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Spartacist, édition française, numéro 39

été 2009

Contre la trahison du POUM et ses avocats d’hier et d’aujourd’hui

Trotskysme contre front-populisme dans la guerre civile espagnole

L’article suivant est traduit de Spartacist (édition anglaise) no 61, printemps 2009, mais contient des corrections factuelles mineures.

Les Journées de mai 1937 à Barcelone ont marqué l’apogée d’une décennie de révolution et de contre-révolution en Espagne, qui avait débuté avec la chute de la dictature militaire de Primo de Rivera en 1930 puis de la monarchie un an après, et qui s’est terminée avec l’écrasement de la république par le général Francisco Franco en 1939. La majeure partie de la bourgeoisie s’était ralliée à la réaction franquiste qui était soutenue par l’Allemagne de Hitler et l’Italie de Mussolini. Dans le gouvernement bourgeois républicain ne figurait qu’une poignée de politiciens républicains de gauche, l’ombre de la bourgeoisie. Mais, comme le soulignait Trotsky, cette « ombre » joua un rôle décisif pour soumettre les organisations ouvrières à l’ordre capitaliste et faire avorter la révolution prolétarienne.

Parallèlement au conflit militaire entre les forces franquistes et les milices républicaines faisait rage un conflit de classes à l’intérieur même du camp républicain : les forces de l’Etat bourgeois, affaiblies et divisées, cherchaient à freiner et réprimer le prolétariat insurgé et en armes, ainsi que les organes de pouvoir embryonnaires, les milices, comités d’usine et collectifs agricoles, qui s’étaient créés quand les ouvriers s’étaient soulevés pour repousser la rébellion militaire franquiste le 19 juillet 1936. Barcelone, capitale de la Catalogne, un bastion industriel à l’avant-garde de l’Espagne révolutionnaire, était au centre de ce conflit.

Le lundi 3 mai 1937, les conflits incessants entre la Généralité de Catalogne, un gouvernement de front populaire, et les ouvriers en majorité anarcho-syndicalistes de Barcelone, atteignirent leur point culminant. Sous le commandement du chef de la police stalinien, trois camions de gardes d’assaut tentèrent de reprendre le principal central téléphonique (la Telefónica), alors aux mains des ouvriers de la Confédération nationale du travail (CNT) qui détenaient le contrôle de ce nœud de communications important. Les ouvriers, dans toute la ville, descendirent alors dans la rue et dressèrent des barricades. Les forces armées bourgeoises furent rapidement mises en déroute ; les marins de la base navale fraternisèrent avec les insurgés. Lois Orr, qui était présente, décrit ainsi la scène :

« Le matin suivant (mardi 4 mai), les travailleurs armés contrôlaient la plus grande partie de Barcelone. Les anarchistes tenaient le port tout entier, et avec lui la forteresse de Montjuich, qui domine la ville et le port de ses canons ; tous les faubourgs de la ville étaient entre leurs mains. Et les forces gouvernementales, à l’exception de quelques barricades isolées, étaient complètement débordées par le nombre et concentrées au centre de la ville, dans le quartier bourgeois, où elles pouvaient facilement être encerclées de tous côtés comme les rebelles le furent au 19 juillet 1936. »

– « Les événements de mai : une révolution trahie », cité par Felix Morrow, Révolution et contre-révolution en Espagne (1936-1938) (Paris, Editions La Brèche, 1978)

Pour les ouvriers héroïques de Barcelone le pouvoir était à portée de main. Pourtant, à la fin de la semaine, les ouvriers étaient désarmés et leurs barricades démantelées, et cela non pas à cause d’une défaite militaire, mais à cause du sabotage des dirigeants ouvriers traîtres et du défaitisme et de la confusion qu’ils avaient semés. Le gouvernement capitaliste catalan, ainsi que le gouvernement central installé à Valence (et auparavant à Madrid), avaient tous deux pour épine dorsale les staliniens et les sociaux-démocrates ainsi que les anarcho-syndicalistes de la Fédération anarchiste ibérique (FAI) et de la CNT (la confédération syndicale qu’ils dirigeaient). En Catalogne, staliniens et sociaux-démocrates avaient fusionné pour constituer le Parti socialiste unifié (PSUC). Le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) centriste, qui avait lui-même brièvement fait partie de la Généralité capitaliste, jouait maintenant de l’extérieur un rôle de couverture de gauche pour le gouvernement de front populaire. Les staliniens avaient été les premiers à entrer dans ce gouvernement, et c’étaient eux qui défendaient le plus bruyamment l’inviolabilité de la propriété privée. Ils constituaient « l’avant-garde combattante de la contre-révolution bourgeoise-républicaine » (Léon Trotsky, « Classe, parti et direction : pourquoi le prolétariat espagnol a-t-il été vaincu ? », 20 août 1940, la Révolution espagnole (1930-1940) [Paris, Les Editions de Minuit, 1975]). Mais ils ne pouvaient pas démanteler les barricades. Cette tâche, ce furent les dirigeants de la CNT/FAI et du POUM, dont les militants étaient sur les barricades, qui s’en chargèrent. La direction de la CNT dit aux ouvriers : « Déposez vos armes » (cité par Felix Morrow, Révolution et contre-révolution en Espagne). La direction du POUM s’aligna sur la CNT : son journal, la Batalla (6 mai 1937), exhorta les insurgés à « quitter la rue », et leur dit « retournez aux usines » (ibid.).

« Tout ce que l’on peut dire là-dessus, c’est que les masses, qui ont sans cesse tenté de se frayer un chemin vers la voie juste, ont découvert que la construction, dans le feu même du combat, d’une nouvelle direction, répondant aux nécessités de la révolution, était une entreprise qui dépassait leurs forces », écrivait Trotsky dans « Classe, parti et direction », un article laissé inachevé au moment de son assassinat au Mexique par Ramón Mercader, stalinien espagnol et agent du GPU soviétique. Les ouvriers insurgés étaient furieux de la trahison des dirigeants de la CNT/FAI et du POUM, mais seuls les anarchistes de gauche des « Amis de Durruti » et les trotskystes de la Section bolchévique-léniniste d’Espagne (SBLE) cherchèrent à pousser la révolution en avant. Les Amis de Durruti incitèrent les ouvriers à lutter pour la révolution sociale, mais au bout du compte ils furent incapables de rompre, en termes d’organisation et politiquement, avec la CNT/FAI. La voix du marxisme révolutionnaire ne fut portée que par la toute petite SBLE, qui proclama dans un tract :

« VIVE L’OFFENSIVE REVOLUTIONNAIRE
« Pas de compromis. Désarmement de la Garde Nationale Républicaine et de la Garde d’Assaut réactionnaires. Le moment est décisif. La prochaine fois il sera trop tard. Grève générale dans toutes les industries qui ne travaillent pas pour la guerre, jusqu’à la démission du gouvernement réactionnaire. Seul le pouvoir prolétarien peut assurer la victoire militaire. »

– Tract de la SBLE, 4 mai 1937, traduit dans La Lutte Ouvrière, 3 juin 1937

C’était effectivement le moment décisif. Une victoire à Barcelone aurait pu déboucher sur une Espagne ouvrière et paysanne et allumer un incendie révolutionnaire en Europe à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. La défaite ouvrit la voie à une répression féroce. Le POUM, notamment, fut interdit, ses dirigeants assassinés ou jetés en prison. Ayant ainsi désarmé le prolétariat, le front populaire ouvrit les portes aux forces franquistes et au règne sanglant de la réaction d’extrême droite.

Le front populaire : la question des questions

Soixante-dix ans plus tard il est toujours aussi important d’étudier cette défaite et d’en assimiler les leçons pour reforger une Quatrième Internationale trotskyste. Pour cela, il est essentiel de partir des écrits de Trotsky, dont beaucoup sont cités dans cet article. En anglais, ils ont été publiés sous le titre The Spanish Revolution. En français, il existe un recueil plus complet des écrits de Trotsky publié par Pierre Broué sous le titre la Révolution espagnole (1930-1940) (sauf indication du contraire, les citations de Trotsky sont empruntées ici à ce recueil). Révolution et contre-révolution en Espagne, écrit par Felix Morrow en pleine guerre civile, est également un récit très précieux. Le livre de Morrow, qui dépeint de façon saisissante l’héroïsme des ouvriers et la trahison de leurs dirigeants, repose sur une analyse et un programme marxistes. Plusieurs mois après les journées de Mai à Barcelone, Trotsky résumait ainsi le conflit :

« Ainsi, sur le territoire de l’Espagne [républicaine], se sont affrontés deux programmes. D’une part, celui de la sauvegarde à tout prix de la propriété privée contre le prolétariat, et, si possible, de la sauvegarde de la démocratie contre Franco. De l’autre, le programme d’abolition de la propriété privée grâce à la conquête du pouvoir par le prolétariat. Le premier exprimait le programme du Capital par l’intermédiaire de l’aristocratie ouvrière, des sommets de la petite bourgeoisie et surtout de la bureaucratie soviétique. Le second traduisait, en langage marxiste, les tendances, pas pleinement conscientes, mais puissantes, du mouvement révolutionnaire des masses. Pour le malheur de la révolution, il y avait, entre la poignée de bolcheviks et le prolétariat révolutionnaire, la cloison contre-révolutionnaire du Front populaire. »

– « Leçon d’Espagne : dernier avertissement », 17 décembre 1937

S’il n’y eut pas de parti révolutionnaire pour conduire les travailleurs à la victoire, c’est avant tout à cause de la capitulation politique d’Andrés Nin et de Juan Andrade, deux anciens dirigeants du Parti communiste espagnol (PCE) qui, au début des années 1930, étaient à la tête de l’Opposition de gauche trotskyste en Espagne. Nin et Andrade dilapidèrent le capital accumulé par le communisme espagnol ; ils firent des blocs et des manœuvres sans principes, fusionnant finalement, en 1935, avec les centristes de droite du Bloc ouvrier et paysan (BOC) de Joaquín Maurín pour former le POUM ; et de là, ils entrèrent dans le front populaire bourgeois et dans le gouvernement capitaliste catalan en 1936. Au cours des luttes tumultueuses que connut l’Espagne dans les années 1930, Nin et Andrade passèrent de semi-révolutionnaires à non révolutionnaires, puis à contre-révolutionnaires. Du fait de leur défaillance, il revint à une poignée de bolchéviks, sans grande expérience et sans guère de racines ni de ressources, de lutter pour reconstruire dans le feu de la bataille un noyau révolutionnaire d’avant-garde suivant la voie tracée par Trotsky.

Le front populaire, une coalition de partis bourgeois et de partis ouvriers, fut l’instrument qui servit à étrangler la Révolution espagnole. La présence de politiciens républicains de gauche, par ailleurs insignifiants, dans ce front populaire, servait de garantie qu’il s’engageait à préserver le pouvoir de la bourgeoisie, « en tant qu’incarnation du principe de la révolution démocratique, c’est-à-dire de l’inviolabilité de la propriété privée » (ibid.). Fustigeant ceux qui prenaient la défense du POUM et qui présentaient la question de cette coalition de collaboration de classes comme « un petit accord électoral, passager et technique », Trotsky soulignait : « La question de toutes les questions est maintenant le Front populaire. Les centristes de gauche cherchent à présenter cette question comme une manœuvre tactique ou même technique, pour pouvoir à l’ombre du Front populaire mener leurs petites affaires. En réalité le Front populaire est pour cette époque-ci la question capitale de la stratégie de classe prolétarienne. Il donne aussi le meilleur critérium pour la différence entre bolchévisme et menchévisme » (lettre de Trotsky à la direction du RSAP, 16 juillet 1936, Bulletin intérieur international no 3, début mai 1938).

Et cela reste vrai. Une quantité innombrable de livres et d’articles ont été écrits sur la guerre civile espagnole ; dans leur écrasante majorité, ils visent à justifier la politique de trahison du front populaire, qui a pavé la voie à la défaite. Il y a quelques exceptions, comme le livre Enseignement de la révolution espagnole, de l’anarchiste de gauche Vernon Richards (éditions 10-18, 1975), qui au moins décrit avec franchise les trahisons des dirigeants de la CNT/FAI. Divers historiens pseudo-trotskystes ont publié des ouvrages savants qui citent abondamment Trotsky mais qui dédouanent les centristes du POUM contre lesquels Trotsky concentrait ses attaques. Parmi ceux-ci, il faut citer Pierre Broué, qui fut un dirigeant du groupe Lambert en France, responsable de l’édition française des Œuvres de Trotsky et auteur de plusieurs livres sur la guerre civile espagnole ; il faut également mentionner les travaillistes britanniques de la revue Revolutionary History, publication « non partisane » soutenue par un large éventail de personnalités et de groupes pseudo-trotskystes. Revolutionary History a publié deux articles d’Andy Durgan, de la tendance réformiste fondée par Tony Cliff (qui dirigea longtemps le Socialist Workers Party britannique) : « Les trotskystes espagnols et la formation du POUM », Revolutionary History, vol. 4, no 1/2, hiver 1991-1992 (reproduit dans les Cahiers Léon Trotsky no 50, mai 1993), et « Marxisme, guerre et révolution : Trotsky et le POUM », Revolutionary History, vol. 9, no 2, 2006.

Au fond, les réformistes défendent Nin et le POUM parce qu’ils se prosternent avec cynisme devant le fait accompli. Pour eux l’échec de la Révolution espagnole « démontre » que la révolution était impossible en Espagne, ce qui ne fait que refléter leur propre opposition social-démocrate à la lutte du prolétariat pour le pouvoir aujourd’hui, où que ce soit dans le monde. Après avoir acclamé les forces de la contre-révolution capitaliste dans l’ex-Union soviétique et dans les Etats ouvriers déformés d’Europe de l’Est, ces opportunistes reprennent maintenant à leur compte la rengaine de la « mort du communisme » ; pour eux la Révolution russe s’est avérée, au mieux, une expérience ratée. Ils excluent donc la possibilité d’une révolution prolétarienne à l’avenir et réécrivent l’histoire pour nier qu’il y a eu des occasions révolutionnaires dans le passé.

Notre boussole, c’est la Révolution russe d’octobre 1917. La Révolution espagnole démontre, par la négative, qu’il est nécessaire de forger des partis ouvriers révolutionnaires de type bolchévique. Lorsque nous réexaminons ce chapitre crucial de l’histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire, notre objectif est d’éduquer et d’armer les futurs cadres de l’avant-garde léniniste qui dirigera le combat pour de nouveaux Octobre, dans le monde entier.

La Révolution russe et le Trienio bolchevista

La révolution d’Octobre avait eu un formidable impact sur les ouvriers et les paysans espagnols, notamment parce qu’ils voyaient la Russie tsariste comme un pays similaire au leur. En Russie aussi, la monarchie décadente s’appuyait sur une Eglise d’Etat enfoncée dans un obscurantisme médiéval ainsi que sur un corps des officiers aristocratique hypertrophié. Là-bas aussi, une nombreuse paysannerie était cruellement exploitée par une classe de propriétaires fonciers issue de l’ancienne noblesse féodale. Le prolétariat urbain aussi était jeune, peu expérimenté et combatif, avec des origines paysannes remontant à une ou deux générations à peine. Et l’Espagne, comme la Russie tsariste, était une « prison des peuples » ; elle opprimait les peuples basque et catalan à l’intérieur de ses frontières et elle maintenait une domination coloniale sur le Maroc espagnol.

Sous la direction des bolchéviks de Lénine, le prolétariat multinational de Russie, ralliant derrière lui les masses paysannes, s’était emparé du pouvoir d’Etat et avait remplacé la dictature de classe des exploiteurs par une dictature du prolétariat organisée sur la base de conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats démocratiquement élus (les soviets). Le nouveau gouvernement dirigé par les bolchéviks avait extrait la Russie du carnage interimpérialiste de la Première Guerre mondiale et avait appelé les travailleurs de tous les pays à suivre son exemple et à se battre avec lui pour la révolution socialiste internationale et une société égalitaire et sans classes au niveau mondial.

Quand la nouvelle de la victoire bolchévique parvint en Espagne, celle-ci était elle-même en proie à une profonde crise sociale et la nouvelle eut un effet électrisant sur les masses ouvrières et paysannes. « La Révolution, plus que toute autre chose, est ce qui causa ce sentiment d’espoir – vague et pourtant irrésistible – qui imprégna les masses catalanes à cette époque, les persuadant que l’avènement de la société ouvrière d’égalité et de justice n’était plus un rêve mais une possibilité », écrit Gerald H. Meaker dans sa fascinante histoire de cette période, The Revolutionary Left in Spain, 1914-1923 (La gauche révolutionnaire en Espagne, 1914-1923, Stanford University Press, 1974). La « fièvre russe » s’empara du Sud paysan, en particulier en Andalousie, où il y eut pendant trois ans des soulèvements paysans, surnommés le Trienio bolchevista, et où les ouvriers, dans certaines villes, avaient proclamé des républiques « de type bolchévique ». Il y avait des meetings et des rassemblements pro-bolchéviks partout. Lors d’une grève d’une semaine à Valence en 1919, des rues et des places furent rebaptisées place « Lénine », « des soviets » et de la « Revolución de Octubre ».

Mais en Espagne, il n’y avait pas de parti marxiste révolutionnaire. Le Parti socialiste ouvrier (PSOE) se proclamait marxiste, mais il ressemblait plutôt aux menchéviks russes ; il remettait à plus tard la lutte pour le socialisme, une fois l’étape démocratique bourgeoise achevée. Il était contre la mobilisation révolutionnaire de la classe ouvrière mais pour le parlementarisme bourgeois et les blocs avec la bourgeoisie « démocratique ». Officiellement, pendant la Première Guerre mondiale, l’Espagne était restée neutre, mais la direction du PSOE avait soutenu les impérialistes « démocratiques », la Grande-Bretagne et la France (et leur alliée autocratique, la Russie) contre l’Allemagne qui était, elle, soutenue par la couronne espagnole. L’Union générale des travailleurs (UGT), dirigée par le PSOE, avait été créée avant la CNT anarcho-syndicaliste et elle rassemblait au début de la guerre beaucoup plus d’ouvriers. Cependant, les secteurs les plus combatifs de la classe ouvrière dans les centres industriels de Catalogne se tournaient non pas vers le marxisme mais vers l’anarchisme.

