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Le Bolchévik nº 198

Décembre 2011

Les élections tunisiennes débouchent sur un gouvernement clérical « de coalition »

Pour un parti léniniste-trotskyste en Tunisie, qui lutte pour la révolution ouvrière !

15 décembre – La révolte populaire en Tunisie qui a renversé le despote Ben Ali en janvier 2011 a abouti à l’élection d’une nouvelle assemblée constituante le 23 octobre dernier. Les vainqueurs du scrutin sont les islamistes « modernistes » du parti Ennahdha, qui a remporté, avec la bénédiction des impérialistes, 89 des 217 sièges de la nouvelle assemblée ; celle-ci est désormais chargée de diriger le pays pendant l’année qui vient et de rédiger une nouvelle constitution. Ennahdha, les laïcs du Congrès pour la république (CPR, un parti bourgeois) et Ettakatol (Forum démocratique pour le travail et les libertés, un parti affilié à la Deuxième Internationale) ont conclu un accord de coalition pour diriger le pays. Toutefois, ce sont les islamistes qui détiennent la réalité du pouvoir dans la coalition. Le numéro deux d’Ennahdha, Hamadi Jebali, vient d’être nommé Premier ministre le 14 décembre et son parti s’est arrogé la plupart des ministères clés, notamment celui de la police, ainsi que le ministère des mosquées (le Monde, 15 décembre).

Les ex-staliniens du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), qui n’ont remporté que trois sièges à l’assemblée, ont apparemment été invités aussi à participer au nouveau gouvernement. Ils ont refusé, expliquant que « rester en dehors du gouvernement est le meilleur choix pour le PCOT » (la Presse de Tunisie, 19 novembre). Comme nous le disions dans les articles que nous avons écrits début 2011, la classe ouvrière organisée a joué un rôle tout à fait significatif dans le soulèvement populaire qui a abouti à la chute du dictateur Ben Ali, mais elle est restée politiquement subordonnée à la bourgeoisie. L’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), la principale fédération syndicale (dirigée par Abdessalem Jerad, qui avait été longtemps un homme de paille de Ben Ali), a participé depuis janvier 2011 à différents blocs politiques qui la subordonnaient à des forces bourgeoises – y compris les réactionnaires islamiques d’Ennahdha dans le cadre du « Conseil national pour la sauvegarde de la révolution » créé le 11 février. Jerad et consorts ont ainsi contribué à asseoir la crédibilité d’Ennahdha, qui a ensuite remporté les élections. Comme nous l’écrivions en mars : « En enchaînant ainsi les travailleurs à leur ennemi de classe, les bureaucrates syndicaux et les réformistes pavent la voie à une défaite sanglante pour les travailleurs et les opprimés. Il faut rompre avec la collaboration de classes ! » (le Bolchévik n° 195, mars 2011)

La montée du désenchantement des masses tunisiennes devant les perspectives offertes par les premières élections « démocratiques » de l’histoire de la Tunisie s’est manifestée par l’ampleur de l’abstention : 46 % en moyenne, avec des chiffres particulièrement élevés dans les zones les plus rurales et les moins industrialisées du pays. La Tunisie est connue depuis longtemps comme le pays le moins religieux et le plus laïc de la région. La victoire d’Ennahdha n’indique pas en soi qu’il y ait un fort basculement de l’opinion du côté de l’islam politique, dans la mesure où moins d’un quart des électeurs potentiels ont voté pour ses listes. Toutefois, cette victoire est lourde de menaces.

Immédiatement après les élections, Rached Ghannouchi, le dirigeant d’Ennahdha, a promis de préserver la laïcité, avec l’argument que son parti ne s’intéresse ni à instaurer la charia (loi islamique), ni à entrer en conflit avec les autres partis du gouvernement de coalition. D’ailleurs Ghannouchi a préféré choisir comme partenaires de gouvernement des partis laïcs plutôt que Al-Aridah Chaabia (« Pétition populaire pour la liberté, la justice et le développement »), un parti populiste bourgeois. Al-Aridah Chaabia est dirigé par un homme d’affaires installé à Londres qui avait été partisan d’Ennahdha jusqu’en 1992 et qui aurait ensuite tissé des liens étroits avec le régime de Ben Ali.

