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Spartacist, édition française,
numéro 42 |
Été 2015 |
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Clara Zetkin et la lutte pour la Troisième Internationale (Femmes et Révolution) La première guerre interimpérialiste, qui éclata en août 1914, fut un moment charnière pour le mouvement ouvrier socialiste international. La Deuxième Internationale social-démocrate sombra dans le social-chauvinisme. Proclamant la « défense de la patrie », les dirigeants sociaux-chauvins se rallièrent à leur propre bourgeoisie et l’aidèrent à mener le prolétariat au carnage de la guerre et à étouffer la lutte de classe au nom de l’« union sacrée ». L’exemple le plus spectaculaire fut celui du Parti social-démocrate allemand (SPD), qui était considéré entre tous comme le parti phare de l’Internationale. Le 4 août 1914, la fraction du SPD au Reichstag (parlement allemand) vota les crédits de guerre pour le gouvernement impérial, approuvant ainsi les buts de guerre impérialistes du Kaiser Guillaume II.
Lénine et le Parti bolchévique prirent la tête d’un mouvement international pour hisser à nouveau le drapeau du marxisme révolutionnaire ; ils y avaient été préparés par des années de lutte contre les opportunistes russes (les menchéviks), et par une scission décisive avec eux. Déjà au Congrès socialiste international de Stuttgart en 1907, Lénine avait tenté de constituer dans l’Internationale un noyau de gauche contre les opportunistes. La gauche conduite par Lénine et Rosa Luxemburg fit adopter à l’unanimité une résolution reprenant l’essentiel du point de vue de Lénine : « La question n’est pas de se contenter de faire obstacle au déclenchement de la guerre, mais de mettre à profit la crise engendrée par la guerre pour précipiter le renversement de la bourgeoisie » (« Le Congrès socialiste international de Stuttgart », août-septembre 1907). Mais lorsque la guerre éclata, de tous les partis sociaux-démocrates des pays belligérants, seuls les bolchéviks, certains menchéviks, ainsi que les partis bulgare et serbe, votèrent contre les crédits de guerre de leur propre gouvernement.
La faillite ignominieuse de la Deuxième Internationale signifiait pour Lénine qu’il fallait absolument rompre une fois pour toutes avec les opportunistes et leurs défenseurs centristes, et lutter pour une nouvelle internationale, la Troisième. Après des années de lutte et la conquête du pouvoir par le prolétariat lors de la Révolution russe d’octobre 1917, la Troisième Internationale (ou Internationale communiste, IC, Comintern) fut fondée à Moscou en 1919. Ses quatre premiers congrès (1919-1922) établirent un programme d’action révolutionnaire, dans l’objectif de gagner partout dans le monde les meilleurs socialistes de gauche et de s’atteler à la construction de partis communistes de masse.
Pour forger de nouveaux partis d’avant-garde léninistes, un certain nombre de batailles politiques furent nécessaires. Ceux qui voulaient faire la révolution devaient rompre avec la pratique et le programme de la social-démocratie, et il fallait se débarrasser des hésitants centristes. Comme l’écrivait Lénine : « La IIIe Internationale a recueilli les fruits du labeur de la IIe Internationale, elle en a amputé la vermine bourgeoise et petite-bourgeoise, opportuniste et social-chauvine, et a commencé à réaliser la dictature du prolétariat » (« La IIIe Internationale et sa place dans l’histoire », avril 1919).
Le travail novateur effectué par le SPD parmi les femmes avant 1914 était un de ces « fruits » de la Deuxième Internationale. Il avait été lancé et mené principalement par des cadres femmes conduites par Clara Zetkin, l’une des personnalités de l’aile gauche du parti, liée à Rosa Luxemburg. Zetkin se battit pour organiser un travail spécifique afin d’attirer les femmes sous le drapeau du parti et elle encouragea l’extension de ce travail au niveau international. Elle fut pendant 25 ans rédactrice en chef de Die Gleichheit (l’Egalité), un journal polémique de grande qualité qui servait à organiser et à former les cadres femmes du SPD. Les bolchéviks s’inspirèrent plus tard de ce travail pionnier lorsqu’ils cherchèrent à mettre en œuvre leur programme révolutionnaire d’émancipation des femmes. Zetkin, qui était à la fois écrivaine, oratrice, organisatrice et traductrice, comptait parmi les dirigeants les meilleurs et sans doute les plus connus de la Deuxième Internationale. Elle avait participé en 1889 à sa fondation, et elle avait plus de 60 ans au moment de la Révolution russe. Elle fut l’un des rares cadres de la Deuxième Internationale à franchir le pas et rejoindre l’Internationale communiste. Les batailles politiques intenses que Lénine eut avec elle y furent pour beaucoup.
Dans son parcours de l’aile gauche de la social-démocratie au communisme, Zetkin fut handicapée par un pesant héritage politique provenant de la Deuxième Internationale. Ce cheminement long et difficile témoigne du gouffre séparant la social-démocratie du communisme, même pour les sociaux-démocrates de gauche qui soutenaient la Révolution bolchévique. Zetkin ne comprenait que partiellement la nécessité de mener une lutte programmatique implacable pour construire un parti d’avant-garde léniniste ; elle eut du mal à rompre avec la conception social-démocrate du « parti de toute la classe » (un seul parti représentant l’ensemble de la classe ouvrière), une conception qui impliquait nécessairement une politique de conciliation envers l’opportunisme. Pendant plusieurs années elle resta à cheval entre social-démocratie et léninisme, avant d’être résolument gagnée au communisme.
Aujourd’hui une grande partie de la gauche colporte avec zèle les illusions social-démocrates dans la réforme graduelle et les tactiques parlementaires qui prévalaient dans la Deuxième Internationale. Nous l’avons évoqué dans notre article « Kautsky récupéré dans les poubelles de la Deuxième Internationale » (Spartacist édition française no 41, été 2013) : Karl Kautsky, le principal théoricien de la social-démocratie, jouit d’un regain de popularité auprès de toute une série de groupes réformistes, notamment ceux qui gravitent autour de la revue Historical Materialism en participant à ses conférences et en collaborant à ses divers projets éditoriaux.
Les militants de l’International Socialist Organisation (ISO) américaine, du Secrétariat unifié et du Socialist Workers Party britannique font partie de ce milieu. Ils déforment les leçons de l’histoire révolutionnaire pour mieux déguiser le fait qu’ils rejettent ouvertement la perspective d’une révolution prolétarienne internationale. Les réformistes ont fait leur le mensonge bourgeois que « le communisme est mort » ; ils rejettent et dénoncent ainsi de plus en plus ouvertement le léninisme auquel ils prétendaient autrefois adhérer. Kautsky et compagnie cherchaient à subordonner les ouvriers à leur ennemi de classe avec une confuse « unité » politique dans un « parti de toute la classe ». Les réformistes d’aujourd’hui marchent sur ses traces.
Clara Zetkin aussi fait maintenant l’objet d’un regain d’intérêt de la part de ces mêmes réformistes et de certains intellectuels de gauche. C’est notamment le cas de John Riddell, un historien de gauche qui a publié une série d’ouvrages très utiles rassemblant les documents de l’IC des premières années sous le titre The Communist International in Lenin’s Time. Mais dans ses articles, souvent publiés dans l’International Socialist Review (revue de l’ISO) et autres publications réformistes, Riddell porte Zetkin aux nues justement à cause de ses divergences avec les bolchéviks sur la guerre et sur comment organiser le parti. En même temps, il s’oppose à la démarche qu’elle avait suivie pour devenir bolchévique, une démarche qu’il cherche par conséquent à enterrer. Les réformistes ne supportent pas qu’une socialiste chevronnée comme Zetkin ait défendu la Révolution bolchévique et qu’elle ait, avec les plus grandes difficultés, fini par comprendre qu’il fallait une rupture qualitative avec la social-démocratie – ce que représentait le parti de Lénine.
La question du parti, de la Deuxième
à la Troisième Internationale
Selon la doctrine officielle de la social-démocratie internationale, il y avait une nette distinction entre le programme maximum (le socialisme un jour, à l’avenir) et le programme minimum des réformes politiques et socio-économiques que l’on estimait réalisables sous le système capitaliste. Le SPD avait la conception que l’on pouvait transformer l’Etat par des moyens parlementaires dans l’intérêt de la classe ouvrière. C’était là indubitablement le signe qu’un gradualisme révisionniste s’installait peu à peu et avait fini par supplanter la perspective de révolution socialiste que prétendait défendre le parti. Pour les principaux dirigeants du SPD, c’est en augmentant sa représentation au Reichstag et en gagnant petit à petit de l’influence dans la classe ouvrière qu’on parviendrait au socialisme. Les conceptions politiques de Zetkin étaient profondément influencées par cette dangereuse illusion.
Le « parti de toute la classe » popularisé par Kautsky représentait toutes les tendances prétendant défendre les intérêts de la classe ouvrière, de la plus opportuniste et procapitaliste à la plus politiquement consciente et révolutionnaire. L’aile révisionniste d’Eduard Bernstein répudiait les principes fondamentaux du marxisme et disait explicitement qu’on pouvait réformer graduellement le capitalisme pour aller vers le socialisme. Le SPD avait officiellement rejeté le révisionnisme de Bernstein en 1903, mais dans la pratique son programme avait été adopté par l’exécutif de plus en plus conservateur du parti et par les dirigeants syndicaux du SPD dans les années qui précédèrent le déclenchement de la guerre. La « démocratie », cela voulait dire dans le SPD que les parlementaires et les dirigeants syndicaux réformistes parlaient pour le parti tandis que la base ouvrière n’avait pas son mot à dire.
Le parti d’avant-garde, selon la conception de Lénine, était au contraire une organisation de cadres révolutionnaires professionnels soudés par un programme pour la révolution. Ce parti devait comprendre les couches les plus avancées du prolétariat ainsi que des intellectuels prosocialistes. La tâche du parti était d’introduire la conscience révolutionnaire dans la classe ouvrière et de lui apporter le programme socialiste. Le parti régi par le centralisme démocratique parlait d’une seule voix et agissait dans l’unité, tout en assurant la démocratie interne la plus complète afin qu’on puisse débattre du programme et des priorités du parti.
Jusqu’à 1914, Lénine pensait que ces méthodes organisationnelles s’appliquaient uniquement aux conditions particulières de la Russie tsariste. Mais au vu de la guerre interimpérialiste totale et de l’effondrement de la Deuxième Internationale, Lénine transcenda les fondements théoriques et doctrinaux de la social-démocratie et généralisa à tous les pays sa conception du parti. Il avait jusque-là lutté contre les menchéviks en considérant que l’opportunisme était une tendance petite-bourgeoise extérieure au mouvement ouvrier ; mais il comprit alors que si la couche supérieure du mouvement ouvrier jouait un rôle d’agent politique de l’ordre capitaliste, il y avait un fondement matériel à cela à l’intérieur même du mouvement ouvrier. Lénine analysa ainsi la base matérielle de l’opportunisme et du social-chauvinisme dans les pays impérialistes :
« Certaines couches de la classe ouvrière (la bureaucratie au sein du mouvement ouvrier et l’aristocratie ouvrière qui bénéficiaient d’une parcelle des revenus provenant de l’exploitation des colonies et de la situation privilégiée de leur “patrie” sur le marché mondial), ainsi que les compagnons de route petits-bourgeois au sein des partis socialistes, ont constitué le principal appui social de ces tendances et se sont faits les véhicules de l’influence bourgeoise sur le prolétariat. »
– « La conférence des sections à l’étranger du P.O.S.D.R. », février 1915
Lénine conçut trois mots d’ordre essentiels, sur lesquels il mena bataille entre 1914 et 1917. Premièrement, les socialistes dans les pays belligérants devaient lutter pour la défaite de leur « propre » Etat bourgeois avant tout. Deuxièmement, la guerre avait montré que le capitalisme était définitivement arrivé à l’époque impérialiste, son stade suprême, et que la situation était mûre pour la révolution socialiste. Les socialistes devaient donc s’efforcer de transformer la guerre impérialiste en guerre civile, en s’opposant à la collaboration de classes ainsi qu’à l’« union sacrée » et en luttant pour la révolution prolétarienne. Troisièmement, le social-chauvinisme avait détruit la Deuxième Internationale. Il fallait construire une nouvelle Internationale révolutionnaire, en rompant définitivement avec les opportunistes du mouvement social-démocrate. Lénine écrivait : « A la IIIe Internationale revient la tâche d’organiser les forces du prolétariat en vue de l’assaut révolutionnaire contre les gouvernements capitalistes, de la guerre civile contre la bourgeoisie de tous les pays pour le pouvoir politique, pour la victoire du socialisme ! » (« La situation et les tâches de l’Internationale socialiste », novembre 1914).