L’anarchisme espagnol était enraciné dans la paysannerie et les petits artisans de l’économie urbaine, qui se sentaient menacés par l’industrialisation. Au moment de la scission avec Marx au début des années 1870, la section espagnole de la Première Internationale avait majoritairement suivi l’anarchiste Bakounine. Au début du XXe siècle, la classe ouvrière s’était beaucoup développée dans le Nord de l’Espagne, principalement dans les Asturies, en Biscaye et en Catalogne. Mais surtout en Catalogne, un des centres de l’anarchisme, elle se trouvait principalement dans l’industrie légère et non dans des usines modernes regroupant des milliers d’ouvriers sous un même toit, comme cela avait été le cas en Russie dans le quartier de Vyborg, un des bastions bolchéviques à Saint-Pétersbourg. En Espagne c’est à travers le développement d’un mouvement anarcho-syndicaliste que l’anarchisme s’adapta à l’émergence d’un prolétariat industriel. Les anarcho-syndicalistes reconnaissaient la puissance sociale unique du prolétariat dans la lutte contre le capitalisme mais, comme les anarchistes, ils détestaient tous les partis et tous les Etats, ainsi que toute forme d’autorité centralisée.

Bien qu’interdite pendant trois ans après sa création en 1911, la CNT s’était développée rapidement dans l’agitation sociale des années de guerre et d’après-guerre, et, en 1919, elle revendiquait 700 000 adhérents. Au fur et à mesure que la CNT grandissait, il s’opérait dans sa direction une division entre d’une part les anarchistes « purs », comme Buenaventura Durruti, qui adhéraient à la vision bakouninienne d’une société de petites communes autonomes et qui fonctionnaient souvent par « groupes d’affinité » guérillistes/
terroristes, et d’autre part les syndicalistes « purs » comme Angel Pestaña, qui étaient fondamentalement des réformistes syndicaux, très similaires à Francisco Largo Caballero, le dirigeant du PSOE/UGT.

L’impact de la Révolution bolchévique se fit sentir tant dans le mouvement socialiste que chez les anarcho-syndicalistes. Les éléments pacifistes/neutralistes qui rejetaient la ligne pro-Alliés (aliadofilismo) de la majorité du PSOE se regroupèrent sur la base du soutien à la Révolution russe et en opposition à l’étapisme menchévique et aux blocs politiques avec les partis bourgeois libéraux ; mais cette aile gauche large ne voulait pas d’une rupture avec la majorité réformiste du PSOE. Ce furent les Jeunes socialistes de Madrid, dirigés par Juan Andrade, qui furent les premiers à scissionner avec les socialistes en 1920. Relativement peu nombreux et inexpérimentés, ils proclamèrent la formation du Parti communiste. L’année suivante, une aile du PSOE basée principalement dans les Asturies et en Biscaye scissionna également en solidarité avec l’Internationale communiste (IC). L’unité organisationnelle entre les deux partis ne fut réalisée qu’en 1922, après beaucoup de pressions du Comintern.

L’effet de la révolution d’Octobre sur les militants de la CNT fut peut-être plus prononcé encore. Au début l’enthousiasme des anarchistes radicaux était en partie dû au fait qu’ils prenaient les « maximalistes » russes, c’est-à-dire les bolchéviks, pour des anarchistes. Mais, comme le fait remarquer Meaker : « Sous le charme de la Révolution bolchévique, les anarchistes espagnols commencèrent à réfléchir, comme jamais ils ne l’avaient fait auparavant, sur l’usage de l’autorité et les justifications de la violence. L’idée de la dictature du prolétariat commença à connaître une popularité surprenante chez eux, et on acceptait de plus en plus la thèse léniniste que les révolutions devaient être organisées, que tout ne pouvait pas être laissé à la spontanéité » (Meaker, op. cit.). L’Etat et la révolution de Lénine (1917) réaffirmait, contre la social-démocratie réformiste, la conception marxiste authentique que l’Etat doit être détruit et remplacé par une nouvelle forme d’Etat, un Etat ouvrier. Cet ouvrage eut un impact particulier sur les anarchistes en Espagne et au niveau international.

Pourtant, aucun parti communiste de masse ne devait émerger de ce sol fertile. Les causes principales de cet échec sont à rechercher dans la neutralité de l’Espagne pendant la Première Guerre interimpérialiste mondiale. Ni le PSOE ni la CNT n’avaient connu les profonds clivages que l’on avait vus dans le mouvement ouvrier des pays belligérants. Dans ces pays, les dirigeants sociaux-chauvins se vautraient dans le patriotisme ; appelant à la « défense de la patrie », ils jouaient le rôle de sergents-recruteurs de « leur » gouvernement impérialiste, ce qui provoqua des scissions acrimonieuses de la part des internationalistes qui restaient fidèles à l’unité révolutionnaire de la classe ouvrière. (Même dans ces conditions, la scission entre l’aile réformiste et l’aile révolutionnaire-internationaliste fut souvent embrouillée, au départ, par le développement d’importantes formations centristes, comme celle de Karl Kautsky en Allemagne.) L’Internationale communiste attira beaucoup d’anarchistes et de syndicalistes révolutionnaires dégoûtés par le parlementarisme bourgeois répugnant de la Deuxième Internationale ; elle attira par exemple, en France, Victor Serge et Alfred Rosmer, ainsi qu’un certain nombre de militants des Industrial Workers of the World (Travailleurs industriels du monde) américains, dont James P. Cannon, membre fondateur du communisme et plus tard du trotskysme aux Etats-Unis. L’Internationale syndicale rouge, ou Profintern, fondée en 1921, cherchait à toucher ces syndicalistes, à travailler avec eux et à les gagner au communisme.

Andrés Nin et Joaquín Maurín étaient des dirigeants de l’aile « communiste-syndicaliste » de la CNT à Barcelone, et ils se battirent pour que la CNT adhère à l’Internationale communiste. Ils allèrent tous deux à Moscou en 1921 pour participer à la conférence de fondation du Profintern, qui se tenait en même temps que le Troisième Congrès de l’IC. Maurín rentra en Espagne, mais il n’adhéra au PCE qu’en 1924. Son groupe de communistes-syndicalistes, essentiellement basé en Catalogne, resta en pratique totalement indépendant du reste du PCE. Quant à Nin, après avoir vainement tenté de rentrer en Espagne, il retourna à Moscou où il devint secrétaire du Profintern.

Lorsque la vague révolutionnaire reflua en Espagne, la CNT devint ouvertement anticommuniste et rompit toutes relations avec le Profintern en 1922. Quand il y eut le coup d’Etat militaire de Miguel Primo de Rivera en 1923, ni le PSOE/UGT ni la CNT catalane ne voulurent faire de front unique avec le PCE pour protester. Primo de Rivera, qui déclarait « Je viens pour combattre le communisme », fit arrêter les dirigeants du PCE et ferma les locaux du parti ; la CNT et le PCE durent tous deux passer dans la clandestinité. Certains dirigeants du PSOE furent arrêtés aussi, mais la dictature tolérait les réformistes, et Largo Caballero, le chef de l’UGT, entra dans son Conseil d’Etat en 1924.

La montée de la bureaucratie stalinienne

L’isolement du jeune Etat ouvrier soviétique vint s’ajouter à la dévastation de l’industrie et des infrastructures causée par la Première Guerre mondiale et la guerre civile qui suivit la Révolution russe ; cela permit l’ascension d’une couche bureaucratique, qui se posa en arbitre de la pénurie. Les bolchéviks savaient que la victoire de la révolution dépendait de son extension aux pays industrialisés plus avancés d’Europe. Mais les occasions révolutionnaires manquées à l’Ouest, en particulier la Révolution allemande avortée de 1923, et la vague de démoralisation qui suivit dans la classe ouvrière soviétique, permirent à la bureaucratie de consolider sa mainmise sur le pouvoir. A partir de 1923-1924, la bureaucratie usurpa le pouvoir politique du prolétariat soviétique.

Une contre-révolution politique commençait. L’Union soviétique reposait toujours sur les formes de propriété collectivisées instaurées par la Révolution bolchévique ; mais à partir de ce moment, les gens qui gouvernaient l’URSS, la manière dont l’URSS était gouvernée et les objectifs en vue desquels l’URSS était gouvernée, tout cela changea. Idéologiquement, cette contre-révolution politique fut codifiée dans le dogme nationaliste antimarxiste du « socialisme dans un seul pays », promulgué par Staline fin 1924, qui en réalité niait la nécessité impérieuse d’étendre la révolution socialiste au niveau international. En 1926, la bureaucratie soviétique, par l’intermédiaire du « Comité d’unité syndicale anglo-russe », fournit une couverture de gauche aux dirigeants du Congrès des syndicats britanniques au moment où ceux-ci trahissaient la grève générale. Pendant la Révolution chinoise de 1925-1927, Staline et Boukharine ordonnèrent au Parti communiste chinois de se liquider dans le Guomindang, un parti nationaliste bourgeois, au nom de la « révolution par étapes ». Dans le monde entier, les partis communistes se transformaient de plus en plus en instruments de la diplomatie soviétique ; ils devaient chercher à faire pression sur leur bourgeoisie pour qu’elle accepte la « coexistence pacifique » avec l’URSS.

Le combat de Trotsky contre la bureaucratie montante commença avec l’Opposition russe de 1923. Sa « Critique du projet de programme de l’Internationale communiste » (le texte principal de l’Internationale communiste après Lénine), écrite en 1928, analysait le lien entre le dogme du « socialisme dans un seul pays » de Staline et les zigzags capitulards du Comintern, notamment la trahison de la Révolution chinoise. Exclu du Parti communiste soviétique en 1927 puis expulsé d’Union soviétique en 1929, Trotsky organisa ses partisans dans l’Opposition de gauche internationale (OGI), afin de lutter en tant que fraction exclue de l’Internationale communiste pour faire revenir l’IC sur la voie de l’internationalisme révolutionnaire. Nin, qui pendant son séjour à Moscou avait été gagné au combat de Trotsky contre la bureaucratie stalinienne montante, en faisait partie.

Origines de l’Opposition de gauche espagnole

Portée au pouvoir pour imposer l’ordre capitaliste au prolétariat rebelle de l’Espagne arriérée, la dictature de Primo de Rivera fut renversée en janvier 1930 sous l’impact de la crise capitaliste internationale, la « grande dépression », qui avait été déclenchée par le krach boursier de l’automne 1929. Les aspirations réprimées des masses débouchèrent sur une explosion de colère. En mai, des étudiants et des ouvriers brandissant des drapeaux rouges et des drapeaux républicains affrontèrent la police à Madrid les armes à la main. En décembre, des officiers républicains de l’armée de terre se soulevèrent contre la monarchie. La révolte fut réprimée et ses dirigeants exécutés, mais elle sonna le glas de la monarchie. Lors des élections municipales d’avril 1931, les socialistes et les républicains recueillirent une écrasante majorité des suffrages dans les villes. Le roi Alphonse XIII prit la fuite et la République espagnole fut proclamée, avec un gouvernement de coalition incluant le PSOE.

En février 1930, Francisco García Lavid (Lacroix) et d’autres anciens militants du PCE en exil fondèrent en Belgique l’Opposition communiste espagnole. En Espagne, Juan Andrade et plusieurs autres ex-cadres du PCE rejoignirent aussi l’Opposition de gauche. Nin se joignit à eux la même année, après son expulsion d’Union soviétique. Nin était une personnalité prestigieuse du mouvement ouvrier espagnol. Pourtant, quelques années plus tard, Trotsky devait écrire à son sujet : « Le plus grand malheur de la section espagnole, c’était qu’un homme avec un nom, avec un certain passé et l’auréole d’un martyr du stalinisme, s’est trouvé à sa tête, l’a conduite tout le temps dans la fausse voie et l’a paralysée » (lettre de Trotsky à la direction du RSAP, 16 juillet 1936, Bulletin intérieur international no 3, début mai 1938).

Dans une lettre envoyée le 25 mai 1930 au groupe en exil en Belgique, Trotsky écrivait : « La crise que traverse l’Espagne se développe actuellement avec une régularité remarquable, qui laisse à l’avant-garde prolétarienne quelque temps pour se préparer » (« Les tâches des communistes en Espagne »). Le Parti communiste officiel n’avait pas de direction faisant autorité, il n’avait que quelques centaines de militants et connaissait de graves problèmes internes. Le PSOE, qui ne s’était auparavant opposé au ministérialisme bourgeois que parce que l’occasion ne se présentait pas sous la monarchie, fit partie de 1931 à 1933 d’un gouvernement capitaliste de plus en plus impopulaire. Les anarcho-syndicalistes de la CNT/FAI rejetaient l’idée même de lutter pour le pouvoir d’Etat prolétarien et oscillaient entre le boycott de toute activité politique et un soutien détourné à la bourgeoisie « démocratique ».

Trotsky, qui écrivait de loin, ne ménagea aucun effort pour travailler avec Nin et ses camarades et pour les guider afin qu’ils profitent de cette ouverture exceptionnelle. Des extraits de la correspondance entre Trotsky et Nin pendant la période 1931-1933 furent publiés dans un Bulletin international de 1933, et sont reproduits dans la Révolution espagnole. Malheureusement, les lettres elles-mêmes ne figurent pas dans les archives Trotsky de Harvard, et il semble qu’elles aient été perdues. Les extraits des lettres de Trotsky qui ont été publiés sont un modèle de clarté programmatique ; ces lettres sont pleines de questions pénétrantes et empreintes d’un ton de camaraderie persuasive, tandis que celles de Nin sont remplies de personnalisme et d’impressionnisme et cherchent à noyer le poisson. « La clarté, la précision théorique, et, par conséquent, l’honnêteté politique, c’est cela qui rend invincible une tendance révolutionnaire », insistait Trotsky (« Dire ce qui est », 12 avril 1931). Mais Nin tournait le dos à la clarté et à la précision théoriques ; il disait : « A ces gens là à qui il faut apprendre les premières notions du communiste, on ne peut pas commencer par leur faire la propagande [de] l’Opposition » (lettre à Trotsky, 12 novembre 1930, Bulletin international de l’Opposition communiste de gauche no 2-3, avril 1933). Par contre, Nin se vantait de son prestige personnel et de son influence sur Maurín.

Les nombreux avocats politiques actuels de Nin, faisant une plaidoirie qui n’a pas changé d’un iota au fil des décennies, fustigent le prétendu « sectarisme » de Trotsky, sa soi-disant ignorance de la situation en Espagne et la « dureté » de ses polémiques. Dans les années 1930, c’était le leitmotiv de plusieurs ex-collaborateurs et alliés de Trotsky (comme Serge, Rosmer, Georges Vereecken en Belgique et Henricus Sneevliet en Hollande) qui, sous la pression de l’« antifascisme » démocratique, cherchaient des excuses à Nin tout en reconnaissant qu’il avait fait « des erreurs ». Dans une lettre à Serge, Trotsky écrivait :

« Vous êtes mécontent de notre comportement à l’égard d’Andrés Nin, comportement que vous trouvez “sectaire”. Vous ne connaissez pas et ne pouvez connaître l’histoire politique et personnelle de ces relations.
« Vous pouvez imaginer sans peine combien je me suis réjoui à l’époque de la venue de Nin à l’étranger. Pendant plusieurs années, j’ai correspondu avec lui très régulièrement. Certaines de mes lettres étaient de véritables “traités” : c’est qu’il s’agissait de la révolution vivante dans laquelle Nin pouvait et devait jouer un rôle actif. Je pense que mes lettres à Nin pendant deux ou trois ans pourraient constituer un volume de plusieurs centaines de pages : cela suffit à vous montrer quelle importance j’accordais à Nin et à des relations amicales avec lui. Dans ses réponses, Nin affirmait tant et plus son accord théorique, mais évitait absolument les problèmes pratiques. […]
« Bien entendu, personne n’est obligé d’être un révolutionnaire. Mais Nin était à la tête de l’organisation bolchévique-léniniste en Espagne, et par là même, il avait pris des engagements sérieux auxquels il se dérobait en pratique tout en me jetant par lettre de la poudre aux yeux. »

– « Un rapprochement est-il possible avec Nin ? », 3 juin 1936

Un parti, encore un parti et toujours un parti

Dans un article de 1931, « La révolution espagnole et les tâches communistes », Trotsky avait énoncé les grandes lignes du programme et de la stratégie qui auraient pu guider les révolutionnaires espagnols vers le pouvoir. Il mettait en avant une série de revendications visant à relier les aspirations démocratiques des masses ouvrières et paysannes au combat du prolétariat pour son pouvoir de classe : confiscation des grands domaines fonciers au profit des paysans pauvres ; séparation de l’Eglise et de l’Etat – ce qui aurait permis de désarmer les bastions de la réaction cléricale et de rendre aux masses les immenses richesses de l’Eglise ; création de milices ouvrières et paysannes ; nationalisation des chemins de fer, des banques et des ressources minières ; contrôle ouvrier de l’industrie ; droit à l’autodétermination nationale pour les Catalans et les Basques.

Ce que Trotsky mettait ainsi en application, c’était la théorie et le programme de la révolution permanente, dont la validité avait été confirmée par la Révolution russe de 1917 et, de façon négative, par la défaite de la Révolution chinoise de 1925-1927. Etant donné l’émergence tardive du capitalisme dans ces pays, les tâches historiquement associées aux révolutions démocratiques bourgeoises des XVIIe et XVIIIe siècles ne pouvaient être réalisées que si le prolétariat prenait le pouvoir, à la tête des masses paysannes, ce qui mettrait nécessairement et immédiatement à l’ordre du jour non seulement des tâches démocratiques mais aussi des tâches socialistes.

