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Le Bolchévik nº 208

Juin 2014

Kiev donne libre cours à la terreur fasciste à Odessa

L’impérialisme occidental derrière la répression sanglante en Ukraine

Donetsk et Louhansk ont le droit de se gouverner eux-mêmes !

Nous reproduisons ci-dessous un article paru en anglais dans le journal de nos camarades américains, Workers Vanguard (n° 1046, 16 mai). Toutefois, nous avons conclu après discussion dans notre internationale que le terme d’« interpénétration » entre Russes et Ukrainiens n’était pas approprié pour décrire la situation dans l’Est de l’Ukraine, et nous avons utilisé pour cette traduction plutôt le terme de « population mélangée ».

Comme le rappelle notre secrétariat international dans une motion en date du 30 mai, « le terme de “peuples interpénétrés” n’est pas pour nous une caractérisation sociologique ; il a une signification programmatique : il décrit une situation où deux ou plusieurs peuples revendiquent le même territoire, si bien que sous le capitalisme le droit démocratique à l’autodétermination nationale ne peut s’appliquer pour un peuple sans que soit violé celui de l’autre ou des autres. » (On se reportera pour une discussion de ce concept à notre article sur la Crimée en page 28.)

Il y a eu un vote à une écrasante majorité pour l’autonomie, y compris le droit à l’indépendance, dans les provinces de Donetsk et de Louhansk, ce qui montre encore que la population n’y est pas interpénétrée. Dans le cas de l’Est de l’Ukraine il n’y a pas une histoire de conflit interethnique entre Russes et Ukrainiens. La principale ligne de fracture ethnico-nationale en Ukraine passe entre les trois provinces historiquement catholiques uniates de l’Ouest, qui aujourd’hui dominent le gouvernement de Kiev, et l’Est orthodoxe et davantage russophone.

* * *

12 mai – Le massacre de plus de 40 personnes dans la ville ukrainienne d’Odessa le 2 mai dernier est le résultat direct du coup d’Etat du 22 février. Ce coup d’Etat, qui a mis au pouvoir à Kiev un nouveau gouvernement soutenu par l’impérialisme occidental, avait des fascistes pour fer de lance. Les néo-nazis de « Secteur droite » avaient joué un rôle majeur dans les manifestations de la place Maïdan qui l’avaient préparé ; ils ont été à Odessa à l’avant-garde de l’attaque lancée contre l’immeuble des syndicats où s’étaient réfugiés des manifestants anti-gouvernementaux. Les nervis fascistes ont incendié un campement situé près de l’immeuble avant de jeter des cocktails Molotov qui ont mis le feu au bâtiment et de tirer sur ceux qui tentaient d’échapper aux flammes. Plusieurs personnes qui avaient survécu à l’incendie, dont un sympathisant du groupe de gauche Borotba, ont été abattues ou tabassées à mort. Les murs de l’immeuble ont été couverts de croix gammées et de graffitis « SS galiciens » – en référence aux forces ukrainiennes qui avaient combattu aux côtés des nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Le jour même du massacre d’Odessa, le gouvernement de Kiev lançait une offensive militaire contre Sloviansk, une des nombreuses villes et bourgades de l’Est de l’Ukraine dont les habitants se sont révoltés contre le régime. Le bilan de la répression dans l’Est du pays et à Odessa est déjà de plus de cent morts, et le gouvernement d’Arsenii Iatseniouk (actuellement l’homme des Américains) et d’Oleksandr Tourtchinov est déterminé à écraser toute résistance dans cette région avant l’élection présidentielle prévue pour le 25 mai. La réaction de Barack Obama à ce carnage : « Le gouvernement ukrainien a le droit et la responsabilité de faire respecter la loi et l’ordre sur son territoire. »

