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Le Bolchévik nº 223

Mars 2018

Les idéologues du capitalisme décadent

La banqueroute des économistes bourgeois de gauche

Par Joseph Seymour et Bruce André

Traduit de Workers Vanguard n° 1125 et 1126, 12 et 26 janvier

« Cette expropriation [des capitalistes] rendra possible un essor gigantesque des forces productives. Et voyant comment le capitalisme, dès maintenant, entrave incroyablement cet essor, et combien de progrès l’on pourrait réaliser grâce à la technique moderne déjà acquise, nous sommes en droit d’affirmer, avec une certitude absolue, que l’expropriation des capitalistes entraînera nécessairement un développement prodigieux des forces productives de la société humaine » (souligné dans l’original).

– Lénine, l’Etat et la révolution (1917)

C’est ainsi que Lénine résumait la critique fondamentale du système capitaliste faite par Karl Marx, ainsi que le but ultime du socialisme. Les marxistes mesurent le progrès humain à l’aune du développement des forces productives de l’humanité, depuis les outils de pierre de la société primitive jusqu’à la science, la technologie et l’usine modernes. L’avènement et le développement du capitalisme industriel à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle permirent d’envisager pour la première fois un avenir où auraient disparu la pénurie et la division de la société en classes. Cependant, la propriété privée des moyens de production agissait de plus en plus comme un frein à la poursuite du développement des forces productives, notamment par l’effet de crises économiques périodiques. L’émergence de l’impérialisme moderne à la fin du XIXe siècle a marqué le début d’une époque de décadence du capitalisme à l’échelle mondiale. Les grandes puissances capitalistes, après s’être partagé le monde à coups de conquêtes impériales, se sont lancées dans une série de guerres pour de nouveaux partages de la planète, en cherchant à étendre leurs possessions coloniales et leur sphère de domination aux dépens de leurs rivales.

Le but de la révolution prolétarienne est de résoudre la contradiction au cœur du capitalisme : la production pour le profit privé entrave la croissance globale de la production. En collectivisant les moyens de production et en faisant bénéficier tout le monde des richesses de la société, un Etat ouvrier organisera toute l’industrie à la manière dont est aujourd’hui conçue une chaîne d’assemblage : selon un plan rationnel. Une économie socialiste internationale appliquera la planification scientifique au système économique tout entier pour enclencher un développement qualitatif des forces productives et de la productivité du travail. Ceci libérera les capacités productives de l’humanité, éliminant à terme la pénurie économique et jetant ainsi les bases matérielles de la disparition des classes et du dépérissement de l’Etat.

A l’opposé de cette vision marxiste, c’était un article de foi pour les économistes bourgeois après la Deuxième Guerre mondiale de tirer un trait d’égalité entre capitalisme et croissance économique illimitée. Cette foi s’est aujourd’hui largement dissipée. Aux yeux des économistes bourgeois de gauche, le maigre taux de croissance économique que les Etats-Unis connaissent depuis plusieurs décennies est devenu la « nouvelle normalité ». Lawrence Summers, un des principaux conseillers économiques de l’administration Clinton dans les années 1990, estime que les pays capitalistes avancés sont entrés dans une période prolongée de « stagnation séculaire ». Il remet ainsi au goût du jour un concept élaboré par des keynésiens de gauche comme Alvin Hansen pendant la crise de 1929.

Cette position s’est exprimée pendant les élections présidentielles américaines de 2016, où Hillary Clinton n’avait pas grand-chose de nouveau à offrir – « l’Amérique est fantastique » – sinon peut-être quelques ajustements à la marge. Même son rival de gauche (« progressiste ») dans le Parti démocrate, Bernie Sanders, ne prétendait pas que sa politique conduirait à une augmentation substantielle de la production économique, mais seulement qu’elle aboutirait à une redistribution un peu plus équitable des revenus. Le démagogue de droite Donald Trump prétendait de façon manifestement mensongère qu’il ferait passer le taux de croissance économique de 2 à 4 %, voire même qu’il le triplerait.

Aujourd’hui, Trump et la majorité républicaine au Congrès ressuscitent l’économie de l’offre de Ronald Reagan en faisant adopter des baisses d’impôts massives pour les grandes entreprises et les super-riches. L’idée que les bénéfices de ces baisses d’impôts pour les riches vont « ruisseler » vers le reste de la population, sous forme d’investissements et d’emplois supplémentaires et de salaires plus élevés, est encore plus ridicule aujourd’hui que dans les années 1980, quand c’était le cœur de la politique économique reaganienne. Les firmes américaines sont déjà assises sur un magot inouï de plus de 2 400 milliards de dollars de liquidités. Apple et General Motors thésaurisent en espèces près de 30 % de leur valeur. Pourquoi les entreprises n’investissent-elles pas ces sommes astronomiques dans de nouvelles usines, de nouvelles machines et l’embauche d’ouvriers supplémentaires ? La réponse coule de source : elles ne sont pas convaincues de pouvoir en tirer un taux de retour sur investissement acceptable.

De leur côté, les démocrates ne prétendent même pas offrir une politique alternative qui pourrait augmenter de façon significative le taux de croissance. Paul Krugman, qui est probablement l’économiste « progressiste » le plus connu du pays avec sa tribune régulière dans le New York Times, a pris la défense d’Hillary Clinton pendant la campagne présidentielle. Il disait que la politique gouvernementale n’a que peu d’effet sur la croissance économique, qui serait soi-disant un processus mystérieux dont la compréhension dépasse l’entendement de sa profession – sans même parler de pouvoir y changer quoi que ce soit :

« Savons-nous comment accélérer la croissance à long terme ? D’après le département du budget du Congrès, la croissance potentielle a été assez stable entre 1970 et 2000, et rien de ce qu’ont fait Ronald Reagan ou Bill Clinton n’a fait de différence significative. L’érosion qui a suivi a commencé sous George W. Bush et s’est poursuivie sous M. Obama. Cette histoire donne à penser qu’il n’y a pas de manière facile de modifier cette tendance. »