Trotsky insistait sur l’importance de s’adresser à la base combative de la CNT, afin de l’amener à rompre avec ses préjugés anarcho-syndicalistes ; il appelait aussi à une fédération syndicale unifiée. Il argumentait qu’il fallait faire de l’agitation pour la formation de soviets, ou juntes ouvrières, qui seraient les organes de la lutte prolétarienne unie contre la classe capitaliste, « une organisation qui passe par-dessus toutes les divisions politiques, nationales, provinciales et professionnelles ». Il ajoutait :

« La junte prolétarienne deviendra une large arène où chaque parti ou chaque groupe sera soumis à l’épreuve et à l’examen devant les yeux de larges masses. Le mot d’ordre de front unique des ouvriers sera opposé par les communistes à la pratique de la coalition avec la bourgeoisie des socialistes et d’une partie des syndicalistes. Seul le front unique révolutionnaire procurera au prolétariat la confiance indispensable des masses opprimées des campagnes et des villes. La réalisation du front unique n’est possible que sous le drapeau du communisme. La junte a besoin d’un parti dirigeant. Sans direction ferme, elle resterait une forme d’organisation vide et tomberait inévitablement sous la dépendance de la bourgeoisie. »

– « La Révolution espagnole et les tâches communistes », 24 janvier 1931

Avant tout, concluait Trotsky, « La solution victorieuse de toutes ces tâches exige trois conditions : un parti, encore un parti et toujours un parti. »

Mais c’était la question du parti qui, plus que toute autre, séparait Nin de Trotsky. Trotsky conseillait vivement de lancer une publication théorique pour établir le programme d’une avant-garde bolchévique-léniniste sur des bases claires, mais Nin s’y opposa d’abord. Il refusa aussi d’écouter Trotsky quand celui-ci l’enjoignit de prendre au sérieux les batailles politiques internes qui se déroulaient alors dans l’OGI. Or ces batailles étaient indispensables pour faire le tri entre les révolutionnaires authentiques et toutes sortes de dilettantes, amateurs et autres qui s’étaient trouvés par méprise attirés par le combat de Trotsky contre le stalinisme. Ces débats étaient essentiels pour forger une tendance internationale disciplinée et politiquement homogène et pour combattre les pressions nationales déformantes. Mais les dirigeants de l’Opposition espagnole n’intervenaient pas dans ces débats, et ne les relayaient pas dans leur section. Au lieu de cela, ils « se sont laissés guider par des rapports personnels de sympathie ou d’antipathie » (« Après la rencontre de Copenhague », 16 décembre 1932).

Trotsky avait demandé avec insistance à Nin d’appliquer l’orientation de l’OGI vers l’IC, argumentant qu’« il ne faut pas permettre aux bureaucrates [staliniens] de créer cette impression que l’opposition de gauche voit d’un mauvais œil les ouvriers qui suivent le parti communiste officiel » (« Les tâches des communistes en Espagne »). Malgré les atrocités bureaucratiques, les mensonges et les trahisons de Staline et Cie, les partis communistes continuaient à attirer les éléments de la classe ouvrière internationale qui se reconnaissaient dans la Révolution russe et voulaient lutter pour une révolution ouvrière dans leur propre pays. De plus, il aurait été criminel d’abandonner l’étendard de l’Internationale communiste aux staliniens sans combat ni test décisif.

Nin rejetait explicitement la perspective internationale de l’OGI, invoquant l’exceptionnalisme espagnol : « Chez nous le prolétariat organisera son parti en dehors du parti officiel (qui n’existe pas en fait) et malgré lui » (lettre à Trotsky, 3 décembre 1930). Trotsky répondit : « En dépit de sa faiblesse intrinsèque, le parti officiel bénéficie de facteurs historiques extérieurs : l’URSS et tout ce qui s’y rattache. Voilà pourquoi il me semble dangereux de ne tenir compte, dans la pratique, que du seul rapport actuel des forces » (lettre à Nin, 31 janvier 1931). Nin fit la sourde oreille, et en mars 1932 il renomma le groupe espagnol de l’Opposition de gauche pour l’appeler « Izquierda comunista de España » (ICE, Gauche communiste d’Espagne).

Rejetant le combat de l’Opposition de gauche, Nin se tourna vers l’ex-Fédération catalane, dirigée par Joaquín Maurín. Exclue du PCE en juin 1930, la Fédération catalane était une organisation centriste en mouvement vers la droite, dont Trotsky qualifiait la ligne politique de « mélange de préjugés petits-bourgeois, d’ignorance, de “science” provinciale et de coquinerie politique » (« Le confusionnisme de Maurín et de la Fédération catalane », 8 juillet 1931). En mars 1931, la Fédération catalane s’associa au Parti communiste catalan (un groupement petit-bourgeois qui n’était pas affilié au PCE) pour fonder une organisation « de masse », le Bloc ouvrier et paysan (BOC). Trotsky qualifia le programme du BOC de Maurín de « pur “kuomintanguisme” transporté sur le sol espagnol » (une référence au Guomindang, le parti nationaliste bourgeois de Chiang Kai-shek) et de « nouvelle édition du parti ouvrier et paysan » (« Sur la déclaration du Bloc ouvrier et paysan », 12 juin 1931). Cette formule d’un parti de deux classes avait été utilisée pour justifier la liquidation dans le Guomindang et dans d’autres formations bourgeoises populistes comme le « Parti fermier-ouvrier » américain.

Au niveau international, Maurín s’alignait sur l’Opposition de droite rassemblée autour des positions de Nikolaï Boukharine, un ancien allié de Staline qui s’opposait à la politique dite de la « troisième période » (Boukharine lui-même finit par capituler devant Staline peu après). La « troisième période », inaugurée par Staline en 1929, était censée être une nouvelle période où la révolution prolétarienne internationale était imminente. Dans le monde entier, les partis communistes se mirent à suivre un cours aventuriste et sectaire, abandonnant les syndicats dirigés par les réformistes pour construire des syndicats « rouges » isolés et s’opposant à toute action commune avec les sociaux-démocrates, qualifiés de « sociaux-fascistes ». L’Opposition de droite internationale s’opposa à ce cours sectaire mais d’un point de vue évoluant vers la collaboration de classes ; son principal porte-parole était Heinrich Brandler, qui avait été aux commandes au moment de l’échec de la Révolution allemande de 1923. Par ailleurs, les brandlériens défendaient la politique désastreuse des staliniens en Chine en 1925-1927, ainsi que le dogme nationaliste du « socialisme dans un seul pays ».

Trotsky mena un combat incessant pour qu’on ne mélange pas le drapeau de l’Opposition de gauche avec celui de l’Opposition de droite. En Union soviétique, il s’était opposé avec intransigeance à un bloc avec l’aile boukharinienne de la bureaucratie, dont la politique consistait à apaiser et encourager les forces internes de la restauration capitaliste – la couche des paysans aisés (koulaks) et des petits capitalistes. Au niveau international, l’unité avec l’Opposition de droite signifiait la liquidation du combat pour une avant-garde communiste. Le cours suivi par Nin et Andrade à la remorque de Maurín démontre sans appel la justesse de cette analyse.

« Tournant français » et combinaisons sans principes

Début 1933, l’arrivée au pouvoir des nazis et la passivité criminelle de ceux qui dirigeaient les puissantes organisations communistes et socialistes du prolétariat allemand provoquèrent une onde de choc dans le prolétariat du monde entier. Quand il s’avéra que la débâcle allemande n’avait pas provoqué la moindre révolte au sein de la Troisième Internationale, Trotsky tira la conclusion que le Comintern stalinisé était mort pour la cause de la révolution prolétarienne, et appela à construire de nouveaux partis communistes pour reprendre le flambeau du léninisme. « La déclaration des quatre sur la nécessité et les principes d’une nouvelle Internationale » (août 1933), rédigée par Trotsky, appelait à former une nouvelle Internationale, la Quatrième. Elle fut signée par des représentants de l’OGI, par le groupe de Sneevliet et un deuxième groupe hollandais ainsi que par le Parti socialiste ouvrier (SAP) allemand, une scission de gauche de la social-démocratie. En 1934, l’OGI se reconstitua sous le nom de Ligue communiste internationale (LCI).

Les staliniens abandonnèrent vite l’aventurisme sectaire de la « troisième période ». Affolé par la victoire nazie, Staline chercha à faire alliance avec les « démocraties » impérialistes – la Grande-Bretagne, la France et les Etats-Unis. Ce qui était maintenant à l’ordre du jour, c’était le « front populaire » contre le fascisme ; cette politique fut officialisée plus tard, en 1935, lors du Septième Congrès de l’Internationale communiste, et elle fut mise en pratique sous forme de coalitions de front populaire avec des partis de la bourgeoisie « démocratique » en France, en Espagne et ailleurs. Staline étrangla la révolution ouvrière espagnole dans l’espoir de favoriser une alliance avec la Grande-Bretagne et la France : il cherchait ainsi à démontrer aux impérialistes que le Comintern ne représentait plus une menace pour l’ordre bourgeois.

La victoire des nazis en Allemagne coïncida avec un regain de la lutte de classe ailleurs dans le monde, après trois ans de récession économique. La radicalisation d’une partie des travailleurs et de la jeunesse se traduisit par le développement d’une aile gauche dynamique et combative dans les partis sociaux-démocrates, et aux Etats-Unis par l’essor d’une nouvelle fédération syndicale, le Congress of Industrial Organizations (CIO). En 1934, pour la première fois depuis des années, des militants socialistes se trouvèrent à la tête de révoltes prolétariennes : à Vienne, la capitale autrichienne, et dans la région minière des Asturies en Espagne. Trotsky conseilla vivement à ses partisans d’entrer temporairement dans les partis de la Deuxième Internationale afin de toucher et de gagner des jeunes et des travailleurs favorables à la révolution. Cette tactique, appliquée pour la première fois en France en 1934, fut surnommée le « tournant français » ; elle fut bientôt mise en pratique dans plusieurs autres pays, y compris en 1936-1937 aux Etats-Unis, où les trotskystes recrutèrent un nombre considérable de jeunes et de syndicalistes dans le Parti socialiste.

C’est en Espagne que la situation était probablement la plus favorable à l’application de cette tactique. Renovación, le journal madrilène de la Jeunesse socialiste (JS), qui avait à l’époque environ 200 000 adhérents, disait des trotskystes qu’ils étaient les « meilleurs révolutionnaires et meilleurs théoriciens en Espagne, qui sont invités à entrer dans la Jeunesse et dans le Parti socialistes pour en précipiter la Bolchévisation » (cité par Pierre Broué dans son article « Trotsky et la Révolution espagnole », la Vérité no 537, avril-mai 1967). Même un réformiste invétéré comme Largo Caballero se déclarait favorable à la révolution socialiste et à une Quatrième Internationale.

Il est criminel que Nin et Andrade aient ignoré les exhortations de Trotsky ainsi que les supplications de la Jeunesse socialiste et qu’ils aient refusé de faire de l’entrisme dans le PSOE/JS. Une petite poignée de militants de l’ICE, dont Manuel Fernández (Grandizo Munis), le futur dirigeant du groupe trotskyste espagnol, la SBLE, rejetèrent la ligne de Nin/Andrade et entrèrent dans le PSOE, mais sans grand succès. Munis devait écrire plus tard : « Mais ce qui s’avéra impossible pour une petite fraction aurait été relativement facile pour les effectifs plus importants de la Izquierda Comunista toute entière. Je ne doute pas un seul instant que son entrée dans les Jeunesses socialistes et dans le Parti socialiste aurait conduit à la création d’un grand parti trotskiste, changeant radicalement le cours de la révolution espagnole » (Leçons d’une défaite, promesse de victoire [Espagne 1930-1939], éditions Science Marxiste, 2007). En avril 1936, les staliniens prirent le contrôle de la JS, ce qui donna pour la première fois au PCE une base de masse, tandis qu’en Catalogne le PCE fusionnait avec le PSOE pour former le Parti socialiste unifié de Catalogne.

Nin et Andrade ne furent pas les seuls à refuser obstinément de saisir une occasion extraordinaire de consolider les forces du marxisme révolutionnaire, mais c’est leur défaillance qui coûta le plus cher au prolétariat. Aux Etats-Unis, une petite minorité autour d’Hugo Oehler, qui était efficace dans le travail ouvrier de masse mais qui était aussi un sectaire impénitent, s’opposa à l’entrée dans le Parti socialiste sur une base sectaire ultragauche et scissionna bientôt de la majorité trotskyste dirigée par James P. Cannon. Au niveau international, Oehler constitua un bloc pourri avec Nin et d’autres adversaires du tournant français ; ils s’opposaient à celui-ci sur leur terrain national et sur la base d’une politique de compromis opportunistes.

L’insurrection des Asturies

La radicalisation dans les rangs du Parti socialiste espagnol était notamment due à la colère provoquée par le rôle criminel qu’avaient joué ses dirigeants dans le premier gouvernement républicain, dont les attaques incessantes contre la classe ouvrière et la paysannerie avaient suscité la haine et le dégoût. C’est lorsque la révolte paysanne d’inspiration anarchiste à Casas Viejas, en janvier 1933, fut durement réprimée, que la rupture se produisit. Il fallut de nouvelles élections. La CNT prôna l’abstention, et les masses punirent le gouvernement républicain-socialiste en boudant résolument les urnes. Les élections furent remportées à une écrasante majorité par les partis de la réaction cléricale et monarchiste.

Quand les cléricaux-fascistes de la CEDA (Confédération espagnole des groupes des droites autonomes) furent invités à entrer dans le gouvernement en octobre 1934, des grèves générales éclatèrent dans toute l’Espagne. Les ouvriers des Asturies, rassemblés autour du puissant syndicat des mineurs dirigé par le PSOE, s’insurgèrent. Les casernes de la police furent prises d’assaut et des mitrailleuses et des fusils (réquisitionnés dans une fabrique d’armes) furent distribués aux ouvriers ; la capitale, Oviedo, et d’autres localités étaient aux mains des insurgés. Manuel Grossi, du BOC, un des principaux dirigeants de l’Alliance ouvrière des Asturies qui était à la tête de la révolte, écrivit dans son récit de 1935, l’Insurrection des Asturies (EDI, Paris, 1972) : « L’amère expérience des travailleurs allemands est présente à tous les esprits. Cette expérience, les travailleurs espagnols ne la répèteront pas. »

Il y avait là un terreau fertile pour mettre en pratique ce que Trotsky réclamait, la constitution de juntes ouvrières : des conseils pluralistes, à l’autorité reconnue, qui soient démocratiquement élus par la classe ouvrière. Comme il l’expliquait en 1931 : « C’est seulement par des juntes englobant les formations essentielles du prolétariat que les communistes peuvent assurer leur hégémonie sur cette classe et, par conséquent, dominer la révolution. C’est seulement dans la mesure où grandira l’influence des communistes sur la classe ouvrière que les juntes deviendront des organes de lutte pour la conquête du pouvoir » (« La révolution espagnole et les dangers qui la menacent », 28 mai 1931). Au lieu de cela, Nin et les communistes de gauche s’engagèrent dans les « alliances ouvrières » mises en place par le BOC. Ces organes n’étaient pas élus et les ouvriers insurgés n’y participaient pas. L’accord du 28 mars 1934 instituant l’Alliance ouvrière des Asturies (qui, outre l’ICE et le BOC, rassemblait le PSOE/UGT, le PCE et la CNT régionale) stipulait : « A partir de la date de signature de ce pacte cesseront toutes les campagnes de propagande qui pourraient gêner ou aigrir les relations entre les diverses parties alliées » (cité dans l’Insurrection des Asturies). L’alliance ouvrière était loin d’être un endroit où les partis et les programmes concurrents pourraient être testés. Elle ne pouvait donc pas servir de creuset dans lequel une avant-garde révolutionnaire pourrait se forger avec une perspective de pouvoir prolétarien ; elle n’était qu’un pacte de non-agression politique basé sur le plus petit dénominateur commun faisant consensus entre les directions des différentes organisations.

La révolte des Asturies donnait un avant-goût de la révolution qui allait se produire, ainsi que de sa trahison et de sa défaite. C’est le général Franco qui fut appelé pour écraser les rebelles des Asturies. Pour la première fois, des soldats de la Légion étrangère ainsi que des soldats originaires de la colonie espagnole au Maroc, les « Maures », étaient utilisés contre le prolétariat espagnol. Ces mêmes soldats allaient être utilisés plus tard par Franco pour écraser la Révolution espagnole. L’écrasement de la Commune isolée des Asturies – plus de 5 000 ouvriers furent tués, 30 000 emprisonnés – vint à nouveau alimenter une aspiration à l’unité des organisations ouvrières du prolétariat espagnol. Cette aspiration allait être canalisée par les réformistes et les centristes et transformée en soutien à une nouvelle coalition de collaboration de classes.

La fondation du POUM

Lors de son plénum national de septembre 1934, l’ICE de Nin et Andrade avait voté une résolution qui affirmait, la main sur le cœur, que l’entrée dans le Parti socialiste reviendrait à « nous fondre dans un conglomérat amorphe » (cité par Broué dans la Révolution espagnole). Un an plus tard, en 1935, l’ICE se fondit dans un conglomérat vraiment amorphe en fusionnant avec le BOC de Maurín pour former le POUM et s’affilier au Bureau de Londres, une fédération sans principes d’organisations centristes diverses (principalement le Parti travailliste indépendant [ILP] en Grande-Bretagne et le SAP allemand), qui vacillait entre la Deuxième Internationale et la Troisième. La seule force qui réunissait les diverses composantes de cette « Internationale », c’était leur opposition à la formation d’une Quatrième Internationale léniniste-trotskyste. Autrement dit, ils ne voulaient pas des contraintes que le centralisme démocratique aurait imposées à leurs appétits opportunistes respectifs au niveau national et rejetaient donc les principes de l’internationalisme prolétarien.

En apparence le POUM était sectaire mais fondamentalement il était opportuniste. Il s’opposait aux organisations de masse traditionnelles du prolétariat espagnol au niveau organisationnel. Mais cela cachait sa réticence à confronter politiquement les dirigeants traîtres du PSOE, du PCE et de la CNT. Pendant la guerre civile, le POUM créa ses propres milices, isolant ainsi ses militants des milices formées par les organisations dans lesquelles se reconnaissait la masse de la classe ouvrière espagnole. Et pendant tout ce temps, le POUM soutenait le front populaire en signant, pour commencer, le « Pacte électoral des gauches » de janvier 1936, un bloc de collaboration de classes entre les républicains, le PSOE et le PCE.