Lénine publia en 1915 son œuvre classique le Socialisme et la guerre, qu’il avait écrite avec Grigori Zinoviev, son collaborateur le plus proche à l’époque. Il y dénonçait le social-chauvinisme de la majorité du SPD (alors dirigée par Philipp Scheidemann, Friedrich Ebert et Gustav Noske), le qualifiant de « dernier mot de l’opportunisme » jouant « jusqu’au bout son rôle d’émissaire de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier ». Il appelait à une rupture organisationnelle et politique totale avec la majorité :
« L’unité avec les opportunistes, n’étant rien d’autre que la scission du prolétariat révolutionnaire de tous les pays, marque en fait, aujourd’hui, la subordination de la classe ouvrière à “sa” bourgeoisie nationale, l’alliance avec celle-ci en vue d’opprimer d’autres nations et de lutter pour les privilèges impérialistes. »
Lénine s’attaquait particulièrement au rôle centriste de Kautsky, qui servait de couverture aux opportunistes avérés du SPD. Kautsky affirmait en effet que le parti était un « instrument pour les temps de paix » et qu’on pourrait reconstituer après la guerre une Internationale unifiée (voir « La politique des bolchéviks pendant la Première Guerre mondiale »). Kautsky, à la différence des dirigeants majoritaires du SPD, n’était pas ouvertement un sergent-recruteur pour le compte de l’armée impérialiste. Mais avec son appel à la « paix », il masquait le fait que la guerre était inévitable à l’époque impérialiste et il ménageait une porte de sortie vers les sociaux-chauvins déclarés. Selon sa théorie de l’ultra-impérialisme, les rivalités interimpérialistes et les guerres pouvaient être éliminées si toutes les puissances impérialistes s’alliaient pacifiquement entre elles. Lénine disait que cela revenait à « consoler les masses, dans un esprit éminemment réactionnaire, par l’espoir d’une paix permanente en régime capitaliste » (l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916). Ce social-pacifisme, disait Lénine, « était plus préjudiciable au marxisme que le social-chauvinisme déclaré » qui, au moins, affichait ouvertement sa trahison (le Socialisme et la guerre).
Ce qui faisait la force du Parti bolchévique, c’était qu’il avait très tôt rompu avec les opportunistes menchéviques. Par conséquent il s’était développé comme organisation politiquement homogène à travers une série de luttes comme la Révolution de 1905, le travail à la Douma (le parlement russe) et de nombreuses batailles politiques internes. Il avait fallu du temps pour sélectionner et former des cadres expérimentés, et il avait fallu construire délibérément le parti en tant qu’instrument révolutionnaire pour intervenir dans les luttes du prolétariat et les guider. Les socialistes révolutionnaires de la Troisième Internationale devaient donc tout d’abord vaincre les réformistes qui étaient à la tête du mouvement ouvrier de masse et prendre leur place ; c’était la condition préalable pour mener le mouvement ouvrier à la victoire contre le capitalisme et pour jeter les bases d’une société socialiste.
L’opportunisme contre le bolchévisme à Berne
Dans son combat pour une politique révolutionnaire face à la guerre, Lénine dut affronter la résistance de sociaux-démocrates de gauche chevronnés, notamment lors des conférences de socialistes antiguerre à Zimmerwald en septembre 1915 et à Kienthal en 1916 ; ceux-ci cherchaient à maintenir d’une façon ou d’une autre l’« unité » de la vieille Internationale dont la politique avait fait faillite. Zetkin n’assista pas à ces deux conférences historiques (pendant la conférence de Zimmerwald elle était en prison pour ses activités antiguerre), mais elle avait organisé en mars 1915 la Conférence internationale des femmes socialistes à Berne, où elle avait joué un rôle conciliateur en cherchant l’« unité » entre des tendances politiques opposées.
La dirigeante bolchévique Inessa Armand écrivit à Zetkin en novembre 1914 au nom du comité de rédaction du journal des femmes bolchéviques, Rabotnitsa (l’Ouvrière). Elle la pressait d’organiser une conférence de femmes socialistes de gauche contre la guerre. Le but de cette réunion devait être d’« entraîner les travailleuses dans la lutte contre toute idée d’union sacrée, et pour une guerre contre la guerre, une guerre étroitement liée à la guerre civile et à la révolution socialiste » (cité par Olga H. Gankin et H.H. Fisher dans The Bolsheviks and the World War: The Origin of the Third International, Stanford University Press, 1940). Lénine espérait que cette conférence serait un premier pas vers la fondation de la Troisième Internationale. Quelque temps avant le début de la conférence, il écrivit ainsi à Alexandra Kollontaï, qui allait peu après rejoindre les bolchéviks et devenir une dirigeante du travail de l’IC parmi les femmes :
« Apparemment vous n’êtes pas tout à fait d’accord avec le mot d’ordre de guerre civile, que vous reléguez, pour ainsi dire, à une place secondaire (je devrais même dire conditionnelle) derrière le mot d’ordre de paix. Et vous soulignez que “ce que nous devons mettre en avant est un mot d’ordre qui nous unisse tous”.
« En toute franchise, ce que je crains le plus au moment présent c’est justement ce genre d’unité à tout prix, qui à mon avis est des plus dangereuses et nuisibles au prolétariat. »
– cité par N.K. Kroupskaïa, Reminiscences of Lenin
Zetkin consentit à organiser la conférence, mais elle chercha à y attirer des femmes de toutes les tendances du milieu « antiguerre », y compris des militantes social-pacifistes qui refusaient publiquement de critiquer la traîtrise politique de la direction officielle de leur parti. Cela entretenait justement l’idée d’« unité à tout prix » que craignait Lénine. Les débats furent marqués par une confrontation sur des résolutions opposées : l’une défendue par Zetkin et presque toutes les autres déléguées, l’autre proposée par la délégation bolchévique. Lorsqu’elle motiva la résolution bolchévique, Inessa Armand déclara :
« Nous, social-démocrates adhérant au comité central, considérons qu’il faut avancer dès maintenant le mot d’ordre de guerre civile, et que le mouvement ouvrier est en train d’entrer dans une nouvelle phase au cours de laquelle on pourra parvenir au socialisme dans les pays les plus avancés. […] Il faut dire sans ambages aux travailleuses qu’on peut obtenir la paix par la révolution et qu’on ne peut véritablement échapper à la guerre que par le socialisme. »
– cité par Olga Ravitch, « Compte rendu officieux de la Conférence internationale des femmes socialistes à Berne, 26-28 mars 1915 », publié dans The Bolsheviks and the World War
Zetkin soutint les arguments de ceux qui voulaient attendre les conférences social-démocrates nationales et internationales pour critiquer les sociaux-chauvins, et qui voulaient attendre la fin de la guerre pour appeler à la révolution. Zetkin et les autres adversaires des bolchéviks refusaient d’appeler à la guerre civile, et insistaient au contraire sur le mot d’ordre de paix comme cri de ralliement des socialistes antiguerre. Certains entretenaient l’illusion que les impérialistes étaient capables de se convertir au pacifisme, alors que d’autres prétendaient que ce mot d’ordre pouvait rassembler les couches les plus larges de la classe ouvrière contre la guerre.
Le manifeste issu de la conférence de Berne ne critiquait pas le moins du monde la trahison des dirigeants des partis sociaux-démocrates auxquels appartenaient la plupart des déléguées. Il proclamait au contraire : « Et, de même qu’au-dessus des champs de bataille leurs volontés se sont unies, de même vous devez vous unir pour crier toutes ensemble : LA PAIX ! LA PAIX ! » Nadejda Kroupskaïa, qui dirigeait avec Inessa Armand la délégation bolchévique, tourna en dérision les résolutions majoritaires, faisant remarquer qu’elles reflétaient le « pacifisme des âmes charitables anglaises et néerlandaises » auxquelles s’adaptait Zetkin.
Zetkin continuait d’appeler à faire campagne pour la paix, montrant par là qu’elle ne comprenait pas qu’il fallait rompre avec les sociaux-traîtres du SPD. Elle argumentait :
« Ce sont les camarades femmes qui furent à l’initiative de nombreuses résolutions soumises par les camarades masculins appelant la direction du Parti à entreprendre enfin une campagne énergique pour la paix. Il ne fait aucun doute que ce mouvement, ainsi que celui de l’opposition en général, a fait un peu avancer la direction du Parti. »
– cité par Richard J. Evans dans Sozialdemokratie
und Frauenemanzipation im deutschen Kaiserreich
[La social-démocratie et l’émancipation des femmes dans l’Allemagne impériale], Verlag J.H.W. Dietz, Bonn, 1979
Lénine démolit ces illusions dans sa critique de la résolution de cette conférence :
« On leur inculque [aux masses ouvrières] l’idée incontestablement erronée et nuisible suivant laquelle les partis social-démocrates d’aujourd’hui et leurs organismes dirigeants actuels sont capables de changer d’orientation, et d’abandonner la fausse pour adopter la bonne. […]
« La conférence des femmes n’aurait pas dû aider Scheidemann, Haase, Kautsky, Vandervelde, Hyndman, Guesde et Sembat, Plékhanov, etc., à endormir les masses ouvrières ; au contraire, elle aurait dû éveiller ces masses et déclarer résolument la guerre à l’opportunisme. »
– « La lutte contre le social-chauvinisme », juin 1915
A la conférence de Zimmerwald en septembre 1915, Lénine gagna un petit groupe de socialistes de gauche à ce point de vue. Lorsque la majorité vota contre le manifeste bolchévique, la gauche de Zimmerwald, comme elle devait désormais s’appeler, donna un soutien critique au manifeste majoritaire car, comme l’écrivait Lénine, ce document représentait « un pas en avant vers la rupture idéologique et pratique avec l’opportunisme et le social-chauvinisme ». Il poursuivait : « Mais en même temps, comme l’indiquera son analyse, il pèche par inconséquence et insuffisance » (« Un premier pas », octobre 1915). La gauche de Zimmerwald était l’embryon de la Troisième Internationale ; à son congrès de fondation l’IC déclara donc la dissolution du mouvement de Zimmerwald.