New York Times, 15 août 2016

La baisse du taux de profit

Les arguments de l’école de pensée selon laquelle « on ne peut pas faire grand-chose pour accélérer la croissance économique » sont développés dans le livre de Marc Levinson, An Extraordinary Time : The End of the Postwar Boom and the Return of the Ordinary Economy (Des temps extraordinaires : la fin du boom de l’après-guerre et le retour de l’économie ordinaire, 2016). Ex-directeur de la rubrique économique et financière de l’Economist, l’organe des banquiers anglo-américains, Levinson défend une vision iconoclaste démontant les doctrines de politique économique des deux ailes du spectre politique bourgeois : le keynésianisme à gauche, le monétarisme et l’économie de l’offre à droite. Il défend la thèse que le taux de croissance relativement élevé qu’ont connu les pays capitalistes avancés pendant les trois décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale a représenté un accident historique fortuit qu’aucune politique gouvernementale ne permettra de reproduire.

On trouve une expression bien plus pesante (à tous points de vue) du pessimisme historique concernant l’économie américaine dans un livre récent d’un économiste universitaire de gauche en vue, Robert J. Gordon, intitulé The Rise and Fall of American Growth : The U.S. Standard of Living Since the Civil War (Essor et déclin de la croissance américaine : le niveau de vie américain depuis la Guerre civile, 2016). Contrairement à Extraordinary Time, qui a un aspect de journalisme bâclé, le livre de Gordon (qui fait plus de 700 pages) est un travail de recherche sérieux. Même si son argumentation est un peu différente de celle de Levinson, de même que la période historique étudiée, ses conclusions sont fondamentalement les mêmes :

« Voici un livre sur le drame d’un siècle révolutionnaire ; c’est alors que, par une série de miracles, la croissance économique s’est accélérée, le monde moderne a été créé, et ensuite, après cette création, le potentiel pour de futures inventions avec un impact similaire sur la vie quotidienne a par nécessité inévitablement diminué. Les implications pour l’avenir de la croissance économique des Etats-Unis et du monde ne pouvaient pas être plus profondes […].

« La révolution économique entre 1870 et 1970 a été unique dans l’histoire humaine, et elle ne peut pas se répéter, parce que beaucoup de ce qu’elle a réalisé ne pouvait se produire qu’une seule fois. »

Le fait que Gordon emploie le mot « miracle » reflète sa conviction que les simples mortels ne peuvent pas contrôler de façon consciente la quantité et le contenu de la richesse matérielle créée par leur travail.

Dans l’introduction d’Extraordinary Time, Levinson défend Obama contre l’accusation suivante d’un scribouillard de droite, George F. Will : « Faire en sorte que la croissance faible devienne la norme est utile au programme progressiste pour rabaisser le niveau où l’on parle d’échec économique. » A quoi Levinson répond : « Comme si le taux de croissance économique était une décision à la discrétion du président. » Ce qui est bien sûr vrai c’est que, dans l’Amérique capitaliste, la politique d’une administration donnée a habituellement un effet marginal sur la croissance économique.

Sous le capitalisme, l’expansion (ou la contraction) de la production de biens et de services commercialisables est déterminée principalement par la mesure dans laquelle les dirigeants des grandes entreprises et les financiers de Wall Street investissent leurs profits dans de nouvelles unités de production, notamment celles qui utilisent des technologies plus avancées (celles qui économisent le travail). Ce qui oriente les investissements capitalistes, ce n’est pas la volonté de maximiser la production ou la productivité du travail, mais celle de maximiser le taux de profit (c’est-à-dire le rapport entre les profits et la valeur sur le marché des moyens de production).

Toutefois, Marx avait démontré – ce fut l’un de ses éclairs de génie – que le taux de profit, la force motrice du capitalisme, avait une tendance inhérente à diminuer avec le temps. En incitant les capitalistes à réduire leurs investissements, la baisse du taux de profit provoque des crises périodiques, dont l’événement déclencheur se produit habituellement sur les marchés financiers. Le résultat est une contraction de la production et une hausse du chômage.

L’explication de la baisse tendancielle du taux de profit donnée par Marx découlait de sa découverte que la source du profit est la plus-value – la part non payée du travail des ouvriers –, et non les dépenses réalisées par les capitalistes en moyens de production (par exemple les machines et les matières premières). Marx faisait remarquer qu’en particulier dans les périodes d’expansion, quand les ouvriers peuvent se sentir encouragés à réclamer des hausses de salaire, les capitalistes individuels investissent davantage de capital pour moderniser leurs usines et autres dépenses de ce genre, de manière à réduire les coûts salariaux. Ce faisant, les capitalistes obtiennent un avantage compétitif. Mais, comme tous les capitalistes leur emboîtent le pas, le montant total de la plus-value produite par unité de capital investi – c’est-à-dire le taux de profit moyen – diminue.

Les capitalistes investissent pour augmenter les capacités de production quand ils espèrent pouvoir vendre les marchandises produites à un taux de profit donné. Mais comme le taux de profit baisse, ils se retrouvent dans l’incapacité de vendre leurs produits au taux de profit espéré. Ils réduisent les investissements et sabrent dans la production, ce qui provoque une récession économique. Les ouvriers sont jetés sur le pavé, des usines entières deviennent des fantômes de rouille.

Les idéologues bourgeois de l’économie, que ce soient les keynésiens, les monétaristes ou les partisans de la politique de l’offre, considèrent que les lois qui gouvernent le mode de production capitaliste sont les lois qui gouvernement la production en tant que telle. En l’absence d’une alternative ouvrière révolutionnaire, la démagogie populiste de droite de Trump a d’autant plus d’attrait que les économistes de gauche, comme Krugman ou Gordon, ainsi que ceux qui ont un positionnement centriste sur l’échiquier politique bourgeois, comme Summers et Levinson, insistent qu’il n’est pas possible d’en finir avec la stagnation du niveau de vie des travailleurs américains qui dure maintenant depuis des décennies.

