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Le Bolchévik nº 176

Juin 2006

Bolivie

Trotskysme contre nationalisme bourgeois

L’élection d’Evo Morales à la présidence de la Bolivie, en décembre dernier, a été saluée dans le monde par une foule d’activistes « altermondialistes » et de sociaux-démocrates comme un coup porté à l’impérialisme US, et ce largement sur la base de sa promesse de nationaliser les réserves de pétrole et de gaz. A la tête du Movimiento al Socialismo (MAS – Mouvement vers le socialisme), Morales a remporté une majorité absolue des voix – la victoire électorale la plus écrasante depuis la fin du régime militaire en 1982. Sa popularité tient pour une bonne part au fait qu’il est un Indien aymara, le fils d’un berger, dans un pays marqué par un profond racisme anti-Indiens. Dans un reportage sur son investiture, le New York Times (22 janvier) estimait que son élection représentait peut-être « le tournant le plus marqué à ce jour dans l’évolution vers la gauche persistante en Amérique du Sud, avec le potentiel d’ondes de choc bien au-delà des frontières de cette nation andine enclavée ».

L’administration Bush, qui avait fustigé Morales à cause du soutien que lui apportent les cultivateurs de coca, a réagi prudemment à son élection. Le Washington Post (21 février) remarquait, dans un article intitulé « Les responsables américains assouplissent leur attitude envers le nouveau président de gauche bolivien », qu’« au moins pour l’instant, l’administration Bush espère qu’Evo Morales, qui avait menacé de devenir “le pire cauchemar de l’Amérique”, est un homme avec qui on peut s’entendre ». Les impérialistes sont aussi conscients du fait que la Bolivie est un pays très pauvre, et que Morales dispose de moins de ressources qu’Hugo Chávez, avec le pétrole du Venezuela.

Morales, qui est un nationaliste bourgeois, défend le « capitalisme andin » et le « libre échange ». Immédiatement après son élection, il s’est rendu à Santa Cruz, ville de l’est de la Bolivie qui constitue le centre de l’élite des affaires du pays, où il a déclaré comprendre la revendication d’autonomie par rapport à la région appauvrie de l’ouest. Il a aussi donné son accord à la privatisation d’El Mutún, une des plus grandes mines de fer du monde, et il a cherché à cimenter l’allégeance de la bourgeoisie en nommant dans son gouvernement une véritable bande d’hommes d’affaires véreux et de partisans de ses prédécesseurs « néo-libéraux ». Il a ainsi confié le Ministère des Mines à un certain Walter Villarroel qui, lors d’un précédent passage au gouvernement, avait joué un rôle charnière dans le démantèlement de la Corporation minière de Bolivie (COMIBOL), société d’Etat, et dans la privatisation des activités minières. Le mois dernier même, les travailleurs de la Lloyd Aereo Boliviano, la principale compagnie aérienne du pays, qui étaient en grève pour exiger la renationalisation de leur entreprise, se sont heurtés à la police après que Morales avait ordonné à l’armée et à la police de prendre le contrôle des aéroports du pays afin de briser la grève.

En appelant à « nationaliser » les ressources naturelles de la Bolivie, Morales reprend un programme qui a une longue histoire en Amérique latine. La principale revendication des manifestants qui défilaient l’année dernière en Bolivie pour la nationalisation du pétrole et du gaz est défendable en tant que mesure d’autodéfense nationale d’un pays semi-colonial contre les impérialistes, bien qu’elle n’ait aucun caractère socialiste. En 1938, à propos de l’expropriation de l’industrie pétrolière par le régime nationaliste bourgeois du président Cárdenas au Mexique, le dirigeant révolutionnaire marxiste Léon Trotsky écrivait :

« Le Mexique semi-colonial est en train de lutter pour son indépendance nationale, politique et économique. C'est là la signification fondamentale de la révolution mexicaine à cette étape. Les magnats du pétrole ne sont pas des capitalistes de base, ils ne sont pas de la bourgeoisie ordinaire. S'étant emparés des ressources naturelles les plus riches d'un pays étranger, campés sur leurs milliards et soutenus par les forces militaires et diplomatiques de leur métropole, ils s'efforcent d'établir dans le pays soumis un régime de féodalisme impérialiste, leur subordonnant législation, jurisprudence et administration. […]

