait :

« Le politique en acte est un homme qui crée, qui suscite ; mais il ne crée pas à partir de rien, et ne se meut pas dans le vide trouble de ses désirs et de ses rêves. Il se fonde sur la réalité effective, mais qu’est-ce que cette réalité effective ? Serait-ce par hasard quelque chose de statique et d’immobile et non plutôt un rapport de forces en continuel mouvement, en continuel changement d’équilibre ? Appliquer la volonté à la création d’un nouvel équilibre des forces réellement existantes et opérantes, en se fondant sur cette force déterminée qu’on considère comme progressive, et en renforçant sa puissance pour la faire triompher, c’est toujours se mouvoir sur le terrain de la réalité effective, mais pour la dominer et la dépasser (ou contribuer à le faire). »

Voici ce que dit Fryer : il y a parfois des conséquences imprévues à ce pour quoi on lutte. Il écrit :

« Reconnaître de façon matérialiste l’objectivité de l’être et ses lois n’est pas encore la liberté, mais la condition nécessaire de toute liberté véritable.
« Il est bien sûr parfaitement exact que les hommes agissent avec des intentions et des buts conscients. Mais aucune tentative d’expliquer l’histoire humaine à partir des intentions et des buts conscients, des souhaits et des désirs des hommes, ne fera avancer très loin notre compréhension. Les buts de l’homme entrent en conflit, et quelque chose arrive qui n’était ni voulu ni désiré ni prévu. Par conséquent, toute compréhension scientifique du développement social doit prendre comme point de départ “les lois générales internes” qui en dernier ressort gouvernent à la fois le développement de la société humaine et les intentions, les idées et les théories dans la tête des individus. »

Donc les buts des hommes entrent en conflit. Il y avait aussi des forces actives en Allemagne de l’Est en 1989-1990 qui ont tenté d’étouffer dans l’œuf cette révolution politique embryonnaire. L’une de ces forces était la bureaucratie stalinienne de Gorbatchev. Après la manifestation du 3 janvier 1990 contre la profanation par des fascistes du monument de Treptow Park, à Berlin-Est, dédié aux soldats soviétiques, les impérialistes allemands ont déclenché une féroce campagne anticommuniste. Ensuite on a pu voir comment les staliniens ont avancé à marche forcée vers la réunification capitaliste aux côtés du Parti social-démocrate ouest-allemand, un parti antisoviétique et procapitaliste que nous appelions le cheval de Troie de la contre-révolution capitaliste [voir « Leçons de l’effondrement du stalinisme – 1989-1990 : La lutte de la LCI contre la réunification capitaliste de l’Allemagne », le Bolchévik n° 190, décembre 2009].

Le marxisme, c’est l’examen scientifique de l’histoire ; il replace les actions des individus dans leur contexte historique concret. L’article du camarade Bert Mason dans le dernier numéro de Workers Vanguard est une contribution importante sur le rôle de Lincoln dans la Guerre civile américaine [« Honneur à Abraham Lincoln ! », Workers Vanguard n° 938, 5 juin 2009]. « Lénine philosophe » est un texte magnifique ; c’est une analyse magistrale des contradictions dialectiques. J’ai particulièrement apprécié le fait que Fryer a inscrit son analyse dans le contexte de la Première Guerre mondiale, quand Lénine étudiait Hegel et cherchait à comprendre la trahison des sociaux-démocrates allemands, qui avaient déserté pour passer dans le camp de leur propre bourgeoisie pendant la première guerre mondiale interimpérialiste. Comment un parti ouvrier aussi imposant, avec son immense influence dans le prolétariat allemand, était-il arrivé à cet état de dégénérescence opportuniste ? Quel était le processus de développement économique, politique et social qui avait conduit à sa capitulation social-patriote ?

Eh bien, c’est ce que Lénine a analysé dans son livre l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916). Il a examiné toutes les phases du développement d’une couche opportuniste à l’intérieur de la classe ouvrière. Sans cela, on ne pouvait pas comprendre comment la quantité s’était transformée en qualité. Des tendances mutuellement opposées, contradictoires, sont inhérentes à tous les phénomènes naturels et sociaux. Lénine a expliqué comment l’unité et la lutte des contraires, en l’occurrence la bourgeoisie et le prolétariat, se sont développées. Lénine a étudié Hegel avec assiduité, et nous devons nous aussi l’étudier.