Loin d’apaiser la colère populaire à l’encontre du gouvernement central, l’assassinat de ces manifestants a encore davantage poussé l’Ukraine au bord de la guerre civile. Tandis que le Premier ministre Iatseniouk se rendait à Odessa deux jours après le massacre, des militants libéraient 67 manifestants anti-gouvernementaux détenus au commissariat de police. Les insurgés dans l’Est de l’Ukraine, une région industrielle majoritairement russophone, continuent d’occuper des bâtiments du gouvernement et de la police et de prendre les armes. Des manifestants se sont mobilisés dans plusieurs dizaines de villes et de bourgades contre la tentative du régime, issu du coup d’Etat de février, d’interdire l’usage du russe comme langue officielle ; ils protestaient aussi contre la présence au gouvernement du parti fasciste Svoboda, qui contrôle entre autres le Ministère de l’Intérieur ainsi que le poste de procureur général. Accusé par Secteur droite d’être « libéral » et « conformiste », Svoboda est l’héritier du mouvement nationaliste ukrainien, dirigé par Stepan Bandera, qui avait collaboré militairement avec l’Allemagne nazie et assassiné en masse Juifs, communistes, soldats soviétiques et Polonais.

Svoboda et Secteur droite sont principalement basés dans l’Ouest de l’Ukraine, le cœur du nationalisme ukrainien et de l’Eglise catholique uniate (de rite oriental) contrôlée par le Vatican ; ce sont des ennemis de tous les travailleurs et de toutes les minorités en Ukraine. Ils représentent une menace immédiate et mortelle pour la population dans l’Est de l’Ukraine, où l’Eglise orthodoxe russe est la religion majoritaire, et à Odessa, une ville cosmopolite où des milliers de Juifs avaient été massacrés en 1941 par les troupes roumaines alliées de l’Allemagne. La nouvelle Garde nationale ukrainienne, une des forces qui combattent les insurgés dans l’Est du pays, compte dans ses rangs des éléments de Secteur droite et d’autres milices fascistes. A Odessa, les responsables de la communauté juive ont annoncé qu’ils avaient établi des plans pour protéger les enfants juifs si la violence d’extrême droite éclatait à nouveau, dans cette ville où un mémorial de l’Holocauste et un cimetière juif ont été récemment couverts de croix gammées, insignes de Secteur droite et menaces de mort. La profanation ou le déboulonnage des statues de Lénine dans tout l’Ouest de l’Ukraine est aussi la marque de l’anticommunisme fanatique des « banderovtsy » (partisans de Bandera).

Les mineurs de Ienakiev, dans la province de Donetsk, ont occupé début mai une usine sidérurgique appartenant au groupe Metinvest aux cris de « Nous ne leur pardonnerons pas Odessa ! » Le principal actionnaire de Metinvest est le multimilliardaire Rinat Akhmetov, l’un de ces oligarques ukrainiens que beaucoup de travailleurs haïssent. On rapporte que 2 000 mineurs de charbon se sont mis en grève le mois dernier près de Donetsk contre une retenue scandaleuse de 10 % sur les salaires décrétée par le gouvernement central pour contribuer à financer les réparations dans le centre de Kiev après les affrontements qui avaient conduit au coup d’Etat. Les slogans anti-Union européenne (UE) qui ont fait leur apparition dans les manifestations à Donetsk, à Sloviansk et dans d’autres villes de l’Est témoignent de la crainte que les tentatives du gouvernement pour rejoindre l’UE se traduisent par un désastre économique, notamment pour les mineurs et les ouvriers d’usines de cette région déjà mal en point. Etroitement liées à l’économie russe, les industries relativement vétustes de l’Est de l’Ukraine seraient balayées par la concurrence des Etats avancés de l’UE, et notamment de l’Allemagne.

La répression dans l’Est de l’Ukraine et à Odessa a renforcé l’hostilité envers Kiev, comme en témoignent les longues files d’attente des habitants venus voter pour l’autonomie dans les référendums organisés le 11 mai dans les provinces de Donetsk et de Louhansk. Les organisateurs de ce vote avaient déclaré auparavant que « l’autonomie » pouvait signifier aussi bien une Ukraine fédérale (ce qui paraît hautement improbable étant donné la détermination des impérialistes et du régime de Kiev à écraser toute forme d’opposition à l’Est) que l’indépendance ou un rattachement à la Russie. La population s’est mobilisée en masse dans la ville côtière de Marioupol, où avait eu lieu deux jours plus tôt une attaque menée par des soldats qui, d’après le gouvernement de Kiev, avait fait au moins 20 morts.