Néanmoins, malgré les assurances données par Ghannouchi, dans son premier discours postélectoral, que « la Tunisie est pour tout le monde », les attaques contre les droits fondamentaux vont sûrement se multiplier. Le 3 décembre, une bande d’un millier de réactionnaires islamiques ont attaqué des manifestants laïques à coups de pierres devant le parlement, faisant de nombreux blessés (l’Humanité, 5 et 8 décembre). Et les partisans d’Ennahdha n’avaient pas attendu les élections pour passer à l’action, en s’en prenant notamment à deux films jugés hostiles à l’islam. En juin, des musulmans salafistes ultraconservateurs ont attaqué une projection du film Ni Allah, ni maître, accusé de faire la promotion de la laïcité, et ils ont proféré des menaces de mort à l’encontre de sa réalisatrice Nadia El Fani. En octobre, des milliers d’islamistes ont manifesté devant les locaux d’une chaîne de télévision locale, qu’ils ont incendiés, pour protester contre la diffusion du dessin animé Persepolis, qui dénonce l’impact réactionnaire de la « révolution islamique » iranienne de 1979, et que les manifestants considéraient comme injurieux envers l’islam. Si Ennahdha a dénoncé officiellement la violence des manifestants, Ghannouchi a déclaré soutenir « le droit du peuple tunisien à défendre sa religion » (l’Humanité, 19 octobre). C’est maintenant le directeur de la chaîne de télévision qui avait diffusé Persepolis qui est traîné en justice pour « atteinte aux valeurs du sacré, atteinte aux bonnes mœurs et trouble à l’ordre public » (le Monde, 17 novembre). Levée des inculpations !

Le premier souci d’Ennahdha dans les semaines qui ont suivi les élections a été de rassurer la bourgeoisie tunisienne et l’impérialisme occidental sur sa détermination à redresser l’économie tunisienne. Une de ses préoccupations principales est de soutenir une industrie touristique anémique en promettant de continuer à autoriser l’alcool et les bikinis sur les plages touristiques du pays (tout en laissant entendre que les hôtels devraient offrir également des forfaits sans alcool pour les musulmans). Plus précisément, Ennahdha rencontrait quelques jours à peine après les élections des représentants de la Bourse de Tunis afin de discuter de la mise en œuvre de son programme « fondé […] sur le développement et l’encouragement de l’initiative privée, le renforcement de l’économie de marché à travers une amélioration de l’environnement des entreprises pour qu’elles accèdent plus facilement au marché financier ainsi que sur l’encouragement de l’investissement direct et l’investissement de portefeuille de la part des investisseurs étrangers » (la Presse de Tunisie, 27 octobre). Autrement dit, la privatisation, l’austérité et davantage encore de misère pour les masses travailleuses.

Pour l’indépendance de la classe ouvrière contre les exploiteurs capitalistes et les traîtres réformistes

Il n’y a eu effectivement aucune amélioration dans la situation économique. Cette situation désespérée avait conduit Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur de légumes ambulant, à s’immoler par le feu à Sidi Bouzid en décembre 2010 – l’élément déclencheur de la révolte qui devait aboutir à la chute de Ben Ali. L’augmentation générale des salaires de 4,7 % a été largement mangée par l’inflation sur les produits de consommation, qui a atteint 4,5 % sur un an en octobre. Le chômage a augmenté de plus d’un tiers depuis début 2011, et le million de chômeurs pourrait être atteint avant fin 2011. Les jeunes sont les premiers frappés. La situation s’est dégradée encore un peu plus avec le retour de dizaines de milliers de Tunisiens qui travaillaient en Libye.