La Révolution russe
et l’émancipation des femmes
Avec la révolution d’Octobre le marxisme, de théorie, est devenu une réalité de chair et de sang. A partir du jour où Lénine déclara au Congrès des soviets de Russie que « maintenant, nous allons nous occuper d’édifier l’ordre socialiste », les espoirs des masses opprimées et exploitées du monde entier se tournèrent vers la première république ouvrière. Zetkin soutint la révolution avec enthousiasme, elle en suivit le déroulement et fit tout son possible pour en rapporter les événements. Elle fit part de son opinion sur la révolution dans le Leipziger Volkszeitung, un journal qui était sous le contrôle de l’aile gauche du Parti social-démocrate indépendant :
« Dans un assaut d’une audace extraordinaire, les Bolcheviks ont atteint leur but. Le pouvoir gouvernemental est aux mains des Soviets. La dictature révolutionnaire du prolétariat est réalité ou, plus exactement, la dictature du peuple travailleur, car autour du prolétariat industriel des grands centres économiques modernes, axe de cristallisation des forces révolutionnaires, se groupent des paysans et des petits-bourgeois, en blouse de travail et en uniforme. »
– « La lutte pour le pouvoir et la paix en Russie », traduit dans le recueil de textes de Zetkin Batailles pour les femmes édité par Gilbert Badia, Editions sociales, 1980
La Révolution russe a clairement établi une fois pour toutes que l’interaction entre émancipation des femmes et révolution ouvrière est essentielle. La question fondamentale de réforme ou révolution est une question déterminante pour la libération des femmes, comme elle l’est pour tous les exploités et les opprimés dans la société de classes. Sous la dictature du prolétariat en Russie soviétique, les travailleurs commencèrent à construire une infrastructure d’institutions collectivisées pour remplacer le travail domestique et l’éducation des enfants qui autrement, dans le cadre de la famille, retombent sur les femmes. L’objectif était de libérer les femmes des corvées domestiques et de l’isolement qui depuis des siècles les empêchaient de participer pleinement à la vie économique et publique. La législation soviétique de cette époque accordait aux femmes de Russie un niveau d’égalité et de liberté qui reste encore à atteindre dans les pays capitalistes « démocratiques » les plus avancés économiquement. (Voir « La Révolution russe et l’émancipation des femmes », Spartacist édition française no 37, été 2006, pour un exposé plus détaillé sur le travail bolchévique et les conséquences pour les femmes de la dégénérescence stalinienne de la révolution.)
Les bolchéviks savaient cependant que sans développement économique qualitatif la survie même de la révolution était en jeu. La Russie soviétique avait hérité de l’arriération économique et sociale de la Russie tsariste, qui fut aggravée par les ravages de la Première Guerre mondiale. Pendant l’implacable guerre civile (1918-1920), le nouvel Etat ouvrier avait dû se battre contre les armées contre-révolutionnaires russes et celles des impérialistes qui les soutenaient. Les impérialistes avaient aussi mis en place un blocus économique qui isolait l’Union soviétique de l’économie mondiale et de la division internationale du travail. Cela ramena l’économie du pays plusieurs décennies en arrière. Léon Trotsky, qui avait dirigé la Révolution de 1917 aux côtés de Lénine, expliquait que dès le début les bolchéviks étaient conscients que :
« Les ressources réelles de l’Etat ne correspondaient pas aux plans et aux intentions du parti communiste. La famille ne peut pas être abolie : il faut la remplacer. L’émancipation véritable de la femme est impossible sur le terrain de la “misère socialisée”. L’expérience confirma bientôt cette dure vérité formulée par Marx quatre-vingts ans auparavant. »
– la Révolution trahie (1936)
Les bolchéviks cherchaient avant tout à briser l’isolement du nouvel Etat soviétique et à étendre la révolution à l’Europe occidentale. Tous les yeux étaient tournés vers l’Allemagne qui avait une industrie de pointe et un prolétariat combatif. Mais lorsque la révolution s’y trouva à portée de main il n’y avait pas de parti prêt à diriger la classe ouvrière dans la lutte pour le pouvoir, étant donné toutes ces années passées à rechercher l’« unité » à tout prix avec les opportunistes au lieu de forger un parti d’avant-garde avec un programme solide.
Contre le centrisme conciliateur
Au lieu de former un nouveau parti communiste comme le préconisait Lénine, les dirigeants de l’aile gauche comme Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht ou Clara Zetkin s’attardèrent dans le SPD où ils étaient bâillonnés par la direction belliciste et par la sévérité de la censure gouvernementale et de la répression. Luxemburg, qui était la principale dirigeante de la gauche du SPD, avait une conception « spontanéiste » du rôle du parti ; elle pensait que c’était le processus de la lutte des classes qui mènerait de lui-même la classe ouvrière à la conscience révolutionnaire :
« La social-démocratie n’est autre que l’incarnation de la lutte de classe du prolétariat moderne, reposant sur la conscience de ses conséquences historiques. Le véritable dirigeant [de la social-démocratie] c’est en réalité les masses elles-mêmes, conçues dialectiquement dans leur processus de développement. »
– « Le dirigeant politique du prolétariat allemand », 1910 (traduit de l’allemand par nos soins)
Ainsi Luxemburg, qui avait qualifié le SPD de « cadavre puant » après août 1914, n’en croyait pas moins qu’il fallait maintenir à tout prix l’unité de toutes les ailes du parti. Quand la scission se produisit enfin en janvier 1917, ce fut à l’instigation de la direction du SPD elle-même qui exclut pratiquement tous ses détracteurs, qu’ils fussent des défaitistes bourgeois, des pacifistes, des centristes ou la gauche révolutionnaire groupée autour de Luxemburg, Liebknecht, Franz Mehring et Leo Jogiches.
Ceux qui avaient été exclus fondèrent en avril 1917 le Parti social-démocrate indépendant (USPD). L’USPD avait une base politiquement hétérogène, à l’image du parti dont il était issu mais sans son aile droite social-chauvine. Le groupe spartakiste de Luxemburg et Liebknecht en constituait l’aile la plus à gauche. Le révisionniste Bernstein et le centriste Kautsky faisaient tous deux partie de la direction de l’USPD. Avec leurs partisans, ils désiraient ardemment une réunification avec le SPD et ce sont eux qui déterminaient la politique du nouveau parti. L’habileté de Kautsky et de ses partisans à manier la phraséologie marxiste leur permettait de couvrir d’un vernis de gauche le fait que l’USPD était totalement réformiste dans la pratique. C’est ainsi que l’USPD était un obstacle dressé entre les spartakistes et les travailleurs les plus avancés qui rejetaient le réformisme sans fard du SPD.
En août 1918, Kautsky écrivit la Dictature du prolétariat. Il s’attaquait à la conception même de la dictature de classe du prolétariat, que Karl Marx et Friedrich Engels avaient été les premiers à avancer et que l’Etat ouvrier soviétique incarnait désormais. Lénine, qui avait dû interrompre son travail sur l’Etat et la révolution pour mener au pouvoir le prolétariat russe, se servit du matériel qui lui restait pour répondre à Kautsky avec la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky (1918). Mais en Allemagne même, personne ne répondit aux attaques de Kautsky contre la révolution d’Octobre. Lénine écrivit aux représentants soviétiques envoyés en Europe de l’Ouest :
« La honteuse ineptie, le balbutiement puéril et l’opportunisme le plus plat de Kautsky soulèvent cette question : pourquoi ne faisons-nous rien pour lutter contre l’avilissement théorique du marxisme par Kautsky ?
« Peut-on tolérer que même des personnes comme Mehring et Zetkin désavouent Kautsky davantage “moralement” (s’il est permis de s’exprimer ainsi) que théoriquement. »
– « A V.V. Vorovski », 20 septembre 1918
Lénine priait les représentants d’« avoir un entretien approfondi avec les gauches (Spartakistes et autres) pour les inciter à publier une déclaration de principe, théorique, indiquant que Kautsky offre sur la question de la dictature un exposé bien plat à la Bernstein et non pas du marxisme ». Mais les marxistes allemands ne firent rien de tel.
En novembre 1918, des luttes ouvrières massives éclatèrent et les mutineries se multiplièrent dans l’armée allemande vaincue, provoquant la destitution du Kaiser. Le SPD, en droite ligne de ses précédentes trahisons, forma avec l’USPD un gouvernement qui s’engageait à préserver l’ordre capitaliste. On était en pleine crise révolutionnaire mais les spartakistes, de même que d’autres groupes comme les Délégués révolutionnaires, n’étaient que des groupements peu structurés et autonomes entourés d’une périphérie considérable, mais instable. En décembre 1918, les spartakistes scissionnèrent enfin de l’USPD et fondèrent le KPD(S) (Parti communiste d’Allemagne-Spartakus). Mais le temps manqua aux militants subjectivement révolutionnaires pour forger un parti capable de diriger le prolétariat dans une lutte pour le pouvoir lors du soulèvement de 1918-1919. En janvier 1919 Luxemburg et Liebknecht furent assassinés par les Freikorps, des troupes réactionnaires que le gouvernement SPD avait lancées contre le prolétariat révolutionnaire. En mars, Jogiches aussi fut assassiné. Le jeune KPD avait été décapité, sa direction abattue.
L’historienne de gauche Evelyn Anderson expliquait ainsi la différence essentielle entre la Révolution russe et la Révolution allemande :
« En Russie, il y avait un parti politique, les bolchéviks, dont les dirigeants savaient ce que voulaient les masses populaires et ce qu’ils voulaient eux-mêmes. Ils avaient un grand sens du pouvoir et le courage d’agir avec audace. En Allemagne ce parti n’existait pas. »
– Hammer or Anvil : The Story of the German Working-Class Movement [Marteau ou enclume : l’histoire du mouvement ouvrier allemand],
Oriole Editions, New York, 1973
L’indispensable scission s’était produite si tard qu’il y avait eu des conséquences fatales. Mais Zetkin, et elle n’était pas la seule, était incapable politiquement d’en tirer les leçons. Elle disait encore en 1921, dans une lettre à Lénine, que la fondation du KPD en décembre 1918 avait été une « erreur ». Elle ajoutait : « [Jogiches] était de mon avis jusqu’à sa mort » et « le développement ultérieur du parti nous a donné raison » (cité par Gilbert Badia dans Clara Zetkin, féministe sans frontières, les Editions Ouvrières, 1993).
Lars T. Lih et Ben Lewis (un membre du CPGB, Parti communiste de Grande-Bretagne) reprennent cette conclusion totalement fausse dans Martov and Zinoviev : Head to Head in Halle (Martov et Zinoviev : confrontation à Halle, November Publications, Ltd., Londres, 2011). Lewis y rend compte des débats à la conférence de Halle en 1920 où la majorité de l’USPD accepta d’adhérer à l’IC. Il écrit à propos de la scission et de la formation du KPD que « d’après Paul Levi, qui devint plus tard un dirigeant du KPD(S), la scission n’eut “pratiquement pas d’influence” sur la base mécontente de l’USPD. Il s’agissait clairement d’un geste prématuré. » Nous reviendrons plus tard à Levi.
