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Le Bolchévik nº 222

Décembre 2017

La leçon centrale : il faut un parti bolchévique

Comment la classe ouvrière a pris le pouvoir en 1917

Pour de nouvelles révolutions d'Octobre !

Nous reproduisons ci-après, revue pour publication, la présentation de notre camarade Robert Carlyle lors du meeting de la LTF à Paris le 28 septembre.

* * *

Nous fêtons cette année le centième anniversaire de la Révolution russe. Pour la première fois dans l’histoire, le prolétariat a renversé en Octobre 1917 la bourgeoisie et pris le pouvoir d’Etat, sous la direction d’un parti consciemment marxiste, prolétarien et internationaliste. Sans ce parti, la révolution n’aurait jamais eu lieu. Et nous allons parler ce soir des qualités exceptionnelles, dans l’histoire, de ce parti, qui ont permis la victoire.

Un parti bolchévique doit être la mémoire de la classe ouvrière, la mémoire de toutes les leçons de la lutte des classes, notamment, mais pas seulement, celles de la classe ouvrière. Mais pour comprendre la signification historique de cette expérience, il faut une théorie scientifique, il faut assimiler les leçons contenues dans les avancées théoriques du passé et qui sont passées par l’épreuve de l’histoire du mouvement ouvrier. La conscience incarnée par le parti marxiste représente le plus haut niveau de conscience de classe du prolétariat ; la classe ouvrière ne peut accéder par elle-même à un niveau de conscience de classe aussi élevé à travers sa propre expérience de la réalité quotidienne de l’oppression dans une société capitaliste.

A l’aube du capitalisme, la bourgeoisie révolutionnaire a pu s’organiser derrière ses propres intérêts de classe dans le cadre de l’ordre féodal car elle avait sa propre économie, sa religion, sa philosophie et ses écoles : c’est son propre développement organique qui la mena au conflit avec le régime féodal. Pour renverser celui-ci, il lui suffisait de prendre conscience des restrictions politiques qui entravaient son développement économique et culturel, et de s’y opposer.

Aujourd’hui, c’est la classe ouvrière, et elle seule, qui peut fonder un nouvel ordre social supérieur au capitalisme. Il permettra un développement considérable des forces productives dans l’intérêt de tous les opprimés, grâce à l’expropriation des capitalistes, la socialisation des moyens de production et la réorganisation de cette dernière sur une base collectiviste internationale. Car c’est la classe ouvrière dont le travail produit les profits qui sont à la base même du fonctionnement de l’économie capitaliste. Elle seule a un intérêt historique fondamental à renverser le capitalisme, et la force sociale pour cela du fait de sa position dans la production.

Mais, contrairement à la bourgeoisie à l’époque féodale, le prolétariat ne peut pas construire les institutions de la nouvelle société au sein même du système existant, et en dehors du parti révolutionnaire il n’a aucun lieu où conserver la conscience de son rôle historique, ni aucune garantie de son développement sur les plans théorique et pratique.

Un tel parti est le seul instrument pouvant introduire cette conscience révolutionnaire au sein de la classe ouvrière. Cela doit venir forcément de l’extérieur de la classe ouvrière, parce que l’expérience quotidienne de celle-ci ne peut l’amener qu’à une « conscience bourgeoise », comme le disait Lénine, c’est-à-dire à chercher à défendre ses acquis ou améliorer son propre sort sans sortir du cadre de la société bourgeoise.

Parce qu’elle est exploitée et opprimée sous le capitalisme, la classe ouvrière est inégalement développée, souvent passive, divisée, avec des positions rétrogrades sur de nombreuses questions culturelles et sociales, du moins tant qu’elle n’a pas une direction déterminée à dépasser la fausse conscience imposée au prolétariat sous le capitalisme. Sans un parti marxiste, la classe ouvrière lutte seulement contre des aspects partiels de la domination bourgeoise. Elle gagne des acquis importants par la lutte des classes, mais ces acquis demeurent réversibles sous le capitalisme. Pour ne pas être rejetée en arrière, elle a besoin d’un parti pour saisir le lien entre ces aspects partiels et acquérir une vision d’ensemble pour élaborer une stratégie permettant de renverser le capitalisme.

La trahison des sociaux-démocrates en 1914

En février 1917, la Première Guerre interimpérialiste mondiale dévastait l’Europe depuis déjà deux ans et demi. Des millions et des millions d’ouvriers et de paysans avaient été envoyés au massacre par leur bourgeoisie, pour défendre les profits et les marchés des exploiteurs. C’est pour défendre les intérêts de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers russes que la Russie faisait la guerre.