Les grèves, sit-in et blocages continuent sans relâche depuis janvier 2011 dans à peu près tous les secteurs de l’économie : téléphone, transports, éducation, phosphates, pétrole, aviation, tourisme, mais aussi parmi les médecins, avocats, postiers, marchands ambulants, ouvriers des brasseries… la liste est longue. Pour donner un seul exemple, le Financial Times (15 août) rapportait qu’il y avait eu en juillet 184 protestations en Tunisie avec barrages routiers, contre 103 en juin, et 156 manifestations bloquant l’accès à des sites industriels dont des compagnies pétrolières, contre 78 en juin. La police « postrévolutionnaire » continue de réprimer brutalement ces manifestations avec l’aide de l’armée. Thabet Belkacem, un adolescent de 14 ans, a été tué par les flics le 16 juillet à Sidi Bouzid. Le 23 novembre, à Kasserine, les flics ont attaqué plusieurs milliers de manifestants à coups de gaz lacrymogènes et en tirant en l’air (tunistribune.com, 24 novembre).

Il y a eu une légère baisse du nombre de grèves pendant le mois qui a précédé les élections, l’UGTT ayant scandaleusement appelé la classe ouvrière à éviter de faire grève pendant les semaines précédant les élections – un appel qui n’a été que partiellement suivi. L’UGTT, qui historiquement avait mené des luttes de classe combatives, avait fini par succomber aux années de répression sous Ben Ali ; beaucoup de ses principaux dirigeants faisaient même partie de la direction du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti de Ben Ali. L’UGTT revendique aujourd’hui plus d’un demi-million d’adhérents.

La classe ouvrière tunisienne demeure toujours enchaînée à sa propre bourgeoisie non seulement par la bureaucratie syndicale, mais aussi par la gauche réformiste, dont beaucoup de groupes avaient été interdits ou réprimés par le régime de Ben Ali, comme les ex-staliniens du PCOT et les prédécesseurs de la Ligue de la gauche ouvrière (LGO, qui est liée au Nouveau Parti anticapitaliste [NPA] d’Olivier Besancenot en France). Ettajdid (l’ex-parti communiste) s’est présenté aux élections dans le cadre de la liste « Pôle démocratique moderniste », qui a remporté cinq sièges. Alors que le thème central de sa campagne avait porté sur des dénonciations du danger islamiste, et en particulier d’Ennahdha, le secrétaire général d’Ettajdid, Ahmed Ibrahim, déclarait le 12 octobre à l’agence Reuters que l’existence de divergences avec Ennahdha « ne devrait pas empêcher la cohabitation avec lui […]. La démocratie signifie la coexistence avec tous, sans exception, y compris Ennahdha. » De fait, la campagne électorale a été dominée par la polarisation entre forces « laïques » et islamistes, ce qui a contribué à dissimuler l’incapacité totale du mouvement ouvrier à poser la vraie question : pouvoir bourgeois (laïque ou non) ou pouvoir ouvrier. Les ouvriers tunisiens doivent devenir une classe pour soi, qui lutte pour le pouvoir en son propre nom ; ils ont besoin pour cela d’un parti révolutionnaire léniniste.

Quant à la LGO, elle a essayé de construire sa propre alliance de collaboration de classes (baptisée « front antilibéral et anti-impérialiste ») avec des composantes du « Front du 14 janvier », un front populaire incluant des formations bourgeoises se réclamant du nassérisme ou du baasisme, qui s’était constitué après la chute de Ben Ali (Tout est à nous !, 22 septembre). Cette tentative ayant fait long feu, et la LGO n’ayant pas non plus réussi à obtenir son visa de légalisation, elle a publié le 9 octobre une déclaration appelant au boycott des élections et déplorant « l’absence des conditions nécessaires pour une élection démocratique » (site web de Tout est à nous !, 22 octobre).

De son côté, le PCOT, dans sa déclaration postélectorale, affirme vouloir se consacrer à la lutte « pour l’instauration d’un véritable changement démocratique, patriotique et populaire » (Tout est à nous !, 3 novembre). Malgré leur baratin occasionnel sur la « révolution », aucun de ces réformistes ne va au-delà de la lutte pour la « démocratie » ; autrement dit, ils défendent un programme explicitement limité au cadre capitaliste.