Trotsky montra l’hypocrisie, le cynisme et l’opportunisme grossier de Nin et Andrade :

« Il n’est pas superflu de rappeler à ce propos que les “communistes de gauche” espagnols, comme l’indique leur nom même, se sont durci les traits pour apparaître, dans chaque occasion propice, comme des révolutionnaires intransigeants. Ils ont en particulier sévèrement condamné les bolchéviks-léninistes français pour leur entrée dans le parti socialiste : jamais et en aucun cas ! Entrer de façon temporaire dans une organisation politique de masse pour lutter implacablement dans ses rangs contre ses chefs réformistes sous le drapeau de la révolution prolétarienne, c’est de l’opportunisme, mais conclure une alliance politique avec les chefs du parti réformiste sur la base d’un programme que l’on sait malhonnête et qui sert à tromper les masses et à couvrir la bourgeoisie, c’est du courage ! Peut-on ravaler et prostituer davantage le marxisme ? »

– « La trahison du “Parti ouvrier d’unification marxiste” espagnol », 22 janvier 1936

Encore une fois, les avocats actuels de Nin se précipitent pour le défendre. Durgan et Wilebaldo Solano, l’ancien dirigeant de la jeunesse du POUM (auteur d’un récit hagiographique, le POUM : Révolution dans la guerre d’Espagne, paru en français aux éditions Syllepse à Paris en 2002) prétendent que Trotsky et le Secrétariat international (SI) de la LCI auraient approuvé la fusion de Nin avec Maurín. Durgan écrit qu’« il faut se rappeler que la réaction initiale du SI tout comme de Trotsky à la fondation du POUM avait été d’un optimisme mesuré » (« Trotsky et le POUM »).

Ceci est démenti par tous les écrits de Trotsky sur le BOC et le POUM, qui expriment son hostilité inconciliable à leur politique centriste. Trotsky était loin d’être optimiste au sujet du POUM. La fusion avait été précédée d’un échange acerbe entre le SI et la direction de Nin. Dans une lettre de juillet 1935, le SI avait argumenté que les négociations de l’ICE avaient abouti à son « absorption par le Bloc ouvrier et paysan », sans même comporter un droit de fraction, et que « dans ces circonstances, rien de bon ne peut sortir du nouveau parti. […] Quel sera le drapeau du nouveau parti ? Le drapeau bien connu du Bureau de Londres-Amsterdam » (reproduit dans la Révolution espagnole).

Nin balaya ces arguments d’un revers de main et coupa court à toute autre discussion avec le SI, jurant que Maurín avait accepté « tous nos principes fondamentaux » et se plaignant que le SI faisait preuve d’une « incompréhension fondamentale des affaires espagnoles » (lettre du Comité national au Secrétariat international, 21 juillet 1935, reproduite dans la Révolution espagnole).

Durgan est d’avis que la fusion de Nin avec le BOC était comparable à celle de la Ligue communiste d’Amérique de Cannon avec le Parti ouvrier américain d’A.J. Muste, une organisation centriste en mouvement vers la gauche. Cette fusion avait donné naissance au Parti ouvrier des Etats-Unis. Mais contrairement au POUM, qui adhérait au Bureau de Londres, le Parti ouvrier se prononçait ouvertement pour la fondation de la Quatrième Internationale. Comme l’expliquait le SI dans sa lettre de juillet 1935 : « si le nouveau parti que vous voulez fonder prend une position claire en ce qui concerne la IVe Internationale (comme en Amérique et en Hollande), il peut jouer nationalement un grand rôle en tant que nouveau centre d’attraction. Dans de telles circonstances, il faut souhaiter la fusion. Mais, si le nouveau parti se présente comme un instrument de l’“unification socialiste-communiste” […] alors notre adhésion à un tel parti constituerait la liquidation de notre tendance. » Durgan minimise l’hostilité du POUM à la Quatrième Internationale, comme si c’était une question de troisième ordre. En fait, c’était une question décisive pour démarquer le marxisme révolutionnaire de toutes les formes de confusion centriste.

Reprenant à son compte les fausses garanties de Nin, Durgan présente le groupe de Maurín comme s’il était en mouvement vers le trotskysme et fustige Trotsky pour son « apparente ignorance de cette évolution dans la politique du BOC » (« Trotsky et le POUM »). Maurín aussi avait une « apparente ignorance » de cette évolution, comme il l’expliquera plus tard :

« Par sa doctrine et par sa manière d’agir, le BOC correspondait à un parti socialiste de gauche ayant su comprendre ce qu’il y avait de positif et de négatif dans la Révolution russe. Le BOC était idéologiquement influencé par Marx et Engels, par Lénine et Boukharine ; très peu par Trotsky, et absolument en rien par Staline. »

– cité par Georges Garnier dans sa présentation de l’Insurrection des Asturies

De fait, la seule « preuve » de l’« optimisme mesuré » de Trotsky au sujet de la fondation du POUM que Durgan ait réussi à produire n’est pas tirée d’un article de Trotsky, mais d’un rapport d’octobre 1935 sur la fusion rédigé par Jean Rous, qui avait été envoyé en Espagne comme délégué du SI. Rous cite la déclaration suivante de Trotsky : « Le nouveau parti est proclamé. Dont acte. Dans la mesure où cela peut dépendre de facteurs internationaux, nous devrons tout faire pour aider ce parti à gagner en puissance et en autorité. Ce qui n’est possible que sur la voie du marxisme conséquent et intransigeant » (cité dans la Révolution espagnole). Tout ce que cela « démontre », c’est que Trotsky offrait de poursuivre sa collaboration – si le nouveau parti suivait la voie du marxisme conséquent et intransigeant ! Comme tous les opportunistes, Durgan confond souplesse tactique et politique conciliatrice sans principes.

Nin et Andrade avaient rompu avec la LCI ; ils avaient mis Trotsky et le SI devant le fait accompli. La question était de savoir ce qu’on pouvait faire, de loin, pour sauver le trotskysme espagnol. Trotsky concentra son tir sur les questions politiques. Après avoir lu le manifeste de fusion, il insista sur la nécessité d’attaquer sans relâche les contradictions et les faux-fuyants du POUM, et surtout la signification antirévolutionnaire de son adhésion au Bureau de Londres (« Le POUM et la IVe Internationale », 18 octobre 1935). Dans son article de janvier 1936, il mit en garde contre toute confusion au sein de la LCI sur la nature du groupe Nin/Maurín, et il insista sur son opposition implacable à ces renégats et traîtres centristes :

« L’organisation espagnole des “communistes de gauche”, qui a toujours été une organisation confuse, a fini, après bien des oscillations à droite et à gauche, par s’unifier, sur un programme centriste, avec la fédération catalane de Maurín, au sein du parti d’“unification marxiste” (!). Induites en erreur par ce nom, certaines de nos publications ont écrit de ce nouveau parti qu’il se rapprochait de la IVe Internationale. Rien n’est plus dangereux que d’exagérer ses propres forces sur la base d’une trop crédule imagination. La réalité ne tarde jamais à apporter une désillusion cruelle. »

– « La trahison du “Parti ouvrier d’unification marxiste” espagnol »

Vacillations centristes et trahisons front-populistes

Le « Pacte électoral des gauches » de 1936, négocié à l’initiative des républicains, était un pacte en défense de la propriété privée et de l’ordre bourgeois. Il garantissait l’inviolabilité du corps des officiers et de l’Eglise, rejetait la nationalisation des terres agricoles, de l’industrie ou des banques, et perpétuait l’oppression nationale de la Catalogne et du Pays basque. Il confirmait l’occupation coloniale du Maroc (espagnol), et recommandait que la politique étrangère espagnole se conforme aux « principes » de la Société des Nations, ce nid de brigands impérialistes. Parmi les signataires figuraient le PSOE/UGT, le PCE, le Parti syndicaliste de l’ex-dirigeant de la CNT Angel Pestaña, et Juan Andrade comme représentant du POUM. Bien que non signataire, la CNT encourageait ses militants à voter pour le front populaire. Trotsky écrivit :

« La majorité de ces partis s’est trouvée à la tête de la révolution espagnole pendant les années de son ascension, et ils ont fait tout ce qui dépendait d’eux pour la trahir et l’épuiser. La nouveauté, c’est la signature du parti de Maurín-Nin-Andrade. Les anciens “communistes de gauche” espagnols sont tout simplement devenus la queue de la bourgeoisie “de gauche”. Il est difficile de concevoir chute plus humiliante ! […]
« Mais revenons au parti espagnol d’“unification marxiste” avec la bourgeoisie ! Les “communistes de gauche” espagnols – Andrés Nin, Juan Andrade, etc. – ont plus d’une fois rejeté notre critique de leur politique conciliatrice en invoquant notre incompréhension des “conditions particulières” de l’Espagne. Argument habituel de tous les opportunistes, car le premier devoir du véritable révolutionnaire prolétarien consiste à traduire les conditions particulières de son pays dans le langage international du marxisme, compréhensible aussi à l’intérieur des frontières de son propre pays. »

ibid.

Une fois de plus, Durgan se précipite pour défendre Nin. Tout en réprimandant le POUM parce qu’il avait officiellement signé le pacte électoral, il écrit : « Du fait de la situation politique, le POUM n’avait guère d’autre choix que de soutenir le pacte contre la droite, mais le seul moyen de le faire sans embrouiller la position du parti était de le faire indépendamment et de l’extérieur » (« Les trotskystes espagnols et la formation du POUM »). Une fois de plus, comme dans les années 1930 et depuis lors, le soutien au front populaire est présenté simplement comme une manœuvre tactique et non, selon la formule de Trotsky, comme « le plus grand crime » – payé du sang de la classe ouvrière.

En février 1936 était élu le gouvernement de front populaire, à la tête duquel se trouvait le républicain de gauche Manuel Azaña, qui avait déjà été Premier ministre dans le gouvernement de coalition de 1931-1933 ; cette élection ouvrit une période d’intense agitation ouvrière et paysanne, avec des occupations de terres agricoles et des centaines de grèves entre février et juillet 1936. Le front populaire ne ménageait pas ses efforts pour réprimer le prolétariat, mais il ne parvenait pas à contenter ses maîtres bourgeois. Le 17 juillet 1936, Franco ordonnait par radio aux garnisons espagnoles de s’emparer des villes. Le gouvernement se démena pour conclure un accord avec les forces franquistes, en s’efforçant d’empêcher toute résistance de la part de la classe ouvrière. Le lendemain, les dirigeants du PSOE et du PCE publiaient une déclaration où ils protestaient de leur loyauté : « Le gouvernement commande et le Front populaire obéit. » Mais les ouvriers n’étaient pas disposés à « obéir » aux efforts du gouvernement pour les endormir avec des mensonges. Le 19 juillet, des ouvriers de la CNT/FAI et du POUM se mirent spontanément à dresser des barricades. Le gouvernement de front populaire ayant refusé de leur donner des armes, les ouvriers s’emparèrent de stocks de fusils et de dynamite et encerclèrent et désarmèrent les garnisons de l’armée de terre. Un soulèvement révolutionnaire avait commencé.

En quelques jours, la totalité de la Catalogne était aux mains du prolétariat. Le 20 juillet, une colonne de 5 000 dynamiteurs équipée par les mineurs des Asturies arrivait à Madrid pour monter la garde dans les rues. Des comités d’ouvriers en armes remplaçaient les douaniers aux frontières ; la seule chose dont on avait besoin pour entrer dans le pays c’était un livret syndical ou une carte d’adhérent à un parti politique ouvrier. Une partie importante de la bourgeoisie, notamment en Catalogne, prit la fuite ou fut chassée, et alla se réfugier dans les zones contrôlées par l’armée de Franco. Un comité conjoint UGT-CNT prit en charge les transports dans toute l’Espagne. Les ouvriers prenaient le contrôle des usines abandonnées et créaient des collectifs d’usine qui organisaient la production au niveau local. Des collectifs ou des coopératives de ce genre s’organisèrent dans les transports maritimes, les mines, les compagnies d’électricité, les transports, les réseaux de distribution de gaz et d’eau ainsi que dans de nombreuses autres industries.

Le gouvernement bourgeois continuait à « gouverner », mais dans les faits le pouvoir était entre les mains des ouvriers en armes et de leurs comités. C’était une situation de double pouvoir. Comme l’écrit Trotsky : « La préparation historique d’une insurrection conduit, en période prérévolutionnaire, à ceci que la classe destinée à réaliser le nouveau système social, sans être encore devenue maîtresse du pays, concentre effectivement dans ses mains une part importante du pouvoir de l’Etat, tandis que l’appareil officiel reste encore dans les mains des anciens possesseurs. » La question était de savoir si cette « dualité de pouvoirs », pour reprendre l’expression de Trotsky, serait résolue en faveur de la révolution ou de la contre-révolution. Dans la période séparant les révolutions de Février et d’Octobre en Russie, explique Trotsky, « la question se posait ainsi » :

« Ou bien la bourgeoisie s’emparera effectivement du vieil appareil d’Etat, l’ayant remis à neuf pour servir ses desseins, et alors les soviets devront s’effacer ; ou bien les soviets constitueront la base du nouvel Etat, ayant liquidé non seulement l’ancien appareil, mais aussi la domination des classes qui s’en servaient. Les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires s’orientaient vers la première solution. Les bolchéviks vers la seconde. […] Les bolchéviks furent vainqueurs. »

Histoire de la Révolution russe , Paris, Editions du Seuil, 1950

Mais en Espagne, il n’y avait pas de parti bolchévique. Les staliniens, les socialistes et les anarchistes implorèrent la bourgeoisie de reprendre, au nom de la « révolution démocratique », le pouvoir que les ouvriers avaient arraché aux capitalistes les armes à la main. García Oliver, dirigeant de la CNT, rapporte les propos de Luis Companys, qui était à la tête de l’Esquerra, un parti nationaliste bourgeois catalan, devant une assemblée de dirigeants anarchistes alors que les ouvriers avaient repoussé les troupes de Franco :

« Vous avez vaincu et tout est en votre pouvoir ; si vous n’avez pas besoin de moi ou si vous ne désirez pas que je reste Président de la Catalogne, dites-le moi et alors je deviendrai un soldat de plus dans la lutte contre le fascisme. Si au contraire vous croyez qu’à ce poste, que je n’aurai[s] abandonné que mort si les fascistes avaient triomphé, si donc vous croyez que je peux, avec les hommes de mon parti, mon nom et mon prestige, être de quelque utilité dans cette lutte qui s’est si bien terminée aujourd’hui dans la ville (Barcelone), mais dont nous ne savons pas quand et comment elle se terminera dans le reste de l’Espagne, vous pouvez compter sur moi et sur la fidélité d’un homme et d’un politicien convaincu que tout un passé de honte est mort aujourd’hui et désirant sincèrement que la Catalogne se mette à l’avant-garde des pays les plus avancés en matières sociales. »

– cité par Vernon Richards dans Enseignement de la révolution espagnole

C’était tout ce que les dirigeants anarchistes avaient besoin d’entendre. García Oliver conclut son récit par ces mots : « La CNT et la FAI se décidèrent pour la collaboration et la démocratie, renonçant au totalitarisme révolutionnaire qui aurait conduit à l’étranglement de la révolution par la dictature anarchiste et confédérale. Elles se fiaient à la parole et à la personne d’un démocrate catalan, maintenaient et soutenaient Companys à la présidence de la Généralité. »

Double pouvoir en l’absence d’une avant-garde bolchévique

Contrairement aux soviets de Russie, en Espagne les milices et comités d’usine divers n’avaient en général pas été élus ; leur composition et leur nature variaient selon les endroits, en fonction du groupe qui les contrôlait. Dans les usines comme dans les casernes, il fallait les transformer en vrais soviets, en élisant des délégués révocables à tout moment, et il fallait les centraliser pour en faire des organes de lutte prolétarienne unitaire contre la classe capitaliste dans tout le pays. « Ce n’est que lorsque le double pouvoir atteint de telles proportions organisationnelles que le choix entre le régime antérieur et le nouvel ordre révolutionnaire dont les conseils deviennent l’instance étatique est mis à l’ordre du jour » (Morrow, Révolution et contre-révolution en Espagne).

Le Comité central des milices antifascistes (CCMA) chapeautait le réseau de comités ouvriers en Catalogne. Créé le 21 juillet 1936 sous la forme d’un comité de 15 membres, il comprenait non seulement des représentants de la CNT, de l’UGT et d’autres organisations ouvrières mais aussi des représentants de l’Esquerra bourgeoise. L’historien Agustín Guillamón soutient dans son ouvrage très utile sur les Amis de Durruti, des anarchistes de gauche, qu’étant donné la présence de l’Esquerra « à aucun moment il n’y a eu de situation de double pouvoir. C’est fondamental si l’on veut comprendre la Révolution et la guerre civile espagnoles. Le CCMA était une officine de collaboration de classes » (The Friends of Durruti Group : 1937-1939 [Le groupe des Amis de Durruti, 1937-1939], San Francisco, AK Press, 1996).

C’est parce qu’ils avaient une politique de collaboration de classes que les dirigeants réformistes et anarchistes avaient décidé d’inclure l’Esquerra dans le CCMA, mais le CCMA n’était pas simplement une extension du gouvernement de front populaire, comme le démontre le fait qu’il allait bientôt être écrasé par ce même gouvernement. C’est ce qu’explique Morrow :

« A l’inverse d’une coalition gouvernementale qui repose en fait sur le vieil appareil d’Etat, le Comité central, dominé par les anarchistes, s’appuyait sur les organisations ouvrières et les milices. L’Esquerra et ceux qui en étaient le plus proche – les staliniens et l’UGT – ne faisaient pour l’instant que suivre. Les décrets du Comité central constituaient la seule loi en Catalogne. Companys obéissait sans question à ses ordres de réquisition ou à ses demandes d’argent. Censé avoir été mis en place comme centre d’organisation des milices, il lui fallut de plus en plus assumer des fonctions gouvernementales. Il organisa bientôt un département de police ouvrière, puis un département chargé de l’approvisionnement dont les décrets avaient force de loi dans les usines et dans les ports. […]
« Des multitudes de comités d’usines, de villages, d’approvisionnement, de ravitaillement, de police, etc., qui réunissaient les diverses organisations antifascistes et détenaient en réalité une autorité supérieure à celle de leurs composantes se ralliaient au Comité central des milices. Certes, après le premier raz-de-marée révolutionnaire, les comités révélèrent leur faiblesse fondamentale : ils étaient fondés sur l’accord mutuel des organisations dont les membres composaient la base, et les premières semaines passées, l’Esquerra, appuyée par les staliniens, reprit courage et avança son propre programme. Les dirigeants de la CNT commencèrent à faire des concessions au détriment de la révolution. Dans ce cadre, les comités n’auraient pu fonctionner qu’en abandonnant progressivement la méthode de l’accord mutuel et en adoptant celle des décisions majoritaires par le biais de délégués de milices ou d’usines démocratiquement élus. »

– Morrow, op. cit.

