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Le Bolchévik nº 204

Juin 2013

Hongrie, 1956 : une révolution politique ouvrière contre le régime stalinien

Une critique du livre de Georges Kaldy : Hongrie 1956

Cela fait un demi-siècle que la réaction cherche à faire passer les événements de 1956 en Hongrie pour une rébellion anticommuniste et procapitaliste, qui auraient anticipé la victoire finale de la contre-révolution en Europe de l’Est et en URSS il y a une vingtaine d’années. C’est un mensonge éhonté des capitalistes et des staliniens ! Les événements qui ont secoué l’Etat ouvrier bureaucratiquement déformé hongrois en octobre-novembre 1956, c’est l’histoire d’une révolution politique ouvrière qui a failli renverser le régime stalinien détesté et qui a directement posé la question d’établir le pouvoir de soviets (conseils) ouvriers. Sa victoire aurait posé à son tour la régénérescence de l’Union soviétique sur la base des acquis de la Révolution d’octobre 1917 et elle aurait aussi incité les ouvriers du monde capitaliste à reprendre le flambeau de la révolution socialiste ; elle aurait pu changer la face du monde.

Georges Kaldy, dirigeant central de Lutte ouvrière (LO), a publié en 2011 un livre intitulé Hongrie 1956 – un soulèvement populaire, une insurrection ouvrière, une révolution brisée (Les bons caractères, 2011). Kaldy voudrait « réparer » les injustices et l’oubli quant au « rôle spécifique des travailleurs et celui des conseils ouvriers » lors de la Révolution hongroise de 1956, et il considère que « l’insurrection de 1956 ne pourra retrouver son actualité qu’avec le retour de la classe ouvrière sur la scène politique ». Il estime qu’une explosion révolutionnaire permet par elle-même de libérer « l’antidote » pour affronter les forces réactionnaires et leurs idées politiques, se contentant d’ajouter qu’« il est indispensable que les idées communistes révolutionnaires participent à cet affrontement. Les idées, les perspectives, sont incarnées par un parti. »

Mais la Révolution hongroise montre que le parti révolutionnaire a cruellement manqué non pas tant pour lutter contre les forces réactionnaires que pour faire tomber les illusions de la classe ouvrière dans la possibilité de réformer le stalinisme et pour lui donner une compréhension trotskyste de la nature de la bureaucratie stalinienne et de la nécessité de la renverser par une révolution politique prolétarienne. Les explosions de la classe ouvrière sont le résultat de la lutte des classes, et donc inévitables. Mais la classe ouvrière ne peut devenir consciemment révolutionnaire que par l’intervention en son sein d’un parti de type léniniste. Et ceci est d’autant plus vrai aujourd’hui dans la période postsoviétique, marquée par une régression historique, même si elle est inégale, de son niveau de conscience.

La Révolution russe

Pour comprendre la Révolution hongroise de 1956, il faut examiner la Révolution russe de 1917 – la seule révolution où la classe ouvrière a été victorieuse – ainsi que sa dégénérescence ultérieure sous la bureaucratie stalinienne. Le prolétariat, dirigé par le Parti bolchévique de Lénine, a pris le pouvoir en octobre 1917 en se basant sur les soviets des députés ouvriers, soldats et paysans. Le jeune Etat ouvrier a nationalisé la terre puis exproprié les capitalistes. Les bolchéviks voyaient leur révolution comme la première étape de la révolution socialiste mondiale et ils ont fondé la Troisième Internationale (le Comintern, l’Internationale communiste) en 1919.

Mais les directions révolutionnaires en dehors de Russie étaient immatures et indécises et, de ce fait, elles laissèrent passer des occasions de révolution prolétarienne. Une révolution ouvrière fut par exemple vaincue en Allemagne en 1918-1919, et en 1919 de brèves républiques soviétiques furent écrasées en Bavière et en Hongrie. Mais la défaite décisive, ce fut l’échec du Parti communiste allemand qui fut incapable de mener une révolution socialiste en 1923. L’Etat ouvrier soviétique, économiquement arriéré – dévasté par la Première Guerre mondiale puis par l’effroyable guerre civile de 1918-1920 causé par les contre-révolutionnaires soutenus par l’impérialisme – resta donc isolé face à l’encerclement impérialiste et une stabilisation générale de l’ordre capitaliste mondial. Ces facteurs, ajoutés au fait que la couche la plus consciente du prolétariat avait été décimée pendant la guerre civile, ouvrirent la voie à une contre-révolution politique.

La base sociale de l’Etat ouvrier soviétique – en particulier l’expropriation de la classe capitaliste et la mise en place d’une économie collectivisée – était restée intacte. Mais le pouvoir politique fut transféré en 1924 des mains du prolétariat et de son avant-garde révolutionnaire à celles d’une caste bureaucratique conservatrice dirigée par Staline. A partir de ce moment-là, les gens qui gouvernaient l’URSS, la façon dont l’URSS était gouvernée et les buts pour lesquels l’URSS était gouvernée – tout cela changea. Avec la proclamation par Staline en décembre 1924 du dogme antimarxiste du « socialisme dans un seul pays », la bureaucratie s’accommodait de l’ordre impérialiste. Le Comintern se transforma en conséquence au fil du temps en instrument de la bureaucratie au service de sa politique de « coexistence pacifique » avec l’impérialisme. En élaborant la ligne du « Front populaire » au Septième (et dernier) Congrès du Comintern en 1935, les staliniens adoptèrent un programme de collaboration de classes explicite avec les bourgeoisies impérialistes « démocratiques ».

Dès 1923, Trotsky prit la tête de la bataille contre la dégénérescence du parti bolchévique, défendant le programme internationaliste révolutionnaire de la révolution d’Octobre. Trotsky et ses partisans fondèrent la Quatrième Internationale en 1938. Au cœur de son programme il y avait la défense militaire inconditionnelle de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique contre l’impérialisme et la contre-révolution capitaliste, et l’appel à une révolution politique prolétarienne pour chasser la bureaucratie stalinienne et restaurer le pouvoir politique de la classe ouvrière. Une telle révolution politique avait comme base préalable la défense des formes de propriété socialisées de l’Etat ouvrier dégénéré. Ceci est différent tant d’une révolution sociale (comme 1917) que d’une contre-révolution sociale (comme la contre-révolution capitaliste en URSS en 1991-1992), qui détruisent l’Etat et les relations de propriété existantes et au cours de laquelle une autre classe sociale prend le pouvoir.