Mais la guerre avait révélé une caractéristique du mouvement ouvrier moderne qui, jusqu’alors, ne s’était pas manifestée pleinement et n’avait pas été pleinement comprise. Quand la guerre éclata, l’immense majorité des partis socialistes de presque tous les pays belligérants, organisés au sein de l’Internationale « socialiste », se rallièrent à leur propre bourgeoisie en prenant la défense de la « patrie ». Les bolchéviks furent presque les seuls à ne pas trahir le marxisme. Ils mirent en avant la perspective internationaliste de la défaite de leur propre bourgeoisie, dans le but de transformer la guerre impérialiste en guerre civile de la classe ouvrière, à la tête de tous les opprimés, contre la classe dirigeante.

Les vieux partis de la Deuxième Internationale avaient toujours eu leur aile droite opportuniste. Cependant, on pensait généralement que dès que la classe ouvrière s’engagerait dans l’action révolutionnaire ces éléments reviendraient dans le giron « révolutionnaire ». Mais l’énormité de la trahison d’août 1914 montra qu’il ne s’agissait pas seulement d’une aile droite déformant le marxisme, mais de la victoire d’une tendance représentant une classe ennemie, la bourgeoisie, à l’intérieur même du mouvement ouvrier. Comme l’expliquait Lénine dans sa brochure « Le socialisme et la guerre » (1915) :

« La base économique de l’opportunisme est la même que celle du social-chauvinisme : les intérêts d’une mince couche d’ouvriers privilégiés et de la petite bourgeoisie, qui défendent leur situation privilégiée, leur “droit” aux miettes des profits réalisés dans le pillage des autres nations par “leur” bourgeoisie nationale, grâce aux avantages attachés à sa situation de grande puissance, etc. […]

« L’opportunisme s’est pleinement “épanoui”, il a joué jusqu’au bout son rôle d’émissaire de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier. »

Ces émissaires de la bourgeoisie à l’intérieur du mouvement ouvrier veulent le maintenir dans la limite d’idéologies qui ne menacent pas l’ordre bourgeois.

En engageant le combat contre les sociaux-chauvins de la Deuxième Internationale dès le début de la guerre, Lénine tira les conclusions organisationnelles qu’imposait cette bataille. Il appela à scissionner d’avec les chauvins, traîtres à la classe ouvrière, et ce faisant il leva l’étendard d’une nouvelle Internationale, une Internationale communiste qui exclurait les traîtres de la vieille social-démocratie et qui les combattrait. En Russie, on trouvait ces « émissaires de la bourgeoisie » parmi les dirigeants menchéviks, qui représentaient le plus clairement cette couche « privilégiée » du mouvement ouvrier russe, même si elle était relativement mince en comparaison avec la France et la Grande-Bretagne.

Certains dirigeants menchéviks s’opposaient pour la forme à la guerre, pendant que d’autres participaient au Comité des industries de guerre chargé de gérer l’effort de guerre. Aussi, leurs dirigeants et leurs porte-parole échappèrent dans une large mesure à la répression gouvernementale féroce qui frappait les bolchéviks. Les dirigeants bolchéviques les plus en vue furent envoyés en Sibérie et l’organisation bolchévique fut décapitée à Petrograd (Saint-Pétersbourg), la ville qui allait jouer le rôle le plus important en 1917.

La révolution de Février

C’est dans ce contexte qu’éclata la révolution, le 23 février selon l’ancien calendrier orthodoxe (8 mars selon le nouveau calendrier : la Journée internationale des femmes). L’étincelle fut la grève d’une des couches les plus opprimées du prolétariat de Petrograd, les ouvrières du textile. Tous les dirigeants ouvriers, des syndicats comme des partis, furent pris par surprise. Aucun des partis ouvriers n’appelait à la grève le 23 ; ils avaient seulement prévu des réunions, cercles de discussion, etc., pour célébrer cette journée.

La grève devint générale, et bien vite se transforma en une insurrection armée. Au bout de cinq jours, l’armée s’était mutinée, refusant de tirer sur les manifestants ouvriers, et le soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd se réunissait pour la première fois depuis 1905. Un « gouvernement provisoire » fut constitué, la monarchie était tombée.