De la « nouvelle économie » de Kennedy à la « nouvelle normalité » d’Obama

Dans le passé, les politiciens démocrates, notamment ceux qui appartenaient à l’aile gauche du parti, promettaient une nouvelle ère de prospérité économique. La campagne présidentielle de 1960 avait été remportée par John F. Kennedy contre Richard Nixon, le vice-président sous l’administration républicaine d’Eisenhower (1953-1961). Cette campagne avait été dominée par les tensions de la guerre froide avec l’Union soviétique et par la crainte qu’avait la classe dirigeante américaine de prendre du retard dans le domaine scientifique et technique. En termes de message économique, la campagne de Kennedy ressemblait à celle de Trump. Sa plate-forme proposait davantage de croissance et de dynamisme économiques, avec comme slogan « Remettons le pays en marche ». Kennedy pointait du doigt les performances médiocres de l’économie sous le deuxième mandat d’Eisenhower, marqué par deux récessions. A cet égard, ses tactiques de campagne contre Nixon et Eisenhower étaient similaires à celles utilisées par Trump contre Hillary Clinton et Barack Obama.

Dans Extraordinary Time, Levinson critique rétrospectivement les keynésiens de gauche comme Walter Heller, le principal conseiller économique des présidents Kennedy et Lyndon Johnson. Heller soutenait que la politique fiscale (impôts et dépenses publiques) pouvait être ajustée pour maintenir le plein-emploi et maximiser la croissance économique. A la fin des années 1970, les politiciens démocrates et leurs thuriféraires intellectuels chantaient une autre chanson, moins enthousiaste.

Jimmy Carter, un démocrate centriste du Sud (comme Bill Clinton), profita de la chute de Nixon après le scandale du Watergate pour entrer à la Maison Blanche en 1977. Quelques années plus tard, la présidence de l’infortuné Carter fut confrontée à une situation inhabituelle, la « stagflation » : une hausse rapide des prix combinée avec une récession. Levinson décrit le malaise économique qui propulsa le républicain de droite Reagan à la présidence en 1981 : « La montée du conservatisme ne s’est produite que lorsque des taux d’intérêt dépassant 11 % ont fait perdre aux jeunes l’espoir de jamais pouvoir s’acheter un logement, et lorsque les lettres de licenciement ont commencé à pleuvoir sur les métallos dans le bâtiment et les outilleurs dans les usines automobiles. »

Un économiste universitaire de gauche de bon ton, Lester C. Thurow, a publié en 1980 un livre sur l’état de l’économie pendant cette sombre période, The Zero-Sum Society : Distribution and the Possibilities for Economic Change (La société à somme nulle : la distribution et les possibilités de changement économique). Comme l’indique le titre, Thurow argumentait qu’il n’était plus possible d’augmenter significativement la taille du gâteau économique de manière à ce que tout le monde puisse avoir une part plus grosse. La politique économique consistait dorénavant à redécouper le gâteau existant de façon à ce que certains puissent avoir une plus grosse part et d’autres une plus petite :

« Pour la plupart de nos problèmes il y a plusieurs solutions. Mais toutes ces solutions ont pour caractéristique que quelqu’un doit perdre beaucoup en termes économiques. Personne ne se porte volontaire pour ce rôle, et nous avons un processus politique qui est incapable d’obliger qui que ce soit à supporter ce fardeau. Tout le monde dit que quelqu’un d’autre doit subir les inévitables pertes économiques, et de ce fait aucune des solutions possibles ne peut être adoptée. »

En fait, les quatre décennies qui ont suivi la publication du livre de Thurow ont été marquées par une guerre incessante de la bourgeoisie pour obliger les travailleurs, les minorités et les pauvres à « subir les inévitables pertes économiques » pour regonfler les profits des capitalistes. Cette guerre unilatérale contre les travailleurs a été facilitée par la bureaucratie syndicale, qui manœuvre pour obtenir quelques miettes tout en colportant le mythe du « partenariat » entre les travailleurs et les patrons et leurs partis, particulièrement les démocrates qui se présentent mensongèrement comme les « amis des travailleurs ».

Innovation technique et investissements capitalistes

Le thème principal du livre de Levinson est que la croissance économique, basée sur une augmentation de la productivité du travail via l’innovation technique, n’est pas affectée par la politique gouvernementale. Il énumère plusieurs explications données par les économistes universitaires pour le ralentissement de la croissance de la productivité dans les pays capitalistes avancés depuis les années 1970, avant d’écrire :

« Aucune de ces explications ne suffisait à expliquer l’anémie de la productivité qui affecte des pays ayant des économies extrêmement différentes et des approches divergentes en termes de politique économique. Plus les chercheurs fouillaient les données, plus ils y perdaient leur latin. Ce que les données ne pouvaient pas encore montrer, c’était que le monde était entré dans une nouvelle phase de croissance économique, qui allait se dérouler d’une manière très différente […].

« A l’avenir, les avancées en termes de bien-être dépendront fortement du développement d’innovations et de leur utilisation effective. »

Cette dernière affirmation est évidemment vraie. L’augmentation de la productivité du travail sous le capitalisme est déterminée par deux facteurs principaux : dans quelle mesure les capitalistes investissent leurs profits dans de nouvelles unités de production (usines et machines) employant des techniques plus avancées, et dans quelle mesure ces nouvelles techniques augmentent la production pour une quantité donnée de travail mise en œuvre.

