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Spartacist, édition française, numéro 41

Été 2013

Des imposteurs pseudo-trotskystes font la promotion d’un pamphlet antibolchévique

Le démocratisme bourgeois contre la révolution d’Octobre

Critique du livre d’Alexander Rabinowitch, The Bolsheviks in Power

Cet article est dédié à notre camarade Tweet Carter. Tweet, qui est décédée le 20 novembre 2012, était un cadre chevronné de notre parti ; sa détermination à démasquer la contrefaçon en politique a contribué à la production de cet article.

Le 25 octobre 1917 (7 novembre), le Comité militaire révolutionnaire menait sous la direction du Parti bolchévique de Lénine et Trotsky une insurrection armée qui balaya ce qui restait du gouvernement provisoire capitaliste à Petrograd et remit le pouvoir d’Etat au prolétariat de Russie. Montant à la tribune du Deuxième Congrès des soviets des députés ouvriers et soldats de Russie le lendemain soir, Lénine déclara : « Nous devons aujourd’hui nous consacrer en Russie à l’édification d’un Etat prolétarien socialiste. »

En quelques décrets, le congrès mettait fin à huit mois d’obstruction de la part des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires (SR) petits-bourgeois, qui faisaient partie du gouvernement provisoire dirigé par Alexandre Kerenski, le premier ministre « socialiste ». Le décret sur la paix appelait les peuples et gouvernements du monde à mettre fin au carnage de la Première Guerre mondiale ; un deuxième décret ordonnait la confiscation immédiate des immenses possessions de l’Eglise orthodoxe russe, des propriétaires fonciers et de l’autocratie, au nom des paysans pauvres qui constituaient la majorité écrasante de la population de Russie. Le nouveau gouvernement ouvrier et paysan reconnaissait le droit à l’autodétermination des nombreux peuples asservis dans l’ancien empire tsariste et s’adressait aux ouvriers d’Allemagne, de France et d’autres pays impérialistes, les appelant à suivre son exemple en renversant leur propre bourgeoisie.

Le pouvoir soviétique eut dès le début à faire face à de multiples tentatives pour l’asphyxier par le sabotage, le chantage, le meurtre et la force militaire. Au nom de la démocratie, les menchéviks et les SR déclarèrent la guerre à la république ouvrière et paysanne et quittèrent précipitamment le Deuxième Congrès pour faire cause commune avec leurs alliés bourgeois réactionnaires. Alors qu’à Petrograd la prise du pouvoir s’était faite pratiquement sans verser de sang, à Moscou il fallut une semaine de combats et des centaines de morts, un premier aperçu de la guerre civile meurtrière qui s’annonçait. Les impérialistes allemands accordèrent à la Russie une paix fragile et à un prix exorbitant : d’immenses étendues de territoire soviétique avec leurs ressources. Les impérialistes alliés, notamment la Grande-Bretagne et la France, complotèrent avec toutes sortes de monarchistes, de terroristes antisémites et de provocateurs à leur solde, et finalement ils envahirent le pays avec leurs propres armées. Et à chaque étape, la direction bolchévique autour de Lénine devait faire face à de profonds désaccords soit au sein de son comité central, soit avec ses alliés temporaires, les SR de gauche, qui venaient à peine de faire scission avec les SR pro-impérialistes.