Pour combattre la politique de collaboration de classes qui étranglait les luttes révolutionnaires du prolétariat, il aurait fallu par exemple exiger que l’Esquerra soit exclue du CCMA. Cette revendication ne serait pas restée sans écho parmi les ouvriers combatifs de Catalogne : l’Esquerra leur avait refusé des armes pour combattre Franco, et pourtant ensuite les ouvriers, après avoir vaincu les forces franquistes, avaient vu les dirigeants anarchistes et réformistes faire volte-face et se jeter dans les bras de ces « démocrates » bourgeois. Exiger que l’Esquerra soit exclue du CCMA aurait tracé une démarcation de classe nette, et dévoilé au grand jour les trahisons des dirigeants ouvriers, ce qui aurait servi de levier pour rallier le prolétariat sous le drapeau du pouvoir ouvrier et de la lutte pour forger un parti révolutionnaire.

Mais exclure les représentants de la bourgeoisie ne réglait pas tous les problèmes. En fait le POUM, dans son bastion de Lérida, avait expulsé les représentants de l’Esquerra du comité ouvrier local. Mais le POUM s’inclinait devant le front populaire et s’opposait à la formation de juntes d’ouvriers, de paysans et de miliciens démocratiquement élues. Même dans les usines et les milices qu’il contrôlait, il s’opposa à l’élection de tels comités.

Nin prétendait qu’il n’y avait pas besoin de soviets en Espagne, avec l’argument complètement ridicule que ces organes de lutte de classe pluralistes qui avaient une autorité reconnue étaient apparus en Russie parce que le prolétariat n’avait pas de tradition de lutte : « Il n’existait pas de traditions démocratiques en Russie. Il n’existait pas de traditions de lutte et d’organisation dans la classe ouvrière. […] Toutefois, notre prolétariat a ses syndicats, ses partis, ses propres organisations. C’est pour cette raison que des soviets n’ont pas surgi parmi nous » (« Le problème fondamental du pouvoir », la Batalla, 27 avril 1937, cité par Morrow, op. cit.). Cela montrait à quel point Nin avait peu envie de combattre politiquement la CNT et les autres tendances. Néanmoins, le fait que le POUM était capable d’utiliser le langage de la révolution lui donnait une vraie autorité, une autorité qu’il allait utiliser pour désarmer le prolétariat et dissoudre le CCMA et les comités ouvriers locaux.

La contre-révolution se réarme

En septembre 1936, Nin dénonça le gouvernement de front populaire à Madrid et proclama : « A bas les ministres bourgeois ! » Mais en même temps, il déclarait que la Catalogne était déjà sous la dictature du prolétariat ! Et ce même mois, Nin lui-même devenait ministre de l’Etat bourgeois avec l’entrée du POUM, au côté de la CNT/FAI, dans la Généralité de Catalogne. Nin fut nommé ministre de la Justice, le poste justement qu’occupait Kérensky dans le premier gouvernement provisoire russe ! A ce titre, Nin assuma la responsabilité d’une attaque frontale du gouvernement républicain contre les organes de pouvoir prolétarien qu’avaient commencé à mettre en place les ouvriers révolutionnaires de Catalogne. La pièce maîtresse de cette attaque contre-révolutionnaire fut la « militarisation » des milices : début octobre, un décret de la Généralité ordonna la dissolution du CCMA et la subordination des milices ouvrières à l’Etat bourgeois. Les comités locaux furent également dissous et remplacés par des administrations municipales bourgeoises. La Batalla, le journal du POUM, publiait le 8 octobre, sous la signature d’« Indigeta », ce commentaire sans ambages :

« Le Comité central des milices antifascistes a été dissous comme conséquence logique de la constitution du nouveau gouvernement du Conseil de la Généralité. Sur le chemin de la révolution la “dualité du pouvoir” phase classique de la révolution a été entièrement nuisible. […] Deux mois de guerre civile et de révolution nous ont démontré la malfaisance d’un tel dualisme. »

– cité par José Rebull, « Sur la dualité du pouvoir », reproduit par H. Chazé dans Chronique de la révolution espagnole : Union communiste (1933-1939)

A cela suivit l’ordre de désarmer tous les ouvriers des villes. Au nom de la « collectivisation de l’industrie », un autre décret visait à éradiquer les collectifs d’usine en les plaçant de plus en plus sous la férule d’un représentant du gouvernement.

Nin accompagna lui-même Luis Companys, le chef de l’Esquerra nationaliste bourgeoise, à Lérida pour y superviser la dissolution du comité local, dominé par le POUM. Enric Adroher (Gironella), un dirigeant du POUM, devait admettre plus tard que la Généralité avait « une seule mission historique […] liquider les comités », et que le POUM avait été « chargé de convaincre les forces révolutionnaires » de l’accepter, tout cela pour se faire exclure du gouvernement une fois rendu cet « inestimable service » (cité par Durgan, « Trotsky et le POUM »).

Après avoir été chassé de la Généralité en décembre 1936, le POUM fit appel à ce gouvernement bourgeois pour qu’il convoque un congrès des syndicats ouvriers et paysans et des combattants. Comme le fit remarquer Trotsky, c’était simplement pour le POUM un moyen de chercher à réintégrer le gouvernement de front populaire :

« Les chefs du POUM exhortent plaintivement le gouvernement à entrer dans la voie de la révolution socialiste. Les chefs du POUM engagent respectueusement les chefs de la CNT à comprendre, enfin, l’enseignement marxiste sur l’Etat. Les chefs du POUM se considèrent comme des conseillers “révolutionnaires” auprès des chefs du Front populaire. Cette position est stérile et indigne de révolutionnaires. Il faut mobiliser ouvertement et hardiment les masses contre le gouvernement de Front populaire. Il faut dévoiler devant les ouvriers syndicalistes et anarchistes la trahison de ces messieurs qui se donnent le nom d’anarchistes, mais s’avèrent en réalité de simples libéraux. Il faut fustiger impitoyablement le stalinisme comme la pire agence de la bourgeoisie. Il faut se sentir les chefs de la masse révolutionnaire et non des conseillers auprès du gouvernement bourgeois. […]
« Dans La Batalla du 4 avril, nous trouvons “treize points pour la victoire”. Tous ont un caractère de conseils que le Comité central du POUM donne aux autorités. Le POUM réclame “la convocation d’un congrès des délégués des syndicats ouvriers et paysans et des combattants”. Dans la forme, il semble qu’il s’agisse d’un congrès des soviets de députés ouvriers, paysans et soldats. Mais le malheur veut que c’est au gouvernement bourgeois-réformiste que le POUM propose respectueusement de convoquer un tel congrès qui, ensuite, devra se substituer “pacifiquement” au gouvernement bourgeois. Le mot d’ordre révolutionnaire est changé en phrase creuse ! »

– « La victoire est-elle possible ? », 23 avril 1937

Le rôle des anarchistes de la CNT/FAI

La militarisation des milices représentait un tournant. La bourgeoisie républicaine, enhardie par la trahison des dirigeants ouvriers, commençait à réaffirmer sa domination. Les ouvriers révolutionnaires se retrouvaient sur la défensive. Franco lança son offensive sur Madrid, obligeant le gouvernement central à s’installer à Valence. La direction de la CNT/FAI accepta la subordination des milices à l’Etat en échange de quatre postes de ministres dans le gouvernement de Valence. Comme le faisait remarquer Trotsky, « Se dressant contre le but, la prise du pouvoir, les anarchistes ne pouvaient pas, en fin de compte, ne pas se dresser contre les moyens, la révolution » :

« Plus exactement, les ouvriers anarchistes tendaient instinctivement à trouver une issue dans la voie bolchévique (19 juillet 1936, journées de mai 1937), alors que les chefs, au contraire, repoussaient de toutes leurs forces les masses dans le camp du Front populaire, c’est-à-dire du régime bourgeois.
« Les anarchistes ont fait preuve d’une incompréhension fatale des lois de la révolution et de ses tâches, lorsqu’ils ont tenté de se limiter aux syndicats, c’est-à-dire à des organisations de temps de paix, imprégnées de routine et ignorant ce qui se passait en dehors d’eux, dans la masse, dans les partis politiques et dans l’appareil d’Etat. Si les anarchistes avaient été des révolutionnaires, ils auraient avant tout appelé à la création de soviets, réunissant tous les représentants de la ville et du village, y compris ceux des millions d’hommes les plus exploités qui n’étaient jamais entrés dans les syndicats. Dans les soviets, les ouvriers révolutionnaires auraient naturellement occupé une position dominante. Les staliniens se seraient trouvés en minorité insignifiante. Le prolétariat se serait convaincu de sa force invincible. L’appareil de l’Etat bourgeois n’aurait plus été en prise sur rien. Il n’aurait pas fallu un coup bien fort pour que cet appareil tombât en poussière. […]
« Au lieu de cela, les anarcho-syndicalistes, qui tentaient de se protéger de la “politique” dans les syndicats, se sont retrouvés, au grand étonnement de tout le monde et d’eux-mêmes, la cinquième roue du carrosse de la démocratie bourgeoise. »

– « Leçon d’Espagne : dernier avertissement », 17 décembre 1937 (Œuvres)

Malgré le tableau incisif qu’il dresse du rôle traître joué par la direction de la CNT, Vernon Richards n’arrive à voir dans ces trahisons que l’effet de la « corruption du pouvoir » (Enseignement de la Révolution espagnole). La capitulation de la CNT devant Companys et l’Etat bourgeois était le reflet, et non la répudiation, de l’idéalisme radical qui est au cœur de l’anarchisme. L’anarchisme, qui rejette le pouvoir politique, présente au contraire la libération de l’oppression comme un acte de régénération morale qui doit être accompli par toutes les personnes de « bonne volonté ». Comme l’explique Morrow :

« En effet, la collaboration de classe se dissimule au cœur de la philosophie anarchiste. Pendant les périodes de reflux, la haine anarchiste de l’oppression capitaliste la cache. Mais dans une période révolutionnaire de double pouvoir, elle doit remonter en surface. Car alors le capitalisme offre en souriant de participer à la construction du monde nouveau. Et les anarchistes, opposés à “toutes les dictatures”, y compris celle du prolétariat, se contenteront de demander au capitaliste de se défaire de son apparence de capitaliste – à quoi il consentira naturellement, pour mieux préparer l’écrasement des travailleurs. »

– Morrow, op. cit.

Quand elle avait une base de masse et qu’elle opérait dans les conditions de la légalité bourgeoise, la CNT agissait à peu près comme n’importe quel autre syndicat. Comme l’écrivait Trotsky en 1938 : « En tant qu’organisation des couches supérieures du prolétariat, les syndicats, comme en témoigne toute l’expérience historique, y compris l’expérience toute fraîche des syndicats anarcho-syndicalistes d’Espagne, développent de puissantes tendances à la conciliation avec le régime démocratique bourgeois. Dans les périodes de luttes de classes aiguës, les appareils dirigeants des syndicats s’efforcent de se rendre maîtres du mouvement des masses pour le neutraliser » (Programme de transition). Si les syndicats ne se placent pas sous la direction d’un parti révolutionnaire luttant pour le pouvoir d’Etat prolétarien, ils jouent le rôle d’auxiliaires de la démocratie bourgeoise. Les dirigeants de la CNT, malgré leur discours plus radical, montrèrent qu’ils étaient des bureaucrates syndicaux réformistes et rien d’autre que cela.

La colère et le mécontentement montaient à la base de la CNT contre la dissolution des milices ; aussi, un groupe d’anarchistes, les Amis de Durruti, lança finalement un appel à des juntes ouvrières. Le nom de ce groupe, constitué en mars 1937, faisait référence à Buenaventura Durruti, militant anarchiste radical de longue date et militant de premier plan de la FAI qui avait été à la tête d’une milice de la CNT sur le front d’Aragon. En novembre 1936, Durruti avait publiquement dénoncé le soutien de la direction de la CNT à la militarisation des milices ; il fut tué le même mois dans des circonstances suspectes. Comme le fait remarquer Guillamón dans The Friends of Durruti Group : 1937-1939, ce groupe représentait la fusion entre les combattants anarchistes radicaux opposés à la dissolution des milices – comme Pablo Ruiz, un ancien collaborateur de Durruti – et des intellectuels anarchistes opposés à la participation au gouvernement. Parmi ces derniers, on peut citer Jaime Balius, un des principaux rédacteurs du journal de la CNT, Solidaridad Obrera. Les Amis de Durruti avaient dans les 4 000 militants, voire davantage ; ils étaient bien implantés dans la CNT/FAI (voir « Trotskysme et anarchisme dans la guerre civile espagnole », Workers Vanguard no 828 et 829, 11 juin et 9 juillet 2004).

Même si les Amis de Durruti n’ont jamais franchi le pas de l’anarchisme vers le marxisme, leur désir de voir triompher la révolution ouvrière les poussa jusqu’aux limites de l’idéologie anarchiste. Dans sa brochure de 1938, Hacia una nueva revolución [Vers une nouvelle révolution], Balius déclarait :

« Nous sommes en train d’introduire une légère variation dans notre programme. L’établissement d’une junte révolutionnaire.
« Notre conception, c’est que la révolution a besoin d’organismes pour la diriger et pour réprimer, dans un sens organisé, les secteurs hostiles. Comme l’ont montré les événements actuels, ces secteurs n’acceptent pas de disparaître à moins d’être écrasés. »

– cité par Guillamón dans The Friends of Durruti Group : 1937-1939

Cette « légère variation », qui consistait à reconnaître qu’il fallait un organe de répression contre les « secteurs hostiles », revenait à admettre la nécessité d’un Etat ouvrier, autrement dit la dictature du prolétariat. Comme l’expliquait Lénine, « les ouvriers doivent-ils, en renversant le joug des capitalistes “déposer les armes” ou les utiliser contre les capitalistes afin de briser leur résistance ? Or, si une classe fait systématiquement usage de ses armes contre une autre classe, qu’est-ce donc sinon une “forme passagère” de l’Etat ? » (l’Etat et la révolution, 1917).

Dès le début des événements en Espagne, Trotsky avait insisté qu’il fallait chercher à toucher la CNT, qui « rassemble sans aucun doute les éléments les plus combatifs du prolétariat » :

« La sélection s’est faite ici au cours de pas mal d’années. Consolider cette confédération et la transformer en une véritable organisation de masses est un devoir pour chaque ouvrier avancé et avant tout pour les communistes. […]
« Mais, en même temps, nous ne pouvons pas nous faire d’illusions quant au sort de l’anarcho-syndicalisme comme doctrine et méthode révolutionnaires. Par l’absence de programme révolutionnaire et l’incompréhension du rôle du parti, l’anarcho-syndicalisme désarme le prolétariat. Les anarchistes “nient” la politique jusqu’au moment où elle les prend au collet : alors ils cèdent la place à la politique de la classe ennemie. »

– « La révolution espagnole et les tâches communistes », 24 janvier 1931

L’ICE tout comme le BOC de Maurín avaient initialement des forces à l’intérieur de la CNT. Mais en 1932-1933, la FAI anarchiste consolida son emprise sur la CNT en chassant la plupart des maurinistes (ainsi que des syndicalistes réformistes autour de Pestaña). L’anarchiste Murray Bookchin, qui se répand en injures contre le soi-disant autoritarisme et la brutalité des bolchéviks de Lénine, proclame avec cynisme au sujet du carcan bureaucratique imposé par la FAI sur la CNT : « Il ne faut pas se faire d’illusions : ce succès a été obtenu sans souci excessif du respect des raffinements démocratiques » (Bookchin, « Essai introductif », The Anarchist Collectives [Les collectifs anarchistes], textes rassemblés par Sam Dolgoff, New York, Free Life Editions, 1974).

La CNT/FAI, observait Trotsky, avait été aspirée dans le sillage des nationalistes catalans ; le groupe de Maurín était quant à lui à la remorque des anarcho-syndicalistes. Et Nin se traînait derrière la CNT/FAI et Maurín. Cette trajectoire politique conciliatrice se réalisa pleinement sous l’impact de la guerre civile et du front populaire. Andrade, la voix « de gauche » de Nin, reconnaissait ouvertement que le POUM faisait confiance aux dirigeants anarcho-syndicalistes, une politique totalement banqueroutière : « L’avenir du cours que suit la révolution espagnole dépend absolument de l’attitude qu’adoptent la CNT et la FAI et de la capacité que montrent leurs dirigeants à orienter les masses qu’elles influencent » (cité par Broué dans la Révolution espagnole). Morrow écrit à ce sujet :

« La direction du POUM s’accrocha à la CNT. Au lieu de disputer audacieusement aux anarcho-réformistes la direction des masses, Nin rechercha une force illusoire en s’identifiant à eux. Le POUM envoya ses militants dans l’UGT catalane, plus petite et hétérogène, au lieu de lutter pour la direction des millions de membres de la CNT. Il organisa ses propres colonnes dans la milice, circonscrivant ainsi son influence, au lieu d’envoyer ses forces dans les énormes colonnes de la CNT, qui rassemblait déjà les sections décisives du prolétariat. La Batalla enregistra la tendance des syndicats CNT à considérer la propriété collectivisée comme leur appartenant. Elle n’attaqua jamais les théories anarcho-syndicalistes qui fondaient cette vision des choses. L’année suivante elle ne lança pas une seule attaque de principe contre la direction anarcho-réformiste, même quand les anarchistes acceptèrent l’expulsion du POUM de la Generalidad. Loin de conduire à l’unité d’action avec la CNT, ce cours erroné permit à la direction de la CNT-FAI de tourner le dos au POUM sans dommage. »

– Morrow, op. cit.