Le Wall Street Journal du 11 mai écrit que les sondages montraient encore il y a peu qu’une majorité de la population voulait des liens plus étroits avec la Russie tout en souhaitant continuer à faire partie de l’Ukraine, mais que « les combats récents entre le gouvernement et les séparatistes pourraient bien avoir fait pencher la balance vers l’indépendance, les gens espérant que celle-ci pourrait au moins conduire à une certaine stabilité. “Qui aime voir une nation tirer sur sa propre population ?”, demande Natalia Vasileva, une retraitée qui a voté dans le centre du Donetsk. “Nous n’étions pas contre faire partie de l’Ukraine, mais après les derniers événements, nous avons changé d’avis.” »

Le vote à une majorité écrasante en faveur de l’autonomie dans les deux provinces, sans qu’aucune opposition organisée ne se manifeste localement, n’a qu’une valeur indicative ; mais il indique nettement que la population souhaite échapper au contrôle de Kiev. On entend maintenant de la même cabale Etats-Unis-Union Européenne-Kiev qui était derrière le coup d’Etat de février dernier, avec ses fascistes, que le vote de la population de Donetsk et de Louhansk était « illégal ». Nous défendons le droit démocratique de la population de ces régions à organiser ce référendum et à tirer les conséquences du vote pour l’autonomie, jusques et y compris l’indépendance ou le rattachement à la Russie si tel est son souhait. Les dirigeants des deux « républiques populaires » autoproclamées demandent aujourd’hui leur rattachement à la Russie. Mais la situation demeure fluide.

Il faut noter que ce vote a eu lieu seulement là où les insurgés contrôlaient la situation et pouvaient défendre militairement la tenue du scrutin. De ce fait, nous ne savons pas si ailleurs dans la région la population est aussi favorable à l’autonomie. L’Est de l’Ukraine se caractérise par un niveau élevé de mélange et d’assimilation entre Russes et Ukrainiens. Beaucoup d’habitants sont d’ascendance à la fois russe et ukrainienne, et certains se définissent comme « soviétiques » ou « habitants du Donbass » (le bassin du Donets).

Contrairement à la situation dans l’Est de l’Ukraine, la Crimée a longtemps fait partie de la Russie et sa population est ethniquement russe dans sa majorité. En tant que marxistes révolutionnaires, nous avons soutenu l’intervention militaire russe en Crimée qui a permis à la population de ce territoire d’exercer son droit à l’autodétermination en votant à une écrasante majorité pour la réunification avec la Russie. Cette position n’impliquait pas le moindre soutien politique au régime capitaliste de Poutine, qui opprime férocement les musulmans et autres minorités, ainsi que les homosexuels, et qui impose aux travailleurs des conditions de vie misérables. Comme nous l’écrivions dans notre article « La Crimée rejoint la Russie, les impérialistes américains et européens hystériques » (Workers Vanguard n° 1042, 21 mars) : « En défendant le droit à l’autodétermination – que ce soit pour les Russes en Crimée ou pour le peuple tchétchène, victime du chauvinisme grand-russe –, notre objectif est d’évacuer la question nationale de l’ordre du jour, afin de favoriser l’unité du prolétariat par-delà les divisions nationales. »

Il est aujourd’hui dans l’intérêt de la classe ouvrière – en Ukraine, en Russie et au niveau international – de défendre la population de l’Est de l’Ukraine et d’Odessa contre la répression militaire et la terreur fasciste. Troupes ukrainiennes, dehors ! Impérialistes, bas les pattes ! A mesure que la colère monte contre les banderovtsy, nous répétons ce que nous écrivions dans notre article « Coup d’Etat en Ukraine : les fascistes en fer de lance, les impérialistes américains et européens en soutien » (le Bolchévik n° 207, mars), écrit au moment des mobilisations réactionnaires de Maïdan :