Un certain nombre d’ouvrages font la chronique de cette première année, capitale, du pouvoir soviétique. Il y a notamment le récit favorable de Victor Serge (un membre de l’Opposition de gauche trotskyste qui par la suite retourna à ses racines anarchistes) : l’An I de la révolution russe, publié en 1930. Plus récemment, l’historien américain Alexander Rabinowitch, professeur émérite à l’université de l’Indiana, a lui aussi publié une histoire de la révolution d’Octobre basée sur des décennies de recherches dans les archives soviétiques et russes, y compris celles qui n’ont été ouvertes qu’après la destruction contre-révolutionnaire de l’Union soviétique en 1991-1992. The Bolsheviks in Power : The First Year of Soviet Rule in Petrograd (« Les bolchéviks au pouvoir : la première année de pouvoir soviétique à Petrograd », non paru en français à ce jour) est le troisième ouvrage d’une série consacrée à la révolution d’Octobre, après Prelude to Revolution : The Petrograd Bolsheviks and the July 1917 Uprising (« Prélude à la révolution : les bolchéviks de Petrograd et le soulèvement de juillet 1917 », paru en anglais en 1968) et The Bolsheviks Come to Power : The Revolution of 1917 in Petrograd (« Les bolchéviks arrivent au pouvoir : la révolution de 1917 à Petrograd », paru en anglais en 1976). Les deux premiers ouvrages de la série décrivent très bien comment les bolchéviks emportèrent l’adhésion des ouvriers et soldats de Petrograd aux dépens des menchéviks et SR. Ceux-ci avaient eu la majorité dans les soviets depuis la révolution de Février qui avait balayé la monarchie tsariste, et ils s’en étaient servi pour aider à maintenir au pouvoir la bourgeoisie impérialiste de Russie et contrecarrer les aspirations des masses au pain, à la terre et à la paix.

Les bolchéviks au pouvoir est divisé en quatre parties. La première aborde les débats sur un gouvernement « socialiste » de coalition incluant tous les partis ainsi que sur la convocation de l’Assemblée constituante démocratique bourgeoise. La deuxième est consacrée au traité de paix de Brest-Litovsk avec l’Allemagne, tandis que la troisième décrit la rupture qui s’ensuivit avec les SR de gauche pro-paysans, rupture qui culmina avec l’assassinat provocateur de l’ambassadeur d’Allemagne, le comte Mirbach. La dernière partie traite de la terreur rouge exercée par le régime bolchévique dans le contexte de la Guerre civile et des complots pro-impérialistes des blancs contre-révolutionnaires.

Comme dans ses précédents ouvrages, Rabinowitch décrit avec force détails les problèmes énormes que la dictature de classe prolétarienne eut à surmonter dans la première année de son existence. Il montre comment la guerre impérialiste, la guerre civile et l’effondrement croissant de l’économie se conjuguaient pour saper la vigueur du prolétariat de Petrograd, siège de la révolution, et pour miner la conscience politique de la garnison navale de Cronstadt la rouge, qui avait joué un rôle crucial dans la révolution. Rabinowitch analyse avec une certaine perspicacité les tensions auxquelles étaient soumis les bolchéviks : ils essayaient simultanément de faire leur travail de parti et d’administrer le gouvernement pendant que les ouvriers les plus fiables et les plus politiquement conscients étaient déployés pour remplir des fonctions indispensables sur tous les fronts de la révolution, depuis l’Armée rouge en cours de création jusqu’à la lutte contre la famine et la terreur contre-révolutionnaire. L’apport le plus précieux de Rabinowitch est peut-être l’éclairage qu’il jette sur la collaboration entre certains membres du parti qui s’opposaient à Lénine et des courants à l’extérieur du parti.

Néanmoins, les Bolchéviks au pouvoir est imprégné des préjugés en vogue parmi les intellectuels bourgeois : pour eux ce dont la Russie avait besoin, c’était la démocratie bourgeoise, pas la dictature du prolétariat sous direction bolchévique. Dans sa préface à l’Histoire de la révolution russe (1930-1932), Trotsky distinguait clairement le rôle d’avocat idéologique de celui d’historien : bien qu’un auteur n’ait aucune raison de dissimuler ses positions politiques, « le lecteur est en droit d’exiger qu’un ouvrage d’histoire constitue non pas l’apologie d’une position politique, mais une représentation intimement fondée du processus réel de la révolution ». L’Histoire de la révolution russe de Trotsky réussit ce pari, comme le concèdent même les critiques érudits les plus intransigeants. Ce n’est pas le cas des Bolchéviks au pouvoir : même si Rabinowitch fournit souvent suffisamment d’éléments permettant au lecteur attentif de réfuter l’interprétation des événements par l’auteur, la façon dont il décrit le déroulement de la première année de pouvoir soviétique est déformée par ses propres préjugés politiques.