Lewis et d’autres réformistes, du simple fait qu’ils approuvent cette opinion de Zetkin et Levi, nient qu’il y ait eu la moindre possibilité d’un Octobre allemand en 1918-1919, et ils tournent le dos à la réalité historique : les masses ouvrières étaient en train de créer des conseils d’ouvriers et de soldats pour essayer de suivre la voie du prolétariat russe. Comme l’écrivait Lénine :
« Et au moment de la crise, les ouvriers allemands se trouvèrent sans parti révolutionnaire, et cela par suite du retard apporté à la scission, par suite du joug de la maudite tradition de “l’unité” avec la bande vénale (Scheidemann et Legien, David et C-ie) et veule (Kautsky, Hilferding et leurs pareils) des laquais du Capital. »
– « Lettre aux camarades allemands » (août 1921), l’Internationale communiste no 19, décembre 1921
Après la défaite catastrophique de janvier 1919, Zetkin resta dans l’USPD, et ce jusqu’à la conférence extraordinaire de ce parti en mars, conformément aux consultations qu’elle avait eues au préalable avec Jogiches et Liebknecht. Lors de cette conférence, elle lança une attaque cinglante contre les dirigeants de l’USPD. Elle leur reprocha d’être entrés au gouvernement d’Ebert et Scheidemann, ce qui était, dit-elle, « incompatible avec les principes de la lutte de classe révolutionnaire » :
« La question à laquelle nous devons maintenant répondre, c’est : peut-on concilier ces deux points de vue opposés ? Je réponds sans hésiter : non ! Ils sont inconciliables car il s’agit de conceptions fondamentalement opposées du développement historique et de ses conditions préalables. Même dans les plus belles résolutions on ne peut pas réunir de telles contradictions. »
– Zetkin, « Discours à la conférence extraordinaire de l’USPD », 4 mars 1919
C’est ainsi qu’elle démissionna de l’USPD. Elle adhéra peu après au KPD, mais elle ne mit pas la gauche de l’USPD au pied du mur en l’appelant clairement à scissionner et à adhérer au KPD. Elle poursuivit également ses tentatives de ressusciter le « mouvement socialiste des femmes » et continua d’entretenir une collaboration amicale avec les militantes de l’USPD. Elle demanda dans une lettre du 13 mars 1920 à la militante suisse Rosa Bloch d’envoyer une « déclaration de solidarité » avec les militantes de l’USPD et proposa même une autre « conférence internationale des femmes socialistes » (autrement dit social-démocrates). Les militantes de l’USPD soutenaient cet appel à un mouvement socialiste unifié des femmes, ce qui s’opposait complètement à la perspective qu’avançait l’IC d’une rupture politique totale avec l’opportunisme. La conférence n’eut jamais lieu. Zetkin continua de prôner activement l’unité jusqu’à ce que finalement la gauche de l’USPD scissionne en octobre 1920 et fusionne avec le KPD en décembre.
Le travail parmi les femmes : de la Deuxième à la Troisième Internationale
Dans sa lettre de 1921 aux communistes allemands, Lénine écrivait que les thèses sur la structure d’organisation des partis communistes, sur les méthodes et le contenu de leur travail adoptées par le Troisième Congrès de l’IC en juillet 1921 « marquent à mon avis un grand pas en avant ». Les « Thèses sur les méthodes et les formes de travail des partis communistes parmi les femmes » adoptées à ce même congrès avaient pour objectif de guider le travail communiste parmi les femmes, tout comme les thèses sur la structure d’organisation des partis communistes le faisaient pour l’ensemble du parti.
Nous avons publié en 2011 dans Spartacist une nouvelle traduction des Thèses de l’IC sur le travail parmi les femmes (Spartacist édition française no 40, automne 2011). Au cours de nos recherches, nous avons découvert que les Thèses étaient le résultat de débats politiques de toute une année entre les cadres soviétiques et ceux des autres pays. Nous n’avions pas connaissance de ces divergences quand nous avions publié l’article « Les fondations du travail communiste parmi les femmes : La social-démocratie allemande » dans Women and Revolution no 8 et 9 (printemps et été 1975), qui couvrait la période entre la fondation du SPD en 1875 et janvier 1917. Cet article a en grande partie résisté au temps, mais nous y voyons maintenant quelques problèmes. Nous avons en effet poursuivi depuis 1975 l’étude du travail du Comintern parmi les femmes, en bénéficiant de nombreuses recherches universitaires publiées entre-temps.
Pratiquement la seule étude dont on disposait en 1975 sur le travail de la social-démocratie allemande parmi les femmes avant la guerre de 1914-1918 était le livre de Werner Thönnessen, The Emancipation of Women: The Rise and Decline of the Women’s Movement in German Social Democracy 1863-1933 (L’émancipation des femmes : montée et déclin du mouvement des femmes dans la social-démocratie allemande 1863-1933, publié en allemand en 1969 et en anglais en 1973). Nous estimons aujourd’hui que sa présentation des choses était problématique politiquement. L’ouvrage anticommuniste de Thönnessen ne traite pas de la fondation de la Troisième Internationale et ne dit mot sur le fait que Zetkin rejoignit le Comintern léniniste. Il a aussi été critiqué par des universitaires, notamment par l’historien britannique Richard J. Evans, qui a beaucoup écrit en anglais et en allemand sur l’histoire du SPD et sur la question femmes.
Dans l’introduction de Spartacist aux Thèses nous écrivions :
« A l’époque, Women and Revolution avait présenté à tort l’histoire du “mouvement prolétarien des femmes” comme s’il y avait une continuité directe entre le travail parmi les femmes de la Deuxième Internationale et celui de la Troisième. Par exemple, dans “La Révolution russe et l’émancipation des femmes” nous écrivions : “Avant la Première Guerre mondiale les sociaux-démocrates allemands avaient été les premiers à construire une ‘organisation transitoire’ de femmes – une instance spécifique, liée au parti par ses cadres les plus conscients.” En réalité, la conception d’un appareil spécifique du parti qui se consacrerait au travail parmi les femmes fut lancée par les bolchéviks lorsqu’ils cherchaient à attirer les masses de travailleuses aux côtés du parti d’avant-garde. Cette perspective ne peut être mise en œuvre que par un parti léniniste dont le programme est solide. »
Dans les partis communistes, l’appareil qu’il fallait pour diriger ce travail devait être construit avec grand soin : il devait faire partie intégrante de toutes les instances dirigeantes, depuis le département femmes du comité central jusqu’aux directions des comités locaux du parti.
Le travail pionnier accompli par le SPD sur la question femmes pourrait être qualifié de premier pas important vers l’élaboration d’un modèle de travail communiste parmi les femmes. Zetkin soutenait à juste titre que l’émancipation des femmes dépendait de quelle classe était au pouvoir. Elle se basait sur l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (1884), l’ouvrage classique d’Engels, et affirmait que l’institution de la famille était la source principale de l’oppression spécifique des femmes. La famille est aussi, avec la religion organisée et l’Etat, un pilier du système capitaliste : elle permet à la bourgeoisie de transmettre la propriété privée par l’héritage. C’est aussi par la famille que se reproduit la force de travail que les capitalistes exploitent et dont ils tirent leurs profits.
Zetkin comprenait donc bien que pour libérer les femmes, il fallait détruire l’ordre capitaliste et construire une nouvelle société socialiste qui permette de socialiser les tâches ménagères et l’éducation des enfants, en les faisant accomplir par des institutions collectives. De ces conceptions découlait son hostilité notoire envers le féminisme bourgeois, une idéologie colportée par divers groupes féministes européens et qui avait aussi de l’influence à l’intérieur du SPD. Zetkin disait : « Telles de brillantes bulles de savon, se dissolvent dans l’air de la conception matérialiste de l’histoire ces déclarations d’amour où on parle de “nos sœurs”, comme si quelque lien unissait dames bourgeoises et prolétaires » (« Ce que les femmes doivent à Karl Marx », mars 1903, traduit dans Batailles pour les femmes).
Zetkin savait qu’il fallait des méthodes spécifiques de travail pour recruter les femmes au socialisme étant donné leurs conditions de vie matérielles : leur isolement social dans la famille, leur relative arriération politique et le double fardeau des travailleuses, comme femmes au foyer et comme esclaves salariées. C’est donc pour ces méthodes qu’elle se battit dans les congrès du parti et dans les pages de Die Gleichheit. Mais lorsque la guerre éclata en 1914, la direction du SPD considérait déjà comme normal le statut inférieur des femmes dans la société, de même qu’elle entretenait des illusions parlementaires dans la « voie pacifique » au socialisme. Le travail parmi les femmes était vu par beaucoup dans le SPD comme une « tâche secondaire inévitable », comme l’écrivait l’IC dans Die Kommunistische Fraueninternationale (l’Internationale communiste des femmes), sa revue en allemand dont Zetkin était rédactrice en chef.
L’élaboration des Thèses sur le travail femmes
Après le Premier Congrès de l’IC, les principales dirigeantes entreprirent de rédiger un document pour orienter le travail parmi les femmes afin de le soumettre au comité exécutif du Comintern (CEIC). Plus d’un an après, du 30 juillet au 2 août 1920, se tint à Moscou la Première Conférence internationale des femmes communistes, au moment du Deuxième Congrès de l’IC. En étudiant les documents de la conférence de 1920, nous avons établi qu’en fait deux projets de document avaient été soumis : l’un par les communistes russes, l’autre par les déléguées d’Europe occidentale et centrale.
Le décès tragique d’Inessa Armand en septembre 1920 entrava considérablement la rédaction d’un compte rendu de cette conférence. Le résumé du rapport d’Armand sur le projet de thèses russe publié dans ce compte rendu était particulièrement impressionnant. Il fournissait le cadre politique des Thèses finales adoptées au Troisième Congrès, et il en contenait les éléments essentiels. Armand soulignait que tous les partis communistes devaient « s’engager immédiatement dans un travail très étendu et intensif parmi les masses de femmes travailleuses » (Otchet o Pervoi mejdunarodnoi konferentsii kommunistok [Compte rendu de la Première Conférence internationale des femmes communistes], Gosizdat, Moscou, 1921).
Armand mettait l’accent sur la mise en œuvre dans tous les pays des deux méthodes de travail parmi les femmes qui s’étaient montrées très efficaces en Russie soviétique : les assemblées de déléguées et les conférences de femmes non membres du parti. La direction du parti surveillait de près l’application de ces méthodes qui avaient pour objectif d’éduquer la masse des femmes ouvrières et paysannes qui échappaient encore à l’influence directe du parti. Selon le système des déléguées, on organisait des élections dans les usines où les ouvrières choisissaient l’une d’entre elles comme déléguée au Jenotdel – un département spécial du comité central du Parti communiste russe pour le travail parmi les femmes – pour une période de trois à six mois. La delegatka, arborant un foulard rouge comme signe distinctif, servait d’apprentie observatrice dans différentes branches de l’activité publique, comme l’usine, le soviet, le syndicat, l’école, l’hôpital ou la cantine.
Il y avait des divergences de vues sur la possibilité ou non d’appliquer ces méthodes de travail parmi les femmes en dehors de la Russie soviétique, et cela suscita de nombreux et vifs débats. Les camarades d’Europe occidentale et centrale affirmaient que ces méthodes ne pouvaient s’appliquer que dans un Etat ouvrier et qu’ailleurs cela reviendrait à faire du travail social. Mais en fait les conférences de femmes non membres du parti avaient été l’une des activités les plus importantes des bolchéviks pour organiser les travailleuses avant l’insurrection d’Octobre 1917. Rabotnitsa était un outil essentiel pour impliquer les femmes dans l’activité militante sous la direction du parti (voir « Comment les bolchéviks ont organisé les ouvrières : Histoire du journal Rabotnitsa », Women and Revolution no 4, automne 1973). Des efforts spécifiques avaient été faits pour toucher les travailleuses de Petrograd. La Première Conférence des ouvrières de l’agglomération de Petrograd en octobre 1917 fut l’aboutissement de ce travail ; 500 déléguées représentant 80 000 ouvrières y participèrent.