« L’expropriation du pétrole, ce n’est ni du socialisme, ni du communisme. Mais c’est une mesure hautement progressiste d’autodéfense nationale. »

– « Le Mexique et l’impérialisme britannique », 5 juin 1938

La Bolivie n’est elle-même pas étrangère aux nationalisations, y compris dans l’industrie pétrolière. Le gouvernement militaire de David Toro (1936-1937) avait nationalisé sans compensations la Standard Oil Company of Bolivia et créé une compagnie pétrolière d’Etat. Celle-ci devait ensuite prendre le contrôle de la Gulf Oil Company of Bolivia en 1969. C’est seulement en 1996 qu’une part significative des activités dans le domaine du pétrole et du gaz naturel ont été privatisées. Aujourd’hui, la compagnie brésilienne Petrobras contrôle environ 51 % des importantes réserves de gaz naturel boliviennes, et 95 % des capacités de raffinage du pays. Cependant, la plus grande partie des réserves de gaz naturel sont inexploitées. L’Association des organisations de producteurs écologiques de Bolivie notait dans un rapport publié en 2005 que « La Bolivie a huit secteurs qui génèrent davantage d’emplois que le gaz » et que « le secteur pétrolier tout entier donne du travail à environ 600 personnes, principalement des étrangers ».

Quand Morales parle aujourd’hui de « nationalisations », il a probablement plutôt en tête de faire payer davantage d’impôts. Il déclarait ainsi au journal social-démocrate In These Times (janvier) : « Nous voulons imposer les sociétés transnationales d’une façon juste, et redistribuer l’argent aux petites et moyennes entreprises. » Pendant l’élection présidentielle de décembre, non seulement Morales mais tous les candidats ont appelé d’une manière ou d’une autre à nationaliser l’industrie du gaz naturel. Politicien habile, Morales a cherché à apparaître plus combatif que ses concurrents, tout en cherchant simultanément à ne pas s’aliéner de façon irréparable la bourgeoisie bolivienne ni les impérialistes.

La « révolution » bolivienne de 2005

L’élection de Morales a été précédée, de mai à juin 2005, par une série de soulèvements populaires. Les manifestants protestaient contre le « néo-libéralisme » : la privatisation générale des services publics gérés par l’Etat et les mesures d’austérité dictées par le FMI. Rendues possibles par la défaite de la grève générale de 1985, ces mesures ont abouti à la privatisation des mines boliviennes et des autres ressources naturelles du pays, ainsi que des télécommunications et des transports. Les mineurs licenciés et les paysans ont été contraints de tenter de gagner leur vie dans de petites entreprises familiales ou d’autres formes d’auto-emploi. Beaucoup se sont installés à El Alto, initialement une banlieue de la capitale La Paz, mais qui est devenue aujourd’hui une entité indépendante d’environ 800 000 habitants.

Le soulèvement de 2005 a été la dernière en date d’une série de luttes désespérées des masses boliviennes paupérisées. En 2000, d’importantes manifestations plébéiennes avaient éclaté dans la troisième ville de Bolivie, Cochabamba, après que le gouvernement d’Hugo Banzer avait accepté les exigences de la Banque mondiale et bradé la Compagnie des eaux de la ville à Bechtel et à d’autres sociétés de pays impérialistes, avec comme conséquence une augmentation du prix de l’eau d’au moins 200 %. Cette « guerre de l’eau » avait conduit Bechtel à abandonner sa participation, pour ensuite porter plainte contre la Bolivie devant les tribunaux américains pour lui avoir fait perdre des revenus. Une autre révolte a éclaté en septembre 2003 après l’annonce que les réserves de gaz naturel récemment découvertes seraient expédiées par gazoduc au Chili, cible historique du nationalisme bolivien depuis sa victoire dans la « guerre du Pacifique » de 1879-1883, qui avait abouti à la perte par la Bolivie de son accès à la mer. La « guerre du gaz » de 2003 a pris fin avec l’accession à la présidence de Carlos Mesa, le vice-président de Gonzalo Sánchez de Lozada – manœuvre dans laquelle Morales joua un rôle décisif.

Les manifestations et les grèves de mai-juin 2005 ont éclaté à El Alto après l’adoption par le Congrès d’une loi sur les hydrocarbures proposée par Mesa et qui favorisait les impérialistes. Les manifestants avançaient de nombreuses revendications, dont la nationalisation du gaz et des autres ressources, l’opposition à l’autonomie de la province plus prospère de Santa Cruz, et faire passer Sánchez de Lozada en jugement pour la mort de manifestants tués pendant la « guerre du gaz ». Le 6 juin, Mesa démissionnait, et des élections étaient annoncées pour décembre.