Un pamphlet antibolchévique

Rabinowitch s’inspirait dans ses précédents ouvrages des idées de l’école sociale ou « révisionniste » ; cette école, dont l’un des chefs de file était l’historien britannique E.P. Thompson, était influencée par l’agitation sociale des années 1960. Rabinowitch et ses condisciples révisionnistes se démarquaient des partisans endurcis de la guerre froide comme Leonard Schapiro et Richard Pipes (voir « Leonard Schapiro : avocat de la contre-révolution », Spartacist édition anglaise no 43-44, été 1989, et « Richard Pipes : exorciste de la Révolution russe », Workers Vanguard no 647, 7 juin 1996). Schapiro et ses acolytes piétinaient les faits historiques pour présenter la révolution d’Octobre comme un coup d’Etat organisé par une bande de fanatiques avides de pouvoir qui voulaient absolument créer un régime totalitaire à parti unique. Pipes, professeur à Harvard, était un conseiller de la CIA. Dans les années 1970, il prônait une attaque nucléaire préventive contre l’URSS et, dans les années 1980, il conseillait Reagan alors que celui-ci faisait campagne contre l’« empire du mal » – l’Union soviétique. Une fois le communisme « refoulé » en Union soviétique et en Europe de l’Est, c’est l’héritage démocratique bourgeois de la Révolution française de 1789 qui est de plus en plus devenu la cible de Pipes.

Il y a de remarquables exceptions à la mythologie anticommuniste de cette époque : la biographie de Trotsky en trois tomes par Isaac Deutscher et l’histoire monumentale en 14 tomes de la première décennie de la Russie soviétique par E.H. Carr, toutes deux entamées au début des années 1950 au plus fort de la guerre froide. Il y a également une documentation très intéressante compilée par H.H. Fisher dans Soviet Russia and the West, 1920-27 [La Russie soviétique et l’Occident, 1920-1927], paru en 1957, et dans un précédent ouvrage intitulé The Bolsheviks and the World War [Les bolchéviks et la guerre mondiale].

Les deux premiers livres de Rabinowitch réfutent de manière convaincante les falsifications de Schapiro et Pipes car ils documentent soigneusement les liens tissés par les bolchéviks avec les ouvriers et les soldats de Petrograd, qui voyaient dans le programme des bolchéviks l’expression de leurs aspirations. Les bolchéviks bénéficièrent ainsi du soutien des vastes masses paysannes : les soldats étaient en grande partie des paysans en uniforme, et les ouvriers eux-mêmes avaient des origines paysannes ne remontant qu’à une ou deux générations. Pourtant Rabinowitch prétendait, à tort, que la grande popularité des bolchéviks ainsi que leur volonté de collaborer avec les anarcho-syndicalistes et d’autres militants subjectivement révolutionnaires « contrastaient de façon frappante avec le modèle léniniste traditionnel » de centralisme organisationnel et de stricte discipline (The Bolsheviks Come to Power, New York, Norton, 1976). Rabinowitch affirme que la seule issue pour la Russie, c’était un « gouvernement exclusivement socialiste largement représentatif » incluant les menchéviks et les SR. The Bolsheviks Come to Power présente donc beaucoup d’intérêt, mais le titre résume exactement ce qu’il reproche en conclusion aux bolchéviks : qu’ils soient parvenus au pouvoir.

Ce thème devient prédominant dans le dernier livre de Rabinowitch. Dans sa préface, il pose la question : « Car il semble clair que le succès du Parti bolchévique en 1917 était dû au moins en partie à son caractère décentralisé relativement démocratique et à son style de travail ouvert ; mais alors, comment expliquer le fait qu’il se transforma rapidement en l’une des organisations politiques les plus centralisées et autoritaires de l’histoire moderne ? » En cherchant à expliquer ce « fait », Rabinowitch finit par nous resservir les mêmes clichés anticommunistes éculés que les partisans les plus véhéments de la guerre froide.