J’avais écrit une courte note sur un article dans Workers Vanguard qui faisait l’éloge du philosophe américain John Dewey, en le citant avec approbation sans le critiquer sur le plan philosophique (« Sur John Dewey », Workers Vanguard n° 924, 7 novembre 2008). Dewey, qui avait joué un rôle dans le combat contre la machination ourdie envers Trotsky par les épigones staliniens, était aussi un adversaire du marxisme et de la révolution d’Octobre. Dewey était un pragmatiste, pas un tenant du matérialisme dialectique. Trotsky dénonçait impitoyablement le pragmatisme comme un mélange de rationalisme et d’empirisme – l’empirisme signifie que les sensations de l’individu sont la source ultime de la connaissance. Cela ne signifie pas que les empiristes affirment sans ambiguïté qu’il n’existe pas un monde objectif extérieur, indépendant de nous. Trotsky dénonçait le pragmatisme comme la « malédiction de la pensée américaine », et il insistait que le SWP ne pouvait pas remettre à plus tard – c’était en 1939-1940 – la tâche d’éduquer ses cadres dans le domaine de la philosophie du matérialisme dialectique.

Contre l’idéalisme philosophique

Cette présentation ne serait pas complète sans un exposé rapide des différentes formes d’idéalisme subjectif. Lénine expliquait qu’au bout du compte, l’idéalisme c’est le cléricalisme. Dans le langage de tous les jours, c’est du genre « si on y pense, cela arrive ». Vous en avez probablement déjà entendu la version vulgaire : si un arbre est tombé dans la forêt et que je n’étais pas là, alors il n’est pas tombé. Cela conduit logiquement, au bout du compte, à ce qu’on appelle le solipsisme – que les seules choses réelles, ce sont mes propres impressions subjectives, mes pensées et mes sensations.

Il y a des années de cela, et c’était assez laborieux, j’ai étudié l’un des idéalistes, qu’il est important de comprendre. Emmanuel Kant, l’idéaliste allemand, était très intéressant, mais difficile à lire à plusieurs égards. Son ouvrage majeur, la Critique de la raison pure (1781), cherchait à réconcilier l’idéalisme et le matérialisme. Kant ne niait pas l’existence des « choses en soi », il niait seulement notre capacité à les connaître. Il formulait cela de la façon suivante : comment peut-on avoir un jugement synthétique a priori ? Comment arrivons-nous à la vérité indépendamment de l’expérience humaine et de l’expérimentation scientifique ? Au fond, il argumentait pour les propositions de ce qu’on appelle le sens commun, qui sont en réalité non systématisées et préscientifiques. Kant a aussi étudié l’astronomie, ce qui en fait quelqu’un de très intéressant. Mais il essayait de réconcilier matérialisme et idéalisme.

Dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie allemande (1886), Engels a dû se frotter à des penseurs de ce genre. Bien sûr, il s’est intéressé à Ludwig Feuerbach, qui critiquait à juste titre Hegel pour son idéalisme absolu. Marx, dans ses « Thèses sur Feuerbach » (1845), avait caractérisé d’intuitif le matérialisme de Feuerbach, en notant que pour lui, « l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon subjective ».

Dans « L’opposition petite-bourgeoise dans le Socialist Workers Party », Trotsky raconte une conversation qu’il avait eue avec un professeur d’économie politique britannique favorable aux thèses de l’économiste libéral John Maynard Keynes. Keynes préconisait d’« amorcer la pompe », de faire du déficit budgétaire pour stimuler la demande, et des investissements publics afin d’en finir avec les crises financières et économiques endémiques au capitalisme – Obama et son administration bricolent avec ce genre de choses. Trotsky, à partir de ses discussions avec ce professeur d’économie politique, qui admirait Keynes et détestait Marx, en conclut qu’il était de façon générale opposé au matérialisme dialectique. Comme l’explique Trotsky :

« Si, d’après la façon dont un individu aborde des questions pratiques particulières, on peut déterminer le type général de pensée auquel il se rattache, on peut aussi, connaissant son type général de pensée, prévoir approximativement comment ce même individu abordera telle ou telle question pratique. »

Le marxisme : un guide pour l’action

Nous avons appliqué cette méthodologie matérialiste dialectique à de nombreuses questions. Voyez notre brochure « Cuba et la théorie marxiste », où nous avons appliqué notre méthodologie matérialiste dialectique pour comprendre l’apparition d’un Etat ouvrier bureaucratiquement déformé à Cuba. Un mouvement de guérilla à direction petite-bourgeoise avait conduit à la destruction du capitalisme à Cuba, un processus qui s’était déroulé sans la direction d’un parti trotskyste. Pour développer cette analyse, il fallait appliquer une méthodologie matérialiste dialectique. Cela faisait partie intégrante de la préservation et de l’extension de notre programme marxiste fondamental.