Les Russes avaient explicitement accusé la Deuxième Internationale d’être un « frein au mouvement prolétarien révolutionnaire », d’être « opposée à la libération de toutes les travailleuses » et de trahir honteusement la lutte des ouvrières pour des revendications démocratiques élémentaires. Cela aussi fut un sujet de controverse lors de plusieurs réunions. L’Allemande Rosi Wolfstein et l’Autrichienne Anna Ströhmer n’étaient pas d’accord avec cette évaluation critique du travail de la Deuxième Internationale parmi les femmes parce qu’elle ne tenait pas compte du travail de Zetkin. Plusieurs déléguées soviétiques leur répondirent que même si Zetkin avait joué un rôle de premier plan et s’était ralliée au combat de l’aile gauche, c’était la majorité opportuniste qui déterminait les grandes lignes politiques de la Deuxième Internationale et des partis qui la composaient.
Le débat portait aussi sur la nature même des Thèses, signe qu’il y avait des divergences sur le caractère centralisé du parti. Ströhmer pensait que la partie sur la Deuxième Internationale ne devait pas être polémique et que les Thèses n’étaient pas destinées à l’agitation mais qu’elles devaient plutôt être de nature historique. Les déléguées danoises et hongroises objectèrent aux formes et méthodes organisationnelles détaillées, estimant que cela revenait à « donner des ordres » aux partis. Ces divergences politiques ne furent pas résolues, et la conférence des femmes ne put se mettre d’accord sur un document à soumettre au Deuxième Congrès de l’IC. Le congrès, qui eut lieu du 19 juillet au 7 août 1920, renvoya la question des femmes et celle de la jeunesse devant le CEIC.
Zetkin arriva en Russie soviétique en septembre 1920. Elle put constater les acquis historiques pour les femmes que la révolution d’Octobre avait rendus possibles, et observer dans la pratique comment travaillaient les femmes soviétiques sous la direction du Jenotdel. Zetkin se rappela dans ses Erinnerungen an Lenin (Souvenirs sur Lénine, janvier 1925) qu’il avait sollicité son aide pour élaborer les Thèses.
Cette discussion montrait bien dans quel cadre politique les Thèses étaient conçues. Lénine soulignait « le lien indissoluble qui existe entre la situation sociale et humaine de la femme et la propriété privée des moyens de production ». Il n’y a que le communisme qui puisse jeter les bases de l’émancipation des femmes. Le féminisme ou la social-démocratie en sont incapables. Mais il est tout aussi vrai que le parti devait gagner les millions de travailleuses dans les villes et les campagnes pour faire cette révolution et bâtir une nouvelle société communiste. Il devait donc construire des organes spéciaux « ayant pour tâche particulière d’éveiller à la conscience les masses féminines les plus larges, de les lier au parti et de les maintenir en permanence sous son influence » (cité dans Batailles pour les femmes).
L’IC publia en décembre 1920 un document intitulé « Projet de thèses pour le mouvement communiste féminin » dans l’édition allemande de son journal théorique Die Kommunistische Internationale, no 15 (il fut publié aussi dans le même numéro de l’édition française, l’Internationale communiste). On y trouve à la fin la mention « rédigé par Klara ZETKIN ». Ce document était l’une des premières contributions de Zetkin à la discussion. Mais il est publié sous le titre « Thèses pour le mouvement communiste des femmes » dans le recueil de documents édité par John Riddell, Workers of the World and Oppressed Peoples, Unite! Proceedings and Documents of the Second Congress, 1920 (Travailleurs de tous les pays et peuples opprimés, unissez-vous ! Procès-verbaux et documents du Deuxième Congrès, 1920, Pathfinder Press, New York, 1991). Le « Projet de thèses » représentait une étape intermédiaire importante de la discussion mais Riddell, en le publiant sous le titre de « Thèses » sans autre explication, ne fait que semer la confusion entre ce document et les Thèses finales de l’IC. Il y a en fait des différences politiques entre ces deux documents. On voit dans le Projet de thèses que les communistes allemandes avaient tendance à glorifier le travail du SPD parmi les femmes tout en minimisant la trahison historique de la social-démocratie. Par contre, les Thèses, qui furent soigneusement élaborées durant des mois de débats, mettent l’accent sur la nécessité d’imposer « aux partis communistes d’Occident et d’Orient la tâche immédiate de renforcer le travail du parti parmi le prolétariat féminin ». Le travail parmi les femmes y est intégré aux tâches de l’Internationale communiste.
Il y a une autre différence importante entre les deux documents. Dans le Projet de thèses Zetkin fait référence à la conférence de Berne de 1915 sans la moindre critique :
« Les femmes socialistes hasardèrent une première tentative pour […] forcer des gouvernements impérialistes à la paix par l’action révolutionnaire internationale et préparer le terrain pour la lutte révolutionnaire internationale des masses ouvrières en vue de la conquête du pouvoir et du renversement du capitalisme. »
Elle défendait donc toujours le résultat de la conférence de Berne, continuant à esquiver la nécessité d’une rupture totale avec les opportunistes, ainsi que son propre rôle conciliateur envers les centristes. A notre connaissance, Zetkin n’a jamais désavoué le rôle qu’elle avait joué à Berne.
Un plénum commun du Jenotdel et de l’Orgburo du comité central du Parti communiste russe se réunit le 21 mai 1921 pour préparer la Deuxième Conférence internationale des femmes communistes. Ce plénum désigna une « commission éditoriale composée des camarades Kollontaï, Menjinskaïa, Kroupskaïa, Itkina, Vinogradskaïa » et demanda que « toutes les thèses soient soumises au préalable à la commission éditoriale, qui les passera en revue » (Archive d’Etat russe d’histoire socio-politique [RGASPI] f. 17, op. 10, d. 54, 1. 81-83). Il ne fait guère de doute que ce fut cette commission, composée des meilleures rédactrices et écrivaines du Jenotdel, qui étudia un nombre considérable de documents, de projets et d’amendements et prépara les Thèses finales qui furent adoptées par le Troisième Congrès de l’IC. Bien qu’il reste beaucoup d’inconnues, il est certain que la langue originale du document était le russe.
La Deuxième Conférence des femmes eut lieu à Moscou du 9 au 15 juin 1921, avant le Troisième Congrès de l’IC. La controverse sur les méthodes de travail se poursuivait : Janson, une déléguée soviétique, critiqua l’insistance exagérée de Zetkin sur le travail parmi les femmes au foyer. En Allemagne celles-ci constituaient la majorité des femmes, alors qu’un cinquième seulement des femmes étaient ouvrières. Janson argumenta qu’en Russie seule une femme sur dix travaillait, mais tant que les bolchéviks avaient des forces limitées, ils s’étaient nécessairement concentrés sur le prolétariat.
Le SPD ne visait pas principalement les ouvrières sur le lieu de production et il s’efforçait de toucher les femmes des couches petites-bourgeoises qu’il considérait tout aussi importantes. Cela reflétait le fait qu’avant la guerre le mouvement socialiste des femmes en Allemagne se composait surtout de femmes au foyer, souvent les épouses de militants du parti. Le Comintern cherchait quant à lui à mettre au pouvoir les exploités et les opprimés pour construire un nouvel ordre socialiste ; sa conception explicitement révolutionnaire consistait à mobiliser « les couches les plus arriérées, les plus oubliées et opprimées, les plus humiliées de la classe ouvrière et des masses laborieuses démunies », comme il était noté dans le résumé cité plus haut du rapport présenté en 1920 par Inessa Armand. C’était justement parmi ces femmes prolétaires, concentrées dans les couches inférieures de la classe ouvrière, que le SPD n’avait pas réussi à recruter. Au bout du compte la commission éditoriale parvint à un accord sur les Thèses, et elles furent adoptées par le Troisième Congrès de l’IC.
La bataille sur les 21 conditions
Sous la pression de leur base qui évoluait vers la gauche, de nombreux partis sociaux-démocrates de masse, comme l’USPD qui avait 800 000 membres, s’étaient trouvés contraints de se tourner vers Moscou du fait de l’autorité et de la popularité immenses de la Révolution russe. Mais l’IC devait empêcher d’entrer les réformistes et centristes, qui ne faisaient que suivre leur base avec la ferme intention de la ramener dans la voie réformiste. (Cf. la publication spartaciste « The First Four Congresses of the Communist International », Marxist Studies no 9, août 2003.) Pour ce faire, l’IC devait codifier sa stratégie et ses tactiques. Le Deuxième Congrès, qui eut lieu pendant l’été 1920, adopta donc les « Conditions d’admission des Partis dans l’Internationale Communiste » (les « 21 conditions »). C’était une arme organisationnelle et politique pour faire le tri entre les révolutionnaires et les réformistes et centristes, et pour établir le centralisme démocratique comme base d’organisation du Comintern.
Pendant un an, des batailles houleuses firent rage dans différents partis européens sur les 21 conditions et sur l’adhésion (ou non) à la Troisième Internationale. La septième condition stipule que l’IC « ne peut admettre que des réformistes avérés » tels que Kautsky, Hilferding et d’autres puissent faire partie de l’Internationale. De plus, cette rupture « doit être consommée dans le plus bref délai » (voir Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste 1919-1923, Librairie du Travail, 1934).
La bataille fut intense dans l’USPD. Luise Zietz, une dirigeante de l’USPD qui nourrissait une hostilité féroce envers les bolchéviks, était à la tête du travail femmes du SPD depuis qu’en 1908 Zetkin avait été mise à l’écart par les bureaucrates du parti. Cette année-là, les restrictions légales qui interdisaient aux femmes d’adhérer à des organisations politiques avaient été levées. Des milliers de femmes avaient été recrutées au SPD grâce à l’organisation efficace de Zietz, et sous son influence politique droitière. Après le Deuxième Congrès de l’IC, Zietz voyagea dans toute l’Allemagne, menant une campagne virulente contre les 21 conditions, qu’elle qualifiait de « diktats » de Moscou que seules des « âmes d’esclaves » pouvaient accepter.
Zetkin publia en septembre 1920 une brochure en faveur de l’adhésion au Comintern, « Der Weg nach Moskau » (La voie vers Moscou), et un article en deux parties parut en octobre sous le même titre dans Die Rote Fahne (Le drapeau rouge), journal du KPD. Ces articles devaient servir à intervenir dans la conférence décisive de l’USPD qui devait se tenir en octobre 1920 à Halle, et où l’on devait débattre de l’adhésion de l’USPD à la Troisième Internationale. Zetkin militait avec ardeur pour l’adhésion à l’IC, mais elle répugnait à pousser les divergences politiques jusqu’à leur conclusion et jusqu’à la scission, ce qui rendait d’autant plus difficile le travail à accomplir pour construire l’IC. Sur les 21 conditions elle écrivait :
« Il est regrettable que le Congrès mondial n’ait pas formulé avec plus de tact ses exigences envers chaque parti national. Ce qu’elles demandent et stipulent est tout à fait justifié au regard de la nature de la question. C’est un résumé des mesures organisationnelles qui sont absolument nécessaires à la création d’une Internationale communiste puissante, homogène et cohésive. […] Cependant, dans les Conditions, l’aspect organisationnel formel prime très largement et fortement sur leur essence, leur contenu politico-historique. […] Ce fait fournit aux dirigeants droitiers de l’USPD un prétexte commode pour détourner de la bataille sur l’adhésion à l’Internationale communiste, et pour substituer des querelles mesquines sur les formes et les formules organisationnelles à des débats productifs et clarificateurs sur les grandes questions de principe et de tactique. »
– Die Rote Fahne, 3 octobre 1920
Zetkin reconnaissait donc dans l’abstrait que les 21 conditions étaient nécessaires, mais elle rechignait à les appliquer. Maintenir l’« unité » avec les sociaux-chauvins et leurs apologistes dans le parti allemand avait eu des conséquences graves, et Zetkin n’en avait pas tiré les leçons. Zinoviev disait lors de la conférence de Halle, pour le cas où l’USPD ne rejoindrait pas l’IC : « Ce sera parce que vous n’êtes pas d’accord avec nous sur la question de la révolution mondiale, de la démocratie et de la dictature du prolétariat » (USPD, « Protokoll über die Verhandlungen des außerordentlichen Parteitages in Halle vom 12. bis 17. Oktober 1920 », Verlagsgenossenschaft « Freiheit », Berlin). La majorité de l’USPD fut convaincue, vota pour l’adhésion à l’IC et fusionna avec le KPD pour créer le Parti communiste unifié d’Allemagne (VKPD), qui comptait 350 000 militants. Après le Troisième Congrès de l’IC, ce parti reprit le nom de KPD.