Tout comme Schapiro et beaucoup d’autres, Rabinowitch essaie (même s’il le fait de manière plus implicite) de relier les purges staliniennes et les « procès-spectacles » des années 1930 au régime bolchévique de Lénine et Trotsky. La conclusion logique revient à dire que le stalinisme est l’enfant naturel du léninisme, et à délibérément passer sous silence l’énormité de la contre-révolution politique qui porta au pouvoir une caste bureaucratique conservatrice et nationaliste en 1923-1924. A partir de ce moment-là, ceux qui dirigeaient l’Union soviétique, la façon dont elle était dirigée et les objectifs en vue desquels elle était dirigée – des objectifs rendus explicites pour la première fois avec la proclamation par Staline fin 1924 du dogme nationaliste du « socialisme dans un seul pays » – tout cela changea, même s’il fallut à Staline plus d’une décennie pour consolider son régime brutal et antirévolutionnaire, y compris en exterminant pratiquement tous les camarades et proches collaborateurs de Lénine.

Qui est David North ?

Au dos des Bolchéviks au pouvoir figure un commentaire de l’historien John L.H. Keep faisant, comme il se doit, l’éloge de Rabinowitch parce qu’« il explique pourquoi le gouvernement bolchévique devint de plus en plus dictatorial et même terroriste au fur et à mesure qu’il essayait de contrôler une population de plus en plus pauvre et mécontente ». Keep est rejoint, dans son enthousiasme, par le « Comité international de la Quatrième Internationale » de David North et son World Socialist Web Site (WSWS). Frederick Choate et David North y publient une critique enthousiaste qualifiant le livre de « référence incontournable […] dans l’étude des conséquences politiques et sociales du renversement du gouvernement provisoire bourgeois et de l’établissement du régime bolchevique » (« Les bolcheviques au pouvoir – Une importante étude par le professeur Alexandre Rabinowitch sur la première année de pouvoir soviétique à Saint-Pétersbourg », 7 décembre 2007, wsws.org). Certes les Bolchéviks au pouvoir n’est pas sans mérite. Mais il s’agit fondamentalement d’un pamphlet antibolchévique.

David North et ses prédécesseurs sont passés maîtres dans l’art de transformer la réalité en son contraire. North a fait son apprentissage en tant que lèche-bottes et gauleiter américain du Comité international, une organisation violente et corrompue alors basée en Grande-Bretagne et dirigée par Gerry Healy. Healy et les idéologues à son service étaient capables de débiter des discours trotskystes orthodoxes tout en servant les intérêts de forces anti-ouvrières des plus disparates, que ce soit le stalinien chinois Mao Zedong, des dictateurs de régimes pétroliers arabes, des partisans de la guerre froide antisoviétique ou la bureaucratie vénale et droitière des syndicats britanniques. A partir de 1976 et pendant plusieurs années, les healystes touchèrent de l’argent de plusieurs gouvernements arabes. Lorsque les lieutenants de Healy déposèrent ce dernier en 1985, North se tourna contre tous ses anciens dirigeants sans exception en les traitant de renégats et, reprenant la couronne de Healy, se proclama « chef » du « trotskysme mondial ». North s’est transmuté ces dernières années en mandarin d’Oxford et il se fait prétentieusement passer pour une autorité (sinon l’autorité suprême) en ce qui concerne l’héritage historique de Trotsky.

Les partisans de North ne se contentent pas de faire la promotion de Rabinowitch lors de diverses réunions. Leur maison d’édition en Allemagne, Mehring Verlag, a publié et mis sur le marché une traduction des Bolchéviks au pouvoir. Pour mieux vendre leur camelote révisionniste, ces opportunistes ont cru nécessaire de prendre très légèrement leurs distances avec le professeur antibolchévique. Ainsi North et Choate écrivent : « Il y a une absence notable de théorisation des événements », une absence qui « peut parfois entraîner une appréciation partiale des événements étudiés ».