Menaces sur les droits des femmes

Comparée au reste de la région, la Tunisie peut se prévaloir de droits relativement étendus pour les femmes, la plupart acquis sous la présidence de Bourguiba, immédiatement après l’indépendance du pays en 1956. Ces droits, incorporés dans le Code du statut personnel (CSP), constituent, comme nous l’écrivions il y a plus de vingt ans, « un compromis boiteux, fragile, réversible, entre la loi islamique et la “modernité” bourgeoise » (le Bolchévik n° 79, janvier 1988). Ceci explique pourquoi il est considéré comme acceptable par Ennahdha. Il y a égalité formelle devant la loi, la polygamie est illégale et le divorce est régi par le code civil. Le droit à l’avortement existe et la contraception est accessible, mais pas gratuite, ce qui en limite l’accès pour les travailleuses et les femmes des couches pauvres de la société. En outre, les femmes célibataires sont toujours légalement sous la tutelle de leur père, les mariages arrangés sont fréquents, et l’homme doit payer une dot pour sa future épouse. Un rituel magique, le tasfih, est pratiqué dans le but, soi-disant, de protéger la virginité des adolescentes ; et l’hyménoplastie (la réfection chirurgicale de l’hymen pour redonner l’apparence de la virginité) est pratiquée dans la petite bourgeoisie. Le harcèlement sexuel est très répandu, et les lois sur l’héritage sont très discriminatoires à l’encontre des femmes.

Lors des dernières élections, aucun parti n’était autorisé à se présenter s’il n’avait pas une moitié de femmes sur ses listes. Mais en fait seules 49 femmes ont été élues pour 217 sièges – dont 42 pour Ennahdha, souvent des femmes voilées qui pensent que les femmes doivent vivre conformément à leur conception de la charia. Cette clause de parité a aidé Ennahdha à se présenter comme favorable aux femmes. En tant que marxistes, nous sommes contre laisser l’Etat dicter qui un parti politique, y compris un parti révolutionnaire, a le droit de présenter – homme ou femme, « citoyen » ou « étranger ».

Les femmes constituent près de 30 % de la force de travail du pays, y compris dans la classe ouvrière (un tiers des membres de l’UGTT sont des femmes). De plus, la majorité des étudiants sont des femmes, et dans la petite bourgeoisie 31 % des avocats, 40 % des professeurs de l’enseignement supérieur ou 42 % des médecins sont des femmes. Cette couche féminine de la petite bourgeoisie hautement qualifiée a engendré de nombreux groupes pour les droits des femmes, dont l’action vise essentiellement le maintien du CSP. Aujourd’hui, beaucoup de ces femmes s’inquiètent à juste titre des conséquences que la victoire électorale d’Ennahdha aura pour les droits des femmes.

Rached Ghannouchi a pris soin d’insister qu’Ennahdha a l’intention de préserver les droits des femmes actuellement garantis par la loi tunisienne, et il affirme que les femmes ne seront pas forcées de porter le voile. Il cite régulièrement le Parti pour la justice et le développement (AKP) en Turquie comme son modèle pour l’avenir de la Tunisie. Mais comme l’écrivaient nos camarades allemands après la réélection de l’AKP en 2007 (Spartakist n° 170, mars 2008), une fois l’AKP au pouvoir, « de nouveaux amendements constitutionnels ont été annoncés pour mettre fin à l’interdiction de longue date du port du foulard dans les universités et les institutions publiques et pour remplacer l’article de la constitution actuelle qui oblige le gouvernement à “garantir l’égalité pour les hommes et les femmes” par une formule décrivant les femmes comme un “groupe vulnérable qui a besoin d’une protection spécifique”. Pendant ce temps, les forces de la réaction islamique s’enhardissent ; elles commencent à changer le paysage politique et social de la Turquie, y compris dans des villes comme Istanbul. Dans certains ministères, les horaires de travail sont organisés en fonction des heures de prière, garçons et filles sont séparés dans les lycées, une mesure tout à fait réactionnaire […]. Aujourd’hui, plus de 60 % des femmes turques portent le voile sous une forme ou une autre. » Quatre ans après, la situation a encore empiré : la Turquie est l’un des pays en Europe où les violences faites aux femmes sont les plus répandues (The Economist, 12 mai 2011).