« Il aurait été dans l’intérêt du prolétariat international que la classe ouvrière ukrainienne se mobilise pour balayer les fascistes des rues de Kiev. Aujourd’hui, il serait assurément dans l’intérêt du prolétariat que soient constituées des milices ouvrières non communautaristes pour écraser les fascistes et prévenir toute flambée de violence intercommunautaire. »

Une « fondation nationale » pour la répression

Terreur fasciste et terreur gouvernementale officielle : voilà le vrai visage de la « démocratie » ukrainienne vantée par Washington et ses porte-voix des médias. En appui de ce tir de barrage de propagande impérialiste, on trouve des organisations de gauche comme l’International Socialist Organization, qui a salué les mobilisations de Maïdan comme « une action par en bas » tout en admettant le rôle prédominant des fascistes.

On retrouve partout la main sanglante de Washington derrière la répression en Ukraine, tout comme elle était derrière le coup d’Etat qui a déposé Viktor Ianoukovitch, l’ex-chef aujourd’hui en exil du Parti des régions (un parti bourgeois). Le crime de Ianoukovitch avait été d’accepter une proposition d’aide de Moscou au lieu de mettre en œuvre les mesures d’austérité exigées par le Fonds monétaire international dans le cadre d’un accord devant permettre à l’Ukraine de rejoindre l’UE. En finançant abondamment les manifestations de Maïdan et en leur faisant une publicité tapageuse, Washington a déterminé le périmètre du nouveau gouvernement. Quand la Secrétaire d’Etat (ministre des Affaires étrangères) adjointe Victoria Nuland a laissé échapper son célèbre « que l’UE aille se faire foutre », c’était à la fin d’une conversation téléphonique avec l’ambassadeur américain où elle détaillait qui exactement devait diriger le régime issu du coup d’Etat. Dans un autre moment de franchise, elle a reconnu que les Etats-Unis avaient dépensé depuis vingt ans la coquette somme de cinq milliards de dollars pour installer un régime à leur convenance en Ukraine – des fonds qui ont transité par des officines comme la « Fondation nationale pour la démocratie » liée à la CIA.

Les deux premières tentatives d’offensive militaire dans l’Est de l’Ukraine ont eu lieu dans la foulée de la visite à Kiev du directeur de la CIA John Brennan puis, une semaine plus tard, de celle du vice-président américain Joe Biden. Ces deux offensives ont rapidement fait long feu. Les soldats ont refusé de combattre et ont abandonné leurs armes et leurs véhicules aux insurgés. Alors que les forces de police locales se délitaient, le régime a réussi à aligner une unité de police spéciale venue de Kiev et quelques unités militaires disposées à tirer sur les civils.

Selon des sources allemandes, cela s’est fait avec l’assistance de « dizaines de spécialistes des services de renseignement et de la police fédérale des Etats-Unis » qui aident « Kiev à mettre un terme à la rébellion dans l’est de l’Ukraine et à mettre en place un dispositif de sécurité efficace » (Agence France Presse, 4 mai). Ces agents enquêtent aussi sur des accusations de corruption visant divers capitalistes ukrainiens liés à la Russie, ce qui vient compléter les sanctions impérialistes dirigées contre des oligarques russes liés à Poutine. Le journal allemand réactionnaire Bild am Sonntag rapportait le 11 mai qu’environ 400 mercenaires américains de la société Academi (anciennement Blackwater) participaient aux opérations militaires contre les manifestants dans le Sud-Est de l’Ukraine.

Après l’échec des premières tentatives de Kiev pour mater les soulèvements, Washington a prétendu que Moscou avait rompu les accords de cessez-le-feu en refusant de mettre au pas les manifestants, qui sont présentés par la presse occidentale comme de simples marionnettes de Poutine – lui-même étant dépeint comme la réincarnation d’Adolf Hitler. Tout ceci n’est qu’une partie des mensonges que déverse le gouvernement américain pour couvrir ses machinations en Ukraine. Même l’étiquette de « pro-russes » généralement collée aux manifestants est une déformation de la réalité : les interviews d’habitants de l’Est de l’Ukraine révèlent toute une gamme d’opinions sur le statut futur de la région.