Décidément North et Choate cherchent à blanchir Rabinowitch. Ce dernier, loin d’être partial à l’occasion, répond à chaque moment décisif par un « non » retentissant à la question de savoir si les bolchéviks auraient dû prendre et garder le pouvoir d’Etat. Son livre s’en prend du début à la fin à Lénine et Trotsky. A part eux, il dorlote par contre tout le monde, que ce soient les bolchéviks « modérés » comme Grigori Zinoviev et Lev Kamenev (qui s’opposèrent à la prise du pouvoir par les bolchéviks), les communistes de gauche de Nikolaï Boukharine (qui, tout comme les SR de gauche, s’opposèrent au traité de paix avec l’Allemagne), ou encore les menchéviks et SR carrément contre-révolutionnaires (qualifiés de « socialistes modérés ») qui marchèrent aux côtés de leurs alliés monarchistes sous la bannière « démocratique » de l’Assemblée constituante bourgeoise. A l’exception des élections à l’Assemblée constituante de novembre 1917, que les SR gagnèrent haut la main, Rabinowitch qualifie de « douteuses », « truquées » ou « manipulées » pratiquement toutes les élections qui eurent lieu sous le régime bolchévique – sans fournir l’ombre d’une preuve. De toute évidence Rabinowitch a une conception d’ensemble, qu’il s’agisse d’une « théorisation » ou d’autre chose, et c’est la démocratie bourgeoise.

La chimère d’un gouvernement de « tous les partis »

Dès l’instant où les bolchéviks prennent le pouvoir, Rabinowitch est à la recherche de forces qui veuillent le rendre à la bourgeoisie. Une fois que les menchéviks et les SR eurent quitté le Deuxième Congrès des Soviets, les indécis qui étaient restés se lancèrent pendant des semaines dans une bataille houleuse pour « l’unité » et pour un « gouvernement soviétique de tous les partis ». Ces indécis allaient de l’aile bolchévique « modérée », qui était assez conséquente, aux menchéviks internationalistes de Julius Martov et aux SR de gauche. Il est clair que Rabinowitch est du côté des démocrates petits-bourgeois : il qualifie de « remarquablement prophétiques » ceux qui s’opposèrent à un gouvernement bolchévique et il affirme (comme si c’était un fait) que Lénine avait pour but en organisant une insurrection armée « d’éliminer toute possibilité que le congrès forme une coalition socialiste dans laquelle les socialistes modérés auraient une voix significative ». (Ces citations et les suivantes proviennent toutes, sauf mention contraire, des Bolchéviks au pouvoir.)

Cet argument est pour le moins spécieux. Quel genre de coalition ? Il y avait d’un côté ceux qui étaient pour le pouvoir prolétarien et la révolution socialiste mondiale. De l’autre il y avait ceux qui avaient servi de façade, pendant l’insurrection et au cours des huit mois qui avaient précédé, aux généraux tsaristes et bonapartistes et aux Cadets, le parti de la grande bourgeoisie, pour continuer la guerre impérialiste. Rabinowitch se félicite de « l’esprit de collaboration » émanant de gens comme Martov la première nuit du congrès, mais il doit lui-même admettre que cet esprit « s’évapora » dès que « la plupart des menchéviks et des SR présents quittèrent la salle pour aider à coordonner la résistance contre les opérations militaires dirigées par les bolchéviks ». C’est par des tirs de canon contre les gardes rouges et les quartiers ouvriers que se fit entendre la voix des « socialistes modérés » quand les élèves-officiers dans Petrograd et les forces militaires hors de la ville tentèrent d’écraser le nouveau régime sous les ordres d’Alexandre Kerenski, le chef du gouvernement provisoire renversé.