Levinson reconnaît qu’il existe un lien de causalité entre le ralentissement de la croissance de la productivité du travail et un déclin du taux d’investissement en capital :

« Dans toutes les économies des pays riches, les investissements privés, qui augmentaient en moyenne de 5,6 % par an entre 1960 et 1973, ont crû à un rythme beaucoup plus lent, moins de 4 % par an, au cours des deux décennies suivantes. Du fait de l’anémie de l’investissement, la sidérurgie a continué à faire fonctionner de vieux hauts-fourneaux, et les compagnies d’assurance à utiliser des imprimantes à haut débit commandées par ordinateur pour imprimer des formulaires que des employés rangeaient ensuite dans des tiroirs. Les innovations techniques arrivent généralement dans le monde des affaires incarnées dans de nouveaux équipements et de nouvelles usines. Comme les entreprises remettaient sans cesse ce genre d’investissement à plus tard, la productivité de leurs salariés a augmenté deux fois moins vite pendant les décennies d’après 1973 que pendant celles précédant cette date. »

Mais Levinson ne tente jamais d’expliquer pourquoi le taux d’investissement a tellement baissé. En particulier, il ne s’intéresse pas aux relations entre les investissements, l’innovation technique et le taux de profit.

Comme le soulignait Marx, les capitalistes investissent dans de nouvelles usines utilisant des techniques plus avancées si et seulement si ils pensent que l’augmentation du profit par ouvrier sera plus importante que l’augmentation de la valeur du capital investi par ouvrier. Si les capitalistes découvrent que leurs investissements ne génèrent pas un taux de profit compétitif, ils stoppent ou réduisent leurs investissements, provoquant ainsi souvent une récession économique.

Marx a ainsi démontré que la production capitaliste constitue un frein croissant au développement historique, en même temps qu’elle crée le fossoyeur du capitalisme, le prolétariat. Karl Marx et Friedrich Engels ont expliqué que la seule manière de mettre fin au cycle expansion-récession inhérent au capitalisme est que la classe ouvrière prenne le contrôle des moyens de production par une révolution socialiste et instaure une économie planifiée et collectivisée.

Les « trois révolutions industrielles » de Gordon

Levinson et son alter ego plus à gauche Gordon étudient tous deux le ralentissement de la croissance américaine depuis les années 1970. Levinson reconnaît au moins que ce ralentissement a pour origine une chute des investissements, même s’il n’avance aucune explication sur les raisons de cette chute. Gordon avance une explication qui excuse davantage le système capitaliste et qui est encore plus pessimiste pour l’avenir.

Gordon part implicitement du postulat que toutes les innovations techniques progressistes – que ce soit dans la sphère de la production ou dans celle des produits de consommation – ont été et seront transformées en nouvelles marchandises commercialisées massivement (et donc en général à des prix abordables), bien que cela puisse parfois prendre beaucoup de temps. Pour paraphraser la caricature du philosophe allemand Leibniz par Voltaire, le capitalisme américain est pour Gordon le meilleur des mondes possibles en ce qui concerne l’innovation technique. Si les possibilités de croissance ont diminué ces dernières décennies, c’est parce que le caractère intrinsèque des innovations techniques a changé d’une manière qui diminue leur effet sur la productivité.

La structure de l’étude historique de la croissance de l’économie américaine qu’a faite Gordon se base sur le concept de trois révolutions industrielles successives. La première (la RI n° 1) découlait d’inventions survenues entre 1770 et 1820, principalement la machine à vapeur et ses retombées – le chemin de fer, le bateau à vapeur et le passage du bois au fer et à l’acier. La deuxième (la RI n° 2) découlait de techniques développées à la fin du XIXe siècle, notamment l’électricité et le moteur à combustion interne. La troisième (la RI n° 3), qui a commencé dans les années 1960, était centrée sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC), comme les ordinateurs et les smartphones.

Pour Gordon, la cause fondamentale du ralentissement de la croissance de l’économie américaine ces dernières décennies a été l’atténuation des effets de la deuxième révolution industrielle et la puissance insuffisante de la troisième :

« La diminution de près de moitié de l’augmentation de la productivité reflète l’essoufflement de la stimulation de la production engendrée par les grandes inventions de la RI n° 2. Celle qui lui a succédé, la RI n° 3 orientée vers les TIC, a été suffisamment puissante pour provoquer un redressement tendanciel de la croissance de la productivité, qui a atteint en moyenne 2,05 % pendant la décennie 1995-2004. Mais la capacité des innovations liées aux TIC à stimuler la croissance de la productivité s’est essoufflée après 2004. »

Gordon ne considère jamais la possibilité que certaines innovations techniquement progressistes pourraient ne pas être transformées en marchandises commercialisées massivement parce qu’il n’est pas rentable de le faire. Nous reviendrons plus loin sur son insistance que l’informatisation et les nouvelles technologies numériques en général ne pourront pas à l’avenir augmenter la productivité du travail de façon significative. En fait, il soutient que ces technologies ont pour l’essentiel épuisé leur potentiel.

Examinons pour le moment le postulat implicite de Gordon que toutes les nouvelles marchandises commercialisées massivement étaient plus efficaces que celles qu’elles ont remplacées, et qu’elles ont augmenté le niveau de vie de la population. En particulier, intéressons-nous au remplacement partiel du tramway, du métro et du train surélevé électrifiés par l’automobile, un processus qui a démarré entre 1910 et 1930. Gordon analyse de façon détaillée cette transition d’un moyen de transport des personnes à un autre. Mais il n’essaie pas de comparer leur efficacité technico-économique. Les métros et les trains surélevés électrifiés dépensaient-ils plus ou moins de ressources économiques par passager-kilomètre que des Ford T ? Et si la réponse est moins, où est donc l’avantage de l’automobile ?