Les manifestations d’El Alto reflétaient la détermination des masses opprimées à résister à l’exploitation impérialiste. Mais briser les chaînes de l’oppression impérialiste requiert une révolution prolétarienne dirigée par un parti ayant un programme corespondant, c’est-à-dire un parti léniniste-trotskyste, pour briser le pouvoir capitaliste et instaurer un Etat ouvrier. Une telle révolution doit avoir comme perspective de s’étendre aux autres pays d’Amérique du Sud ainsi que – et c’est vital – aux pays capitalistes avancés, en particulier les Etats-Unis. Mais ce qui a manqué depuis le début des protestations en Bolivie, c’est la participation d’un prolétariat organisé. Ceci est à son tour le reflet non seulement de la vision nationaliste petite-bourgeoise des dirigeants des protestations, mais aussi de la dégradation matérielle et de l’atomisation qu’a subies la classe ouvrière elle-même depuis les années 1980. Une des raisons pour lesquelles la bourgeoisie a fermé les mines était d’ailleurs qu’elle voulait se débarrasser de milliers de mineurs, qui faisaient partie des ouvriers d’Amérique latine avec le niveau de conscience de classe le plus élevé.

Le changement dans la composition sociale des récentes protestations a été remarqué par beaucoup de témoins, y compris par des apologistes des « mouvements sociaux » boliviens. Ainsi, dans un article mis en ligne sur le site web de l’organisation réformiste Left Turn et intitulé « El Alto : épicentre de la nouvelle résistance bolivienne » (19 janvier 2005), Jim Straub écrit :

« Les “réformes” économiques du FMI et de la Banque mondiale ont liquidé des secteurs entiers de l’économie bolivienne – les mines, les usines et le secteur public – qui employaient une masse de révolutionnaires organisés […].

« Empêchés de gagner leur vie dans des secteurs comme les mines ou les services publics, les Boliviens au chômage ont gravité vers les quelques industries où se présentaient des opportunités économiques, le secteur informel – qui signifie essentiellement le marché noir massif et les vendeurs de rue qui dominent aujourd’hui l’Amérique latine – et la culture de la coca […].

« Là où jadis les mineurs et les ouvriers d’usine armés faisaient tomber les gouvernements, ce sont des associations indigènes de travailleurs du secteur informel et des planteurs de coca combatifs qui, au cours de l’année qui vient de s’écouler, ont contraint le président corrompu Sánchez Lozada à démissionner et à fuir le pays. »

La révolution permanente et la Bolivie

Dans les pays au développement inégal et combiné, la faiblesse de la bourgeoisie nationale et sa dépendance envers l’impérialisme la rendent incapable d’arracher les acquis apportés par la Révolution française et les autres révolutions bourgeoises classiques, et qui ont jeté les bases de la modernisation économique et de la création d’une société industrielle. Comme l’écrivait Trotsky dans la Révolution permanente (1931) :

« Pour les pays à développement bourgeois retardataire et, en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la théorie de la révolution permanente signifie que la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes. »

En expliquant la perspective de la révolution permanente, Trotsky insistait que « La conquête du pouvoir par le prolétariat ne met pas un terme à la révolution, elle ne fait que l’inaugurer. La construction socialiste n’est concevable que sur la base de la lutte de classe à l’échelle nationale et internationale. » La Révolution russe de 1917 avait brisé l’impérialisme à son « maillon faible », un pays arriéré, majoritairement paysan. Généralisant à partir de cette expérience, Trotsky insistait qu’un ordre socialiste, qui apporterait l’abondance matérielle pour tous, ne pouvait pas être construit dans les limites d’un seul Etat. Au bout du compte, le système capitaliste devrait être détruit à ses points les plus forts, les Etats industriels avancés. Les prolétaires des pays les plus arriérés devaient être liés à leurs frères et sœurs de classe d’Occident au moyen d’un parti révolutionnaire international.