Le groupe Durruti : des anarchistes de gauche déboussolés

Au début, le POUM ne tarissait pas d’éloges envers les Amis de Durruti et n’avait apparemment rien à leur reprocher. Après coup, Andrade devait minimiser l’importance de ce courant de gauche au sein de l’anarcho-syndicalisme ; il écrivait en 1986 : « On a tenté depuis de dépeindre les “Amis de Durruti” comme une organisation fortement représentative exprimant la conscience révolutionnaire de la CNT-FAI. En réalité, ils ne représentaient rien en termes d’organisation, et ils étaient un monument de confusion sur le terrain idéologique » (cité par Guillamón, op. cit.). Même son de cloche chez Durgan : « On a aussi eu tendance, dans les textes trotskystes sur la Révolution espagnole, à surestimer l’importance des alliés potentiels du POUM en mai 1937, le groupe anarchiste radical des Amis de Durruti » (Durgan, « Trotsky et le POUM »).

Ces arguments visent à disculper le POUM qui refusait de combattre politiquement les anarcho-syndicalistes. Le groupe Durruti était effectivement en proie à une profonde confusion. Mais politiquement il était en mouvement. S’il y avait eu un parti léniniste pour intercepter ce mouvement, les meilleurs de ces anarchistes de gauche auraient pu être libérés de leur bagage idéologique et gagnés au bolchévisme. L’expérience du front populaire et de la trahison des dirigeants de la CNT/FAI avait poussé les militants du groupe Durruti à commencer à rejeter empiriquement certains aspects cruciaux de la doctrine anarchiste, y compris l’« anti-autoritarisme » que les dirigeants de la CNT invoquaient pour justifier leur capitulation devant Companys. Avant sa dissolution, le secteur de la Colonne Durruti dans la zone de Gelsa, sur le front d’Aragon, avait demandé à la direction de la CNT/FAI qu’elle réorganise les milices sous un commandement central responsable devant des délégués démocratiquement élus. Il avait même pris plusieurs mesures allant dans ce sens. Dans la même veine, Balius écrivait en janvier 1937 :

« Tout le monde commence à comprendre que pour que le prolétariat triomphe rapidement dans cette lutte contre le fascisme, il a besoin d’une armée. Mais d’une armée qui soit à lui, engendrée par lui et dirigée par lui ; du moins contrôlée par lui. […] Une armée avec un commandement et une discipline ; un commandement ouvrier. »

– cité par Miquel Amorós, La revolución traicionada : La verdadera historia de Balius y Los Amigos de Durruti (La révolution trahie : la véritable histoire de Balius et des Amis de Durruti), Barcelone, éditions Virus, 2003

Dans « Le testament de Durruti », l’un des derniers articles de Balius publiés dans Solidaridad Obrera, le journal de la CNT (6 décembre 1936), il écrivait : « Durruti déclarait sans détour que nous autres anarchistes exigeons que la révolution soit de nature totalitaire » (cité par Guillamón, op. cit.). Balius devait plus tard nier que le groupe eût jamais conçu la junte comme l’organe d’un nouveau pouvoir de classe (voir Ronald Fraser, Blood of Spain : An Oral History of the Spanish Civil War [Sang d’Espagne : une histoire orale de la guerre civile espagnole], New York, Pantheon Books, 1979). Pourtant, sur une affiche d’avril 1937, le groupe appelait à une junte ouvrière pour remplacer le gouvernement capitaliste de la Généralité : « Constitution immédiate d’une junte révolutionnaire composée d’ouvriers des villes et des campagnes et de combattants. […] Face à la Généralité, la Junte révolutionnaire ! » (cité par Guillamón, op. cit.).

Cependant, les Amis de Durruti demeurèrent jusqu’au bout fidèles à la CNT/FAI et ne se départirent pas de leur hostilité anarchiste envers les partis politiques. Pour eux, les juntes révolutionnaires devaient être composées uniquement de délégués élus des syndicats. Ceci privait de représentation les masses d’ouvriers non organisés, généralement issus des couches les plus opprimées et les plus impétueuses du prolétariat. De plus, les syndicats, qui sont des organisations destinées à mener la lutte défensive de routine en temps de paix, avaient tendance à jouer un rôle de frein à la lutte révolutionnaire. Trotsky écrivait : « Les épigones du syndicalisme pensent que les syndicats se suffisent à eux-mêmes. Théoriquement parlant, cela ne signifie rien. Mais en pratique, cela signifie la dissolution de l’avant-garde révolutionnaire dans la masse arriérée qui forme les syndicats » (« Communisme et syndicalisme », 14 octobre 1929).

Le groupe Durruti faisait une fausse distinction entre le contrôle de l’effort militaire par la junte et le contrôle de l’économie par les syndicats ; c’était là aussi une expression de ses préjugés antipolitiques. Sa plate-forme de 1938, Vers une nouvelle révolution, spécifiait que « La junte ne s’immiscera pas dans les affaires économiques, qui sont du ressort exclusif des syndicats ». Mais on ne peut pas faire de séparation entre les questions politiques, les questions militaires et les questions économiques. La capacité de combat de l’armée prolétarienne dépendait de la production d’armes, de vivres et d’autres produits ; la junte révolutionnaire ne pourrait pas mener la guerre indépendamment de ce genre de considérations, et les syndicats ne pourraient pas davantage diriger les affaires économiques sans prendre en considération les nécessités militaires.

Ce problème se posait concrètement pour armer de façon adéquate les ouvriers. Les dirigeants de la CNT justifiaient leur soutien à l’Etat bourgeois avec l’argument qu’il fallait une armée centralisée, avec des armes modernes, pour mener la guerre contre les armées de Franco. Vers une nouvelle révolution fit le constat suivant : « Le Nord de l’Espagne aurait pu être sauvé si l’on avait obtenu le matériel de guerre nécessaire pour résister à l’ennemi. Les moyens existaient. La Banque d’Espagne avait suffisamment d’or pour inonder d’armes l’Espagne. Pourquoi ne l’a-t-on pas fait ? » La CNT ne pouvait et ne voulait pas saisir les banques, parce qu’elle-même faisait partie intégrante de l’Etat bourgeois. L’expropriation et la collectivisation de la finance et de l’industrie étaient des tâches qui revenaient à un Etat ouvrier basé sur le pouvoir d’une junte centralisée. Mais le groupe Durruti ne voulait pas reconnaître que c’était la tâche d’un Etat soviétique centralisé, et il restait sans réponse à la question qu’il avait lui-même posée.

Les Amis de Durruti étaient incapables de rompre complètement avec la CNT/FAI, et cela se voit peut-être encore mieux dans leur ligne sur les questions nationale et coloniale. Comme les anarchistes étaient contre tous les Etats, ils étaient conduits logiquement à s’opposer à la lutte pour l’indépendance du Maroc espagnol. Dans sa brochure de 1938, le groupe Durruti décrivait l’Espagne comme une colonie sans jamais appeler à l’indépendance du Maroc. La critique adressée par Vernon Richards aux dirigeants de la CNT/FAI s’applique tout autant aux Amis de Durruti :

« D’après leur conduite il est clair qu’elles [la CNT et la FAI] n’avaient aucun programme révolutionnaire qui aurait pu faire du Maroc ennemi un allié du mouvement populaire et que jamais leurs chefs ne se soucièrent d’écouter quelques militants anarchistes qui, comme Camillo Berneri, soutenaient l’urgence d’envoyer des agitateurs en Afrique du Nord et d’y mener une campagne de propagande sur une vaste échelle parmi les Arabes, en faveur de l’autonomie. »

Enseignement de la révolution espagnole

La question du Maroc avait joué un grand rôle dans la création de la CNT au lendemain de la grève générale de 1909 contre le rappel des réservistes pour le Maroc. Juste après sa fondation en 1911, la CNT avait appelé à une nouvelle grève générale, en partie contre la guerre au Maroc. Mais fin 1936, les dirigeants de la CNT/FAI étaient ministres de l’Etat bourgeois espagnol qui maintenait l’oppression coloniale du peuple marocain.

Les trotskystes déclaraient : « Le Maroc aux Marocains ; au moment où on proclamera publiquement ce mot d’ordre, on fomentera l’insurrection des masses opprimées au Maroc qui entraînera la décomposition de l’armée mercenaire fasciste » (« La position des Bolchevicks-Léninistes espagnols », 19 juillet 1937, reproduit dans les Cahiers du CERMTRI no 38, septembre 1985). Les troupes de choc de Franco étaient composées principalement de Marocains et de soldats de la Légion étrangère espagnole, ainsi que de quelques contingents fournis par Mussolini et Hitler. De son exil à la Réunion, Abd-el-Krim, qui de 1921 à 1926 avait dirigé la guerre du Rif contre les colonialistes français et espagnols au Maroc, demanda à Largo Caballero, Premier ministre PSOE, d’intercéder auprès du Front populaire de Léon Blum pour obtenir sa libération. Il voulait rentrer au Maroc et lancer une insurrection contre Franco. Mais les impérialistes britanniques et français, vers qui se tournait la République espagnole, n’y auraient jamais consenti. Comme le fit remarquer Morrow : « Caballero ne demanda rien, et Blum n’accepta pas. Réveiller le Maroc espagnol aurait mis en danger la domination impérialiste dans toute l’Afrique » (Révolution et contre-révolution en Espagne).

La lutte pour reforger un noyau trotskyste

En se liquidant dans le POUM en 1935 Nin commit un acte de trahison et de désertion d’ampleur historique et le drapeau de la Quatrième Internationale disparut d’Espagne pendant plus d’un an. Immédiatement après la signature du pacte de front populaire par le POUM, Trotsky écrivit qu’il était nécessaire de « démasquer impitoyablement la trahison de Maurín, Nin, Andrade et consorts, et poser les éléments d’une section espagnole de la IVe Internationale » (« La trahison du “Parti ouvrier d’unification marxiste” espagnol »). Quelques mois plus tard, il écrivait : « L’action des marxistes en Espagne commence par la condamnation de l’ensemble de la politique des Andrés Nin et Andrade, qui était et qui demeure, non seulement erronée, mais criminelle. » Estimant que « les éléments authentiquement révolutionnaires disposent encore d’un certain délai, vraisemblablement assez bref, pour prendre conscience, pour se rassembler, pour préparer l’avenir », Trotsky affirmait que les tâches des « partisans espagnols de la IVe Internationale […] sont claires comme le jour » :

« 1) Condamner et dénoncer impitoyablement devant les masses la politique de tous les dirigeants qui font partie du Front populaire.
« 2) Comprendre à fond et placer clairement sous les yeux des ouvriers avancés le rôle pitoyable joué par la direction du “parti ouvrier d’unification marxiste”, en particulier celui des anciens “communistes de gauche” comme Andrés Nin, Andrade, etc.
« 3) Se rassembler autour du drapeau de la IVe Internationale sur la base de la “Lettre ouverte” [printemps 1935].
« 4) Adhérer au parti socialiste et à la jeunesse unifiée, afin d’y travailler en tant que fraction dans l’esprit du bolchévisme.
« 5) Créer des fractions et des cellules dans les syndicats et autres organisations de masses.
« 6) Diriger l’essentiel de leur attention vers les mouvements spontanés ou semi-spontanés, étudier leurs traits généraux, c’est-à-dire se préoccuper de la température des masses, et non de celle des cliques parlementaires.
« 7) Etre présents dans toutes les luttes, afin de leur donner une expression claire.
« 8) Insister toujours pour que les masses constituent leurs comités d’action élus ad hoc (juntes, soviets), et les élargissent toujours plus.
« 9) Opposer le programme de la conquête du pouvoir, de la dictature du prolétariat et de la révolution sociale à tous les programmes hybrides, à la Caballero ou à la Maurín.
« Telle est l’unique voie réelle de la révolution prolétarienne. Il n’en existe pas d’autre. »

– « Que doivent faire les bolchéviks-léninistes en Espagne ? », 12 avril 1936

Cette lettre était destinée à un sympathisant en Espagne, mais on ne sait pas si elle atteignit jamais sa destination, ni si elle fut diffusée en Espagne. Elle fut toutefois publiée dans la presse trotskyste internationale.

Il fallait reconstruire en Espagne un noyau trotskyste qui se placerait ouvertement sous le drapeau de la Quatrième Internationale et présenterait aux masses un visage indépendant. Il fallait aussi pour cela se battre contre les éléments conciliateurs au sein de la LCI. Beaucoup de vieux cadres européens de l’Opposition de gauche, comme Vereecken et Sneevliet, étaient sous l’emprise du Bureau de Londres centriste et finirent par prendre le côté de Nin contre Trotsky. Fin juillet 1936, la LCI tint à Paris la conférence dont devait sortir le Mouvement pour la Quatrième Internationale. Sneevliet quitta la conférence au bout de quelques heures, après avoir déclaré qu’il avait l’intention de participer à une conférence du Bureau de Londres à l’automne. Le Secrétariat international, basé à Paris, était pour l’essentiel composé de militants relativement jeunes et inexpérimentés. Ils subissaient eux aussi les pressions du front-populisme, qui étaient particulièrement prononcées en France, alors sous le gouvernement du Front populaire de Léon Blum. Jean Rous, l’un des dirigeants de la section française, fut représentant du SI en Espagne en 1936.

Quand éclata la guerre civile espagnole, le centre international du mouvement trotskyste était donc jeune et pas encore consolidé. Mais surtout, il fut pendant cinq mois décisifs privé de l’intervention de Trotsky. Fin août 1936, Moscou annonçait le premier d’une série de procès truqués qui devaient conduire à des purges sanglantes et massives ; au même moment, Trotsky était interné par le gouvernement norvégien à l’instigation de la bureaucratie stalinienne. Trotsky, qui venait de terminer la Révolution trahie, analyse magistrale de la dégénérescence stalinienne de l’Union soviétique, dut immédiatement s’atteler à la tâche pour démasquer les calomnies du régime de Staline contre lui-même et les autres vieux bolchéviks. En décembre, Trotsky fut expulsé vers le Mexique, où il arriva le mois suivant. Le fait qu’il ne put intervenir activement en Espagne pendant cette période constitue une perte inestimable.

On peut maintenant trouver beaucoup de documents sur les trotskystes espagnols, ou écrits par eux, ainsi que sur les débats dans la Quatrième Internationale concernant l’Espagne à l’université de Harvard et à la Hoover Institution de l’université de Stanford, entre autres. Mais il reste à en faire l’étude détaillée, de façon à aboutir à une vision synthétique de l’intervention trotskyste. Nous avons étudié une partie des procès-verbaux du SI, de la correspondance et des rapports sur l’Espagne, ainsi que les récits de plusieurs participants et autres documents publiés en anglais dans Revolutionary History et ailleurs. Nous avons aussi examiné les documents des trotskystes espagnols rassemblés par Agustín Guillamón dans son livre Documentación Histórica del Trosquismo Español (1936-1948) (Documents historiques du trotskysme espagnol, Madrid, Ediciones de la Torre, 1996). Mais même les récits les plus intéressants, comme le livre Leçons d’une défaite, promesse de victoire de Munis, ne disent pas grand-chose sur les controverses et les discussions internes qui eurent lieu entre le moment où l’ICE fut liquidée en 1935 et l’insurrection de Barcelone en 1937. Nos connaissances sur le travail des trotskystes espagnols sont par conséquent fragmentaires, et nous pouvons seulement faire quelques remarques générales. Beaucoup reste à faire pour aboutir à une évaluation exhaustive du travail de la Quatrième Internationale en Espagne dans la période 1936-1937.

Conciliation avec le POUM

Pendant l’été 1936, après plusieurs tentatives peu fructueuses de renouer des contacts en Espagne, le SI fut contacté par le petit Groupe bolchévique-léniniste (GBL) dirigé par Nicola di Bartolomeo (Fosco). Le GBL était essentiellement constitué d’étrangers, dont beaucoup d’Italiens, comme Fosco, qui avaient été militants de l’Opposition de gauche dans leur pays d’origine et qui étaient venus en Espagne pour se battre dans la guerre civile. La plupart d’entre eux partirent immédiatement pour le front rejoindre les milices du POUM. Les trotskystes espagnols négligèrent pour l’essentiel ce qui aurait dû être leur tâche principale : publier un journal avec les articles théoriques et polémiques qui leur auraient fourni les armes programmatiques nécessaires à leur travail. Comme Lénine l’avait souligné dans Que Faire ? (1902), un ouvrage clé, il est essentiel d’avoir un journal régulier, qui sert en quelque sorte d’échafaudage pour la construction du parti révolutionnaire. Ce n’est qu’en avril 1937 que la SBLE, qui succéda au GBL, commença à publier un journal, La Voz Leninista (la Voix léniniste). Elle ne publia que trois numéros avant son interdiction en 1938. Le fait qu’il n’y ait pas eu de presse régulière fut un handicap énorme pour l’intervention des trotskystes.

Au lieu de présenter indépendamment aux masses sa propre ligne politique, le GBL était entraîné dans le sillage du POUM. Fosco, chargé par Nin d’organiser les volontaires étrangers pour la milice du POUM, faisait allégeance au POUM, qu’il considérait comme « le seul parti révolutionnaire » (la Batalla, 4 août 1936, cité par Guillamón, Documentación). Quelques années plus tard, Fosco écrivit un rapport où il se plaignait amèrement qu’en août 1936 une délégation du SI conduite par Jean Rous était arrivée en Espagne avec une déclaration de Trotsky « sur le POUM et contre “les traîtres Nin et Andrade”, à distribuer aux bolchéviks-léninistes et dans le POUM. Cela seul suffirait à condamner toute la politique du SI » (Guillamón, Documentación [retraduit de l’espagnol par nos soins]).