Comme les impérialistes et leurs porte-voix des médias n’ont pas de preuves permettant d’étayer leurs affirmations que les rebelles seraient des « terroristes » manipulés par Moscou, ils font ce qu’ils font habituellement dans des situations de ce genre : ils en inventent. Un tract soi-disant publié par des insurgés, proclamant que les Juifs allaient devoir s’enregistrer auprès des autorités locales, s’est rapidement avéré être un faux. Puis il y a eu des photos publiées dans le New York Times qui étaient censées montrer des hommes armés en Russie – autrement dit des agents de Moscou – qu’on aurait vus ensuite combattre au côté des insurgés dans l’Est de l’Ukraine. Il s’est très vite avéré que ces photos avaient été prises en Ukraine et ne prouvaient donc rien.

Pendant ce temps, le New York Times continue à couvrir Svoboda et Secteur droite en minimisant leur rôle dans la campagne de terreur et en escamotant le fait qu’il s’agit de fascistes. Un article publié le 6 mai dans ce journal écrivait avec une candeur feinte que l’unité de police « Kiev-1 » envoyée depuis la capitale à Odessa après le massacre avait été « recrutée parmi les militants descendus dans la rue pour aider à renverser le gouvernement ukrainien en février ». Soyons clairs : ces « militants » sont du genre à défiler à Maïdan en brandissant des torches enflammées, des gourdins, des portraits de Bandera et des insignes néo-nazis – c’est-à-dire d’authentiques chemises brunes ukrainiennes. Les familles d’Odessa et de l’Est de l’Ukraine, en particulier, ne connaissent que trop bien la chanson : ils conservent le souvenir indélébile des nazis et de leurs hommes de main ukrainiens, qui avaient perpétré des crimes génocidaires innommables pendant la Deuxième Guerre mondiale.

La désinformation sur l’Ukraine est le fait de ce même « quotidien de référence » qui avait repris à son compte les mensonges du gouvernement américain sur les « armes de destruction massive » (non existantes) de Saddam Hussein, prétexte à l’occupation de l’Irak. Ce genre de falsification est une seconde nature pour la presse bourgeoise : elle a fondamentalement pour rôle de modeler l’opinion publique pour le compte de la classe dirigeante capitaliste – même si elle peut dire la vérité sur des questions secondaires ou de moindre importance pour renforcer sa crédibilité.

La Russie diabolisée

La propagande impérialiste a atteint son paroxysme au sujet de l’« invasion » russe en Crimée. Rien de tel n’a eu lieu. Avec sa population principalement russe, la Crimée est la base de la Flotte de la mer Noire russe, et elle abritait déjà des milliers de soldats russes. L’initiative de Poutine était essentiellement défensive : elle visait à protéger cette flotte face à un gouvernement de Kiev hostile soutenu par les Occidentaux.

Quand la rébellion a éclaté dans l’Est de l’Ukraine, l’administration Obama a poussé les hauts cris à propos de la présence de 40 000 soldats russes du côté russe de la frontière – et ceci vient d’un gouvernement qui poste des dizaines de milliers de soldats et de flics à la frontière mexicaine pour empêcher les victimes de la domination impérialiste de pénétrer aux Etats-Unis. Ayant dépeint les manœuvres militaires russes le long de la frontière comme le prélude à une invasion de l’Ukraine, les Etats-Unis ont multiplié les provocations militaires dans la région. L’USS Donald Cook, un croiseur lance-missiles, est arrivé en mer Noire le mois dernier. Il a été rejoint par une frégate de l’US Navy qui a participé à des manœuvres communes avec la Roumanie, l’un des nouveaux pays membres de l’OTAN. Deux navires de guerre français aussi sont arrivés en mer Noire en avril. Parallèlement, environ 600 parachutistes américains étaient envoyés en Estonie, en Lettonie et en Lituanie – qui faisaient anciennement partie de l’Union soviétique – et en Pologne. Les manœuvres annuelles « Tempête de printemps » de l’OTAN en Estonie ont commencé début mai avec 6 000 soldats, un nombre record.