Nous sommes opposés au voile, quelle que soit sa forme ; c’est à la fois un symbole et un instrument de l’oppression des femmes. En même temps, nous sommes également opposés à l’interdiction ou à la restriction du port du voile par l’Etat. En tant que marxistes, nous sommes pour la séparation de la religion et de l’Etat et nous revendiquons une éducation gratuite et laïque pour tous. Mais nous savons aussi que les fondamentalistes islamiques utiliseront tout assouplissement de l’interdiction du voile pour faire pression sur les femmes afin de les contraindre à le porter. C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui en Tunisie : on rapporte que des enseignantes qui ne portent pas le voile se font huer pour qu’elles se retrouvent dans l’impossibilité de faire cours ; leurs cours sont boycottés et elles se font même agresser physiquement. Des hommes abordent des femmes qui travaillent dans des magasins en leur disant qu’elles doivent rester à la maison et ne pas travailler. A l’université de Gabès, dans le sud-est du pays, les salafistes ont réussi à imposer la division de la cantine en espaces séparés pour les hommes et les femmes. Un article paru dans la Presse de Tunisie (7 novembre) expliquait que le « harcèlement des femmes dans la rue, à l’université et dans certains lieux de travail a en fait commencé dès le mois de février, quelques semaines après la révolution de la liberté et de la dignité. Mais ce harcèlement s’est intensifié depuis les élections du 23 octobre qui ont donné à Ennahdha la majorité relative dans l’Assemblée constituante. »

Ennahdha affirme qu’il n’a rien à voir avec ces attaques contre les droits des femmes, mais on reproche souvent à ses porte-parole d’adapter leur discours à leur auditoire. Une des représentantes les plus médiatiques d’Ennahdha pendant la campagne électorale était une certaine Souad Abderrahim, femme d’affaires et pharmacienne de 47 ans qui ne porte pas le voile, et qu’on présente souvent comme la quintessence du « glamour » de la femme moderne tunisienne. Lors d’un débat radiodiffusé, Souad Abderrahim a annoncé que les femmes célibataires qui ont des enfants sont « une infamie » et ne « devraient pas aspirer à un cadre légal qui protège leurs droits », avant d’ajouter scandaleusement que « éthiquement, elles n’ont pas le droit d’exister » (Libération, 10 novembre).

Pour Abderrahim et ses semblables, seules les femmes mariées, confinées dans le cadre de la famille, ont le « droit d’exister » et d’avoir des enfants. On touche là au cœur de l’oppression des femmes, enracinée dans la société de classe, dans l’institution répressive qu’est la famille. La famille est essentielle pour la société capitaliste ; elle ne peut pas simplement être abolie : les fonctions sociales qu’elle remplit, comme les tâches ménagères, l’éducation des enfants, la préparation des repas, etc., doivent être remplacées par des institutions sociales. Mais la perspective du remplacement de la famille exige un formidable bon en avant en termes de développement social ; on ne pourra l’accomplir sans la destruction préalable du pouvoir capitaliste au niveau mondial et son remplacement par une économie rationnelle et démocratiquement planifiée. L’oppression des femmes fait partie intégrante des rapports de propriété capitaliste, et elle est soutenue idéologiquement par la religion ; c’est pourquoi l’oppression des femmes ne peut pas être éradiquée dans la société capitaliste. En même temps, sans une lutte pour mettre fin à l’oppression des femmes, qui renforce toutes les formes d’arriération sociale, il n’y aura pas de révolution prolétarienne.

Pour la révolution permanente en Tunisie

La Tunisie est un pays néocolonial dont la bourgeoisie, y compris celle de l’après-Ben Ali, est liée de mille manières à l’impérialisme. La France, l’ancienne puissance coloniale, continue à tirer profit de l’oppression profonde des masses tunisiennes. En effet, la subordination de la Tunisie envers l’impérialisme sert à garantir l’exploitation et l’oppression brutales de son peuple. Pour parvenir à une véritable libération nationale et sociale, le prolétariat doit se mobiliser à la fois contre les impérialistes et contre la bourgeoisie nationale, qui sont les ennemis mortels des travailleurs et des opprimés en Tunisie.