France, Italie : Zetkin se dérobe à nouveau
Zetkin ne comprenait pas le rôle que jouent les scissions et les fusions dans la construction d’un parti révolutionnaire de combat ; en témoigne aussi sa réaction aux conférences en France et en Italie, où les socialistes débattirent de l’adhésion à l’IC. Lors du congrès du Parti socialiste français à Tours en décembre 1920, Zetkin appela les délégués à donner leur « adhésion pure et simple, nettement, à la Troisième Internationale, pas seulement à ses principes, à sa tactique, mais aussi à ses conditions » (discours au congrès de Tours, 27 décembre 1920). Le Parti socialiste ratifia les 21 conditions du Comintern à la majorité des deux tiers.
Mais Zetkin demanda à Lénine dans sa lettre du 25 janvier 1921 – celle-là même où elle critiquait la fondation du KPD en 1918 – d’user de son influence pour que le CEIC modère ses interventions, qui « ont parfois le caractère d’une intervention brutale, autoritaire, en l’absence d’une connaissance exacte des circonstances réelles qu’il faut prendre en compte » (cité dans Féministe sans frontières). Elle objectait à la critique, aussi cinglante qu’ample et détaillée, que le CEIC avait faite du travail du Parti socialiste français et qui avait divisé le parti. Le Parti socialiste n’avait pas scissionné pendant la guerre et, comme l’écrivait le CEIC, il avait « pris la responsabilité entière de la tuerie impérialiste » et il conservait dans ses rangs ces mêmes dirigeants qui avaient aidé et encouragé la bourgeoisie française (lettre du Bureau du IIe Congrès mondial de l’Internationale communiste à tous les membres du P.S. français, à tous les prolétaires conscients de France, 29 juillet 1920).
Le CEIC argumentait très bien dans sa lettre pour une scission sans concession avec les sociaux-patriotes. Quant à Zetkin, elle écrivait à Lénine que cette critique « était à un cheveu d’avoir mis en question et ruiné le succès du rassemblement ». Elle objectait ainsi à la franchise brutale des critiques et débats politiques nécessaires pour séparer les centristes des révolutionnaires.
Dans la même lettre, Zetkin se plaignait aussi auprès de Lénine de l’intervention du CEIC en Italie, où à l’époque il y avait d’énormes soulèvements à la fois dans les campagnes, où les paysans se saisissaient des terres, et dans les villes, où les ouvriers métallurgistes occupaient les usines. Le Parti socialiste italien (PSI) avait rejoint l’IC sans jamais avoir scissionné ; il regroupait des tendances politiques allant du réformisme au syndicalisme et au gauchisme. Au lieu de lutter pour le pouvoir, la direction du parti avait consciemment saboté les occupations d’usines en collaboration avec la bureaucratie syndicale. Trotsky fit remarquer lors du Troisième Congrès de l’IC en juin 1921 :
« Pendant les trois années qui ont suivi la guerre, tous les camarades qui arrivaient d’Italie nous disaient : “Nous sommes fin prêts pour la révolution.” Le monde entier savait que l’Italie était au bord de la révolution. Quand la révolution a éclaté, le parti a failli. »
– « Discours sur la question italienne au Troisième Congrès de l’Internationale communiste », 29 juin 1921
Trotsky expliqua ensuite que c’était parce que le PSI ne s’était pas débarrassé plus tôt des réformistes regroupés derrière Filippo Turati, dirigeant social-démocrate de longue date : « Turati et ses amis sont en un sens honnêtes, car ils déclarent jour après jour, ouvertement et continuellement, qu’ils ne veulent pas de révolution. Ils n’en veulent pas, et pourtant non seulement ils restent membres du Parti socialiste, mais ce sont des dirigeants. »
Lors de la conférence du PSI à Livourne à la mi-janvier 1921, les centristes de Giacinto Serrati refusaient toujours de rompre avec les réformistes, avec lesquels ils constituaient la majorité du parti. Les délégués de la minorité de gauche autour d’Amadeo Bordiga et Antonio Gramsci quittèrent alors la conférence et fondèrent le Parti communiste d’Italie. Six mois plus tard, rapportant les activités du CEIC au Troisième Congrès mondial, Zinoviev disait de la scission :
« Même si nous perdons une masse d’ouvriers italiens pendant un certain temps, tant pis ; nous les regagnerons. Mais il ne faut pas faire un seul pas en arrière, autrement l’Internationale communiste est perdue. Ce qui était en jeu, c’était la clarté de l’Internationale communiste ; c’étaient les principes du communisme. »
– Protokoll des III. Kongresses der Kommunistischen Internationale [Procès-verbaux du Troisième Congrès de l’IC], Verlag der Kommunistischen Internationale, Hambourg, 1921
La défaite de cette occasion révolutionnaire était due en grande partie au fait que Serrati n’avait pas rompu avec Turati quand cela comptait. Cet échec conduisit rapidement à la démoralisation du prolétariat et au triomphe des fascistes de Mussolini.
L’affaire Levi
Dans sa lettre du 25 janvier 1921 à Lénine, Zetkin qualifiait la scission du PSI de « grave défaite » et appelait à une « réunification aussi rapide que possible des deux fractions », ajoutant que c’était « une erreur objectivement injustifiable de la part des communistes d’avoir constitué leur propre fraction ». En cela elle était d’accord avec Paul Levi, un de ses proches collaborateurs qui avait été le protégé de Rosa Luxemburg et qui avait hérité de la direction du KPD. C’était le commencement de l’affaire Levi, qui mena Zetkin au bord de la rupture avec l’IC. Mais c’est aussi lors de cette affaire qu’elle se débarrassa enfin, après une âpre bataille, de ce qui lui restait de conceptions social-démocrates, et qu’elle devint pleinement communiste.
Lorsque Levi revint en Allemagne après la conférence du PSI, il démissionna, ainsi que Zetkin et d’autres, du comité central (Zentrale) du VKPD, pour protester contre le refus de la direction allemande d’entériner leur opposition à la scission du Parti socialiste italien. La direction du VKPD se retrouva donc affaiblie au moment de la désastreuse « action de mars » en 1921 qui provoqua un grand désordre et une profonde confusion politiques. Cette action fut lancée en relation avec une vague de luttes ouvrières en Allemagne centrale suite à des provocations policières dans les mines. Le VKPD lança un appel à la résistance armée et à la grève générale, mais ne fit rien pour les préparer. Comme leur appel ne trouva aucun écho dans une grande partie du pays, certains secteurs isolés de la classe ouvrière se retrouvèrent pris dans une action militaire vaine. La bourgeoisie allemande, bien préparée, se lança dans une répression meurtrière. Malgré de très nombreuses victimes et des milliers d’arrestations parmi les travailleurs les plus combatifs, la direction du VKPD maintint que cette grave défaite était en réalité une victoire et se promit de continuer sur cette même voie désastreuse.
L’action de mars, inspirée par la « théorie de l’offensive », est associée à Béla Kun, un représentant du Comintern. Kun, qui avait dirigé la Révolution hongroise manquée de 1919, soutenait qu’il ne suffisait pas que la classe ouvrière ait conscience de ses intérêts politiques propres et de son rôle historique pour que cela la pousse à faire la révolution. Les révolutionnaires devaient donc électriser le prolétariat avec des actions très audacieuses. La direction allemande était profondément divisée. Zetkin et Levi s’opposaient à cette pseudo « théorie » et à l’action de mars, et les accusations fusaient entre eux et l’aile gauche du VKPD de Ruth Fischer, Arkady Maslow et Ernst Reuter. La direction du parti (Ernst Meyer, Heinrich Brandler, August Thalheimer et Paul Frölich) soutenait la gauche.
Le 16 avril, Lénine écrivit à Zetkin et Levi. Il admit : « Je suis tout disposé à croire que le représentant du Comité exécutif [de l’IC] a prôné une tactique bête », et que « ce représentant [Béla Kun] est très souvent trop à gauche ». Mais il poursuivit :
« Je considère que votre tactique à l’égard de Serrati est erronée. Toute défense franche ou même mitigée de Serrati était une faute. Et la démission du Comité central !!?? C’est là, en tout état de cause, la plus grande des erreurs. Si nous tolérons des façons de faire telles que les membres du Comité central en démissionnent dès qu’ils se trouvent en minorité, le développement et l’assainissement des partis communistes ne suivront jamais un cours normal. Au lieu de démissionner, il vaudrait mieux discuter à plusieurs reprises des questions litigieuses conjointement avec le Comité exécutif. Maintenant le camarade Levi veut rédiger une brochure, c’est-à-dire approfondir le différend ! A quoi cela rime-t-il ?? Ma conviction est que c’est une erreur profonde.
« Pourquoi ne pas patienter ? Le premier juin il y aura ici le congrès. Pourquoi ne pas en discuter en privé, à la veille du congrès ? Sans polémique publique, sans démission, sans brochures sur les divergences. »
– « A Clara Zetkin et Paul Levi », avril 1921
Levi avait publié son pamphlet incendiaire et calomnieux, Notre voie – Contre le putschisme le 3 avril 1921. Lénine lui-même avait dit que les critiques de Levi contre l’action de mars étaient essentiellement justes, mais Levi, en s’attaquant publiquement au parti alors sous le feu de l’ennemi de classe, s’avéra être un petit-bourgeois égocentrique et dilettante. Il accusait la direction du VKPD d’être composée de « nouveaux Ludendorff », faisant allusion au général nationaliste d’extrême droite et comparse de Hitler qui avait conduit l’armée allemande au bain de sang de la Première Guerre mondiale. A un moment où quelque 150 ouvriers avaient été tués et 3 500 emprisonnés, et où les ouvriers désertaient le VKPD par milliers, la dénonciation publique de Levi ne pouvait que diviser la classe ouvrière, étouffer le débat dans le parti et fournir des arguments à la bourgeoisie pour réprimer le parti. C’est à cause de cette rupture publique de la discipline du parti, et non de ses critiques politiques de l’action de mars, que Levi fut à juste raison exclu du VKPD, et plus tard de l’Internationale.