La signification et l’importance des événements de 1956 en Hongrie

L’insurrection hongroise de 1956 était une tentative de la classe ouvrière de se débarrasser de la domination bureaucratique et d’ouvrir la voie au socialisme dans un pays où le capitalisme avait été renversé, mais où le pouvoir politique était dans les mains d’une bureaucratie stalinienne. Les travailleurs ont saisi les usines et les mines et ils ont mis en place des conseils ouvriers élus (soviets), des organes embryonnaires de pouvoir politique prolétarien. Pendant des semaines, les travailleurs se sont battus avec courage. Il y a eu des grèves, des manifestations et une lutte armée. Puis cette révolution politique a été réprimée.

La Révolution hongroise de 1956 a démontré de manière définitive que le régime stalinien constitue une caste parasitaire qui repose sur l’économie collectivisée, et non pas un nouveau type de classe sociale. Contrairement à la classe dirigeante capitaliste qui, face à une révolution, s’unit inévitablement autour d’un programme de contre-révolution, la bureaucratie stalinienne en Hongrie s’est brisée en morceaux, et un grand nombre de ses membres sont passés du côté des travailleurs.

Kaldy rappelle à plusieurs endroits dans son livre la déclaration radiodiffusée du 28 octobre du conseil ouvrier du comitat de Borsod qui « proteste contre toute tentative de restauration bourgeoise et foncière ». Une délégation du conseil ouvrier du département Borsod-Abauj-Zemplén déclarait le 2 novembre (voir le livre de Jean-Jacques Marie et Balázs Nagy, Pologne-Hongrie 1956) : « Nous répétons que nous ne rendrons pas les terres aux gros propriétaires, les usines aux capitalistes, les mines aux barons de mine et la direction de notre armée aux généraux horthystes ennemis du peuple. » Voici encore l’Appel suivant du Conseil central ouvrier du Grand Budapest à tous les conseils ouvriers des arrondissements de la capitale et du comitat : « Ainsi que nous l’avons toujours fait, nous affirmons une fois de plus que nous avons reçu notre mission de la classe ouvrière. Fidèles à cette mission, nous sommes prêts à défendre, fût-ce au prix de notre vie, nos usines et notre patrie contre toute tentative de restauration capitaliste. » (ibid.)

La formation de l’Etat ouvrier déformé hongrois

En fait la Révolution hongroise de 1956 a confirmé d’une manière éclatante l’analyse trotskyste de la nature des Etats ouvriers déformés et dégénéré. En Union soviétique et en Europe de l’Est avant la restauration du capitalisme – tout comme en Chine, en Corée du Nord, à Cuba, au Laos et au Vietnam encore aujourd’hui – le capitalisme a été renversé à la suite de révolutions sociales, mais le pouvoir politique était (ou est encore) monopolisé par une bureaucratie conservatrice et anti-ouvrière. Alors que les travailleurs avaient renversé le capitalisme en Russie en 1917 sous la direction du Parti bolchévique, c’est l’Armée soviétique qui l’a renversé de façon militaro-bureaucratique dans les pays de l’Est et en Hongrie à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

D’importantes couches de la société accueillirent l’Armée rouge soviétique comme des libérateurs en Hongrie, comme dans une grande partie de l’Europe de l’Est, après le cauchemar de l’occupation nazie ; et ensuite elles soutinrent la destruction de l’ancien ordre bourgeois. Les ouvriers conscients détestaient la dictature de droite de l’amiral Miklós Horthy qui avait gouverné la Hongrie entre les deux guerres et durant une grande partie de la Deuxième Guerre mondiale. Les paysans pauvres réglèrent leurs comptes avec les propriétaires de ces terres héritées des domaines féodaux (dont un certain Pál Sarközy qui se réfugia en France).

Les bourgeoisies en Europe de l’Est occupée par les Soviétiques, ou ce qu’il restait de ces bourgeoisies, étaient diminuées, discréditées et ébranlées par la guerre ; mais elles ne furent pas tout de suite expropriées, ni politiquement ni économiquement. Le Parti des petits propriétaires, un parti clérical-bourgeois, gagna la majorité lors des élections de 1945 en Hongrie, qui était alors un pays en grande partie constitué de paysans. Ce parti fut autorisé à former un gouvernement de coalition avec les sociaux-démocrates et les staliniens. Mais, comme ailleurs en Europe de l’Est, c’est l’Armée rouge, l’armée d’un Etat ouvrier, qui détenait le pouvoir réel. Staline rêvait d’Etats tampons où le capitalisme ne serait pas liquidé, mais qui seraient diplomatiquement alignés sur l’URSS. L’offensive de guerre froide des impérialistes révéla vite qu’il s’agissait d’une utopie et força Moscou, dans un simple but d’autodéfense, à s’installer à demeure et à liquider la bourgeoisie. Ils procédèrent en 1947-1948 à l’expropriation de la bourgeoisie en Hongrie et ailleurs en Europe de l’Est, chassant leurs partenaires de coalition bourgeois, nationalisant l’industrie, établissant le monopole du commerce extérieur et une planification de l’économie.

Pour les marxistes, l’Etat ce sont des bandes d’hommes armés qui protègent la possession des moyens de production par une classe sociale déterminée. L’Etat hongrois mis en place par l’armée soviétique à partir de 1947-1948 défendait des formes de propriété qui étaient fondamentalement similaires à celles de l’Etat ouvrier dégénéré de l’Union soviétique. A la différence de la classe ouvrière de Russie en 1917, la classe ouvrière hongroise avait dès le début été exclue du pouvoir politique. C’est pour reconnaître ces deux aspects essentiels que les trotskystes parlent d’un Etat ouvrier déformé en Hongrie.

Les mésaventures de LO sur la théorie marxiste de l’Etat

LO est hostile à cette explication marxiste. Pour elle, la Hongrie est restée capitaliste même après 1947-1948 ! LO a écrit une polémique contre la LCR (ancêtre du NPA) en avril 2000 intitulée « La LCR est-elle sur la voie de sa “mutation” et de sa “refondation” ? » (Lutte de classe, n° 50) où les camarades de Kaldy réaffirmaient : « Notre courant était le seul à dire que les Démocraties populaires [les pays d’Europe de l’Est contrôlés par l’URSS] n’étaient que des Etats bourgeois, déformés si on veut par la pression de l’URSS ». Dans son livre, Kaldy ne consacre qu’un paragraphe, page 20, aux acquis résultant de « la pression » de l’URSS, et que LO appelle de façon révélatrice des « déformations ». Il indique ainsi que parmi les nombreuses transformations effectuées de 1945 à 1948, « la plus importante fut sans doute la réforme agraire qui, tout en réalisant le vœu séculaire de la paysannerie pauvre, élimina les seigneurs féodaux et les propriétaires terriens en tant que classe ». Il ajoute qu’« une autre réalisation importante fut la nationalisation de près des deux tiers de l’industrie – dont la totalité de l’industrie lourde – et du système bancaire. » Et il nous confirme dans la même page que les membres de « la squelettique bourgeoisie hongroise » ont « préféré se sauver avec leurs capitaux sous d’autres cieux », tout cela avant que les staliniens, sous la houlette de l’Armée soviétique, ne s’emparent du pouvoir en 1947-1948.