Mais le résultat de la révolution de Février recelait un grand paradoxe. La révolution avait triomphé grâce à l’organisation et à la lutte de classe ouvrière. Mais le gouvernement sorti de ces luttes était bourgeois, composé de grands propriétaires fonciers et d’industriels capitalistes, et dirigé par un prince ! C’est le paradoxe de Février, et il faut l’expliquer.

On confond très souvent combativité et conscience de classe. C’est particulièrement vrai des militants de Lutte ouvrière (LO). Si vous regardez les ouvriers qui renversèrent le vieil ordre tsariste en février 1917, ils ne manquaient pas de combativité. Ce qui leur manquait, c’était la conscience bolchévique !

Ces ouvriers courageux avaient appris pas mal de choses notamment pendant la révolution de 1905. Le prolétariat de Petrograd avait alors créé des soviets (conseils ouvriers). En 1917, ces soviets étaient ouverts exclusivement aux ouvriers mais aussi aux paysans opprimés qui portaient l’uniforme de soldat, parce que l’armée russe était dans son écrasante majorité recrutée parmi l’immense paysannerie de la Russie rurale. Les ouvriers n’étaient prêts à suivre que ceux qui s’opposaient non seulement à la monarchie, mais aussi à la bourgeoisie. Donc ils votaient dans les soviets pour les socialistes.

Mais ce qu’ils ne comprenaient pas, c’est que les organisations menchévique et socialiste-révolutionnaire (SR) étaient dirigées par des « socialistes » qui étaient la version russe des « émissaires de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier ». Et c’étaient ces « socialistes » qui, dès le 27 février, s’étaient précipités pour mettre sur pied un nouveau gouvernement provisoire auprès de qui ils pensaient jouer un rôle de « conseillers » : ils avaient remis le pouvoir à la bourgeoisie et politiquement exproprié la classe qui avait chassé le tsar. Quant aux bolchéviks, à leur sortie de prison, ils allèrent dans les quartiers ouvriers organiser la lutte.

Le rôle des bolchéviks dans la révolution de Février

Ce ne sont donc pas les bolchéviks qui avaient déclenché la révolution, mais cela ne veut pas dire qu’ils ne jouèrent aucun rôle dans ces événements, comme le prétend Olivier Besancenot avec une mauvaise foi imbibée d’anticommunisme dans le livre qu’il vient de sortir (Que faire de 1917 ?). Besancenot déclare ainsi : « Le parti bolchevique ne fait qu’accompagner la résistance populaire sans réelle conviction, certain que les conditions d’une insurrection ne sont pas réunies » ! Et tout son livre est à l’avenant, décrivant un parti bolchévique tentant du début à la fin de freiner les masses révolutionnaires. Il confond délibérément l’avant-garde et l’arrière-garde.

Voici plutôt ce que dit Trotsky lui-même dans son Histoire de la Révolution russe. Après avoir souligné comment la direction bolchévique à Petrograd avait effectivement été surprise, se retrouvant les premiers jours à la traîne des éléments les plus avancés de la classe ouvrière, il aborde la question de la conscience politique de ceux qui étaient à la tête de cette lutte mais dont les noms sont restés inconnus : « Ces anonymes, rudes politiques de l’usine et de la rue, n’étaient pas tombés du ciel ; ils devaient avoir été éduqués. » Et il ajoute :

« A la question posée ci-dessus : qui donc a guidé la Révolution de Février ? nous pouvons par conséquent répondre avec la netteté désirable : des ouvriers conscients et bien trempés qui, surtout, avaient été formés à l’école du parti de Lénine. Mais nous devons ajouter que cette direction, si elle était suffisante pour assurer la victoire de l’insurrection, n’était pas en mesure de mettre, dès le début, la conduite de la révolution entre les mains de l’avant-garde prolétarienne. »

Si les bolchéviks n’ont pas joué un rôle plus important encore dès le début, c’est donc en partie parce que beaucoup de leurs dirigeants étaient en prison. Mais ils se retrouvèrent aussi désorientés sur place par le cours que prenait la révolution. Et tant que le Parti bolchévique n’avait pas compris la nature de la révolution et le rôle que lui seul pouvait jouer, il n’y aurait pas de révolution d’Octobre. Lénine, lui, avait tiré des leçons cruciales de l’expérience de la guerre, mais il était en exil en Suisse et en avance sur son parti sur le plan théorique. Il devait d’abord gagner le parti à ses vues.