La lutte des masses laborieuses boliviennes a été une confirmation par la négative de la perspective de la révolution permanente. En 1952, en 1970-1971 et encore une fois en 1985, le prolétariat, avec les mineurs d’étain en première ligne, a mené des actions puissantes, jusques et y compris une insurrection ouverte. Mais ces luttes ont été trahies par les dirigeants ouvriers qui ont enchaîné le prolétariat à l’ennemi de classe en prêchant la nécessité de s’allier à une bourgeoisie soi-disant « anti-impérialiste ». Les gouvernements de coalition (fronts populaires) auxquels les dirigeants ouvriers traîtres ont participé aux côtés des nationalistes bourgeois ont consolidé les forces de la réaction capitaliste, conduisant encore et toujours à des coups d’Etat militaires et à des régimes bonapartistes.

Si les luttes du passé ont été vaincues par les trahisons des directions ouvrières, la dévastation matérielle de la Bolivie – en particulier la fermeture des mines d’étain et de la plus grande partie de l’industrie – soulève une autre question. La capacité du prolétariat de renverser le capitalisme a été qualitativement diminuée. Si on considère seulement le rapport des forces à l’intérieur même de la Bolivie, cette période n’augure rien de bon pour la lutte contre l’impérialisme et ses agents bourgeois locaux. Comme Trotsky le soulignait dans la Révolution permanente :

« Dans les conditions de l’époque impérialiste, la révolution démocratique nationale ne peut être victorieuse que si les rapports sociaux et politiques d’un pays sont mûrs pour porter au pouvoir le prolétariat en qualité de chef des masses populaires. Et si les choses n’en sont pas encore arrivées à ce point ? Alors la lutte pour la libération nationale n’aboutira qu’à des résultats incomplets, dirigés contre les masses travailleuses. »

Les militants radicalisés par les ravages de l’impérialisme et du capitalisme en Bolivie doivent comprendre la nécessité de lier les luttes des masses boliviennes à celles des pays voisins comme le Brésil, le Chili et l’Argentine, où existent des concentrations plus viables de prolétariat, ainsi qu’aux luttes de la classe ouvrière nord-américaine. Cette perspective d’internationalisme prolétarien fait cruellement défaut chez les pseudo-marxistes qui se sont enthousiasmés pour les protestations récentes et leur direction petite-bourgeoise et nationaliste bourgeoise.

Aux Etats-Unis, un exemple typique est fourni par les réformistes de l’International Socialist Organization (ISO), qui a applaudi la démission de Mesa dans un article de Socialist Worker (17 juin 2005) intitulé « Victoire en Bolivie ! », et qui s’exclamait : « Bien que la lutte pour la nationalisation du pétrole et du gaz ne soit pas encore tranchée, les mouvements sociaux ont porté un coup puissant à l’oligarchie bolivienne et à l’impérialisme US. »

Parmi ceux qui expriment un enthousiasme béat devant le soulèvement de 2005 figure l’Internationalist Group (IG), dont les membres fondateurs avaient quitté la Ligue communiste internationale au milieu des années 1990 du fait de leur appétit irrésistible à acclamer des forces éloignées de la classe ouvrière. Dans le numéro de décembre 2005 de son journal Internationalist, l’IG pointait sur nous un doigt accusateur, et nous admonestait en ces termes :

« Pour sa part, la tendance spartaciste, aujourd’hui centriste, est tombée encore plus bas, au moment où ses camarades mexicains nous dénoncent aujourd’hui pour avoir appelé à des soviets lors des événements de mai-juin en Bolivie, en prétendant que c’est impossible car d’après elle il n’y a “pas de classe ouvrière aujourd’hui en Bolivie” (ne parlons pas des milliers d’usines rien que dans la ville d’El Alto). Autrement dit, ces pseudo-trotskystes croient qu’une révolution socialiste est impossible en Bolivie. »

Bien que l’IG évoque les « milliers d’usines rien que dans la ville d’El Alto », celles-ci ne sont pour la plupart pas des « usines » au sens habituel du mot, mais de petits ateliers textiles, souvent possédés et gérés par une famille. Comme l’explique Straub, ce sont « des gens sans travail régulier, sans représentation syndicale, sans même un patron contre qui lutter ». Ceci s’ajoutant au chômage de masse qui sévit à El Alto.