Gordon reconnaît que le développement de l’automobile n’a pas simplement été le résultat du fonctionnement du capitalisme de « libre marché ». La politique gouvernementale a été un facteur causal très important :

« Le gouvernement avait pour politique d’encourager l’étalement urbain, sapant la viabilité financière des transports urbains et des trains de voyageurs. Avant même la Deuxième Guerre mondiale, les politiques publiques étaient biaisées en faveur de l’automobile, avec la construction de rues et d’autoroutes sur fonds publics tandis que les transports urbains et les transports ferroviaires interurbains devaient fonctionner comme des sociétés privées autosuffisantes. Au début, on construisit beaucoup de routes en émettant des obligations dont les intérêts étaient remboursés par les impôts fonciers locaux, de sorte que le propriétaire d’une voiture et l’usager des transports publics payaient la même chose pour construire un système routier qui rendait la voiture toujours plus attractive par rapport aux transports collectifs. »

Toutefois, Gordon ne se prononce pas sur la question de savoir si la politique gouvernementale favorisant les déplacements en voiture aux dépens des transports publics de masse était rationnelle économiquement et bénéfique socialement. Et il n’explique pas non plus pourquoi les autorités nationales et locales ont mené cette politique en faveur de la voiture. La réponse, bien sûr, tient principalement à la course au profit des capitalistes : les politiciens bourgeois impliqués étaient liés aux propriétaires des grandes entreprises automobiles, comme Henry Ford et Alfred P. Sloan (le PDG de General Motors), ainsi qu’aux industries du caoutchouc et du pétrole qui fabriquaient les pneumatiques et l’essence.

Lutte de classe et réduction du temps de travail

Gordon déclare que son livre « n’étudie pas seulement le niveau de vie du point de vue du consommateur ; il examine aussi la qualité des conditions de travail, tant à la maison qu’à l’extérieur ». Gordon s’en tient à son thème principal : la population américaine a connu pendant la première moitié du XXe siècle une amélioration qualitative de ses conditions de vie quotidiennes. Il cite la réduction de la semaine de travail, qui est passée de 60 heures au début du XXe siècle à 41 heures en 1950. Mais sa vision du monde de bourgeois de gauche l’aveugle : il passe à côté à la fois de la cause fondamentale de ce changement majeur dans la vie des travailleurs et des limitations inhérentes de son impact sur leur qualité de vie.

Selon Gordon, la réduction moyenne de la semaine de travail résultait d’un intérêt partagé entre les propriétaires des entreprises et leurs ouvriers – que la main-d’œuvre soit bien reposée et en bonne santé. Il écrit :

« Les interprétations de la tendance à la réduction du temps de travail se focalisent sur l’opinion largement partagée, à la fois du côté des dirigeants des entreprises et de celui des syndicats, que cette réduction améliorerait les performances des travailleurs et ferait augmenter la production. Une augmentation de la productivité et des salaires rendait possible une réduction progressive du temps de travail, car les semaines de 60 ou 72 heures avaient créé une classe ouvrière masculine complètement épuisée. »

A l’appui de cette analyse, Gordon invoque la législation adoptée pendant l’« Ere progressiste » [1897-1920] et le New Deal des années 1930.

En fait, la semaine de 40 heures a été arrachée par des décennies de batailles de classe féroces et souvent sanglantes menées par le mouvement ouvrier. L’agitation pour la journée de huit heures et pour les syndicats menée par la classe ouvrière industrielle naissante conduisit à la grande grève des chemins de fer de 1877, qui fut brutalement réprimée par l’armée. Lors du massacre de Haymarket, en 1886, la police de Chicago attaqua les ouvriers qui manifestaient pour la journée de huit heures et arrêta huit militants syndicaux anarchistes qui furent ensuite emprisonnés ou exécutés après un procès truqué. Lors de la grève dite des Petites Aciéries en 1937, dont l’une des revendications était la semaine de 40 heures, la police assassina dix ouvriers devant les grilles de l’usine Republic Steel, dans le Sud de Chicago – une tuerie qui est passée dans l’histoire sous le nom du « massacre de Memorial Day » [journée en l’honneur des soldats américains morts au combat].

Aujourd’hui ont passé plusieurs décennies de guerre de classe unilatérale, menée par la bourgeoisie, et de reculades d’une bureaucratie syndicale bornée. La semaine de 40 heures a été progressivement grignotée. Le temps de travail hebdomadaire moyen pour les salariés américains à plein temps est aujourd’hui d’environ 47 heures, près d’une journée de travail supplémentaire de huit heures par semaine. Environ un salarié à plein temps sur cinq travaille 60 heures ou plus par semaine, alors que des millions de travailleurs sont au chômage ou obligés de travailler à temps partiel.

Les travailleurs doivent lutter pour une diminution de la semaine de travail sans perte de salaire, en liant le combat pour des conditions de travail décentes à la lutte pour un emploi pour tous. Une semaine de travail de 30 heures, payées 40, et le partage du travail disponible entre toutes les mains, serait un grand pas pour résoudre à la fois le chômage et les graves problèmes de sécurité dus à la fatigue et au manque de personnel.

Les capitalistes objecteront bien sûr que de telles revendications ne sont pas réalistes – du moins, s’ils doivent préserver leur indécente richesse. De fait, les besoins vitaux de la classe ouvrière se heurtent à l’incapacité du système capitaliste à les satisfaire. La lutte des travailleurs est nécessaire pour obtenir une part un peu plus grande de la richesse sociale contre une classe dirigeante capitaliste déterminée à maximiser ses profits. Mais cela n’apportera pas la solution. L’objectif doit être une société d’un genre complètement différent, une Amérique ouvrière où les richesses productives auront été arrachées des mains de l’infime minorité que représente l’élite capitaliste et mises à la disposition de l’immense majorité de la population. Pour construire une telle société, il faudra que la classe ouvrière, sous la direction d’un parti révolutionnaire, renverse le pouvoir de la classe capitaliste par une révolution socialiste et instaure un gouvernement ouvrier.