Mais pour les ouvriéristes de LO, peu importe que la bourgeoisie se soit enfuie et que les rapports de propriété soient devenus similaires à ceux de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique (car LO reconnaît la dictature du prolétariat en URSS). Si la classe ouvrière n’a pas exproprié elle-même la bourgeoisie, alors c’est la dictature de la bourgeoisie ! Kaldy essaie de faire gober au lecteur que la Hongrie était restée un Etat bourgeois « déformé »… sans classe bourgeoise !

La Hongrie est pour LO un Etat bourgeois mais, comme la bourgeoisie hongroise s’était sauvée, Kaldy la fait revenir par la fenêtre en transformant (sans préciser où, quand et comment) le parti communiste hongrois stalinien en un… parti bourgeois. Ce parti, obligé de prendre les seules mesures capables de remettre sur pied une économie capitaliste florissante, aurait ainsi agi au nom des intérêts supérieurs bien compris de la bourgeoisie hongroise. S’appuyant sur les canons pointés par l’Armée rouge, il aurait redistribué aux ouvriers et aux paysans pauvres une part des profits des capitalistes pour que ces derniers… se maintiennent au pouvoir et retrouvent leur puissance. Kaldy explique à propos des démocraties populaires :

« Si leurs régimes n’étaient nullement issus d’une révolution prolétarienne et que, sur ce plan, leur nature sociale était radicalement différente de celle de l’Union soviétique, les démocraties populaires auraient pu remplir pour le compte de leur bourgeoisie nationale la même fonction que le régime de Mao en Chine. C’est-à-dire appliquer par des méthodes jacobines contre les bourgeois individuels eux-mêmes un certain nombre de réformes que la bourgeoisie de ces pays n’avait ni la force ni la volonté de réaliser. En Chine, c’est la révolution paysanne de 1946-1949 qui a donné à Mao la force de mener une politique radicale de ce type. Dans les démocraties populaires, c’est l’armée soviétique qui a fourni la force. C’est elle qui a permis aux régimes en place de réaliser une accumulation puissante et de bâtir une industrie lourde. »

Kaldy, qui parle de « période étatiste », considère la Chine de Mao comme un modèle d’étatisme (bourgeois) progressiste. Pour les trotskystes, les armées paysannes de Mao ont, lors de la Révolution de 1949 en Chine, renversé la bourgeoisie chinoise, ce qui a mené à l’expropriation des grands propriétaires terriens et de la bourgeoisie industrielle. Avec la révolution agraire, l’instauration du monopole du commerce extérieur, de la planification, etc., les maoïstes ont mis en place un système qui, comme en Hongrie, était similaire au système de l’URSS dégénérée, un Etat ouvrier déformé. Avec sa position sur la Chine, Kaldy – qui ne s’embête pas avec les théories – met d’un seul coup à la poubelle la théorie de la révolution permanente de Trotsky, qui considère qu’à l’époque impérialiste une révolution bourgeoise progressiste est impossible dans les pays dépendants. Là où des tâches démocratiques bourgeoises comme la révolution agraire ou une véritable indépendance nationale restent à accomplir, seule la dictature du prolétariat appuyée par la paysannerie pourra les réaliser.

LO au contraire exprime ici tout son fond réformiste : il suffirait d’un peu de volonté pour gérer le capitalisme de façon tout à fait correcte et permettre aux pauvres de bénéficier d’une partie des profits que les bourgeois éclairés (éclairés en Hongrie par les canons sur leur tempe de l’armée soviétique ou en France, demain, par une explosion des ouvriers en colère) iraient prendre dans la poche de leurs collègues avides et cupides tout en interdisant les licenciements et le chômage.

L’étatisme bourgeois est un modèle de gestion du capitalisme, que Trotsky considérait non pas comme quelque chose de progressiste, mais de réactionnaire :

« Quels que soient les programmes des gouvernements, l’étatisme consiste inévitablement à reporter des plus forts aux plus faibles les charges du système croupissant. Il n’épargne aux petits propriétaires un désastre complet que parce que leur existence est nécessaire au maintien de la grande propriété. L’étatisme, dans ses efforts pour diriger l’économie, ne s’inspire pas du besoin de développer les forces productives, mais du souci de maintenir la propriété privée au détriment des forces productives qui s’insurgent contre elle. L’étatisme freine l’essor de la technique en soutenant des entreprises non viables et en maintenant des couches sociales parasitaires ; il est en un mot profondément réactionnaire. »

la Révolution trahie

LO n’a jamais été capable de comprendre correctement la différence qualitative entre l’Etat ouvrier révolutionnaire basé sur des soviets qu’était l’URSS en 1917, et l’Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré qu’était l’URSS après 1923-1924 ; du coup, pour ne pas identifier à l’URSS de Lénine un Etat ouvrier déformé comme la Hongrie d’après 1947-1948 (ce qui serait effectivement une capitulation devant le stalinisme), ils font de celle-ci un Etat bourgeois. Et réciproquement ils ne discernent pas la Russie capitaliste de Poutine, issue d’une contre-révolution capitaliste il y a vingt ans, de l’Union soviétique de Staline : pour LO la Russie aujourd’hui demeure un Etat ouvrier – à faire de vous un partisan de la démocratie capitaliste, ce qui est effectivement la ligne de LO.

Autrement dit pour LO il n’y a aucune différence pratique entre un Etat ouvrier déformé ou dégénéré et un Etat capitaliste ; les acquis prolétariens inhérents à un Etat ouvrier passent du coup à la trappe là où au contraire il faudrait faire de la propagande pour que la classe ouvrière du monde lutte pour la défense de ces précieux acquis.

Cela a mené LO jusqu’à soutenir des forces contre-révolutionnaires pro-impérialistes : ils se sont retrouvés avec les anticommunistes du monde entier dans les années 1980 en Afghanistan contre l’Armée rouge de l’Etat ouvrier soviétique ; ils ont été incapables peu après de s’opposer aux barricades d’Eltsine en 1991 qui ont ouvert les vannes de la contre-révolution capitaliste en Union soviétique. Et aujourd’hui, ils se retrouvent aux côtés de ces mêmes anticommunistes contre la Chine quand ils invitent à leur fête (en 2007) Cai Chongguo – responsable du China Labour Bulletin et avec des liens politiques et financiers avec le Congrès américain et la CIA – soi-disant parce qu’il parle des ouvriers chinois (voir le Bolchévik n° 181, septembre 2007).