Dans des pays à développement capitaliste retardataire comme la Tunisie, la faiblesse congénitale de la bourgeoisie nationale l’attache si fortement à l’impérialisme que même les tâches démocratiques les plus élémentaires, telles que l’égalité des femmes devant la loi, la séparation complète de la religion et de l’Etat ou la révolution agraire pour donner la terre aux paysans, ne peuvent pas être réalisées sans le renversement de l’ordre capitaliste. De plus, la consolidation du pouvoir prolétarien nécessite son extension internationale vers les centres impérialistes, et particulièrement la France, l’ancien oppresseur colonial. Voilà au fond de quoi il s’agit avec la théorie de la révolution permanente qu’avait élaborée Trotsky.

Dans une déclaration datée du 29 octobre (la Forge, novembre 2011), le PCOT pleurnichait que le score électoral lamentable de la gauche était dû au rôle de l’argent, sous forme de corruption et d’achats de voix, de la partialité des médias publics ainsi que des consignes de vote données dans les mosquées. La vérité, c’est que les élections bourgeoises servent à renforcer la domination bourgeoise ; elles ne peuvent pas exprimer fidèlement la volonté des masses, en particulier dans une période d’agitation et de soulèvements sociaux ; les élections en Tunisie viennent de le démontrer une nouvelle fois de façon spectaculaire.

Réclamer une assemblée constituante était une revendication populaire après le renversement du régime de Ben Ali, avec l’argument que c’était ainsi que l’on pouvait s’adresser aux revendications démocratiques – alors qu’en réalité seul le pouvoir prolétarien peut les satisfaire. Nous insistions dans notre propagande sur le fait que la classe ouvrière tunisienne doit établir « des comités d’usine, des organes de double pouvoir sur le lieu de production, et à partir de là constituer des milices ouvrières, auxquelles participeront les pauvres et les chômeurs des villes, pour l’autodéfense contre les nervis de l’Etat » (supplément au Bolchévik, 4 février 2011). Cependant, nous avons aussi appelé à une assemblée constituante révolutionnaire au lendemain immédiat de la chute de Ben Ali, et peu de temps après aussi en Egypte. En examinant plus en profondeur cette question, la Ligue communiste internationale (LCI) a changé sa position. Dans le passé et dans d’autres circonstances, nous avions appelé à une assemblée constituante à de nombreuses reprises, comme l’avaient fait nos prédécesseurs dans le mouvement trotskyste (y compris Trotsky lui-même). Il nous a fallu nous demander si, à la lumière de l’expérience historique, cette revendication est ou non appropriée ou conforme à nos principes, du point de vue de la révolution prolétarienne. Comme nous l’expliquons dans une résolution adoptée récemment par le Comité exécutif international de la LCI :

« L’assemblée constituante a certes joué un rôle progressiste dans la grande révolution bourgeoise française de 1789. Toutefois, l’expérience historique accumulée depuis lors démontre que cela a cessé d’être le cas par la suite. Dès les révolutions de 1848, dans toutes les situations où une assemblée constituante ou un organe législatif bourgeois similaire a été convoqué dans le contexte d’une insurrection prolétarienne, son but a été de rallier les forces de la contre-révolution contre le prolétariat et de liquider les organes du pouvoir prolétarien. C’était évident pendant la Commune de Paris en 1871, pendant la révolution d’Octobre 1917 et pendant la Révolution allemande de 1918-1919. Même si cela n’a jamais été codifié ultérieurement par l’Internationale communiste sous la forme d’une position de principe générale, tout le combat mené par les bolchéviks sous la direction de Lénine et Trotsky après la révolution d’Octobre allait dans le sens de traiter l’assemblée constituante comme une institution contre-révolutionnaire. »