Travail et qualité de vie

Comme les batailles de classe qui ont arraché la semaine de 40 heures, l’érosion continue de cet acquis syndical historique depuis la fin des années 1970 est pour Gordon un livre fermé de sept sceaux. Pourtant, même si l’on accepte sa focalisation sur la première moitié du XXe siècle, quand la semaine de travail est passée de 60 à 40 heures, cet acquis représentait en fait quelque chose de moins qu’un changement qualitatif dans la vie des travailleurs américains. Même si Gordon déplore la montée des inégalités de revenus aux Etats-Unis ces dernières décennies, il ne traite pas et ne reconnaît même pas une inégalité plus fondamentale dans toutes les sociétés capitalistes à toutes les époques : celle entre, d’une part, l’immense majorité de ceux qui doivent accomplir ce que Marx appelait du « travail aliéné » pour obtenir les moyens de subsistance nécessaires à eux-mêmes et à leur famille, et, d’autre part, les quelques privilégiés qui peuvent se consacrer à un travail créatif et gratifiant.

Dans la préface de The Rise and Fall of American Growth, Gordon raconte que son intérêt pour les variations des taux de croissance économique et de la productivité du travail tout au long de l’histoire américaine remonte aux années où il était étudiant en économie au Massachusetts Institute of Technology au milieu des années 1960. Les recherches qu’il a menées pour écrire son livre ont été entreprises pour satisfaire sa curiosité intellectuelle, pas parce qu’il devait gagner sa vie. Mais très peu de gens peuvent s’offrir le luxe de travailler pour satisfaire leur curiosité intellectuelle ou exprimer leurs impulsions créatrices.

Voyons par exemple les employés des Presses universitaires de Princeton, qui ont transformé le manuscrit de Gordon en pages imprimées d’un livre. Certes, ils utilisent des techniques radicalement différentes de celles qu’employaient leurs prédécesseurs dans les années 1920, qui mettaient en page les livres des économistes éminents de l’époque comme Irving Fisher ou Wesley C. Mitchell. Et ils travaillent dans des locaux plus confortables. Pourtant, ils font le même type de travail pour les mêmes raisons personnelles : pour gagner leur vie.

En lisant le livre de Gordon, on pourrait conclure que la semaine de 40 heures et l’année de travail d’un peu plus de 11 mois comme aux Etats-Unis représentent le niveau le plus avancé que puisse atteindre la société pour ce qui est du temps de travail nécessaire fourni par ses membres. Mais dans une économie socialiste planifiée, il serait possible, grâce à une augmentation progressive et en forme de cercle vertueux de la productivité du travail, de réduire de façon radicale le temps de travail total nécessaire pour produire à la fois les moyens de production et les biens de consommation. En l’espace de seulement quelques générations, les gens ne travailleraient plus que, disons, 20 heures par semaine et six mois par an. Tout le monde aurait à la fois le temps disponible et l’accès aux ressources matérielles et culturelles nécessaires pour acquérir les connaissances scientifiques et techniques aujourd’hui réservées à une élite privilégiée. Il y a plus d’un siècle et demi de cela, Marx envisageait ainsi la société communiste de l’avenir :

« Le temps libre – qui est aussi bien temps de loisir que temps destiné à une activité supérieure – a naturellement transformé son possesseur en un sujet différent, et c’est en tant que tel qu’il entre alors dans le procès de production immédiat. Ce dernier est à la fois discipline, si on le considère dans la perspective de l’homme en devenir, et en même temps exercice pratique, science expérimentale, science matériellement créatrice et s’objectivant, dans la perspective de l’homme tel qu’il est au terme de ce devenir, dans le cerveau duquel existe le savoir accumulé de la société.

Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »)

Dans la société communiste de l’avenir, il y aura une augmentation considérable du nombre de personnes capables de développer des innovations techniques, à la mesure des héros du passé célébrés par Gordon, comme Thomas Edison, Karl Benz (l’inventeur de l’automobile) ou Guglielmo Marconi (un des pionniers de la radio).

La Deuxième Guerre mondiale : un exemple de capitalisme d’Etat

Pour des marxistes, la partie la plus intéressante du livre de Gordon est son analyse du « grand bond en avant » de la productivité du travail qui a eu lieu pendant la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945) et qui s’est poursuivi pendant les deux premières décennies de l’après-guerre. Gordon écrit en conclusion : « La Deuxième Guerre mondiale a sauvé l’économie américaine d’une stagnation séculaire, et un scénario hypothétique de croissance économique après 1939 qui n’inclurait pas la guerre serait lamentable dans le meilleur des cas. » C’est le seul moment de l’histoire américaine contemporaine où le développement d’unités de production utilisant de nouvelles techniques plus avancées ne fut pas déterminé par les anticipations de profits des dirigeants des grandes entreprises et des financiers de Wall Street. Pour vaincre ses ennemis capitalistes-impérialistes, le gouvernement américain – le comité exécutif de la classe dirigeante américaine dans son ensemble – décida et finança un programme sans précédent de construction d’usines et d’infrastructures industrielles.

On peut lire dans un ouvrage de référence sur l’histoire économique de la Deuxième Guerre mondiale :

« La période qui va de 1940 à 1944 a connu une expansion de la production industrielle aux Etats-Unis plus importante que pendant n’importe quelle période précédente […]. Entre 1940 et 1944, la production totale de produits manufacturés a augmenté de 300 %, et celle de matières premières d’environ 60 % . On estime que les investissements dans des usines et des infrastructures nouvelles, dont beaucoup d’investissements directs réalisés par le gouvernement, ont accru la capacité productive de l’économie de quelque chose comme 50 % . »

– Alan S. Milward, War, Economy and Society 1939-1945 (1977)

Les usines et autres infrastructures productives financées par le gouvernement furent mises gratuitement à la disposition des capitalistes privés, ce qui leur permit d’accroître fortement leurs profits pendant et après la guerre. Gordon écrit à ce sujet : « Bien que les investissements privés aient stagné dans la période 1930-1945, les investissements en capital financés par le gouvernement ont fait un bond en avant durant ces quinze années. Particulièrement notable fut la création de nouvelles usines payées par le gouvernement mais gérées par des entreprises privées pour produire du matériel et des fournitures militaires. »