Les trois conceptions de la Révolution russe

Au lendemain de la Révolution russe de 1905, trois théories étaient avancées au sein du mouvement ouvrier sur le développement de la future révolution. La Russie était un pays semi-féodal où l’aristocratie était encore au pouvoir à travers les institutions tsaristes. Une bourgeoisie avait commencé à se développer, notamment par l’importation d’usines modernes clés en main et la création d’un prolétariat jeune fraîchement arraché de sa terre.

Sur cette base, les menchéviks déclaraient que la révolution aurait pour tâche de renverser le féodalisme, ouvrant la voie à une période prolongée de développement capitaliste où, dans un futur indéterminé, se poserait la question de la révolution socialiste. Ils en concluaient que la classe ouvrière devait aider la bourgeoisie à prendre le pouvoir.

Lénine s’opposait à cette perspective. Pour lui, une composante cruciale de la révolution serait constituée par un soulèvement paysan contre les propriétaires fonciers féodaux. La bourgeoisie urbaine était liée par mille liens aux propriétaires fonciers et elle ne tolérerait pas un soulèvement paysan remettant en cause la propriété privée, fût-ce celle de la terre. Ce n’était pas elle qui allait mener la révolution bourgeoise contre les féodaux.

C’est pourquoi Lénine comprenait que, pour la victoire de la révolution, il fallait un bloc entre les ouvriers et les paysans, ce qu’il avait longtemps exprimé dans le mot d’ordre de la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », qu’il voyait comme le premier maillon de la révolution prolétarienne européenne et mondiale, où le prolétariat des pays industrialisés avancés prendrait le relais de la révolution russe.

Mais il y avait une faiblesse théorique dans la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ». Elle mettait sur le même pied une classe socialiste et une classe essentiellement capitaliste : la paysannerie aspire tout d’abord à posséder sa terre et ses propres moyens de production. Cette formule avait permis aux bolchéviks de s’orienter correctement pendant les années de réaction qui avaient suivi la victoire de la contre-révolution en 1905, en opposition à la perspective menchévique de collaboration de classe avec la bourgeoisie. Mais, l’autocratie une fois renversée, elle s’avérait maintenant insuffisante.

Il y avait une troisième perspective, avancée dès après la révolution de 1905, notamment par Trotsky. Celui-ci était d’accord avec les bolchéviks, contre les menchéviks, que la seule force pouvant donner une direction révolutionnaire était non pas la bourgeoisie mais le prolétariat. Mais il ajoutait que la paysannerie, une classe rurale dispersée, serait incapable de jouer un rôle indépendant dans la révolution. Elle aurait à suivre ou la bourgeoisie, ou le prolétariat, car telle est la nature des forces petites-bourgeoises coincées entre les deux classes fondamentales de la société capitaliste. Seul le prolétariat pouvait diriger la révolution, en prenant la tête d’une insurrection paysanne dans les campagnes.

Mais une fois au pouvoir, afin de vaincre les forces coalisées de la réaction féodale et de la bourgeoisie, il serait forcé d’aller plus loin que la révolution démocratique et de mettre en œuvre un programme socialiste dans le cadre d’une perspective socialiste mondiale, seul espoir de succès pour la révolution russe. C’est cela la théorie de la révolution permanente.

Les Thèses d’avril et le réarmement du Parti bolchévique

Donc quand la révolution éclata en février, les dirigeants menchéviks s’attelèrent à mettre les travailleurs à la remorque de la bourgeoisie pour réaliser une révolution bourgeoise. Mais que firent les dirigeants bolchéviks sur place ? Pour les marxistes, la théorie est un guide pour l’action, et en pleine révolution de Février la boussole historique du parti ne pouvait les guider. Au nom de la « dictature démocratique », les bolchéviks tendaient vers le soutien critique au gouvernement provisoire bourgeois, une tendance qui devint encore plus prononcée avec le retour de déportation des dirigeants bolchéviques Staline et Kamenev à la mi-mars.

Si, au contraire, on lit les écrits de Lénine après Février puis son arrivée à Petrograd le 3 avril, on ne peut manquer de voir la perspective de la révolution permanente de Trotsky. Aucun soutien au gouvernement provisoire des capitalistes et des propriétaires fonciers. Aucune unité avec les menchéviks. Armement des ouvriers et des paysans sous la direction des ouvriers. La révolution doit être prolétarienne, la classe ouvrière s’appuyant sur la paysannerie.