Rous décrivait Fosco comme étant « l’agent du POUM dans nos rangs, ce qui a facilité la répression du POUM contre nous » (Bulletin intérieur international no 1, avril 1937). Fosco fut par la suite exclu du GBL et publia plusieurs numéros d’un journal en français, le Soviet, en association avec Raymond Molinier, un magouilleur sans principes qui avait été exclu de la section française fin 1935. Mais Fosco n’était pas le seul à critiquer les violentes attaques de Trotsky contre les dirigeants du POUM. C’était aussi le cas de Sneevliet, Serge et Vereecken. En 1936-1937, les jeunes cadres du SI menèrent des batailles acharnées mais souvent indécises contre les positions pro-POUM très marquées de Sneevliet, Vereecken et Serge. Erwin Wolf (Braun), militant de l’Opposition de gauche tchèque qui avait été le secrétaire de Trotsky en Norvège, et Rudolf Klement (Adolphe), qui l’avait précédé à ce poste en Turquie et en France, étaient parmi les éléments les plus solides du SI.

Dans une lettre datée du 20 décembre 1936, Rous écrivait : « Quand Sneevliet est venu à Barcelone il a condamné catégoriquement et publiquement la politique du SI pour louer la politique du POUM, en sa qualité de membre du Bureau pour la IVe » (ibid.). Vereecken défendait lui aussi le POUM. Il admettait que le POUM avait commis quelques « erreurs », mais il ne voulait pas les appeler par leur vrai nom : des trahisons. Il réservait ses attaques à Trotsky et à la manière « criminelle » dont celui-ci avait dénoncé ces « erreurs ». Quand le journal de Vereecken publia un article du POUM accompagné d’une introduction qui faisait l’éloge de Nin et Cie, Trotsky écrivit une lettre à son comité de rédaction :

« Pendant six ans, Nin n’a fait que des fautes. Il flirtait avec les idées et s’esquivait devant les difficultés, il remplaçait la lutte par de petites combinaisons. Il a entravé la lutte pour un parti révolutionnaire en Espagne. Tous ces chefs qui l’ont suivi partagent la même responsabilité. On a tout fait pendant six ans pour vouer cet énergique prolétariat héroïque de l’Espagne à la plus terrible des défaites […]. Quelle misère ! Et vous reproduisez cela avec votre approbation au lieu de fustiger les menchéviks traîtres qui se couvrent de formules quasi-bolchéviques.
« Qu’on ne me dise pas que les ouvriers du POUM luttent héroïquement, etc. Je le sais aussi bien que d’autres. Mais c’est précisément leur lutte et leur sacrifice qui nous forcent à dire la vérité et rien que la vérité. A bas la diplomatie, le flirt, et l’équivoque ! Il faut savoir dire les vérités les plus amères quand le sort d’une guerre et d’une révolution en dépend. Nous n’avons rien de commun avec la politique de Nin ni avec tous ceux qui la protègent, la camouflent ou la défendent. »

– « Dire les vérités les plus amères », 23 mars 1937

Vereecken, furieux, répondit à Trotsky : « Nous considérons cet article, ainsi que l’attitude en général de notre Bureau et de la section française envers le POUM comme sectaire et nocive, et si nous étions tentés d’employer des mots plus forts, nous dirions criminelle » (Vereecken, « Pour une politique juste envers la révolution espagnole et le POUM », reproduit dans Information Bulletin, juillet 1937 [retraduit par nos soins]). Vereecken reprenait les arguments étroitement nationaux de Nin pour rejeter les leçons de la Révolution bolchévique : « Un parti n’est pas une marchandise que l’on peut importer et exporter à volonté. La Révolution espagnole sera “espagnole”, tout comme la Révolution russe était “russe”. » Finalement, il concluait que « ce que nous souhaitons de toutes nos forces faire ressortir, c’est que le POUM est l’organisation révolutionnaire en Espagne » et il regrettait que « toute l’activité du bureau vise à construire un parti révolutionnaire à l’extérieur du POUM » (ibid.).

Malheureusement ce n’était pas le cas. Certains membres du SI, handicapés par l’absence de Trotsky et par le fait que les divergences sur le POUM n’avaient pas été totalement clarifiées par des batailles politiques, plièrent initialement sous la pression de défenseurs du POUM comme Sneevliet et Vereecken, et ils n’arrivaient manifestement pas à « comprendre à fond […] le rôle pitoyable » joué par Nin et Cie. Ceci était aggravé par la faiblesse des trotskystes espagnols sur le terrain. Ils avaient été renforcés en octobre 1936 par le retour de Grandizo Munis, l’un des rares cadres de l’ICE à s’être rangés avec Trotsky contre Nin sur la question de l’entrisme dans le PSOE/JS. Mais même avec ce renfort, les trotskystes présents en Espagne étaient presque tous des étrangers ; ils manquaient de cohésion politique et se retrouvaient, en pleine situation révolutionnaire, face aux organisations de masse de la classe ouvrière.

Mais ce n’était pas une raison pour ne pas lutter pour construire la direction prolétarienne d’avant-garde dont le besoin se faisait si cruellement sentir. Le premier devoir des trotskystes espagnols était de lutter pour faire scissionner les éléments révolutionnaires du POUM, des anarchistes et d’autres partis ouvriers, et les regrouper dans le but de forger un parti d’avant-garde léniniste, instrument décisif pour la victoire. Au lieu de cela, les trotskystes espagnols et le SI étaient essentiellement préoccupés par l’entrisme dans le POUM, qu’ils considéraient comme le seul moyen de forger un parti bolchévique.

Dans une lettre datée du 24 août 1936, Hans David Freund (Moulin), un exilé allemand devenu l’un des dirigeants des bolchéviks-léninistes espagnols, décrivait le POUM comme « un parti centriste », mais concluait : « Nous devrons travailler à la bolchevisation du POUM, sans pouvoir prévoir si celle-ci se fera par la substitution d’une autre à la direction actuelle, ou par une évolution de ses chefs dans la voie du bolchévisme-léninisme » (cité par Broué, op. cit.). Avec le soutien du SI et à son instigation, les bolchéviks-léninistes tentèrent de négocier leur entrée dans le POUM avec le droit de fraction.

A leur première supplique Nin répondit que les trotskystes pouvaient seulement adhérer en tant qu’individus, et il posa cette condition : « Vous devez déclarer publiquement que vous vous dissociez et que vous condamnez la campagne de calomnie et de diffamation menée contre notre parti par les publications de la prétendue IVe Internationale » (lettre de Nin aux bolchéviks-léninistes de Barcelone, 13 novembre 1936, Information Bulletin, juillet 1937 [reproduite par Broué, op. cit.]). Après cela, la SBLE refit encore une tentative entriste en envoyant au POUM une lettre très polémique en avril 1937 (Information Bulletin, juillet 1937 [reproduite par Broué, op. cit.]). Ce même numéro de l’Information Bulletin publiait un article où Trotsky, après les journées de Mai à Barcelone, faisait cette mise en garde contre la fixation sur le POUM :

« Le POUM demeure encore une organisation catalane. Ses dirigeants ont autrefois empêché son entrée dans le parti socialiste au moment opportun en couvrant d’une intransigeance stérile leur opportunisme foncier. Il faut espérer cependant que les événements de Catalogne vont provoquer des fissures et des scissions dans les rangs du parti socialiste et de l’UGT. Dans ce cas, il serait fatal d’être confinés dans les cadres du POUM qui, d’ailleurs, vont considérablement se réduire dans les semaines qui viennent. Il faut se tourner résolument vers les masses anarchistes en Catalogne, vers les masses socialistes et communistes ailleurs. Il ne s’agit pas de chercher à conserver les anciennes formes extérieures, mais de créer de nouveaux points d’appui pour l’avenir. »

– « Remarques sur l’insurrection de mai », 12 mai 1937 (Œuvres)

Il est clair que les trotskystes auraient dû chercher à s’adresser aux militants du POUM, qui était passé de quelques milliers de membres à environ 30 000 dans les premiers mois de la guerre civile, et dont les « formules générales “gauches” », comme l’expliquait Trotsky, « ont créé l’illusion qu’il existait en Espagne un parti révolutionnaire » (« Centrisme et Quatrième Internationale », 10 mars 1939 [Œuvres]). Il va sans dire qu’il était beaucoup plus difficile de toucher la base du POUM de l’extérieur. Mais la situation n’était pas du tout similaire à celle à laquelle les trotskystes étaient confrontés à l’époque du « tournant français ». Ils étaient à cette époque entrés dans de grands partis en ébullition avec pour but d’exploiter une situation qui ne durerait pas longtemps ; et ils pouvaient publier des journaux qui exprimaient ouvertement leurs positions et leurs principes.

Le POUM était passé du côté de l’ennemi de classe en janvier 1936, quand il avait signé le « Pacte électoral des gauches ». Comme le soulignait Trotsky, pour gagner des éléments révolutionnaires dans la base du POUM il fallait commencer par « démasquer impitoyablement » cette trahison. Il fallait exiger que le POUM répudie ce pacte. C’était la condition minimum pour ne serait-ce qu’envisager une tactique d’entrisme si l’on voulait rester dans le cadre des principes. La participation de Nin au gouvernement de front populaire catalan, au poste de ministre de la Justice, n’était que l’expression concrète de cette trahison initiale. Nin fut chassé du gouvernement en décembre 1936, mais toute l’orientation du POUM demeura d’obtenir son retour au gouvernement. L’adhésion au POUM, même avec le droit de fraction, aurait soumis les trotskystes à la discipline de ce parti. Dans l’Espagne de 1936-1937, cela aurait été une trahison. Les trotskystes n’avaient pas leur place dans le POUM. C’est ce que Trotsky devait expliquer plus tard dans une polémique contre Sneevliet et Veerecken :

« Que Vereecken réduise la question au simple droit des fractions à l’existence, cela démontre seulement qu’il a complètement effacé la ligne de démarcation entre le centrisme et le marxisme. Voici ce que dirait un véritable marxiste : “On prétend que, dans le POUM, il n’existe pas de démocratie. C’est faux. La démocratie y existe, pour les droitiers, pour les centristes, pour les confusionnistes. Mais non pour les bolchéviks-léninistes.” En d’autres termes, l’étendue de la démocratie du POUM est déterminée par le contenu réel de la politique centriste, radicalement hostile au marxisme révolutionnaire. »

– « La vérification des idées et des individus à travers l’expérience de la Révolution espagnole », 24 août 1937

La tâche à laquelle étaient confrontées les minuscules forces trotskystes était de construire le noyau d’un parti d’avant-garde en regroupant des éléments de gauche venus du POUM et de l’anarcho-syndicalisme, ainsi que du Parti socialiste et du Parti communiste. C’est seulement en construisant ce noyau, un point d’appui pour servir de levier, qu’on pouvait arracher la masse des ouvriers révolutionnaires à leurs dirigeants traîtres. La tactique du front unique aurait été une arme importante pour exploiter les contradictions entre la base ouvrière et la direction des tendances réformistes, centristes et anarcho-syndicalistes. Il fallait combiner l’unité d’action contre les coups de la réaction et la liberté de critique pour démasquer la trahison des autres organisations ouvrières ; cela aurait aidé à traduire dans une réalité vivante les prémisses politiques du trotskysme.

La SBLE infléchissait également son programme en direction de celui du POUM quand elle appelait à un « front révolutionnaire du prolétariat », comprenant le POUM et la CNT, pour diriger la lutte contre le front populaire. Un tract diffusé en février 1937 par la SBLE déclarait ainsi :

« Il faut, il faut de toute urgence former un front révolutionnaire du prolétariat qui se dressera contre l’union sacrée que représente le front populaire. […]
« En tant qu’organisations les plus puissantes à l’extrême gauche, le POUM et la CNT doivent prendre l’initiative du front révolutionnaire. Ses objectifs doivent être clairement établis et toutes les organisations ouvrières qui rejettent la politique désastreuse du front populaire doivent pouvoir y accéder librement. »

– tract de la SBLE, « Ouvriers de la CNT, du POUM, de la FAI, des JJLL [Jeunes libertaires] – tous les prolétaires », Guillamón, Documentación

Le mot d’ordre de la SBLE faisait directement écho à l’appel du POUM pour un « front ouvrier révolutionnaire » ; pour Nin, il s’agissait de conclure un pacte politique avec les dirigeants de la CNT dans le but de revenir dans le gouvernement catalan. Trotsky argumentait qu’un front révolutionnaire uni du prolétariat n’était possible qu’avec la création de soviets et sous la direction d’un parti révolutionnaire. Contrairement au POUM, la SBLE, elle, appelait bien à des soviets. Mais réclamer un « front prolétarien révolutionnaire » distinct des soviets et sous la direction de la CNT et du POUM ne pouvait que semer des illusions dans les dirigeants traîtres anarchistes et centristes.

Après son arrivée au Mexique en janvier 1937, Trotsky recommença à écrire sur l’Espagne, notamment des polémiques contre les défenseurs du POUM. Dans le SI, Klement et Wolf commencèrent à reconnaître que leurs tentatives passées de s’adresser à la question de l’opportunisme pro-POUM des directions hollandaise et belge présentaient certains problèmes. Lors d’une réunion du SI, en mai 1937, il y eut une bataille très dure avec Vereecken. Le SI, à cette réunion, vota aussi une résolution faisant son autocritique pour avoir accepté, quelque temps auparavant, à la demande de Sneevliet, de ne pas publier des textes le critiquant dans un bulletin intérieur. La résolution affirmait : « Le Secrétariat International regrette d’avoir perdu un temps précieux à tenter vainement de convaincre la direction du RSAP [hollandais] d’accepter elle-même une discussion internationale sur ces divergences. » Wolf, depuis l’Espagne, critiqua un peu plus tard « le mutisme et la vacillation trop prolongés du SI », ajoutant que « Le POUM utilisait adroitement les divergences entre les différentes sections de la IVe Int. et affaiblit la force d’argumentation des b.l. [bolchéviks-léninistes] espagnols » (Wolf, « Rapport intérieur », 6 juillet 1937). Il reconnaissait aussi que « Dans le passé on s’occupa presque exclusivement du POUM. Les ouvriers révolutionnaires anarchistes furent trop négligés à l’exception des Amigos de Durruti » (ibid.). Finalement, dans une résolution du bureau pour la Quatrième Internationale sur « La situation actuelle en Espagne et les tâches des bolchéviks-léninistes » adoptée le 15 mai 1937, on trouve une déclaration catégorique sur la nécessité de construire un parti indépendant :

« C’est pourquoi la tâche de la construction de la nouvelle direction révolutionnaire de la IVe Internationale ne saurait consister à se faire les conseillers de la direction du POUM, mais, avant tout, à s’adresser directement aux ouvriers, en leur expliquant ce qui est, sur la base de la politique et du programme du mouvement pour la IVe Internationale. »

– reproduit dans la Révolution espagnole

Wolf, qui s’était porté volontaire pour aller en Espagne à un moment où le SI ne pouvait trouver aucun autre cadre prêt à y aller, fut arrêté et assassiné peu après par des agents du GPU stalinien en Espagne, tout comme Freund (Moulin). L’année d’après, Klement fut lui aussi assassiné par les staliniens.

L’insurrection de Barcelone

Le dernier chapitre de la trahison du POUM s’écrivit dans les rues de Barcelone en mai 1937. Le 14 avril, la pitoyable commémoration de la proclamation de la République fut éclipsée par de gigantesques émeutes de la faim mobilisant les femmes des quartiers ouvriers de la ville. Hugo Oehler a fait en 1937 un récit des événements dont il avait été le témoin (« Barricades à Barcelone », reproduit dans Revolutionary History, vol. 1, no 2, été 1988) ; il raconte que, le 29 avril, la Généralité avait ordonné à tous les groupes « ne dépendant pas directement du Conseil de la Généralité de se retirer immédiatement de la rue afin de permettre que disparaissent rapidement le trouble et l’alarme dans lequel se trouve actuellement la Catalogne » (la Batalla, 30 avril 1937). La CNT, l’UGT, le PSUC et le POUM annulèrent bien sagement les manifestations auxquelles ils avaient appelé pour le Premier Mai. Le 3 mai, les gardes d’assaut sous le commandement des staliniens attaquaient la Telefónica occupée par les ouvriers de la CNT et partout dans Barcelone et ses banlieues s’élevèrent des barricades.

La SBLE se battit pour donner une direction révolutionnaire aux militants de la CNT et du POUM qui tenaient les barricades. Dans un tract du 4 mai 1937, les trotskystes exhortèrent les ouvriers à passer à « l’offensive révolutionnaire » et à former « dans les ateliers, les usines, sur les barricades [des] comités de défense révolutionnaire » (reproduit en espagnol dans la Lutte Ouvrière, 10 juin 1937 [voir ci-contre ; traduit par nos soins]). Un tract du POUM affirmait au contraire que « la retraite est nécessaire » parce que les ouvriers avaient déjà déjoué la provocation contre-révolutionnaire (Information Bulletin, juillet 1937). Le POUM, qui appelait à ce que les forces gouvernementales se retirent des rues et demandait à la classe ouvrière de conserver ses armes, déclarait : « En satisfaisant ces conditions parfaitement acceptables, on peut mettre fin au combat. » La bourgeoisie et ses hommes de main staliniens rejetèrent ces « conditions parfaitement acceptables », et pourtant les dirigeants du POUM déployèrent quand même tous leurs efforts pour « mettre fin au combat ».

Malgré la confusion et la démoralisation, les ouvriers continuaient de revenir sur les barricades. Oehler écrit que, le mercredi 5 mai, les travailleurs étaient en colère contre la brutalité de la police et que, « avec une énergie renouvelée, avec furie, le prolétariat attaquait l’ennemi de classe ». Une section de la Colonne Durruti et environ 500 soldats du POUM, armés de mitrailleuses, de chars et d’artillerie légère, quittèrent le front d’Aragon pour rejoindre leurs camarades sur les barricades, mais on leur fit rebrousser chemin en leur faisant croire que les combats avaient cessé. Ce même jour, les Amis de Durruti distribuèrent eux aussi un tract sur les barricades [voir page 43] :

« Travailleurs,
« Une junte révolutionnaire. Exécution des coupables. Désarmement de tous les Corps armés. Socialisation de l’économie. Dissolution des partis politiques qui ont agressé la classe travailleuse. Ne cédons pas la rue. La révolution avant tout. Saluons nos camarades du POUM qui ont fraternisé dans la rue avec nous.
« VIVE LA REVOLUTION SOCIALE. A BAS LA CONTRE-REVOLUTION ! »

– reproduit dans les Cahiers du CERMTRI no 125, mai 2007

Mais le groupe Durruti se tournait toujours vers la direction de la CNT et il se retrouva lui-même désorienté quand la CNT et le POUM refusèrent de lutter pour le pouvoir. Le 5 mai, des représentants de la SBLE rencontrèrent les Amis de Durruti pour discuter de la possibilité d’une action coordonnée, mais sans résultat.