Franklin Roosevelt et les autres chefs politiques de l’Etat impérialiste américain (par exemple le ministre de la Guerre Henry L. Stimson et le ministre du Trésor Henry Morgenthau) connaissaient les rouages intimes des grandes entreprises industrielles et des banques. Leur expérience de première main leur avait appris qu’ils ne pouvaient pas compter sur les mécanismes normaux du marché capitaliste pour maximiser la production d’armements en un minimum de temps. On donna donc aux grands industriels comme Henry Ford et Henry Kaiser l’assurance de profits garantis, grâce à la méthode dite du « prix de revient majoré » pour fixer les prix d’achat par l’Etat. On achetait à leurs entreprises les cuirassés, les bombardiers, les tanks, etc., en leur payant un montant correspondant au prix de revient qu’elles déclaraient, plus une marge bénéficiaire supplémentaire. Sur toute la durée de la guerre, les profits après impôts des entreprises industrielles augmentèrent de 120 %.

Bien plus important de par ses effets économiques à long terme fut le financement direct par le gouvernement de la construction d’usines et autres infrastructures industrielles. Gordon souligne que le nombre de machines-outils (l’ingrédient essentiel d’une économie industrielle) doubla entre 1940 et 1945, et que « presque toutes ces nouvelles machines-outils furent financées par le gouvernement et non par des entreprises privées ». La gigantesque chaîne d’assemblage de bombardiers construite par Ford à Willow Run, dans le Michigan, fut financée par 1e gouvernement. Il en fut de même de grands oléoducs, toujours en service aujourd’hui, construits pour relier les champs pétroliers du Texas au nord-est des Etats-Unis. En outre, les principales technologies à la base de la « troisième révolution industrielle » de Gordon, à partir des années 1960, tiraient aussi leur origine des recherches de l’armée américaine pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le prototype des gros ordinateurs, l’ENIAC (Electronic Numerical Integrator and Computer), fut développé par des savants et des ingénieurs de l’université de Pennsylvanie employés par le ministère de la guerre.

Quand l’Etat capitaliste-impérialiste américain maximisait la production, la productivité du travail et l’innovation technologique, c’était pour semer la mort et la destruction chez d’autres peuples. La percée scientifique et technique peut-être la plus importante du XXe siècle, la maîtrise de l’énergie nucléaire, fut utilisée pour incinérer la population civile des villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki.

Gordon contre les « techno-optimistes »

Dans son livre, Gordon désigne comme son adversaire principal un courant intellectuel qu’il a baptisé les « techno-optimistes » – ceux qui prévoient que des techniques nouvelles, comme la robotique et l’intelligence artificielle, amèneront l’économie américaine à l’orée d’une vague de croissance économique. Comme Gordon, ces techno-optimistes (parmi lesquels Joel Mokyr, un de ses collègues à la Northwestern University, ainsi qu’Andrew McAfee et Erik Brynjolfsson au MIT) sont convaincus que c’est avant tout l’innovation technique qui détermine l’évolution de la société. Le désaccord porte sur deux questions très différentes. L’une concerne la sphère de la consommation immédiate, l’autre la sphère de la production dans l’avenir.

Gordon argumente que l’effet des nouvelles technologies de l’information et de la communication sur la qualité de la vie quotidienne a été relativement limité comparé aux innovations et inventions majeures de 1870 à 1970. Celles-ci vont de l’eau courante, de l’éclairage électrique et du chauffage central à l’automobile, aux avions et à la télévision :

« Il y a certes des innovations continuelles depuis 1970, mais elles ont un impact moindre qu’auparavant ; elles sont focalisées sur l’industrie du divertissement et les technologies de l’information et la communication (TIC) ; les avancées dans plusieurs dimensions du niveau de vie liées à l’alimentation, à l’habillement, à l’électroménager, au logement, aux transports, à la santé et aux conditions de travail sont moins rapides qu’avant 1970. »

A un autre niveau, la controverse entre Gordon et les techno-optimistes porte sur la « futurologie » : la plus ou moins grande probabilité que de nouvelles technologies avec un fort potentiel de transformation soient développées et adoptées à une large échelle dans un avenir proche. Des deux côtés, on considère implicitement que le capitalisme est le meilleur système pour encourager l’innovation technique. Des deux côtés, bien sûr, on écarte d’un revers de main la perspective d’une économie collectivisée et planifiée.

Mokyr a publié en 2014 un article intitulé « Le prochain âge des inventions : l’avenir de la technique est plus radieux que ne veulent l’admettre les pessimistes ». Il s’y enthousiasme pour les super-ordinateurs, l’impression 3-D, le génie génétique et autres merveilles. Il ne parle cependant nulle part de salaires, de coûts de production, de marchés ou de profits. Ces catégories fondamentales qui gouvernent la production capitaliste et les investissements dans les nouvelles technologies sont semblablement absentes de son article « Notre avenir économique est-il derrière nous ? » (29 novembre 2016), une brève polémique contre le dernier livre de Gordon. Au cas improbable où Mokyr serait nommé PDG d’Apple ou de General Electric, ces entreprises risqueraient la faillite. S’il suivait ses propres recommandations, Mokyr utiliserait les équipements les plus avancés et par conséquent les plus coûteux, sans se demander si cela augmenterait les coûts de production au-delà de ceux des entreprises concurrentes.