C’est la même chose qu’avec l’Employee Free Choice Act (EFCA – Loi sur le libre choix des salariés) : on doit évaluer le rôle des contradictions réelles. L’EFCA était un référendum sur la syndicalisation : l’Association nationale de l’industrie et d’autres organisations patronales ont mené contre ce projet de loi une énorme campagne, tandis que les syndicats AFL-CIO et Change to Win faisaient campagne pour l’adoption de la loi. Tout en mettant les travailleurs en garde contre toute illusion dans les mécanismes de collaboration de classes prescrits par le gouvernement, nous aurions soutenu l’EFCA dans sa version première, parce que la possibilité de voter en cochant un formulaire aurait facilité un peu la création de sections syndicales. Nous avons tracé une ligne de classe sans diminuer nos critiques du rôle que jouent les bureaucrates syndicaux, qui sont défaitistes et favorables à la collaboration de classes. Nous avons étudié les caractéristiques concrètes de l’EFCA, avec ses contradictions vivantes, non pas sur une base spéculative, mais sur la base de l’investigation scientifique de l’histoire. Nous avons tenu compte dans cet examen de ce que le Socialist Workers Party (les trotskystes de l’époque) avait écrit sur la loi Wagner de 1935, ce qui a conduit d’autres camarades à faire des recherches sur l’histoire du mouvement marxiste [voir « Pourquoi les marxistes soutiennent l’EFCA », Workers Vanguard n° 929, 30 janvier 2009].

La dialectique n’est pas un sésame pour toutes les questions ; il faut procéder à une analyse scientifique concrète. Je voudrais terminer avec une citation de « Lénine philosophe », qui est, je pense, vraiment appropriée :

« La capacité des hommes à changer leur monde cristallise et perfectionne progressivement l’élément scientifique de leurs conceptions ; d’un autre côté, leur impuissance relative fait surgir la tendance des idées abstraites à fuir la réalité et à tisser des systèmes merveilleux, intérieurement cohérents, de mythes et d’illusions, à partir desquels sont ensuite déduits le monde réel et les rapports réels entre les hommes et la nature et entre les hommes eux-mêmes. »

Un camarade demandait pourquoi nous devrions lire quoi que ce soit écrit par ce Gramsci. Gramsci n’était-il pas anti-Trotsky, et ainsi de suite. Assurément, sur la question Trotsky-Staline, Gramsci n’était pas du côté de Trotsky, mais du côté de Staline. Donc c’était sa contradiction. Mais il a fait un certain nombre de remarques très perspicaces sur la conscience, les rapports entre le subjectif et l’objectif, et comment une analyse objective, concrète, des rapports de forces dans le contexte national et international est cruciale pour décider comment appliquer son programme. C’est très utile.

C’est un terrible gâchis de balayer d’un revers de main quelqu’un comme lui. C’est comme balayer d’un revers de main Plekhanov qui pourtant, c’est bien connu, avait fini comme renégat. Après la défaite de la Révolution de 1905, Plekhanov avait fini par dénoncer comme étant aventuriste l’insurrection de décembre à Moscou, et en 1917 il s’était opposé à la prise du pouvoir par les ouvriers dirigés par les bolchéviks. Mais, et c’est important, il ne s’est jamais rallié à ces menchéviks qui, avec d’autres, ont essayé de mobiliser contre la révolution. Pendant la guerre civile qui a suivi la Révolution de 1917, Lénine est arrivé à la conclusion qu’on ne pouvait pas être un communiste authentique si on ne comprenait pas la logique de Hegel, les œuvres philosophiques de Plekhanov et le Capital de Marx.

C’est un défi pour nous de nous hisser à un niveau théorique plus élevé, parce que c’est la seule manière de nous préparer aux tâches de la lutte pour un avenir communiste. C’est un processus laborieux, qui dure toute une vie, et qui en vaut la peine.

 

Le Bolchévik nº 192

Le Bolchévik nº 192

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