Dans un article de CounterPunch (14 octobre 2005), Raúl Zibechi écrit :

« Pour ce qui est des emplois, El Alto est caractérisé par le travail indépendant. 70 % des actifs travaillent dans des entreprises familiales (50 %) ou des secteurs semi-formels (20 %). Ces emplois sont pour la plupart dans la vente et la restauration (95 % des actifs), suivis par le bâtiment et l’industrie manufacturière. »

Ce qu’on présente souvent comme des « syndicats » sont en fait des groupements d’artisans et d’auto-employés. Il en est ainsi du Centre ouvrier régional (COR) qui a été une composante majeure des protestations d’El Alto. Notant l’émergence dans les années 1970 de fédérations syndicales de marchands et d’artisans avec « une forte identité ouvrière territoriale », Zibechi écrit : « Sont ainsi apparus des syndicats et des organisations d’artisans et de vendeurs, de boulangers et de bouchers, qui en 1988 ont créé le COR, maintenant rejoints par les bars de quartier, les auberges, et les employés municipaux. Ces groupes sont principalement composés de propriétaires de petites affaires et de travailleurs indépendants, un secteur social qui dans d’autres pays n’est habituellement pas organisé. »

A lire les récits haletants des événements boliviens écrits par l’IG (réunis sur son site web sous le titre grandiloquent « Bolivie : batailles de classe dans les Andes »), on ne saurait jamais que quelque chose a changé dans le monde au cours des 20 dernières années, que ce soit en Bolivie ou ailleurs. L’IG nie l’impact de la destruction contre-révolutionnaire de l’Union soviétique, et la régression dans la conscience prolétarienne dans le monde entier qui a accompagné cette défaite. Leur objectif est d’enjoliver la réalité existante dans l’espoir de faire passer comme « révolutionnaires » les forces de classe étrangères à la classe ouvrière que l’IG caresse dans le sens du poil – qu’il s’agisse de liquidateurs staliniens usés de RDA, l’ex-Etat ouvrier déformé est-allemand, d’opportunistes syndicaux au Brésil ou autres types du même acabit (voir « Le “groupe” de Norden : Une défection inavouée du trotskysme » disponible auprès de la Ligue trotskyste).

L’IG est passé maître dans l’art de nier la réalité. Il peut inventer de toutes pièces une section fraternelle totalement bidon en Ukraine (voir « La stupidité du village Potemkine de l’IG, la preuve par l’absurde », Workers Vanguard n° 828, 11 juin 2004). Il peut inventer un prolétariat là où celui-ci existe à peine, tout en ignorant de puissantes concentrations de la classe ouvrière. Ainsi, il est intéressant de noter que si l’IG a écrit des tas d’articles sur la Bolivie (pas moins de sept rien que dans le numéro d’été 2005 de son journal), il a quasiment ignoré l’Extrême-Orient – Chine, Japon et Corée – , qui est devenu un des bastions industriels du monde.

La révolution de 1952

En 1952, la classe ouvrière bolivienne, avec à sa tête les mineurs d’étain organisés dans le syndicat FSTMB, a été à l’avant-garde d’un mouvement qui offrait une occasion prometteuse de révolution ouvrière. En avril de cette année-là, une tentative de coup d’Etat avait été le détonateur d’une insurrection au cours de laquelle les ouvriers armés avaient mis l’armée en déroute. Une puissante fédération syndicale, la Central Obrera Boliviana (COB), était alors constituée et devenait la principale autorité non seulement pour le mouvement ouvrier organisé, mais aussi pour une grande partie de la paysannerie et de la petite bourgeoisie urbaine. Tandis que les mineurs réclamaient le contrôle ouvrier des mines d’étain nouvellement nationalisées, et que les paysans anticipaient les promesses de réforme agraire en occupant les domaines des grands propriétaires, le chef de la COB, Juan Lechín, rejoignait le gouvernement bourgeois du Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR) de Víctor Paz Estenssoro. Lechín et les autres « ministres ouvriers » devenaient ainsi les instruments de la bourgeoisie pour subordonner les masses en lutte au régime capitaliste.