La diabolisation du régime Poutine participe de la campagne menée de longue date par Washington pour brider l’influence de la Russie capitaliste en tant que puissance régionale et rival potentiel. Avec la contre-révolution de 1991-1992 qui a détruit l’Etat ouvrier dégénéré soviétique, l’impérialisme américain a obtenu une hégémonie mondiale incontestée. Début 1992, un rapport gouvernemental intitulé « Orientations pour la planification de la défense » déclarait que « notre premier objectif est d’empêcher la résurgence d’un nouveau rival, que ce soit sur le territoire de l’ex-Union soviétique ou ailleurs ». Ce document mettait en garde contre le risque d’un retour de bâton nationaliste en Russie ou contre des tentatives pour réintégrer l’Ukraine et d’autres parties de l’ex-URSS dans la Russie, et il affirmait que les Etats-Unis devaient « protéger un ordre nouveau […] en dissuadant des concurrents potentiels ne serait-ce que d’aspirer à un rôle régional ou mondial plus important ».

Deux ans plus tard, l’ancien conseiller à la sécurité nationale Zbigniew Brzezinski écrivait dans la revue Foreign Affairs (mars/avril 1994) : « On ne saurait trop insister que sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire, mais qu’avec une Ukraine subornée puis subordonnée, la Russie devient automatiquement un empire. » Contenir la Russie et attirer l’Ukraine vers l’Ouest, c’est la politique des administrations républicaines comme démocrates. Sous Bill Clinton, l’OTAN s’est étendue vers l’est en intégrant la Pologne et d’autres Etats d’Europe de l’Est ; les pays baltes y ont adhéré au début de la présidence de George W. Bush. Les Etats-Unis sous Bush n’ont pas ménagé leur soutien financier et diplomatique à la « révolution orange » ukrainienne de 2004, une des nombreuses tentatives pour installer des régimes clients dans les territoires de l’ex-URSS. Et aujourd’hui Washington installe à Kiev un régime entièrement à sa solde.

Les Etats-Unis ont aussi installé des bases dans toute l’Asie centrale et dans d’autres régions à la périphérie de la Russie. Cette expansion militaire vise à encercler non seulement la Russie capitaliste mais aussi la Chine, un Etat ouvrier bureaucratiquement déformé. Poutine, de son côté, a essayé à maintes reprises de s’attirer les bonnes grâces de l’impérialisme américain ; il a par exemple autorisé l’armée américaine à traverser le territoire russe pour accéder à l’Afghanistan. Pour toute récompense, il n’a pas cessé de prendre des coups.

Mais la Russie ne se laisse pas marcher sur les pieds. Son économie a beau être déformée par sa dépendance aux exportations de pétrole et de gaz, ce pays possède encore une force militaire considérable et le deuxième arsenal nucléaire au monde après celui des Etats-Unis, ainsi que des compétences techniques significatives. De plus, les Etats-Unis ne peuvent pas nécessairement compter sur le soutien de leurs alliés pour leur campagne antirusse. La chancelière allemande Angela Merkel s’est jointe à Obama pour dénoncer l’attitude de la Russie de Poutine en Ukraine (alors même qu’elle prend ombrage de la poursuite des programmes de surveillance américains qui la visent) ; mais beaucoup d’entreprises capitalistes allemandes qui sont dépendantes du commerce avec la Russie objectent aux sanctions économiques décrétées contre des oligarques liés à Poutine. La France a annoncé le 12 mai qu’elle ne remettrait pas en cause la vente à la Russie de deux navires de débarquement porte-hélicoptères, refusant ainsi de céder aux pressions américaines pour imposer des sanctions à Moscou.