Prélude à la révolution politique en Hongrie

La période de 1945-1948, appelée période de gouvernement du « Front d’indépendance populaire », eut un impact important sur les masses ouvrières hongroises. Beaucoup de Hongrois ont considéré que cette période avait été meilleure que l’Etat policier stalinien qui suivit, même si pratiquement personne ne voulait un retour des capitalistes et des propriétaires terriens. L’interrègne de 1945-1948 avait aussi créé des tensions chez les staliniens, entre l’aile droite et l’aile gauche. Une opposition de gauche, qui trouvait que la transformation sociale ne se faisait pas assez vite, commença à prendre forme. Elle se cristallisa autour de László Rajk, ministre de l’Intérieur et héros aux yeux de beaucoup de ceux qui s’étaient battus dans la guerre civile espagnole. Il avait aussi été dirigeant du Parti communiste dans la clandestinité sous la dictature de Horthy. Sur ordre de Moscou, le régime hongrois avait adopté une politique économique axée sur l’industrie lourde. Cela avait fait baisser le niveau de vie de la population et alimenté le mécontentement populaire.

Confrontées à ce genre de mécontentement, les bureaucraties d’Europe de l’Est commencèrent à se diviser entre staliniens loyaux à Moscou et staliniens libéraux nationaux plus sensibles à l’humeur des masses. La Yougoslavie de Tito rompit avec le Kremlin en 1948. Le titisme, qui prônait « l’autogestion ouvrière », apparaissait comme une forme de socialisme plus démocratique et plus authentique que celui de la Russie de Staline. Il y avait chez les staliniens oppositionnels en Europe de l’Est une tendance à idéaliser la « voie au socialisme » yougoslave d’une part, et la démocratie bourgeoise occidentale d’autre part. Staline, craignant que les divisions ne s’accentuent, entra dans une fureur meurtrière et chercha à éliminer tous les Tito potentiels. Il fit arrêter et placer en résidence surveillée le dirigeant polonais Wladyslaw Gomulka. Rajk en Hongrie et Rudolf Slánsky en Tchécoslovaquie furent exécutés après des procès truqués.

Après la mort de Staline en mars 1953, la bureaucratie du Kremlin et ses homologues en Europe de l’Est s’embarquèrent dans une politique que l’on appelle la « déstalinisation ». Il y eut une tendance à la libéralisation dans toute l’Europe de l’Est qui créa des possibilités de lutte pour les masses tout en renforçant les illusions que, sous la pression des masses, la bureaucratie stalinienne pouvait s’autoréformer et devenir un instrument pour construire le socialisme.

Le fait que les régimes staliniens d’Europe de l’Est – à l’exception de la Yougoslavie – avaient été imposés de l’extérieur faisait qu’ils avaient des racines moins profondes qu’en Union soviétique. L’ordre social dans les Etats ouvriers déformés d’Europe de l’Est était donc relativement plus instable.

Le 17 juin 1953, un début de révolution politique prolétarienne éclata en Allemagne de l’Est. Tant les staliniens que le gouvernement bourgeois d’Allemagne de l’Ouest prétendirent que ce soulèvement était pro-occidental. Mais c’était absolument faux. Les ouvriers des aciéries de Hennigsdorf en Allemagne de l’Est traversèrent Berlin et revinrent à l’Est pour demander un gouvernement des ouvriers métallos. Les événements du 17 juin 1953 démontrent la justesse du mot d’ordre que nous avons adopté plus tard pour la réunification révolutionnaire de l’Allemagne par une révolution politique à l’Est et une révolution sociale à l’Ouest.

La crise de déstalinisation d’après 1953 eut un impact notamment en Hongrie. De tous les régimes staliniens d’Europe de l’Est, celui de Mátyás Rákosi était sans conteste le plus sanglant : il avait fait assassiner plus de communistes que Horthy. L’AVH (la police secrète de Rákosi), une bande de nervis grassement payés qui constituait 1 % de la population de Budapest, était haïe de tous.

Pour relâcher la pression qui montait en Hongrie, les dirigeants du Kremlin forcèrent Rákosi à démissionner en 1953 de son poste de Premier ministre. Il fut remplacé par Imre Nagy, qui avait la réputation d’être un communiste libéral. Nagy annonça un « cours nouveau » comprenant un ralentissement de l’industrialisation, une diminution des pressions sur la paysannerie et un relâchement de la terreur policière. Mais Rákosi, qui craignait que ses adversaires politiques ne se vengent contre lui, s’accrocha au pouvoir et en 1955 il réussit à se débarrasser de Nagy. Entre 1953 et 1956 le régime stalinien hongrois se trouva donc tiraillé entre la clique de Rákosi et la plus grande partie des membres du parti communiste qui soutenaient Nagy. Cette effervescence dans le parti communiste conduisit à la formation du Cercle Petöfi, un groupe de dissidents, intellectuels et autres, qui servit de plateforme au débat public et devint un foyer d’opposition aux partisans de Rákosi.

En février 1956, Nikita Khrouchtchev, le dirigeant du Kremlin, fit un « rapport secret » lors du 20e Congrès du Parti communiste soviétique où il reconnut un certain nombre de crimes de Staline. Quatre mois plus tard à Poznan en Pologne, les ouvriers d’une fabrique de locomotives qui manifestaient pour une augmentation de salaire et la baisse des prix attaquèrent la mairie, la station de radio et la prison de la ville. Les forces de sécurité tirèrent sur eux et tuèrent plus de 50 travailleurs. Une révolution politique commença en Pologne mais elle tourna court lorsque Gomulka fut remis au pouvoir. Khrouchtchev et ses collègues du Kremlin laissèrent Gomulka en paix en grande partie parce que dans tout le pays les ouvriers constituaient des conseils ouvriers dans les usines pour organiser la résistance contre toute tentative de renverser « l’Octobre polonais ». Gomulka fit d’énormes concessions, comme des augmentations de salaires. Mais une fois la crise apaisée, il fit dissoudre les conseils ouvriers qui avaient contribué à le porter au pouvoir.

Pendant ce temps, 200 000 personnes manifestèrent début octobre en Hongrie pour commémorer la « réhabilitation » par le régime de László Rajk. Cette participation massive était le prélude de l’explosion révolutionnaire le même mois.

L’Octobre hongrois

La Révolution hongroise est une des révolutions qui ont été les plus abondamment documentées. On en parla dans le monde entier à la radio et à la télévision. Elle commença le 23 octobre avec une manifestation essentiellement étudiante en solidarité avec la victoire de Gomulka en Pologne. Les manifestants demandaient que Nagy reprenne la tête du gouvernement hongrois. Le régime de Rákosi les accusa d’être des contre-révolutionnaires et lorsqu’ils se mirent à marcher vers la station de radio, les nervis de la police politique tirèrent sur eux.