Lénine disait que Levi était son propre ennemi (Zetkin, Souvenirs). Dans sa « Lettre aux camarades allemands » d’août 1921, il caractérisait ainsi les agissements antiparti de Levi :
« Lévi, qui prêchait aux autres une stratégie prudente et réfléchie, a lui-même commis une étourderie digne d’un gamin : il s’est lancé dans la bataille si prématurément, si aveuglément, si étrangement qu’il devait fatalement perdre cette “bataille” (et pour de longues années se gâcher son avenir révolutionnaire et se rendre difficile tout travail ultérieur) qu’il pouvait et devait même gagner. Au lieu d’agir en membre de l’Internationale communiste prolétarienne, Lévi a agi en intellectuel anarchiste. »
A la veille du Troisième Congrès, le VKPD était au bord de la rupture, accablé par les rancœurs au sujet de l’action de mars. Dans une lettre à Lénine du 6 mai, Paul Frölich écrivit que, sans l’intervention du CEIC, Zetkin aurait été elle-même exclue pour manquement à la discipline. Cette lettre révélait à quel point le parti était déchiré par l’hostilité fractionnelle :
« Je voudrais dire quelques mots sur la camarade Clara. Je pense depuis le début que fondamentalement, dans ses convictions essentielles, Clara Zetkin n’est pas communiste, mais je l’ai toujours admirée et j’ai toujours eu la plus grande confiance en elle. Mais je dois dire qu’à long terme il est impossible de s’entendre avec elle dans le parti. Elle a répété à plusieurs reprises, non seulement maintenant mais aussi dans le passé – et le camarade Karl [Radek] peut rapporter des incidents à cet égard – que sa position dans le mouvement ouvrier, et aujourd’hui dans l’Internationale communiste, est si importante qu’elle ne peut se soumettre aux décisions du parti si elle estime que celles-ci sont politiquement stupides. Vous comprendrez qu’avec de telles conceptions, le travail du parti devient totalement impossible. En s’appuyant sur ces idées et avec l’encouragement de Levi, dans la situation actuelle elle a jeté au parti un défi des plus monstrueux et elle l’a publiquement compromis. Objectivement, la situation était déjà telle que nous aurions dû procéder à l’exclusion de la camarade Clara et de ses séides, si nous n’avions pas été retenus par la volonté déterminée du Comité exécutif. Croyez bien que nous sommes, nous aussi, conscients de ce que signifierait pour toute l’Internationale l’exclusion de Clara Zetkin du parti, et que nous avons essayé par tous les moyens de l’encourager à maîtriser ses exaltations. »
– Briefe Deutscher an Lenin (Lettres d’Allemands
à Lénine)
Le Troisième Congrès du Comintern
Telle était la situation quand le Troisième Congrès mondial se réunit à Moscou du 22 juin au 12 juillet 1921. La Révolution russe avait déclenché une vague révolutionnaire qui avait déferlé sur l’Europe après la Première Guerre mondiale. Mais cette vague était en train de refluer. Le congrès fut dominé par la bataille sur l’« offensive révolutionnaire » qui avait amené l’Internationale au bord de la scission. Kun et la direction allemande étaient soutenus par les dirigeants bolchéviques Zinoviev, Boukharine et, au début, Radek, contre Trotsky et Lénine qui se placèrent bien en évidence à l’aile droite du congrès.
Lénine et Trotsky, au début minoritaires dans le débat, menèrent bataille contre les ultragauches. Ils considéraient que l’existence même de l’Internationale était en jeu. Le désastre qui venait de se produire en Allemagne avait renforcé leur conviction que les partis communistes avaient absolument besoin de temps pour acquérir de l’expérience et s’enraciner dans la classe ouvrière. Trotsky disait :
« Nous devons dire aux travailleurs allemands, en des termes clairs, que nous considérons la théorie de l’offensive comme un grand danger et que son utilisation, dans la pratique, représente le plus grand crime politique. »
– Discours sur le rapport de Radek sur la tactique du Comintern au Troisième Congrès, 2 juillet 1921
(cité par Frédéric Cyr dans Paul Levi, rebelle devant les extrêmes – Une biographie politique,
Presses de l’Université Laval, 2013
Comme il l’avait déjà fait de nombreuses fois, Lénine se battit – cette fois avec succès – pour convaincre Zetkin à la veille du Troisième Congrès (voir les Souvenirs de Zetkin). Elle s’opposait toujours à l’exclusion de Levi. Zinoviev disait ainsi dans ses remarques sur le parti allemand au début du congrès :
« Au moment où le VKPD a été fondé, nous avions déjà peur que des courants centristes se manifestent dans ce parti. Et il faut malheureusement reconnaître que nos craintes sont bien vite devenues réalité. […] [La question italienne] est une question internationale ; elle est aussi reliée à la question allemande. L’Exécutif a rédigé une résolution et a sanctionné des dirigeants allemands, et en premier lieu notre estimée camarade Zetkin. »
– Procès-verbaux du Troisième Congrès de l’IC
(traduit par nos soins)
Ce congrès fut un tournant pour Zetkin. Après d’intenses discussions avec les dirigeants bolchéviques à la veille du congrès, elle commença à comprendre qu’étant donné la menace qui pesait sur l’Internationale, elle devait se ranger du côté de Lénine et Trotsky et lutter d’une manière disciplinée contre les ultragauches et les gens comme Levi. Elle rompit finalement avec Levi et se lança dans la bataille contre lui.
Levi se montra une fois de plus l’ennemi du Comintern lorsqu’il publia pendant l’hiver 1921-1922 les critiques de la Révolution russe par Rosa Luxemburg, sachant pertinemment que cette dernière de son vivant ne voulait pas que ces écrits fussent rendus publics. Elle avait rédigé ces notes fragmentaires alors qu’elle était isolée en prison. Tout en saluant la révolution et ses principes fondamentaux, elle critiquait certaines mesures de défense des bolchéviks qu’elle considérait comme un « étouffement de la démocratie ». Zetkin, qui savait personnellement que Rosa Luxemburg avait changé d’avis, la défendit dans une polémique féroce contre les dirigeants du SPD et de l’USPD. Elle écrivit que la publication de Levi avait donné du grain à moudre aux antibolchéviks de la social-démocratie :
« Rendez-vous compte ! Les gens de Vorwärts [le journal du SPD], ce même journal qui la veille du meurtre de Luxemburg incitait sans détour à cet acte infâme […]. Tous se découvrirent soudainement un faible pour la “femme d’une grande qualité intellectuelle”, pour la “finesse de son esprit”, la “nature scientifique” de sa pensée historique, et ils rendent hommage à l’“héritage” qu’elle a laissé au prolétariat. […]
« Mais le plus dur à avaler, c’est que l’impulsion initiale et le vernis de bien-fondé pour ce jeu ignoble de Stampfer [le rédacteur en chef de Vorwärts] et Hilferding ont été le fait d’un homme qui dans les dernières années de la vie de Rosa Luxemburg, des années décisives, comptait parmi ses proches compagnons d’armes. »
– Um Rosa Luxemburgs Stellung zur russischen Revolution [La position de Rosa Luxemburg sur la Révolution russe] (1922)
Si le SPD exploitait l’essai de Luxemburg à l’aide de mensonges et de déformations, c’était, disait Zetkin, pour dissuader les travailleurs de lutter pour leurs propres intérêts sous le drapeau communiste :
« Les journaux de la majorité social-démocrate et des indépendants se sont jetés sur cette évaluation critique de la tactique bolchévique comme un roquet affamé. Ce qu’ils recherchaient en utilisant cette critique et en invoquant le nom de Luxemburg, c’était une justification pour les crimes par action et par omission de leurs partis contre la révolution. »
Zetkin remarquait : « Personne ne niera à Levi le droit de régresser. Mais ce faisant il n’a pas le droit d’invoquer Rosa Luxemburg. » La plupart de ceux qui étaient restés dans l’USPD retournèrent au SPD en 1922. La même année, Paul Levi aussi rejoignit le parti de Scheidemann, Ebert et Noske, le parti qui avait lancé les Freikorps contre Luxemburg et Liebknecht et écrasé le soulèvement ouvrier en janvier 1919.
Après l’action de mars, la direction du KPD fit machine arrière, comme nous l’expliquons plus en détail dans notre article « Le Comintern et l’Allemagne en 1923 : Critique trotskyste » : « Après s’être brûlé les doigts, ceux qui auparavant s’enflammaient pour “l’offensive permanente” comme Brandler, Thalheimer et Meyer se prosternaient maintenant devant le légalisme et la respectabilité bourgeoise » (Spartacist édition française no 34, automne 2001). Mais l’occupation française de la Ruhr en janvier 1923 provoqua une crise politique et économique où la possibilité d’une révolution prolétarienne était évidente. La direction du parti allemand, encouragée dans sa passivité par Zinoviev et Staline à Moscou, laissa à nouveau échapper cette occasion.
Nos opposants, par contre, pensent qu’un Octobre allemand était impossible en 1923. Au fond ils remettent en question la validité de la révolution d’Octobre et de la tentative d’extension internationale de cette révolution par les bolchéviks. Brandler avait toujours considéré que la Russie était une « exception », c’est-à-dire que le programme de Lénine marchait peut-être en Russie, mais qu’il ne s’appliquait pas à l’Allemagne, dont la classe ouvrière était soi-disant plus « cultivée » et attachée au cadre de la démocratie parlementaire. Depuis la destruction de l’Union soviétique, les révisionnistes ne cessent de « découvrir » que le programme de Lénine ne fonctionnait pas en Russie non plus, et que l’Etat ouvrier soviétique était une « expérience qui a échoué ».
De nombreux réformistes et intellectuels de gauche penchent aujourd’hui pour les positions de Brandler, qui considérait que c’était la classe ouvrière elle-même qui avait échoué. D’après lui, « la plus décisive de ces causes » avait été « l’influence encore trop forte de la social-démocratie sur le mouvement ouvrier. […] En d’autres termes : la majorité de la classe ouvrière n’était pas encore gagnée à la cause du communisme » (« La retraite d’octobre en Allemagne », Bulletin communiste, 8 février 1924). Si l’on refuse d’admettre qu’une victoire révolutionnaire en Allemagne était réellement possible, on en conclut inexorablement que l’ascension de Hitler et le triomphe du fascisme étaient inévitables.
Les néo-kautskystes : chantres révisionnistes de Zetkin
Nous défendons la perspective prolétarienne et internationale du marxisme, développée en théorie et en pratique par Lénine et Trotsky et codifiée dans les décisions des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste. C’est dans ce cadre que nous faisons cette évaluation critique de Zetkin. Nous cherchons à reprendre le meilleur de son œuvre des mains des sociaux-démocrates, staliniens et féministes qui déforment pour leurs propres fins à la fois ses contributions positives et ses erreurs ; nous luttons aussi contre les déformations et les mensonges des néo-kautskystes, dont John Riddell est un exemple de choix.
La raison fondamentale de ces falsifications, c’est qu’ils s’accommodent du capitalisme et qu’ils sont hostiles, en actes et, de plus en plus, en paroles, à la Révolution bolchévique en tant que modèle de révolution socialiste ayant une portée historique mondiale. Les néo-kautskystes d’aujourd’hui rejettent cet héritage pour mieux adopter les pratiques opportunistes de la social-démocratie allemande. C’est pourquoi ils cherchent à nier qu’un gouffre immense séparait la Troisième Internationale de la Deuxième. Dans ce but, ils éliminent tout ce qu’il y a de révolutionnaire chez Zetkin pour lui substituer leur propre vision du monde, typique de mollusques réformistes.
Pour conformer Zetkin à sa propre image, Riddell est obligé de distordre les conceptions politiques de celle-ci jusqu’à leur donner une forme étrange. Puisqu’il ne peut passer outre les innombrables déclarations de Zetkin attaquant le féminisme bourgeois, Riddell a recours à un tour de passe-passe en le redéfinissant :
« Le féminisme, c’est la lutte pour la libération des femmes et contre le sexisme. Et si l’on comprend ce mot dans ce sens-là, le mouvement communiste des femmes était effectivement une composante internationale importante et vigoureuse du féminisme, avant qu’il ne soit mis sur la touche par la montée du stalinisme. »
– « Clara Zetkin dans l’antre du lion »,
johnriddell.wordpress.com, 12 janvier 2014
(traduit par nos soins)
Les féministes cherchent à changer la société, et donc la position des femmes, en changeant les rapports sociaux dans le cadre de la société capitaliste actuelle. Nous savons que pour libérer les exploités et opprimés, il faut changer les rapports des classes aux moyens de production, c’est-à-dire carrément abolir la propriété privée. Zetkin le savait, c’est là la différence entre réforme et révolution, et c’est cela qui lui a permis de donner le meilleur de ce qu’elle a accompli.