Aux Etats-Unis mêmes, les efforts de Washington pour dresser l’opinion publique contre la Russie sur la question de l’Ukraine ont fait long feu. Les travailleurs sont hostiles à la guerre après l’occupation néocoloniale apparemment sans fin de l’Irak et de l’Afghanistan ; ils se soucient des attaques contre leurs salaires, les prestations sociales, les retraites et autres nécessités vitales. Les marxistes dans le ventre de la bête impérialiste ont pour but de gagner des militants à la tâche de construire un parti ouvrier qui s’opposera inflexiblement à sa « propre » classe dirigeante impérialiste, et qui interviendra dans les batailles de classe à venir avec un programme pour renverser l’ordre capitaliste pourrissant et meurtrier par une révolution socialiste.

Destruction de l’Ukraine soviétique

Ayant qualifié l’Est de l’Ukraine et Odessa de « nouvelle Russie », Poutine a récemment regretté que ces régions qui « ne faisaient pas partie de l’Ukraine à l’époque tsariste » lui aient pourtant été « transférées en 1920. Pourquoi ? Dieu seul le sait. » Non, la réponse se trouve sur terre. C’est sous le régime bolchévique né de la Révolution d’octobre 1917 que l’Ukraine a bénéficié d’un semblant d’unification nationale et du droit à l’existence en tant qu’Etat séparé. Le prolétariat ukrainien, notamment dans l’Est du pays, était majoritairement russe ; c’était une conséquence du fait que l’industrie avait fait son apparition sous l’ancien régime tsariste. Mais la paysannerie, qui constituait l’immense majorité de la population, était ukrainienne. Le dirigeant bolchévique Lénine insistait que l’Etat ouvrier soviétique devait accorder aux Ukrainiens et aux autres nations qui avaient été opprimées dans la « prison des peuples » tsariste le droit à l’autodétermination – c’est-à-dire le droit de faire sécession.

Le nationalisme ukrainien réactionnaire était basé dans l’Ouest de l’Ukraine, qui avait appartenu à l’empire des Habsbourg ; il s’allia d’abord à l’impérialisme allemand du Kaiser puis au régime réactionnaire de Pilsudski en Pologne, et ensuite à l’Allemagne nazie. Après que les armées contre-révolutionnaires soutenues par les impérialistes eurent été défaites pendant la guerre civile russe, un Etat ukrainien basé sur la partie orientale du pays fut créé dans le cadre d’une fédération d’Etats ouvriers, pour devenir en 1922 membre fondateur de l’Union des républiques socialistes soviétiques. L’Ukraine occidentale, qui était demeurée sous le contrôle de la Pologne capitaliste, fut intégrée à l’Union soviétique après l’écrasement de l’Allemagne nazie par l’Armée rouge.

Le régime bolchévique des premières années défendait farouchement les droits des nationalités et des peuples opprimés. Mais avec la victoire et la consolidation de la bureaucratie stalinienne, à partir de 1923-1924, le chauvinisme grand-russe recommença à fleurir, ce qui conduisit à des exactions de proportions parfois historiques, comme l’expulsion en masse des Tatars de Crimée, des Tchétchènes et d’autres peuples chassés de leur propre territoire vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Le nationalisme rétrograde était nourri par le dogme stalinien du « socialisme dans un seul pays » – un rejet pur et simple du programme marxiste de révolution socialiste mondiale qui avait animé les bolchéviks de 1917. La politique de la bureaucratie avait néanmoins des effets contradictoires. Le plein emploi, l’éducation, les soins médicaux universels et autres acquis sociaux allaient à l’encontre des haines nationalistes. L’Ukraine, intégrée dans une économie socialisée à planification centrale, connut une industrialisation et un développement substantiels.

La restauration de la domination capitaliste a détruit ces acquis, précipitant les travailleurs des ex-républiques soviétiques dans le chaos social, les affrontements nationalistes sanglants et le désastre économique. L’emploi industriel en Ukraine a diminué de 50 % entre 1991 et 2001 tandis que s’effondraient les salaires de ceux qui avaient encore un travail. Cependant, même en récession économique, l’Est de l’Ukraine produit une part disproportionnée de la richesse du pays. Par exemple, la région du Donetsk, qui est un centre charbonnier, représente seulement 10 % de la population ukrainienne mais environ 20 % de son produit intérieur brut.