La Hongrie fut ensuite secouée par une grève générale quasi totale associée à une résistance armée au régime. L’agitation initiale était venue des étudiants, mais une fois que les combats commencèrent, ce furent les conseils ouvriers et les milices ouvrières qui furent au cœur de l’insurrection à Budapest et dans les autres villes principales. Ecrivant sur l’émergence des soviets de travailleurs, Peter Fryer a observé dans son remarquable livre The Hungarian Tragedy [La tragédie hongroise] :

« Par leur origine spontanée, leur composition, leur sens des responsabilités, leur efficacité dans l’organisation du ravitaillement et de l’ordre civil, l’influence modératrice qu’ils exerçaient sur les éléments exaltés parmi les jeunes, la sagesse avec laquelle nombre d’entre eux réglèrent le problème des troupes soviétiques et, enfin, leur ressemblance frappante sur tant de points avec les soviets ou conseils des députés ouvriers, paysans et de l’armée qui surgirent en Russie lors de la révolution de 1905, puis de nouveau en 1917, ces comités, dont le réseau s’étendait maintenant sur toute la Hongrie, étaient remarquablement uniformes. C’étaient à la fois des organes de l’insurrection – rassemblement de délégués élus par les usines et les universités, les mines et les unités de l’armée – et des organes de self-government populaire dans lesquels le peuple armé avait confiance. Comme tels, ils jouissaient d’une immense autorité et il n’est pas exagéré de dire que jusqu’à l’attaque soviétique du 4 novembre, le pouvoir réel dans le pays était entre leurs mains. »

– cité dans la Révolution hongroise – Histoire du soulèvement d’octobre, recueil de textes rassemblés par Melvin J. Lasky et François Bondy

Il existe même un « Rapport du Comité spécial sur le problème de la Hongrie » des Nations Unies, qui servent à couvrir les crimes des impérialistes. Ce rapport notait en 1957 que l’émergence des conseils ouvriers « représentait la première étape concrète pour rétablir l’ordre et réorganiser l’économie hongroise sur une base socialiste, mais sans le contrôle rigide ou l’appareil de terreur du Parti ».

L’armée hongroise cessa immédiatement d’être une force réelle. Certaines compagnies passèrent du côté des insurgés ; beaucoup de soldats donnèrent leurs armes aux milices ouvrières. Du point de vue militaire, le tournant dans la révolution fut la tentative de l’armée soviétique de s’emparer de la caserne Kilián, le principal bastion de l’armée hongroise à Budapest. Le colonel Pál Maléter, son commandant, qui était un communiste de longue date, passa du côté de la révolution et commanda les troupes qui repoussèrent l’attaque soviétique. Une fois les Soviétiques partis de Budapest, la garde nationale qui venait d’être instituée sous le commandement de Maléter constitua un réel embryon de pouvoir révolutionnaire, même si son autorité se limitait essentiellement à la capitale. Dans beaucoup d’interviews accordées à la presse, Maléter soulignait qu’il était un bon communiste et qu’il avait l’intention de le rester. Il disait dans une de ses interviews rapportées par Bill Lomax dans Hungary 1956 (1976) :

« “Si on se débarrasse des Russes, ne pensez pas que nous allons revenir au passé. Et s’il y a des gens qui veulent y retourner, on verra !” Et pour faire comprendre sa dernière remarque, il mettait la main à l’étui de son revolver en répétant : “Nous n’avons pas l’intention de retourner au capitalisme. Ce que nous voulons en Hongrie c’est le socialisme”. »

Nationalisme hongrois et fraternisations avec les soldats soviétiques

On a essayé de dépeindre le soulèvement hongrois comme dominé par le nationalisme antirusse, mais ce qui frappe c’est combien les insurgés ont essayé de fraterniser avec les soldats soviétiques et combien ils y ont réussi. Le conseil des ouvriers et étudiants de Miskolc publiait des tracts en russe pour les soldats de l’armée soviétique disant « Nous avons les mêmes intérêts. Nous nous battons ensemble, vous et nous, pour une meilleure vie socialiste. » Le 28 octobre, le journal syndical hongrois Népszava réclamait le droit d’asile pour les soldats soviétiques qui prenaient le côté des ouvriers (François Manuel, la Révolution hongroise des conseils ouvriers [1976]).

Il y eut de nombreux cas où les soldats soviétiques refusèrent de se battre ou se rangèrent du côté des insurgés. Sándor Kopácsi, le chef de la police de Budapest qui passa du côté des insurgés, décrit dans son récit autobiographique Au nom de la classe ouvrière (1979) une scène qui se produisit le 25 octobre quand les chars soviétiques se trouvèrent face à une foule de manifestants :

« Un garçon, sans doute un étudiant – la scène se passait juste en contrebas – se fraya un chemin jusqu’au premier char et introduisit quelque chose dans la meurtrière.
« Ce n’était pas une grenade.
« C’était une simple feuille de papier.
« D’autres l’imitèrent.
« Ces feuilles-là – mes hommes devaient en récupérer plus tard toute une collection – étaient des tracts rédigés en langue russe par des étudiants de la faculté des langues orientales. Ils rappelaient aux soldats soviétiques les désirs de la nation hongroise, et le rôle de gendarmes auquel le gouvernement soviétique vouait son armée. Les tracts commençaient par une citation de Marx : “Ne peut pas être libre le peuple qui en opprime d’autres.”
« Nous comptâmes les minutes. Rien ne se passa.
« Puis le haut de la tourelle du char de tête s’entrouvrit un peu, et dans l’interstice on vit apparaître les yeux, le casque en cuir du commandant, puis ses épaulettes dorées. La foule n’était pas armée. Il y avait parmi elle des femmes, des enfants. Le commandant ouvrit la tourelle et se jucha sur le dessus de son char.
« Immédiatement, des mains se tendirent vers lui. Des jeunes gens bondirent sur le tank. Une jeune fille monta, embrassa le commandant. C’est alors que la foule comprit, elle aussi. Des vivats montaient de dix mille poumons. Quelqu’un tendit au commandant un drapeau tricolore hongrois. Une seconde plus tard, le drapeau fut fixé sur le char. L’ovation redoubla dans la foule, elle devint frénétique. Dans cette atmosphère de liesse, le casque du commandant fut lancé au milieu de la foule, en échange quelqu’un posa un képi de l’armée hongroise sur sa tête… La foule chantait la Chanson de Kossuth, puis l’hymne national hongrois. Les gens criaient à tue-tête :
« – Vive l’armée soviétique ! »

Quelques instants plus tard, un des subordonnés de Kopácsi lui rapportait : « De tous les toits, la Sécurité est en train de tirer !… Maintenant, les chars soviétiques ouvrent le feu sur la Sécurité !… Ils défendent la foule !… »