Nos opposants ne mentionnent que rarement l’institution de la famille en tant que source principale de l’oppression des femmes, car ils s’opposent au but même de la révolution prolétarienne. Dans la pratique, ces militants rejettent l’idée que la famille soit un pilier de la société capitaliste. Lorsqu’il leur arrive d’aborder la question, c’est sous l’angle d’un hommage creux à Engels, avec une mention de la « répartition des rôles entre les sexes » et de la violence conjugale. Seule la prise du pouvoir par le prolétariat russe en 1917 a permis d’entrevoir la transformation sociale profonde qu’il fallait accomplir pour dépasser et remplacer la famille. Le remplacement de la famille par l’éducation et la socialisation collectives des enfants est, au sens historique large, l’aspect le plus transformateur et le plus radical du programme marxiste pour la société future.
Riddell est obligé de faire disparaître l’hostilité de Zetkin envers le féminisme. Cette hostilité est en effet en contradiction flagrante avec la préoccupation principale de Riddell : l’unité à tout prix, quel que soit le programme politique, et il n’en exclut certainement pas l’ennemi de classe. D’après Riddell, Zetkin recherchait en tant que membre du Comintern l’unité entre les femmes de différentes classes parce que :
« Elle était pour une approche large et non partisane, visant l’unité avec des courants non révolutionnaires, l’action dans l’intérêt de la classe ouvrière dans son ensemble, et les efforts pour gagner les couches sociales en dehors du prolétariat industriel. […] Elle s’opposait à ce que l’on se concentre sur les préoccupations de l’avant-garde révolutionnaire. »
– « La lutte de Clara Zetkin pour le front unique », johnriddell.wordpress.com, 3 mai 2011
Riddell présente cela comme un exemple de « front unique », un concept qu’il attribue principalement à Zetkin. On aurait peine à énumérer toutes les raisons pour lesquelles c’est faux. D’abord, l’opposition de Zetkin au féminisme bourgeois ne s’est jamais relâchée un instant. Et ensuite, Riddell déforme complètement la tactique du front unique élaborée par l’IC : cette tactique permettait au parti de se battre pour l’hégémonie politique sur les masses prolétariennes en s’unissant dans l’action aux réformistes et centristes qui avaient encore une certaine autorité dans le mouvement ouvrier. Cela impliquait de mener un combat politique acharné au cours de cette action unitaire. Trotsky écrivait :
« Nous avons rompu avec les réformistes et les centristes pour avoir la liberté de critiquer les trahisons, l’indécision de l’opportunisme dans le mouvement ouvrier. Tout accord qui limiterait notre liberté de critique et d’agitation serait donc inacceptable pour nous. Nous participons au front unique, mais nous ne pouvons en aucun cas nous y dissoudre. Nous y opérons comme une division indépendante. »
– « Le Front Unique et le Communisme en France », Bulletin communiste no 13, 30 mars 1922
Par exemple, un parti léniniste pourrait faire un front unique avec entre autres des féministes bourgeoises pour organiser une action commune sur des revendications spécifiques concrètes – mettons, en défense du droit à l’avortement – tout en dénonçant impitoyablement leur confiance dans l’Etat capitaliste.
Mais Riddell se sert de termes sans contenu de classe comme l’« unité » pour subordonner les intérêts du prolétariat à ceux de la petite bourgeoisie ou de la bourgeoisie : voilà ce qu’il appelle le « front unique ». En fait ce qu’il préconise est tout simplement une nouvelle version du « parti de toute la classe » kautskyste, un retour complet à la social-démocratie par opposition au léninisme révolutionnaire. Riddell est ouvertement favorable à ce que des partis soi-disant socialistes soutiennent et forment des gouvernements parlementaires bourgeois, qu’il qualifie à tort de « gouvernements ouvriers ». Un gouvernement parlementaire dirigé par un parti social-démocrate est au contraire un gouvernement capitaliste, pas un « gouvernement ouvrier » ni un « gouvernement réformiste ». En 1923 la direction du KPD en était venue à appeler à un « gouvernement ouvrier » parlementaire avec les sociaux-démocrates ; c’était dans la logique de leur interprétation droitière du front unique, et cela contribua à la défaite du soulèvement révolutionnaire en Allemagne. Tout comme Lénine, nous autres spartacistes affirmons toujours avec insistance qu’un gouvernement ouvrier ne peut être autre chose que la dictature du prolétariat.
John Riddell, et ce n’est pas surprenant, défend Paul Levi ; il le présente comme une victime de la politique fractionnelle dans le parti allemand et le Comintern. D’après lui, Levi était « la voix de la prudence », qui « enjoignait les communistes à prendre des initiatives rassembleuses, ayant pour but de rétablir l’unité dans l’action de la classe ouvrière tout entière » (« Pourquoi Paul Levi a été perdant dans la direction communiste allemande », johnriddell.wordpress.com, 5 juillet 2013). Selon Riddell, la base ouvrière du parti allemand était elle-même « ultragauche » et c’est cela qui était à la source du problème. « Seule une direction unifiée et faisant autorité en Allemagne aurait pu convaincre cette avant-garde de lutter pour s’unir à des forces ouvrières plus conservatrices », dit-il. Il prétend que la faute revient à « l’intervention partisane de dirigeants du Comintern dans le conflit allemand » qui « ne laissait aucune possibilité à la direction allemande de rétablir son unité en se servant de sa propre expérience en Allemagne. L’implication de Moscou a eu tendance à empêcher les réalignements allemands. »
Riddell, qui désire l’unité à tout prix quel que soit le programme politique, confond à la fois tout le conflit sur la « théorie de l’offensive » et les luttes antérieures de l’IC contre les communistes de gauche. C’est pour s’adresser au mal de l’ultragauchisme que Lénine a écrit la brochure la Maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») en 1920. A cette époque, la tendance ultragauche avait une certaine base de masse dans la classe ouvrière ; beaucoup des « gauches » étaient des travailleurs syndicalistes ou anarchistes qui, en réaction aux trahisons de la social-démocratie, rejetaient l’activité parlementaire, le travail dans les syndicats dirigés par les réformistes, et même l’idée d’un parti ouvrier. Paul Levi avait d’ailleurs mis ces travailleurs à la porte du KPD en 1919 parce qu’il recherchait lui-même l’« unité » avec l’USPD.
Lénine cherchait à regrouper dans l’IC non seulement les meilleurs éléments des partis socialistes, mais aussi ces ouvriers syndicalistes et anarchistes qui étaient subjectivement révolutionnaires. Il soulignait que le parti d’avant-garde devait être construit avec soin et consciemment par des batailles politiques internes et, à l’extérieur, par le combat contre les forces réformistes et contre les centristes. Il écrivait : « Les acclamations adressées au pouvoir des Soviets et aux bolchéviks, ne conviendrait-il pas de les accompagner un peu plus souvent d’une très sérieuse analyse des causes qui ont permis aux bolchéviks de forger la discipline indispensable au prolétariat révolutionnaire ? »
Riddell veut aussi minimiser le rôle que joua Lénine dans la lutte de l’IC contre la « théorie de l’offensive ». Il présente Zetkin comme l’héroïne du débat, prétendant que « la discussion qu’elle eut avec Lénine contribua à convaincre les dirigeants communistes russes de soutenir sa critique de la désastreuse “action de mars” » (« Clara Zetkin dans l’antre du lion »). En réalité, c’est grâce à Lénine, qui ne cessa d’argumenter avec Zetkin contre sa persistance à s’opposer à l’exclusion de Levi, que Zetkin put rester membre du parti. Par ailleurs, Lénine fit clairement savoir que Levi serait de nouveau le bienvenu dans le parti s’il reconnaissait l’effet destructeur de sa rupture de discipline. Lorsqu’elle raconte certains de ces débats dans ses Souvenirs, Zetkin montre bien l’esprit de camaraderie entre elle et Lénine : les divergences politiques profondes qu’il y avait entre eux n’étaient pas un obstacle à des relations personnelles chaleureuses. Cette amitié entre Zetkin et Lénine doit rester en travers de la gorge de Riddell, qui dans « Clara Zetkin dans l’antre du lion » accuse sans fondement Lénine de « rabaisser les femmes ».
Pour un parti révolutionnaire internationaliste !
Quelques mois après la débâcle d’octobre 1923 en Allemagne, Trotsky entreprit dans une série d’articles de faire une évaluation critique des problèmes politiques survenus au cours des événements d’Allemagne, et cela l’amena à écrire les Leçons d’Octobre en 1924. Trotsky y fait ressortir la différence entre ce qui s’était passé en Allemagne et l’Octobre russe, notant qu’une partie de la direction bolchévique, dont Kamenev et Zinoviev, avait renâclé au moment d’organiser la prise du pouvoir en 1917. Trotsky détailla toutes les luttes que Lénine avait menées pour réarmer le parti après le début de la révolution en février 1917. C’est grâce à ces luttes que la victoire d’Octobre fut possible. La question fondamentale en jeu était : « devons-nous oui ou non lutter pour le pouvoir ? » Trotsky affirmait :
« Si, par “bolchevisme”, on entend une éducation, une trempe, une organisation de l’avant-garde prolétarienne rendant cette dernière capable de s’emparer par la force du pouvoir ; si, par “social-démocratie”, on entend le réformisme et l’opposition dans le cadre de la société bourgeoise, ainsi que l’adaptation à la légalité de cette dernière, c’est-à-dire l’éducation des masses dans l’idée de l’inébranlabilité de l’Etat bourgeois ; il est clair que, même dans un Parti Communiste, qui ne surgit pas tout armé de la forge de l’histoire, la lutte entre les tendances social-démocrates et le bolchevisme doit se manifester de la façon la plus nette, la plus ouverte en période révolutionnaire quand la question du pouvoir se pose directement. »
Trotsky souligne ici que la lutte pour la clarté politique n’est jamais « achevée » dans un parti léniniste, et qu’elle n’est l’apanage d’aucun individu. Un parti léniniste repose sur un collectif de militants avec leurs forces et leurs faiblesses ; ils doivent développer et mettre en œuvre une ligne révolutionnaire élaborée au cours de débats dans le cadre du centralisme démocratique et décidée par le parti dans son ensemble. Paul Levi, tant qu’il était membre du collectif que formaient Luxemburg, Liebknecht et d’autres camarades talentueux, était un propagandiste utile à la cause communiste. Mais une fois le parti allemand pratiquement décapité, Levi, au lieu de se battre pour le remettre sur les rails, retomba au printemps 1921 dans ses travers sociaux-démocrates. Zetkin choisit de rejoindre un collectif différent, celui des bolchéviks et de la Troisième Internationale, dans lequel elle se battit aux côtés de Lénine pour forger une arme nouvelle pour la révolution mondiale. Malheureusement, quand la stalinisation de l’IC commença en 1924, Zetkin était âgée de près de 70 ans et atteinte de maladies chroniques dont elle avait souffert toute sa vie ; elle rentra dans le rang.
La Ligue communiste internationale cherche aujourd’hui à préserver et approfondir les enseignements révolutionnaires de l’Internationale communiste de Lénine. Comme le disait Trotsky dans les Leçons d’Octobre : « La révolution prolétarienne ne peut triompher sans le Parti, à l’encontre du Parti ou par un succédané de Parti. »
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