A l’époque, le POR (Parti ouvrier révolutionnaire), une organisation pseudo-trotskyste, jouissait d’une réelle influence à la direction de la COB. Il était dirigé par Guillermo Lora, qui devait se rendre tristement célèbre pour son menchévisme national et son mépris pour tout ce qui se passait à l’extérieur des frontières de la Bolivie – il proclamait ainsi que « La Bolivie est l’expérience la plus riche du trotskysme mondial ». Lora démontra son dédain pour les leçons de la Révolution russe, notamment sur l’indépendance politique de la classe ouvrière. Le POR avait soutenu l’entrée de Lechín dans le gouvernement bourgeois en affirmant qu’il « soutient la fraction de gauche du nouveau cabinet », et appelé Paz Estenssoro à « réaliser les espoirs des travailleurs en organisant un cabinet composé exclusivement d’hommes de la gauche de son parti [bourgeois !] » Au contraire, en 1917 les bolchéviks avaient refusé d’accorder le moindre soutien au gouvernement bourgeois de Kerensky, dénoncé les menchéviks et socialistes-révolutionnaires, traîtres à la classe ouvrière, qui avaient rejoint le gouvernement, et conduit les travailleurs à renverser le régime bourgeois par une révolution prolétarienne (voir « Révolution et contre-révolution en Bolivie », Spartacist [édition anglaise] n° 40, été 1987).

La nationalisation des mines d’étain, ainsi qu’une modeste réforme agraire, faisaient partie des concessions accordées par la bourgeoisie bolivienne en 1952 afin de désamorcer la révolution. Mais comme les événements ultérieurs devaient le démontrer, de telles réformes sont éminemment réversibles. Et de fait, la menace de révolution sociale s’éloignant, les capitalistes commencèrent à s’en prendre aux ouvriers. L’armée fut reconstruite avec les dollars et les conseillers militaires américains, sur la base d’un décret cosigné par Lechín. Cette armée devait devenir tristement célèbre par ses massacres de mineurs combatifs. En 1957, le MNR était devenu suffisamment sûr de lui pour inviter les Etats-Unis à prendre le contrôle de l’économie bolivienne avec le « plan triangulaire » d’austérité et d’attaques antisyndicales.

Quand aujourd’hui l’IG se gargarise de la participation des mineurs de la FSTMB dans les protestations, il essaie de tromper le lecteur mal informé pour lui faire croire que ce syndicat est toujours l’avant-garde du prolétariat combatif. Ce ne sont là que des arguties. Entre 1985 et 1987, la société d’Etat des mines d’étain a réduit ses effectifs de 30 000 à 7 000 salariés ; ses activités ont par la suite été privatisées. La bibliothèque du Congrès américain, dans une étude consacrée à la Bolivie, note que « La restructuration du secteur minier nationalisé, et surtout les licenciements en masse, avaient décimé la FSTMB ». La plus grande partie des gens qui aujourd’hui travaillent dans cette industrie sont en fait occupés, avec leurs familles, à retrier les déchets des mines fermées ou à extraire des minéraux des rivières, vendant ce qu’ils trouvent sur le marché noir ou sur le bord des rues. Leur situation atomisée les fait davantage ressembler à des prospecteurs petits-bourgeois qu’à des prolétaires.

La COB, la fédération syndicale historique de 1952, a aussi radicalement changé. Comme le note Herbert S. Klein dans son livre A Concise History of Bolivia [Une histoire concise de la Bolivie] (2003), « La base de la gauche radicale a été transformée avec le déclin de la vieille centrale syndicale, la COB, du syndicat des mineurs, la FSTMB, et par l’essor de nouvelles organisations paysannes […]. Peu après, la CSUTCB [la confédération paysanne] jouait un rôle majeur dans la COB, finissait par prendre le contrôle de sa direction et par réorienter ses revendications vers ces thèmes nouveaux. »

Le fait que le nouveau dirigeant de la Bolivie soit un fermier est une conséquence logique des récentes protestations. Comme sa base sociale, il cultive la coca qui, après l’écroulement du marché de l’étain, est devenue un produit d’exportation clé. En fait, le « syndicat » des cultivateurs de coca a remplacé la FSTMB comme composante la plus importante de la COB !

Les programmes d’éradication des drogues imposés par les Etats-Unis – sous les administrations Démocrates comme Républicaines – ont provoqué la ruine financière des cultivateurs de coca boliviens. Morales cherche à coopérer avec les Etats-Unis dans l’éradication de la production de cocaïne tout en espérant que Washington l’autorisera à « dépénaliser » la feuille de coca. La coca a de nombreux usages traditionnels. Beaucoup la mâchent parce qu’elle les aide à supporter la faim – ce qui encourage puissamment sa consommation dans le deuxième pays le plus pauvre de l’hémisphère ouest. Mais l’administration Bush, comme on pouvait s’y attendre, est hostile à tout ce qui a un rapport avec la coca. Ceci place Morales dans une position délicate, coincé entre sa base sociale et les impérialistes dont il cherche à s’attirer les bonnes grâces. En tant que marxistes, nous sommes opposés à la « guerre contre la drogue » du gouvernement américain, et nous appelons à la décriminalisation de l’usage des drogues.