La LCI a donc rejeté comme contraire à nos principes la revendication d’une assemblée constituante. Nous avons insisté dans notre propagande sur la Tunisie qu’il fallait s’adresser aux revendications démocratiques des masses après des décennies de régime policier ; elles peuvent être un levier pour mobiliser la classe ouvrière, et les opprimés derrière elle, pour une révolution socialiste. Parmi ces revendications figurent la liberté de la presse, la liberté de réunion, une véritable séparation de la mosquée et de l’Etat, etc. Mais l’appel à une assemblée constituante n’est pas une revendication démocratique, c’est un appel à un gouvernement capitaliste. Si nous rejetons cet appel, cela reflète à la fois l’expérience historique du prolétariat et l’extension du programme marxiste au cours des années. (Ce n’est pas la même question que celle de présenter des candidats à ce genre d’élections, avec comme objectif d’utiliser la campagne électorale, ainsi que les sièges au parlement si l’on est élu, comme tribune pour appeler les ouvriers à s’organiser en classe pour soi – c’est-à-dire à lutter pour leur propre pouvoir de classe.)

Marx réfléchit à l’expérience des révolutions de 1848 où les bourgeoisies européennes avaient fait cause commune avec les forces de la réaction aristocratique. En conclusion, il mit en avant la « révolution en permanence ». Marx, montrant du doigt la trahison commise par la petite bourgeoisie démocratique, argumenta que la tâche à l’ordre du jour était de « rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir » (« Adresse du comité central à la Ligue des communistes », mars 1850) et que la révolution ait été étendue internationalement. Trotsky a appliqué cette idée à la Russie tsariste dans ses écrits de 1904-1906 ; plus tard, à l’époque de la Deuxième Révolution chinoise, il a généralisé le programme de la révolution permanente en général aux pays à développement inégal et combiné. Pour nous la bourgeoisie a un caractère réactionnaire, que ce soit dans les pays semi-coloniaux ou dans les pays capitalistes avancés ; cela veut dire qu’il ne peut pas y avoir de parlement bourgeois révolutionnaire. L’appel à une assemblée constituante est de ce fait en contradiction avec la révolution permanente.

Pendant la révolte en Tunisie, la colère des masses et leur espoir d’un vrai changement ont été canalisés vers la revendication d’élections qui n’allaient que changer le nom et le visage des oppresseurs capitalistes. En fait, dès son apparition en tant que classe, la bourgeoisie tunisienne a toujours habillé sa domination sous les oripeaux d’une constitution (bourgeoise). Ce fut le cas avec la revendication d’une constitution contre le régime colonial-féodal du beylicat, plus tard avec la constitution rédigée par Habib Bourguiba, l’homme fort des premières années de la république tunisienne, et aujourd’hui avec les efforts pour empêcher un soulèvement prolétarien. Le parti historique de la bourgeoisie tunisienne s’est longtemps appelé Néo-Destour (« destour » veut dire « constitution » en arabe) ; son nom officiel était le « Nouveau parti libéral constitutionnel tunisien », et il fut rebaptisé « Parti socialiste destourien » en 1964. Des années plus tard, Ben Ali le rebaptisa… « Rassemblement constitutionnel démocratique » (RCD).

Une révolution prolétarienne arrachant le pouvoir à la classe capitaliste dans un pays du monde arabe aurait un impact gigantesque dans toute la région. Elle aurait immédiatement des réverbérations jusque dans les pays impérialistes, et notamment en France où vivent plusieurs millions de personnes d’origine maghrébine, concentrées dans le prolétariat et les couches les plus opprimées de la population, formant un pont vivant pour la révolution socialiste entre les deux côtés de la Méditerranée. Pour lutter pour le renversement de l’ordre capitaliste, la classe ouvrière a besoin d’un parti révolutionnaire prolétarien ; on ne pourra le construire que dans une lutte intransigeante contre toutes les forces bourgeoises. Nous luttons pour reforger la Quatrième Internationale fondée par Trotsky sur la base de l’héritage de la révolution d’Octobre.

 

Le Bolchévik nº 198

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