Le 6 mai, Oehler écrivait :

« Solidaridad Obrera (CNT) a annoncé ce matin que “La CNT et l’UGT ont toutes les deux ordonné de reprendre le travail”. Ce même numéro nie toute responsabilité pour le tract des Amis de Durruti. La Batalla (POUM) est parue et a fait écho aux grognements des anarcho-syndicalistes : “La provocation contre-révolutionnaire étant mise en échec, il faut se retirer de la lutte. Travailleurs, reprenez le travail” […]. Quand les ouvriers du POUM sur les barricades, à côté de l’Hôtel Falcón [le siège du POUM] ont vu ce journal, ils se sont mis en colère et ont refusé de quitter leur poste. Ils ont traité leurs dirigeants de traîtres. Le numéro de jeudi de Soli, comme on appelait le journal de la CNT, a été brûlé sur les barricades, comme les numéros précédents. »

– Oehler, op. cit.

Ce jour-là, les dirigeants du POUM abandonnèrent docilement les locaux de la Batalla à la police. Camillo Berneri, anarchiste de gauche respectable, fut retrouvé assassiné en pleine rue ; il était l’une des premières victimes d’une nouvelle terreur blanche. Dans les semaines qui suivirent, Andrés Nin fut lui aussi arrêté et assassiné. Il avait conservé ses illusions dans le front populaire jusqu’au bout ; un membre de la milice sympathisant l’avait prévenu de son arrestation imminente, mais il avait refusé de tenir compte de cet avertissement. Juan Andrade devait écrire plus tard : « Aucun d’entre nous ne pensait que la situation était tellement grave que nous risquions d’être arrêtés » (cité par Fraser dans Blood of Spain).

Oehler conclut son récit en dénonçant le « liquidationnisme » de Trotsky, attribuant à tort au dirigeant bolchévique la responsabilité des tentatives de la SBLE pour entrer dans le POUM. Mais Oehler ne dit rien de sa propre responsabilité politique, très réelle celle-là, par rapport au POUM. Le bloc pourri qu’Oehler avait constitué en 1934-1935 avec Nin pour s’opposer au tournant français avait permis à Nin de couvrir son flanc gauche au moment où il liquidait les forces du trotskysme espagnol dans le POUM. Et au moment des journées de Mai, Oehler soutenait un groupe d’opposition à l’intérieur du POUM, la Cellule 72 de José Rebull à Barcelone. La Ligue ouvrière révolutionnaire d’Oehler publia « Le sixième anniversaire de la République espagnole à Barcelone », un « témoignage d’Edward H. Oliver » (probablement un pseudonyme d’Oehler), daté du 16 avril 1937. Oliver y vantait les mérites d’une résolution du Comité local barcelonais du POUM appelant le POUM, la CNT et la FAI à « former le front unique révolutionnaire pour tenter de gagner les masses » en tant qu’« organisations dont l’objectif est la révolution prolétarienne ». D’après Oliver, cette résolution offrait « la première solution ouvrière claire à la crise de la Généralité » (ibid.).

Rebull resta membre du POUM malgré toutes les trahisons de celui-ci. Juste après les journées de Mai, il écrivit une critique pleine de sérieux du mot d’ordre de gouvernement qu’avançait le POUM sans dire un seul mot sur le rôle du POUM dans le démantèlement des barricades et l’étouffement de l’insurrection ! (Voir Rebull, « Du mot d’ordre “Gouvernement UGT-CNT” », mai 1937, reproduit par H. Chazé dans Chroniques de la révolution espagnole).

Pierre Broué : le défaitisme déguisé en « objectivité »

Pierre Broué, dans son histoire de la guerre civile espagnole, écrite en collaboration avec Emile Témime, absout le POUM pour son rôle dans les journées de Mai à Barcelone en reprenant à son compte, dans ses grandes lignes, la version des événements présentée par Nin et Andrade :

« Le jeudi 6 mai, l’ordre est presque rétabli. Companys proclame qu’il n’y a “ni vainqueurs, ni vaincus”. La masse des ouvriers de Barcelone a écouté les appels au calme et le POUM s’incline : “Le prolétariat, proclame-t-il, a remporté sur la contre-révolution une victoire partielle… Travailleurs, retournez au travail.” »

– Pierre Broué et Emile Témime, la Révolution et la guerre d’Espagne, Les Editions de Minuit, 1961

Loin de « s’incliner » devant un repli des ouvriers, le POUM lui-même s’était enorgueilli dans la Batalla (8 mai 1937) d’avoir été « l’un de ceux qui ont contribué le plus au retour à la normale » (cité par Oehler, « Barricades à Barcelone »). Une avant-garde léniniste aurait au contraire saisi l’occasion pour arracher les ouvriers anarchistes insurgés à leurs dirigeants traîtres et pour prendre la tête de la lutte pour le pouvoir. Mais Nin et Cie étaient une bande de capitulards centristes, qui joignirent leurs voix à celles des traîtres de la CNT/FAI pour ordonner aux ouvriers de « s’incliner ».

« Les révolutionnaires espagnols se sentent seuls », écrivent Broué et Témime, justifiant ainsi implicitement l’entrée du POUM dans le front populaire. Après avoir rappelé les purges staliniennes en Union soviétique, le triomphe du fascisme en Allemagne et la soi-disant passivité du prolétariat dans les autres pays, ils affirment qu’« en 1936 le rapport des forces à l’échelle mondiale est loin d’être aussi favorable à la révolution espagnole qu’il l’était en 1917-19 à la révolution russe. L’URSS a cessé d’être l’animateur du mouvement révolutionnaire mondial. » Suit cette docte explication :

« Il est, certes, possible de discuter à perte de vue sur les possibilités qu’ils avaient de compenser cet isolement par une politique révolutionnaire hardie. On peut, avec Trotsky, penser que la révolution espagnole ouvrait la possibilité d’un renversement du rapport des forces à l’échelle mondiale et que sa défaite a précisément ouvert la voie au déchaînement de la deuxième guerre mondiale. Le fait est que le sentiment de leur isolement a été l’un des éléments qui détermina l’attitude des révolutionnaires espagnols dont beaucoup renoncèrent à la poursuite de la révolution. »

ibid.

Broué et Témime reviennent là-dessus dans la conclusion du passage consacré dans leur livre aux journées de Mai :

« Il est certes permis de penser [ ! ] que la réaction spontanée des travailleurs de Barcelone pouvait ouvrir la voie à un nouvel élan révolutionnaire, et qu’elle était l’occasion de renverser la vapeur. L’historien se contentera de constater que les dirigeants anarchistes ne l’ont pas voulu et que ceux du POUM n’ont pas cru le pouvoir. »

ibid.

Tout comme la Révolution bolchévique de 1917, une victoire du socialisme prolétarien en Espagne aurait inspiré des luttes révolutionnaires de la classe ouvrière dans le monde entier, contrecarrant ainsi la marche vers la deuxième guerre impérialiste qui se préparait. En 1936, la France traversait une situation pré-révolutionnaire, il y avait des grèves de masse en Belgique et, dans toute l’Europe, la victoire des nazis en Allemagne avait provoqué un mouvement vers la gauche dans la classe ouvrière. Même aux Etats-Unis, un pays relativement arriéré politiquement, les années 1930 avaient vu une poussée sans précédent de la lutte des classes. En 1934, trois grandes grèves (la grève d’Auto-Lite à Toledo, dirigée par le Parti ouvrier américain, la grève des Teamsters [camionneurs] à Minneapolis, dirigée par les trotskystes, et la grève pendant onze semaines des dockers de San Francisco, dirigée par des sympathisants du Parti communiste) avaient jeté les bases des batailles de classe qui devaient aboutir, dans les années qui suivirent, à la création du Congress of Industrial Organizations (CIO). En Union soviétique, la bureaucratie stalinienne craignait tellement qu’une révolution prolétarienne à l’Ouest ne ranime l’énergie des masses soviétiques qu’elle fit tout pour réprimer le prolétariat révolutionnaire espagnol, et qu’elle noya dans le sang tout ce qui pouvait constituer à ses yeux une menace pour sa mainmise politique sur l’Etat ouvrier soviétique.

Dans un article du 24 août 1937, Trotsky répondit à Vereecken qui affirmait que lutter pour le pouvoir pendant les journées de Mai à Barcelone aurait été « de l’aventurisme » pur et simple. Ce qu’écrit Trotsky est aussi une réponse à la soi-disant « objectivité » arrogante et au-dessus de la mêlée de Broué :

« Si le prolétariat catalan avait pris le pouvoir en mai 1937 – comme il l’avait réellement pris en juillet 1936 – il aurait rencontré du soutien dans toute l’Espagne. La réaction bourgeoise-stalinienne n’aurait même pas trouvé deux régiments pour écraser les ouvriers catalans. Dans le territoire occupé par Franco, non seulement les ouvriers, mais les paysans aussi, se seraient tournés vers le prolétariat catalan, auraient isolé l’armée fasciste et provoqué sa désintégration irrésistible. On peut douter que, dans ces conditions un gouvernement étranger se soit risqué à lancer ses régiments sur le sol brûlant de l’Espagne. L’intervention serait devenue matériellement impossible, ou au moins très dangereuse.
« Bien entendu il y a dans toute insurrection un élément d’incertitude et de risque. Mais le cours ultérieur des événements a prouvé que, même dans le cas de la défaite, la situation du prolétariat espagnol aurait été infiniment plus favorable que maintenant, pour ne pas parler du fait que le parti révolutionnaire aurait assuré son avenir. »

– « L’épreuve des idées et des individus à travers l’expérience de la Révolution espagnole »,
24 août 1937 (Œuvres)

La lutte pour une direction révolutionnaire

Andy Durgan reproche à Trotsky sa vision politique « presque millénariste et messianique » ; il affirme que le dirigeant bolchévique « semblait confiant que dans une situation révolutionnaire, la ligne politique correcte pouvait transformer même le plus petit des groupes en direction de la classe ouvrière » (Durgan, « Trotsky et le POUM »). Il est certain que tout jouait contre les maigres forces du trotskysme espagnol : elles étaient confrontées aux organisations de masse du prolétariat en plein milieu d’une situation révolutionnaire. Mais contrairement aux grands sages de Revolutionary History, Trotsky savait que, quelles que soient les circonstances, il fallait à tout prix lutter pour construire un parti d’avant-garde léniniste. Ne pas le faire aurait signifié accepter par avance la défaite.

Le jugement que l’on porte sur l’histoire du mouvement ouvrier et des luttes révolutionnaires dépend évidemment de la vision et du programme que l’on défend soi-même. Ceux qui écartent toute possibilité de victoire prolétarienne en Espagne dans les années 1930 le font parce qu’ils ont eux-mêmes abandonné la lutte pour la prise du pouvoir d’Etat par le prolétariat. Ils projettent dans le passé leur propre démoralisation et se complaisent dans la « politique du possible », autrement dit, l’acceptation réformiste de l’ordre capitaliste. L’équipe de Revolutionary History nie donc également la possibilité de révolution socialiste dans l’Allemagne de 1923, exonérant à cette occasion de toute responsabilité la direction du Parti communiste allemand autour de Brandler (voir « Réarmer le bolchévisme – Le Comintern et l’Allemagne en 1923 : critique trotskyste », Spartacist édition française no 34, automne 2001).

Trotsky avait décortiqué et réfuté dans sa brochure les Leçons d’Octobre (1924) les nombreux arguments « objectifs » avancés en 1923 pour expliquer pourquoi une révolution ouvrière était impossible en Allemagne. Trotsky faisait remarquer que des arguments similaires auraient été invoqués si la Révolution russe avait échoué. Il reprit cet argument en août 1940 dans sa polémique pour défendre une perspective révolutionnaire en Espagne contre Victor Serge et les autres « avocats du POUM » : « La falsification historique consiste à attribuer la responsabilité de la défaite espagnole aux masses ouvrières, et non aux partis qui ont paralysé, ou purement et simplement écrasé, le mouvement révolutionnaire des masses » (« Classe, parti et direction »). Le prolétariat espagnol de 1936 était à un niveau plus élevé que le prolétariat russe au début de 1917. Si Lénine n’était pas arrivé en Russie pour mener les batailles nécessaires au réarmement politique du Parti bolchévique dans la perspective de prendre le pouvoir d’Etat, écrivait Trotsky, « on ne pourrait même pas parler de révolution prolétarienne. Les soviets auraient été écrasés par la contre-révolution, et les petits sages de tous les pays auraient écrit des articles ou des livres dont le leitmotiv aurait été que seuls des visionnaires impénitents, pouvaient rêver en Russie de la dictature d’un prolétariat si faible numériquement et si peu mûr » (ibid.).

Les leçons de l’Espagne ont été chèrement payées. Nous avons tenu compte de ces leçons et cherché à éviter de retomber dans les problèmes et les erreurs politiques des trotskystes espagnols quand notre tendance, la Ligue communiste internationale, est intervenue dans la révolution politique naissante en RDA, l’Etat ouvrier déformé est-allemand, en 1989-1990. Bien que de nature très différente – une bataille contre le pouvoir de la bourgeoisie dans un cas, contre la restauration du pouvoir du capital dans l’autre – c’étaient toutes les deux des situations révolutionnaires. Comme la SBLE et le Mouvement pour la Quatrième Internationale, nos forces étaient petites. Nous avions l’avantage d’avoir le téléphone et le fax pour nos communications internationales, et d’avoir une section en Allemagne de l’Ouest. Toutefois, ce n’était pas une question avant tout de nombre, mais de cohésion et de clarté politiques, et de lutte sans relâche pour le programme du bolchévisme. Nous étions guidés en cela par la conception mise en avant par Trotsky dans ses écrits sur l’Espagne :

« L’avantage d’une situation révolutionnaire consiste précisément en ce qu’un groupe, même peu nombreux, peut, dans un court laps de temps, devenir une grande force à condition de savoir formuler des pronostics exacts et lancer à temps des mots d’ordre justes. »

– « Pour un manifeste de l’Opposition sur la Révolution espagnole », 18 juin 1931

Nous avons créé un journal, Arbeiterpressekorrespondenz (Correspondance de presse ouvrière), qui au début paraissait chaque jour puis devint hebdomadaire. Il était diffusé en RDA à des dizaines de milliers d’exemplaires. Nous avons armé nos militants grâce à une propagande théorique et polémique, y compris en publiant un numéro spécial consacré à des polémiques contre les différents prétendants au trotskysme. Pour la première fois dans un Etat ouvrier bureaucratiquement déformé, nous avons fait circuler des textes de Trotsky, dont la Révolution trahie, son analyse tranchante de la bureaucratie stalinienne soviétique et de ses origines.

La manifestation de front unique qui a réuni 250 000 personnes le 3 janvier 1990 dans le parc de Treptow à Berlin-Est a montré l’impact qu’avait notre programme trotskyste. Cette manifestation pour protester contre la profanation par des fascistes d’un monument aux soldats soviétiques morts pour libérer l’Allemagne des nazis était une mobilisation du prolétariat est-allemand pour défendre les Etats ouvriers de RDA et d’Union soviétique. C’est nous qui avions au départ appelé à ce rassemblement. Notre appel a été repris par le parti stalinien au pouvoir qui, inquiet de l’écho que notre programme rencontrait auprès des ouvriers de Berlin-Est, s’est senti obligé de mobiliser sa base. Nos camarades ont pris la parole depuis la tribune à Treptow. C’était la première fois que des trotskystes s’adressaient à un public de masse dans un Etat ouvrier dégénéré ou déformé depuis que Trotsky avait été chassé d’Union soviétique. Les impérialistes ouest-allemands, avec le feu vert de la bureaucratie soviétique dirigée par Gorbatchev, ont réagi au spectre d’une révolution politique prolétarienne en déclenchant une campagne frénétique pour annexer la RDA. Face à cette offensive, nous ne l’avons pas emporté mais nous nous sommes battus. Et ce faisant, nous avons contribué à jeter les bases pour de nouvelles victoires prolétariennes dans l’avenir.

En Espagne, les trotskystes étaient déterminés à lutter pour le pouvoir d’Etat prolétarien. Mais ils furent emportés dans la lame de fond révolutionnaire alors qu’ils avaient peu de forces et une expérience limitée et qu’ils étaient insuffisamment aguerris pour maîtriser, comme le disait Trotsky, « une manière impitoyable de poser les questions fondamentales et une polémique farouche contre les vacillations » qui « ne sont que le reflet idéologique et pédagogique nécessaire du caractère implacable et cruel de la lutte des classes à notre époque » (« Centrisme et Quatrième Internationale », 10 mars 1939, Œuvres). En même temps que nous honorons la mémoire d’Erwin Wolf, de Rudolf Klement et des autres trotskystes qui ont donné leur vie dans le combat pour la révolution socialiste en Espagne, et dont beaucoup ont été victimes des hommes de main de Staline, nous condamnons et nous dénonçons les opportunistes qui justifient les trahisons du passé et en préparent ainsi de nouvelles. Ceci fait partie intégrante du combat pour reforger une Quatrième Internationale trotskyste qui dirigera de nouveaux Octobre.

Spartacist édition française nº 38

SpF nº 39

été 2009

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A bas les postes exécutifs de l’Etat capitaliste !

Principes marxistes et tactiques électorales

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Les ouvrières et les contradictions de la Chine contemporaine

Pour la défense de la Chine contre l’impérialisme et la contre-révolution !
Pour la révolution politique prolétarienne !

(Femmes et Révolution)

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Contre la trahison du POUM et ses avocats d’hier et d’aujourd’hui

Trotskysme contre front-populisme dans la guerre civile espagnole