Pour la révolution socialiste dans toutes les Amériques !

De nombreux commentateurs ont prédit que si Morales ne respecte pas ses promesses de campagne, il sautera, comme les deux présidents qui l’ont précédé. C’est peut-être ce qui arrivera. La Bolivie a eu bien près de 200 gouvernements depuis son accession à l’indépendance d’avec l’Espagne en 1825, et tous ont administré l’exploitation économique et la misère. Le fait qu’un président puisse être renversé en grande partie par des actions aussi simples que bloquer les principales routes est révélateur de la faiblesse de la bourgeoisie bolivienne. Dans le contexte d’une effroyable arriération, l’instabilité de la Bolivie rappelle ce que Trotsky, parlant des troubles chroniques que connaissait l’Espagne, appelait les « convulsions chroniques par lesquelles se manifestent la maladie invétérée d’une nation tenue à l’écart du progrès » (« La révolution espagnole et les tâches communistes », 24 janvier 1931).

Confinés à l’intérieur des frontières de la Bolivie, et avec l’absence du prolétariat en tant que force organisée, les soulèvements sociaux qui naissent de l’instabilité du pays ne peuvent aboutir qu’à des variantes du pouvoir capitaliste. La nécessité cruciale, c’est de construire un parti ouvrier révolutionnaire international qui pourra faire le lien entre les luttes des masses boliviennes paupérisées – et en particulier des quelques prolétaires qui existent – et la classe ouvrière puissante qui existe dans les pays d’Amérique latine, aux Etats-Unis et ailleurs. En Amérique latine, un tel parti sera construit en opposition aux nationalistes bourgeois et aux politiciens réformistes de tous poils.

Il sera aussi construit en opposition au chauvinisme qui en Bolivie caractérise depuis longtemps la politique, fût-elle « de gauche ». Dans les années 1970, l’opposition du POR de Guillermo Lora à la dictature d’Hugo Banzer était largement focalisée sur l’accusation qu’il avait bradé la « patrie » au bénéfice du Chili et du Pérou. Le POR accusait aussi Banzer de trahir la « grande tâche nationale » consistant à rétablir l’accès du pays à la mer – un appel implicite à venger la défaite infligée à la Bolivie par le Chili à la fin du XIXe siècle. La dernière fois que la Bolivie enclavée a essayé de gagner un « passage vers la mer », le résultat a été la sanglante guerre du Chaco de 1932-1935, au cours de laquelle la Bolivie a affronté le Paraguay pour la possession de la province du Chaco, riche en pétrole, et l’accès à l’Atlantique via le fleuve Paraguay. Avec la Standard Oil qui soutenait la Bolivie et la Shell Oil du côté du Paraguay, la guerre s’était terminée par une défaite pour la Bolivie, et elle avait exacerbé le nationalisme bolivien. La profondeur de l’ancrage des sentiments nationalistes s’est révélée dans les récentes manifestations des « guerres du gaz », qui abondaient en dénonciations chauvines du « vol » du gaz naturel bolivien par le Chili.

La tâche d’arracher l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale à l’arriération et au joug impérialiste incombe au prolétariat de la région. Comme le soulignait Trotsky dans le « Manifeste de la Quatrième Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale » (mai 1940) :

« Le mot d'ordre, dans la lutte contre la violence et les intrigues de l'impérialisme mondial et contre la sanglante besogne des cliques indigènes compradores est donc : Etats-Unis soviétiques de l'Amérique centrale et du Sud. […]

« C'est seulement sous sa propre direction révolutionnaire que le prolétariat des colonies et des semi-colonies pourra réaliser une collaboration invincible avec le prolétariat des métropoles et la classe ouvrière dans son ensemble. C'est seulement cette collaboration qui peut conduire les peuples opprimés à leur émancipation complète et définitive, par le renversement de l'impérialisme dans le monde entier. »

– Traduit de Workers Vanguard n° 868, 14 avril

 

Le Bolchévik nº 176

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