Et il y eut une lutte à l’intérieur du Parti bolchévique, une dure bataille menée par Lénine pour le réorienter. Elle dura plusieurs semaines. Mais le parti avait été nourri de marxisme depuis sa création, comme en témoignent ses années de lutte contre l’opportunisme menchévique, concrétisées par la rupture définitive avec les menchéviks en 1912. Aussi, l’opposition à Lénine ne dura pas longtemps et il n’y eut ni scission ni désertion significative pendant cette bataille. Le parti fut gagné relativement sans douleur à la ligne de Lénine.

Mais Lutte ouvrière (qui, contrairement aux NPA, PCF etc., se revendique ouvertement de Lénine et de la Révolution russe) présente une vision déformée de cette bataille, conforme à sa glorification économiste de la conscience de la classe ouvrière. Elle écrit dans un article de son journal (7 avril) intitulé « Le retour de Lénine et les thèses d’avril » :

« La discussion au sein du Parti bolchevik se poursuit pendant des jours, et c’est finalement l’adhésion des ouvriers, de la base du parti, qui permet à l’orientation définie par Lénine de l’emporter. »

LO fait subrepticement un amalgame entre « des ouvriers » et « la base du parti ». Les premiers éléments gagnés par Lénine venaient notamment du quartier de Vyborg, un bastion prolétarien, et ce n’est pas un hasard, mais Lénine trouva un point d’appui parmi les cadres ouvriers du parti conscients et éprouvés de ce bastion ! Quant à la masse « des ouvriers » en général, Trotsky raconte que, dès son arrivée à Petrograd, Lénine expliqua que « le prolétariat n’est pas suffisamment conscient ni suffisamment organisé. Il faut le reconnaître. » Lénine n’enjolivait jamais la conscience de la classe ouvrière. Comme le dit Trotsky :

« La force temporaire des social-patriotes et la faiblesse dissimulée de l’aile opportuniste des bolchéviks résidaient en ceci que les premiers s’appuyaient sur les préjugés et illusions actuels des masses, tandis que les seconds s’y accommodaient. »

C’est le contraire de ce que dit LO. Les opportunistes à l’intérieur du Parti bolchévique capitulaient devant la conscience de la masse des sans-parti ! Un autre exemple. Le Parti bolchévique avait publiquement rompu avec les opportunistes menchéviques en 1912, après une bataille longue et acharnée. Mais comme l’immense majorité des ouvriers ne voyaient aucune raison à l’existence de deux partis de la « social-démocratie », ils exerçaient une énorme pression sur les bolchéviks pour les inciter à fusionner avec les menchéviks. Et la direction bolchévique à Petrograd l’envisageait au moment du retour de Lénine en avril. Dans son Histoire, Trotsky note qu’à la mi-juin encore, dans de nombreux centres industriels hors de la capitale, les bolchéviks étaient toujours dans la même organisation que les menchéviks !

Le fil conducteur qui traverse le choix de citations de LO (et ses omissions), c’est que le Parti bolchévique a peut-être réussi à organiser les travailleurs, mais que c’étaient les travailleurs eux-mêmes qui étaient spontanément conscients de ce qu’il fallait faire. La réalité était tout autre. Ce n’est que fin août 1917 que les bolchéviks gagnèrent une majorité de délégués au soviet de Petrograd. Avant cette date, la majorité de la classe ouvrière soutenait les menchéviks ou les SR, et envoyait des délégués de ces partis aux soviets, alors même que ceux-ci participaient au gouvernement bourgeois !

Les journées d’avril, la paix et l’oppression nationale

Entre février et octobre 1917, il se produisit trois grandes mobilisations où les bolchéviks durent freiner les masses dont le « radicalisme » et l’impatience menaçaient la révolution elle-même. La première eut lieu en avril et elle était directement liée à la guerre impérialiste qui continuait de faire rage. Les menchéviks et les SR soutenaient maintenant ouvertement leur propre pays dans la guerre impérialiste. Les bolchéviks demeuraient défaitistes, car la nature impérialiste de la guerre n’avait pas changé.

Le ministre des Affaires étrangères du Gouvernement provisoire, Milioukov, écrivit une lettre aux alliés impérialistes de la Russie (la France et la Grande-Bretagne) pour leur assurer que, malgré la révolution, la Russie poursuivrait l’effort de guerre. Les ouvriers, et particulièrement la masse des soldats à Petrograd, multiplièrent les protestations, avec des rassemblements de milliers de manifestants armés et de violents affrontements avec des contre-révolutionnaires.