Kaldy reconnaît que parmi les soldats soviétiques qui constituèrent les troupes de la première intervention soviétique, beaucoup « étaient stationnés dans le pays depuis un certain temps » et avaient pris conscience que, contrairement aux mensonges de leurs dirigeants de Moscou, ils n’étaient pas confrontés à des « bandes fascistes ». Voix ouvrière (prédécesseur de LO) reconnaissait dans un article du 14 novembre 1960 que des soldats et des unités hongroises passaient du côté de l’insurrection (voir aussi le livre de Kaldy page 140) et des officiers (comme Maléter) aussi. Mais il est frappant de constater combien Kaldy s’évertue à minimiser les fraternisations : « Sans exagérer l’importance des fraternisations, il y en eut quand même. Et, dans ce domaine, il n’en faut pas beaucoup pour déclencher toutes sortes d’alertes du côté du commandement. »

Ces fraternisations pouvaient constituer le point de départ pour une révolution politique prolétarienne qui aurait chassé la bureaucratie stalinienne non seulement hongroise mais russe et au-delà. Kaldy les minimise, ne pouvant même concevoir que de telles fraternisations soient des signes cruciaux pour les révolutionnaires. Ce n’est naturellement pas dans la conception antiléniniste de LO que le parti révolutionnaire est le facteur permettant l’élargissement de la conscience de la classe ouvrière : c’est à lui de combattre la « fausse conscience » du nationalisme et du parlementarisme bourgeois et autres obstacles, afin que la classe ouvrière devienne véritablement une « classe pour soi », consciente de sa force et de sa mission historique.

La position de Kaldy contraste avec celle du Socialist Workers Party (SWP) américain, alors trotskyste : celui-ci publia en 1957 une déclaration, « La Révolution hongroise et la crise du stalinisme », expliquant qu’un parti révolutionnaire aurait combattu la revendication réactionnaire du retrait des troupes soviétiques de Hongrie en l’opposant aux fraternisations dans l’esprit de l’internationalisme prolétarien. Le SWP poursuivait : « La direction des conseils ouvriers ne s’est pas systématiquement adressée aux troupes soviétiques, leur rappelant leurs convictions socialistes héritées de la Révolution de 1917 ainsi que leurs propres profonds griefs vis-à-vis du Kremlin. » Le noyau d’un parti trotskyste aurait cherché à populariser les fraternisations ainsi que leur indispensable extension.

Le nationalisme hongrois était un obstacle à ces fraternisations et au passage d’unités entières de l’armée soviétique du côté des insurgés ouvriers. Les révolutionnaires auraient eu le devoir d’opposer l’internationalisme prolétarien à ce nationalisme. Au lieu d’indiquer cette nécessité, Kaldy capitule devant ce nationalisme et le justifie, disant en particulier qu’« il ne faut pas s’étonner, par exemple, qu’un des premiers actes du soulèvement fut d’arracher partout les étoiles rouges », qui d’après Kaldy « symbolisai[en]t l’occupation soviétique ». L’étoile rouge, comme la faucille et le marteau, est un symbole du communisme et de la révolution ouvrière et non de leurs usurpateurs staliniens !

Dans la même veine, le livre de Kaldy fourmille d’attaques d’un point de vue nationaliste contre les troupes soviétiques : scissionner l’Armée rouge pour gagner ceux, soldats ou officiers, qui sympathisent avec l’insurrection ouvrière ne fait pas partie de sa perspective. Au fond Kaldy voit les soldats de l’armée soviétique comme ceux d’une vulgaire armée capitaliste d’occupation, voire une armée coloniale. Le Kremlin était, lui, très conscient du danger d’une scission de l’armée soviétique sur une base internationaliste, et c’est pour cela qu’il remplaça les troupes qui avaient été sensibles aux fraternisations par des troupes venant du fin fond de l’Asie centrale soviétique pour la deuxième intervention.

L’appareil stalinien hongrois s’était désintégré mais Nagy mit en place un gouvernement, qui ne dura pas longtemps. Le 28 octobre, le gouvernement Nagy annonça qu’il y avait eu un accord et que les troupes soviétiques allaient quitter Budapest immédiatement. Si le Kremlin retirait ses troupes de Budapest, c’était en partie, bien entendu, parce qu’il craignait les conséquences de la fraternisation avec les masses hongroises. Mais le Kremlin revint bientôt sur l’accord et le 1er novembre, Nagy se plaignit auprès de l’ambassadeur d’URSS, Youri Andropov (qui allait devenir le chef de l’Union soviétique au début des années 1980) que des troupes soviétiques entraient à nouveau en Hongrie sans le consentement du gouvernement hongrois.

On n’avait pas seulement menti aux soldats soviétiques qui arrivaient sur ce qui se passait, on ne leur avait même pas dit la vérité sur là où ils allaient. Un des dirigeants de l’insurrection dans un village à l’est de la Hongrie racontait sa rencontre avec les soldats (Melvin J. Lasky, The Hungarian Revolution, 1957) : « Certains Russes croyaient qu’ils étaient en Allemagne de l’Est et qu’ils allaient à l’encontre de “fascistes” américains qui avaient envahi le pays. D’autres pensaient qu’ils étaient dans la zone du canal de Suez. » (Le canal de Suez venait d’être nationalisé par l’Egypte de Nasser, qui fut alors attaquée par les armées britannique, française et israélienne.)

Le 4 novembre à l’aube, les troupes soviétiques attaquèrent Budapest. Malgré une résistance acharnée, l’insurrection fut vite écrasée. Mais la grève générale dura jusqu’au milieu de décembre. Ce fut la grève générale la plus longue de l’histoire. Et cela faisait ressortir encore plus clairement le fait que, pendant la période anarchique de la révolution elle-même, le prolétariat avait été au centre du soulèvement.

Lutte ouvrière et le « capitalisme d’Etat »

Il ne faut surtout pas croire en lisant le livre de Kaldy que LO aurait la moindre préoccupation pour les acquis qu’avait malgré tout la classe ouvrière hongroise à cette époque (ceux que défendaient les Maléter et autres Kopácsi le pistolet à la main, et qui furent détruits par la contre-révolution en 1989-1990). Kaldy déclare dans l’introduction de son livre, en dénonçant « l’évolution réactionnaire des choses » depuis 1956 :

« Que l’on songe seulement à ceci : en Hongrie, la génération qui a porté la révolution se revendiquait d’un communisme débarrassé de la bureaucratie et de l’oppression nationale. Au même moment, avec moins d’intensité révolutionnaire il est vrai, la même génération en rêvait en Pologne. Un quart de siècle plus tard, en 1980-1981, le puissant mouvement, pourtant parti de la classe ouvrière, qui ébranla ce pays sous l’égide de Solidarność, se plaçait sous l’autorité morale d’un pape et revendiquait le retour à l’Occident capitaliste ! »