Dans son article de 2014, Mokyr avance un argument économique à l’appui du techno-optimisme : « Une deuxième raison pour laquelle le progrès technique se poursuivra à un rythme soutenu est liée à l’émergence d’un marché mondial concurrentiel, qui encouragera la dissémination des nouvelles technologies à partir de leur lieu d’origine vers de nouveaux utilisateurs qui ne souhaiteront pas rester en arrière. » En fait, l’expansion du commerce international et de l’exportation des capitaux ne constitue guère un encouragement sans ambiguïté au développement technique. A l’époque impérialiste, l’économie internationale se heurte aux mêmes Etats-nations sur lesquels les impérialistes basent leur pouvoir, et qui constituent un obstacle au développement des forces productives de l’humanité. La production en Europe, au Japon et à certains endroits en Asie utilise effectivement des méthodes modernes. Mais le fait qu’il existe un immense réservoir de main-d’œuvre bon marché disponible dans le sous-continent indien, en Extrême-Orient et en Amérique latine a tendance à inhiber les investissements dans des technologies permettant d’économiser la main-d’œuvre, que ce soit dans le tiers-monde ou dans les centres impérialistes.

Quand les entreprises industrielles américaines ou européennes transfèrent leurs activités industrielles dans des pays pauvres, elles ont souvent tendance à utiliser des méthodes de production avec une intensité capitalistique moindre. Prenons l’industrie de l’habillement. La technique existe pour pouvoir produire des vêtements dans des usines hautement automatisées à forte intensité capitalistique, mais les entreprises trouvent qu’il est meilleur marché d’employer des ouvriers dans des néocolonies opprimées comme le Bangladesh; ces ouvriers sont payés quelques cents pour coudre des vêtements dans des conditions de travail plus proches du XIXe que du XXIe siècle.

Dans les pays du « premier monde », les connaissances scientifiques et techniques actuelles ne sont pas non plus utilisées d’une façon rationnelle et bénéfique pour la société, et dans de nombreux cas elles sont délibérément employées de manière néfaste. Prenons la recherche médicale : d’importants moyens sont consacrés au traitement de la calvitie et des troubles de l’érection, tandis qu’on investit des sommes dérisoires dans de nouveaux médicaments et de nouveaux vaccins contre des maladies tropicales potentiellement mortelles.

Rien qu’aux Etats-Unis, environ 23 000 personnes meurent chaque année d’infections dues à des bactéries résistantes aux antibiotiques. Selon une étude financée par le gouvernement britannique, d’ici le milieu du XXIe siècle jusqu’à dix millions de personnes pourraient être tuées chaque année par des bactéries résistantes si l’on ne découvre pas de nouveaux traitements. Mais malgré ce besoin social urgent, la plupart des grandes sociétés pharmaceutiques internationales ont depuis longtemps arrêté le développement de nouveaux antibiotiques en invoquant des retours sur investissement insuffisants.

De même, environ 25 millions d’Américains souffrent de ce qu’on appelle des maladies rares, comme la maladie de Charcot, la mucoviscidose ou la drépanocytose, une maladie qui touche principalement les Noirs. Mais les investissements dans la recherche de traitements pour ce genre de maladies sont notoirement insuffisants, alors même que la recherche sur les maladies rares a souvent ouvert des voies prometteuses pour le traitement de maladies plus répandues. Le Centre pour le journalisme médical de l’université de Californie du Sud explique ainsi les réticences des sociétés pharmaceutiques : « La plupart des gens disent qu’investir dans le traitement des maladies rares – qui touchent des dizaines de milliers de personnes – n’est pas rationnel commercialement. »

Mokyr, McAfee, Brynjolfsson et compagnie, faisant fi des lois qui gouvernent le mode de production capitaliste, anticipent dans un avenir proche un bond qualitatif de la productivité grâce à l’utilisation de « techniques brillantes ». Gordon accepte implicitement les limitations du système capitaliste en niant la possibilité même d’un tel scénario. Concernant la robotique, il écrit : « L’augmentation exponentielle de la vitesse et de la mémoire des ordinateurs va bien plus vite que la capacité des robots à reproduire les mouvements humains. » Il n’avance aucun argument pour expliquer pourquoi ce fossé ne pourrait pas être dans une large mesure comblé par de futures avancées des connaissances scientifiques et techniques. Il n’étudie pas les ressources actuellement consacrées à la recherche en robotique.

La plus grande partie de la recherche scientifique universitaire est directement financée par le gouvernement fédéral, et la plus grande partie des financements fédéraux sont à visée militaire. Le budget américain a consacré 6,5 milliards de dollars en 2016 à la recherche-développement par l’intermédiaire de la National Science Foundation, tandis qu’à lui seul le budget de recherche-développement de l’Armée de l’Air américaine se montait à près de 27 milliards. La recherche en sciences physiques, y compris la robotique, vise comme objectif ultime (même si ce n’est pas à court terme) à construire de meilleurs drones et autres machines destinées à faire exploser des cibles et à tuer des gens pour défendre les intérêts de l’impérialisme capitaliste. Le financement de la recherche en mathématiques vise à mettre au point des algorithmes pour préserver les secrets et les agissements de l’Etat et à déchiffrer les secrets des autres. On estime que la National Security Agency est le plus grand employeur de mathématiciens aux Etats-Unis.

A tous les niveaux, malgré sa soif d’innovation technique, le capitalisme n’est pas l’allié du progrès scientifique mais son ennemi. Qu’il s’agisse des lois sur la propriété intellectuelle, des incitations perverses du marché ou des dizaines de milliards dépensés pour développer des armes plus efficaces, le capitalisme oriente la recherche en fonction des intérêts de la classe dirigeante et de son appareil d’Etat. Si les mêmes ressources étaient consacrées à faire avancer la connaissance humaine, à augmenter le bonheur humain et à donner à l’humanité la maîtrise de son destin, ce qui pourrait être réalisé est presque inimaginable. Il faudra pour cela renverser le système capitaliste-impérialiste par une série de révolutions prolétariennes et jeter ainsi les bases d’une économie socialiste planifiée à l’échelle mondiale. C’est pour diriger le prolétariat dans cette lutte que la Ligue communiste internationale se bat pour reforger la Quatrième Internationale, le parti mondial de la révolution socialiste.

Le Bolchévik nº 223

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