Le mot d’ordre bolchévique était alors « Tout le pouvoir aux soviets ! », dans la perspective d’un transfert du pouvoir du Gouvernement provisoire bourgeois aux soviets ouvriers. Mais certains éléments impatients, y compris certains bolchéviks, avancèrent le mot d’ordre « A bas le Gouvernement provisoire ! » Lénine caractérisa cette attitude comme de l’aventurisme, car le parti n’avait pas encore l’assise suffisante dans les masses. Pendant toute cette période, Lénine et ses camarades étaient pleinement conscients de la manière dont la Commune de Paris de 1871 s’était retrouvée isolée avant que le reste du pays ne puisse être gagné à la nécessité de la défendre. Les bolchéviks ne voulaient pas d’une répétition sanglante de la défaite de la Commune à Petrograd ! Il fallait que l’insurrection paysanne ait suffisamment mûri dans les campagnes.

Le bloc des menchéviks et des SR soutenait de façon « conditionnelle » l’offensive militaire en la masquant d’un appel à une paix « sans annexions ». Les bolchéviks aussi s’opposaient aux annexions de peuples et de nations par les puissances impérialistes ; ils appelaient à publier les traités secrets conclus par la Russie avec ses alliés impérialistes, qui prévoyaient que la Russie devait recevoir Constantinople, l’Arménie et le Nord de l’Iran comme butin de guerre. Mais ils insistaient sur le fait que s’opposer aux annexions voulait dire aussi s’opposer aux résultats des annexions précédentes, par exemple l’annexion de longue date de l’Irlande par la Grande-Bretagne et celle de l’Afrique du Nord par la France.

Le rôle d’un parti d’avant-garde est de lutter pour changer la conscience des masses. Donc les bolchéviks se battaient farouchement contre les « annexions » historiques de l’impérialisme russe en appelant ouvertement au droit à l’indépendance de l’Ukraine, de la Géorgie et des autres peuples opprimés par les Grands-Russes, parce que le chauvinisme grand-russe infectait aussi de larges couches de la paysannerie et de la classe ouvrière russes. Moins de la moitié de la population était ethniquement russe ! Cet aspect du programme bolchévique fut crucial pour la victoire de la révolution.

Juin : l’influence grandissante des bolchéviks

Les événements de juin furent déclenchés parce que la classe ouvrière et les soldats virent, de façon tout à fait compréhensible, un changement dangereux dans la situation. Le Gouvernement provisoire, avec le soutien du soviet de Petrograd dirigé par les menchéviks et les SR, commença à diriger la répression contre les organisations des ouvriers radicalisés eux-mêmes. L’impatience grandissante des ouvriers et des soldats alimentait de façon tout à fait compréhensible l’influence croissante de diverses forces anarchistes, qui faisaient de l’agitation pour le renversement immédiat du Gouvernement provisoire. Cette idée faisait son chemin parmi les éléments superficiellement les plus combatifs de la classe ouvrière.

Les bolchéviks cherchèrent à donner une expression organisée et appropriée à la montée de la colère dans la classe ouvrière ; ils appelèrent à une manifestation sans armes le 10 juin. Les dirigeants menchéviks et SR, s’alarmant de l’influence croissante des bolchéviks, interdirent cette manifestation et menacèrent d’exclure les bolchéviks du soviet. Ils appelèrent alors à leur propre manifestation le dimanche suivant, le 18 juin.

Au lieu de devenir un point de ralliement pour soutenir les dirigeants traîtres du soviet, cette manifestation devint un indicateur de l’immense influence que les bolchéviks avaient acquise parmi les ouvriers et les soldats. Les mots d’ordre bolchéviques « A bas les dix ministres capitalistes ! » et « Tout le pouvoir au soviet ! » résonnèrent pendant des heures devant les dirigeants réformistes du soviet, montrant la défiance grandissante des masses vis-à-vis du Gouvernement provisoire. Mais les bolchéviks n’avaient pas encore gagné la majorité dans le soviet de Petrograd.

De Juillet à Octobre

Les journées de Juillet furent à de nombreux égards une expression encore plus crue de la même contradiction. Le gouvernement avait lancé une nouvelle offensive sur le front, et tout le monde savait que c’était un prétexte pour éloigner les régiments les plus révolutionnaires de la capitale et les envoyer se faire tuer. C’était un pas supplémentaire dans la voie de l’écrasement de la révolution. L’indignation fut générale et la mobilisation enfla.