Quel cynisme ! Qui croirait en lisant cela que LO a soutenu les contre-révolutionnaires de Solidarność avec leurs curés ? La Ligue communiste internationale revendiquait « Une Pologne ouvrière, oui ! La Pologne du pape, non ! » et elle s’est battue pour la révolution politique ouvrière ; elle a appelé fin 1981 les ouvriers de Pologne à stopper la contre-révolution capitaliste des nationalistes-cléricaux de Solidarność. Quant à Lutte ouvrière, elle écrivait alors dans sa revue pour les cadres (Lutte de classe, décembre 1981) : « Il va de soi que même si les travailleurs polonais se battent avec un programme qui ne va pas dans le sens de leur émancipation sociale, les révolutionnaires doivent être entièrement solidaires de leurs luttes. »

Lors de la chute du mur de Berlin en 1989, nous avons lutté de toutes nos forces pour une réunification révolutionnaire de l’Allemagne à travers une révolution politique ouvrière antibureaucratique en RDA et une révolution socialiste expropriant la bourgeoisie en Allemagne de l’Ouest. La classe ouvrière est-allemande cherchait initialement un « meilleur socialisme » que le stalinisme sclérosé de Honecker, certainement pas le capitalisme du deutschemark, et c’est pourquoi notre propagande eut à l’époque un écho formidable. Mais voici au contraire la position que prit LO : « même si cette réunification se fait entièrement sous l’égide du capitalisme, les révolutionnaires communistes n’ont aucune raison d’y être opposés » (Lutte de classe, décembre 1989). Sous les coups de butoir de la propagande impérialiste pour une réunification capitaliste, les staliniens en pleine déconfiture capitulèrent et décidèrent de livrer la RDA à l’impérialisme capitaliste allemand ; les travailleurs démoralisés finirent alors par accepter la réunification capitaliste et la contre-révolution.

Il est frappant de relire dans ce contexte, des années plus tard, l’éditorial du premier bulletin d’entreprise de Voix Ouvrière (prédécesseur de LO) en novembre 1956, et que reproduit Kaldy dans son livre – un éditorial justement consacré à la Révolution hongroise : « Quelles qu’aient été les revendications des travailleurs hongrois, c’était leur droit de les poser jusques et y compris un retour au capitalisme, qu’ils ne voulaient d’ailleurs pas » (souligné par nous).

En voici une perle ! En faisant cette citation Kaldy se prononce en faveur du droit au « retour au capitalisme », donc un programme contre-révolutionnaire, alors que d’après LO aujourd’hui la Hongrie était à ce moment-là déjà capitaliste ! Kaldy se garde de nous expliquer cette contradiction. Dans les années 1960 nous avions polémiqué contre les positions de VO qui pensait déjà que le Cuba de Castro était capitaliste (voir notre brochure « Lutte ouvrière : économisme et étroitesse nationale »). Comme en même temps VO défendait David (Cuba) contre Goliath (les Etats-Unis impérialistes), leur erreur théorique ne les empêchait pas sur cette question d’être à gauche du SWP américain, devenu à cette époque réformiste, et plus généralement des pablistes du Secrétariat unifié (dont est issu le NPA de Besancenot-Poutou). Les pablistes en effet capitulaient politiquement devant le stalinisme castriste, qu’ils considéraient comme une espèce de trotskysme quasi révolutionnaire des temps modernes. Les conséquences contre-révolutionnaires de la théorie antimarxiste de LO sont apparues au grand jour dans les années 1980 avec la deuxième guerre froide et les menaces directes visant les Etats ouvriers déformés et l’URSS.

Les dangers d’une contre-révolution intérieure

Les ouvriers hongrois étaient conscients des dangers réels de contre-révolution. Par exemple, dans le livre de Jean-Jacques Marie et Balázs Nagy, on peut lire un article de Magyar Honvéd (journal officiel de l’armée pro-Imre Nagy) du 1er novembre 1956 : « Ce mardi à Györ, des éléments extrémistes ont voulu tenir un meeting. Leur programme était de former un nouveau gouvernement sous la direction de Ferenc Nagy [dirigeant procapitaliste du Parti indépendant des petits propriétaires – PP] résidant à l’étranger. Mais les ouvriers de Györ eux-mêmes ont dispersé le meeting et ont fait subir un échec à la formation du contre-gouvernement. »

Pour donner une idée de ce que représentait ce « parti des petits propriétaires », voici un passage du livre de Julien Papp, La Hongrie libérée – Etat, pouvoirs et société après la défaite du nazisme (septembre 1944 - septembre 1947) à propos des élections du 4 novembre 1945 : « La victoire électorale des Petits-propriétaires à Budapest (avec 50,54 % des voix) provoque des scènes qui évoquent les premières années du régime Horthy. Aux cris de “A bas les communistes !”, “Dehors les juifs ! ” ou “Budapest ne sera pas rouge !”, les manifestants et les voitures équipées de mégaphones appellent la population à régler les comptes de la “racaille marxiste”. […] En province, la campagne électorale a pris des allures rappelant parfois l’époque de la terreur blanche avec le même slogan à Szeged et dans plusieurs comitats (Szabolcs, Szatmár, Bereg…) : “Ne coupez pas les arbres ! sinon où allons-nous pendre les communistes ?” »

Un parti révolutionnaire aurait combattu la revendication pour « des élections libres au scrutin secret ». Cette revendication fut avancée par les délégations paysannes auprès du Conseil Central Ouvrier du Grand-Budapest, dont la déclaration est partiellement reprise dans le livre de Kaldy. Semer des illusions dans le parlementarisme bourgeois a toujours été une des armes des impérialistes pour essayer de détruire de l’intérieur les Etats ouvriers. On peut le voir tous les jours avec la propagande anticommuniste contre la Chine.

La Hongrie était un pays où la paysannerie représentait 67 % de la population. Comme Shane Mage, l’un des fondateurs de notre tendance internationale, le faisait remarquer en 1957 (voir Spartacist n° 17, hiver 1980-1981), un parlement souverain reposant sur des élections libres aurait mené fort probablement à la victoire d’un parti clérical petit-bourgeois comme le Parti des petits propriétaires et celui-ci n’aurait pas mis longtemps à restaurer le capitalisme. Comme les impérialistes ne pouvaient pas facilement intervenir sur place (à la différence de la Pologne de 1981 à travers l’Eglise catholique et Solidarność, ou de la RDA de 1989 à travers le SPD), ce type de revendication avait d’autant plus d’importance pour eux. Là encore, « l’absence de parti bolchévique fut l’une des principales raisons pour lesquelles les illusions démocratiques bourgeoises et même pro-occidentales étaient si fortes parmi les ouvriers ». Celles-ci n’auraient pu être surmontées « qu’au cours d’une lutte politique ouverte après la destruction du régime stalinien » (ibid.) Mais vu l’importance des élections parlementaires pour LO, il n’est pas surprenant que Kaldy n’ait rien à dire contre les illusions parlementaristes.