L’éclatement de l’URSS a révélé un degré considérable de mélange et d’interdépendance des populations ainsi que l’existence d’entreprises économiquement interdépendantes, adaptées à une économie planifiée bureaucratiquement centralisée. C’est cette situation qui explique la persistance des liens entre l’Est de l’Ukraine et l’économie russe. Les intérêts stratégiques du régime de Poutine dans l’Est de l’Ukraine sont illustrés par le rôle de cette région dans la production de matériel militaire destiné à la Russie ; cela va des turbines d’hélicoptères aux missiles air-air en passant par les systèmes hydrauliques pour avions de combat.

La réduction brutale des emplois, des prestations sociales et du niveau de vie après la contre-révolution a fait remonter à la surface chez beaucoup d’ouvriers le souvenir de l’Union soviétique, quand les travailleurs avaient une vie décente. Al Jazeera a publié un article (30 avril) intitulé « Les mineurs de l’Est de l’Ukraine ont la nostalgie de la Russie et de l’époque révolue de l’Union soviétique » ; l’article décrit un de ces ouvriers, qui se considère comme russe. Aujourd’hui au chômage, il avait risqué sa vie en travaillant dans une des nombreuses mines illégales qui s’étaient multipliées après l’effondrement de l’économie collectivisée. Tout en étant favorable à ce que le Donetsk devienne partie intégrante de la Russie, cet ouvrier déclarait : « Je ne veux pas que ce soit comme en Russie. Je veux que ce soit comme avant, l’URSS » où « j’étais payé même pour étudier ».

Il y a des bribes de conscience de classe : des ouvriers s’identifient à l’URSS et ils détestent les oligarques, qu’ils soient pro-russes ou pro-ukrainiens et dont un certain nombre occupent des postes de premier plan à Kiev et dans les exécutifs régionaux. Cependant, la classe ouvrière ne s’est pas manifestée comme facteur politique indépendant et, à notre connaissance, il n’existe en Ukraine aucun groupe qui évoluerait en direction d’un programme pour renverser le régime capitaliste par une révolution ouvrière.

La nostalgie soviétique est souvent teintée du nationalisme qui avait été encouragé par la bureaucratie stalinienne du Kremlin, et qu’expriment actuellement sous des formes violemment réactionnaires les divers débris « communistes » de l’ancien régime. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que les immenses acquis qui étaient le produit de l’économie planifiée de l’Union soviétique ont été trahis par la bureaucratie stalinienne privilégiée, qui a saboté les occasions révolutionnaires à l’extérieur de l’URSS en cherchant une « coexistence pacifique » illusoire avec l’impérialisme. Face à la pression économique et militaire incessante de l’impérialisme, la gabegie du pouvoir stalinien a eu finalement pour conséquence l’effondrement des Etats ouvriers en Union soviétique, en Europe de l’Est et en Allemagne de l’Est, et le retour à l’anarchie capitaliste.

Autant que le permettaient nos capacités et nos ressources limitées, la Ligue communiste internationale (quatrième-internationaliste) s’est battue pour défendre les Etats ouvriers dégénéré et déformés contre l’ennemi de classe capitaliste et pour une révolution politique prolétarienne pour chasser les régimes staliniens. Nous avons suivi en cela la voie tracée par Léon Trotsky, qui avait dirigé au côté de Lénine la révolution d’Octobre et qui fut le principal continuateur du programme bolchévique. L’avenir est sombre aujourd’hui sous le capitalisme pour les masses laborieuses en Ukraine, en Russie et ailleurs dans l’ex-Union soviétique, tout comme il l’est dans le reste du monde capitaliste. Ce qu’il faut, c’est forger des partis léninistes-trotskystes qui mèneront une lutte acharnée contre toutes les manifestations de préjugés nationaux, ethniques ou religieux et de chauvinisme de grande puissance, dans le cadre d’une propagande patiente visant à gagner le prolétariat au combat pour de nouvelles révolutions d’Octobre dans le monde entier.

 

Le Bolchévik nº 208

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