Les bolchéviks dirigeaient la classe ouvrière à Petrograd : ils ne pouvaient la laisser désorganisée face à la réaction. Ils décidèrent donc de prendre la direction des manifestations, pour essayer de les organiser. Il fallait encore combattre l’impulsion des éléments les plus inexpérimentés parmi la classe ouvrière et les soldats à chercher de façon prématurée à prendre le pouvoir. Encore une fois, la combativité ne suffit pas. L’insurrection est un art, comme l’expliquaient Marx et Engels.

Mais la répression frappa durement les bolchéviks ; leur presse fut interdite et leurs locaux saisis, avec le soutien des dirigeants menchéviks et SR qui hurlaient à la mort contre eux. Beaucoup de dirigeants bolchéviks furent arrêtés, dont Trotsky. Lénine dut se cacher. Le Gouvernement provisoire, avec la bénédiction du soviet lui-même, commença à désarmer les régiments révolutionnaires et la classe ouvrière elle-même.

Le 10 juillet, Lénine faisait remarquer : « Organisée, consolidée, la contre-révolution s’est emparée, en fait, du pouvoir d’Etat. » Il notait que pour la première fois depuis Février, « tous les espoirs fondés sur le développement pacifique de la révolution russe se sont à jamais évanouis ». Il en concluait qu’il fallait « concentrer ses forces, les réorganiser et se préparer fermement à l’insurrection armée ». Et Lénine engagea le parti dans cette voie.

Dans son livre sur 1917, Besancenot prétend mensongèrement que Lénine lui-même aurait fortement hésité et tergiversé sur la question de l’insurrection, comme si il n’avait tenu qu’à un fil que Lénine aurait pu tout aussi bien renoncer à la révolution. En fait, Lénine était toujours à l’avant-garde du parti, manœuvrant dans une situation changeante pour garder le cap.

Les bolchéviks retirèrent leur mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! », parce que les soviets, sous leur direction menchéviks/SR, étaient passés du côté de la contre-révolution. Lénine commença à chercher une autre base organisationnelle pour un régime prolétarien, et il pensa aux comités d’usine qui étaient beaucoup plus réactifs aux changements dans la conscience que la classe ouvrière avait de la situation. Lénine ne fétichisa jamais la forme aux dépens du contenu politique.

Cependant, l’ampleur de la réaction et le rôle traître des dirigeants du soviet firent l’effet d’une douche froide pour la classe ouvrière, qui assimilait peu à peu les leçons des journées de Juillet. La menace d’un coup d’Etat contre-révolutionnaire se concrétisa au mois d’août, en la personne du général tsariste Kornilov. Le chef du gouvernement lui-même, Kerenski, joua d’ailleurs un rôle important dans la mise en selle de Kornilov.

La menace représentée par l’offensive de Kornilov contre Petrograd poussa la classe ouvrière à agir, et ce furent les bolchéviks qui prirent la tête du mouvement. Les forces kornilovistes furent désintégrées par les agitateurs révolutionnaires qui infiltrèrent leurs rangs et gagnèrent les soldats à la cause de la révolution. Les ouvriers qui s’étaient armés et préparés à combattre devinrent le noyau du futur Etat ouvrier soviétique.

Une dernière remarque sur la conscience révolutionnaire et « l’art de l’insurrection ». Une composante conspirative est nécessaire dans l’organisation de la prise du pouvoir par le prolétariat. Dans une récente brochure publiée par l’Humanité, le PCF, de son côté, dénonce la prise du pouvoir par Lénine comme un coup d’Etat secret (voir le Bolchévik n° 221). Un « secret » ? Le dimanche 22 octobre, les bolchéviks organisèrent une série de meetings d’usine de masse dans tout Petrograd. Des centaines de milliers d’ouvriers y participèrent. Dans chacun de ces meetings, les représentants bolchéviks demandaient aux ouvriers de prêter ce serment : nous lutterons et nous mourrons pour un gouvernement ouvrier basé sur les soviets. L’insurrection eut lieu le 25 (7 novembre selon le nouveau calendrier).

La révolution d’Octobre ne fut pas un coup d’Etat. Ce fut la première révolution prolétarienne victorieuse de l’histoire. En avant vers de nouvelles révolutions d’Octobre !

Le Bolchévik nº 222

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