Bien sûr il parle en page 37 de « la collectivisation forcée ». Effectivement, la brutalité stalinienne avait engendré un réflexe réactionnaire des paysans en faveur de la décollectivisation et un retour vers leurs lopins de terres individuels. La revendication des délégations paysannes d’une « auto-administration économique et administrative complète » du village paysan est en contradiction avec une économie planifiée et démocratiquement contrôlée par des soviets ainsi que la volonté avouée de ces mêmes délégations à ne pas être « opposé[e]s aux ouvriers ». La paysannerie ne peut avoir de rôle révolutionnaire que si elle accepte la direction révolutionnaire de la classe ouvrière.

On peut contraster Kaldy avec le SWP qui comprenait parfaitement ce que les impérialistes faisaient pour tenter de profiter des événements. Dans la déclaration de 1957 déjà citée, le SWP déclare : « Comme toujours, les gardiens du système capitaliste ont cherché à profiter de ce crime récent des staliniens, en l’utilisant pour calomnier l’idée et le programme du socialisme et les bouchers du Kremlin ont fait beaucoup pour faciliter les objectifs des impérialistes. […] Comme en Allemagne de l’Est (en 1953), ils trouvèrent qu’une authentique révolution ouvrière ne convenait pas à leur goût même si elle était dirigée contre le stalinisme. La raison en est assez claire. La “libération” par une intervention impérialiste est une chose. La révolution ouvrière est une question différente. »

L’importance du 1956 hongrois

Pendant son bref passage au pouvoir, Nagy alla de plus en plus à droite. Il fit venir dans son gouvernement des politiciens bourgeois de l’époque du « Front d’indépendance populaire ». Nagy déclara aussi que la Hongrie se retirait du pacte de Varsovie et fit appel aux Nations Unies pour défendre la neutralité de la Hongrie. La logique de sa politique, si elle avait pu suivre son cours, était d’étrangler la révolution et de renforcer considérablement les forces de la contre-révolution capitaliste. Mais Nagy, qui cherchait par tous les moyens à ce que les ouvriers déposent les armes, n’avait en fait aucun contrôle sur les événements. Les ouvriers révolutionnaires étaient relativement confus politiquement mais les organes qu’ils avaient mis en place étaient objectivement opposés non seulement aux tyrans staliniens comme Rákosi mais aussi au régime de Nagy.

Dans la ville industrielle de Miskolc, un des principaux foyers de la révolution, le conseil ouvrier envoya une délégation pour rencontrer Nagy et exiger qu’un nouveau gouvernement soit formé sur la base des conseils ouvriers existants et pas sur la base de nouvelles élections parlementaires. Les premiers principes programmatiques adoptés par le parlement des conseils ouvriers de Budapest étaient « l’usine appartient aux ouvriers » et « l’organe suprême dirigeant de l’entreprise est le Conseil Ouvrier » (voir Jean-Jacques Marie et Balázs Nagy, ibid.). Cette déclaration n’exprime pas le programme marxiste de planification économique centralisée et de véritable démocratie des soviets, mais elle n’était pas non plus compatible avec le système capitaliste et le parlementarisme bourgeois.

Autant qu’on puisse le savoir, les ouvriers hongrois aspiraient à une version idéalisée de la Yougoslavie de Tito. Pourtant Tito, de même que Mao Zedong, a soutenu l’écrasement de la Révolution hongroise. Tito et Mao se rendaient bien compte des ramifications qu’il y aurait pour leurs propres régimes bureaucratiques si les ouvriers hongrois réussissaient à prendre et garder le pouvoir. Le 4 novembre, Nagy alla se réfugier à l’ambassade de Yougoslavie à Budapest mais malgré un accord pour le laisser sortir, il fut arrêté par les Soviétiques un peu plus tard. Il fut remis par la suite au régime stalinien de János Kádár qui le fit exécuter en 1958 ainsi que Maléter et d’autres dirigeants de la révolution.

La répression contre les ouvriers fut relativement modérée. Le gouvernement de Kádár annonça début novembre que « la persécution des ouvriers pour avoir pris part aux récents événements ne serait tolérée sous aucun prétexte ». Mais Kádár ne contrôlait pas la situation et les troupes soviétiques pourchassèrent ceux qui étaient soupçonnés d’avoir participé au soulèvement. En général, le régime de Kádár essaya de recoller les morceaux en améliorant le niveau de vie. Cette politique était connue sous le nom de « communisme du goulasch ».

Ce qui a surtout manqué à la Révolution hongroise de 1956, c’est un parti d’avant-garde léniniste-trotskyste enraciné dans la classe ouvrière. Ce parti se serait donné pour tâche de gagner les ouvriers à transformer les soviets d’organes d’insurrection en seule base de pouvoir politique dans l’Etat ouvrier. Il se serait battu pour étendre la lutte pour la révolution politique dans les pays voisins d’Europe de l’Est et surtout en Union soviétique et pour lier ce combat à la lutte pour la révolution socialiste dans les pays capitalistes. Pour cela il aurait fallu se battre politiquement contre les positions de Maléter, Kopácsi et autres dont les perspectives à l’époque ne sortaient pas du cadre du nationalisme stalinien et de la « coexistence pacifique » avec l’ordre mondial impérialiste.

Si un groupe de propagande trotskyste, même petit, avait pu intervenir dans cette situation, il aurait pu gagner rapidement une base parmi les dizaines de milliers d’ouvriers et d’intellectuels qui se considéraient comme de vrais communistes. Ces leçons ont une signification profonde pour les Etats ouvriers restants, en particulier la Chine qui a connu un début de révolution politique en mai-juin 1989 et, plus récemment, une montée importante de luttes défensives de la part des ouvriers comme des paysans.

Les événements de Hongrie en 1956 ont pleinement confirmé ce que Léon Trotsky prévoyait lorsqu’il envisageait la voie que prendrait une révolution politique dans l’Etat ouvrier dégénéré soviétique :

« Avec la venue du prolétariat à l’activité, l’appareil stalinien restera suspendu en l’air. S’il tente malgré tout d’opposer de la résistance, il aura à appliquer contre le prolétariat non pas des mesures de guerre civile, mais plutôt des mesures d’ordre policier. […]
« La véritable guerre civile pourrait éclater non pas entre la bureaucratie stalinienne et le prolétariat qui la soutient, mais entre le prolétariat et les forces actives de la contre-révolution. […] En tout cas, la victoire du camp révolutionnaire n’est concevable que sous la direction d’un parti prolétarien qui, par la victoire sur la contre-révolution, serait naturellement élevé au pouvoir. »

– « La Quatrième Internationale et l’URSS, la nature de classe de l’Etat soviétique », 1er octobre 1933

 

Le Bolchévik nº 204

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Juin 2013

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