Kamenev était, comme Staline (qui passa rapidement à l’arrière-plan), l’un des « bolchéviks de mars » qui avaient poussé le parti vers le soutien au gouvernement provisoire et l’unité avec les menchéviks durant les semaines précédant le retour d’exil de Lénine en avril 1917. Ils s’étaient à nouveau manifestés lorsque Lénine dut fuir en Finlande pour échapper à l’intense répression qui suivit les journées de Juillet à Petrograd, un soulèvement avorté d’ouvriers et de soldats emportés par l’impatience. Les « modérés » de Kamenev avaient alors poussé le parti sur la voie du parlementarisme bourgeois en participant au Préparlement et à la Conférence démocratique, des instances conçues pour empêcher la révolution prolétarienne. En octobre, Kamenev et Zinoviev jouèrent carrément un rôle de briseurs de grève en s’opposant publiquement – et cela dans la presse menchévique ! – à l’insurrection imminente. (Toutes les dates jusqu’à l’adoption par le gouvernement soviétique du calendrier moderne le 31 janvier 1918 se réfèrent ici au vieux calendrier julien, en retard de 13 jours.)

Lorsque le Vikjel, le comité exécutif du puissant syndicat des cheminots dominé par les menchéviks et les SR, menaça de saisir les chemins de fer si les bolchéviks n’acceptaient pas de participer à des négociations d’unité, Kamenev et compagnie sautèrent sur l’occasion. Les pourparlers menés par le Vikjel aboutirent à une proposition de gouvernement multipartite où les bolchéviks seraient réduits à une minorité impuissante et dont Lénine et Trotsky seraient totalement exclus ! Kamenev et les autres bolchéviks impliqués dans ces négociations approuvèrent cette proposition ; David Riazanov, un autre droitier, alla jusqu’à accepter un gouvernement « démocratique » non soviétique (c’est-à-dire une nouvelle mouture de gouvernement provisoire). Toutes ces conciliations contribuèrent à renforcer chez les menchéviks et SR l’idée que le régime soviétique était sur le point de s’effondrer.

Si la proposition du Vikjel avait été acceptée, cela aurait signifié le suicide de la révolution, mais Lénine la rejeta dès le lendemain, le 1er novembre, lors d’une réunion du comité de Petrograd du Parti bolchévique. Il y fit un rapport, par la suite censuré par les staliniens, où il fit cette fameuse remarque : « Trotsky a dit depuis longtemps que l’union est impossible. Trotsky l’a compris et, depuis, il n’y a pas eu meilleur bolchevik que lui » (Trotsky, la Révolution défigurée, 1927-1929). Lénine dit à Zinoviev, Kamenev et autres que s’ils ne voulaient pas être exclus ils devaient observer la discipline du parti et cesser de traiter avec les ennemis de la révolution. En guise de réponse, ils abandonnèrent leurs postes gouvernementaux et démissionnèrent du comité central par défi (selon Rabinowitch, ils « furent poussés dehors »), promettant de continuer le combat pour un gouvernement de tous les partis et pour l’assemblée constituante. Trotsky fit observer quelques années plus tard :

« Ainsi, ceux qui avaient combattu l’insurrection armée et la prise du pouvoir comme une aventure intervinrent après la victoire de l’insurrection pour faire restituer le pouvoir aux partis auxquels le prolétariat l’avait enlevé. […] En d’autres termes, il s’agissait de trouver par la porte soviétiste la voie menant au parlementarisme bourgeois. »

– Trotsky, « les Leçons d’Octobre » (1924)

Lénine avait écrit en septembre 1917 une série d’articles, « Notes d’un publiciste », où il tournait en ridicule l’idée que les soviets pourraient exercer une influence sur le gouvernement bourgeois, comme l’avait écrit le menchévik de gauche Nikolaï Soukhanov. Il avait aussi approuvé l’appel de Trotsky à boycotter le Préparlement et la Conférence démocratique. Partout où les portes de la révolution n’étaient pas verrouillées contre les illusions parlementaristes, ce fut la catastrophe pour les ouvriers. Quelques mois seulement après Octobre, la révolution en Finlande fut noyée dans le sang par le baron Mannerheim et ses alliés allemands parce que la social-démocratie finlandaise, hétérogène et irrésolue, avait essayé de se frayer un chemin vers la démocratie parlementaire en pleine guerre civile. Otto Kuusinen, un dirigeant social-démocrate de gauche devenu plus tard communiste, s’en souvenait en ces termes : « ne désirant pas risquer nos conquêtes démocratiques et espérant d’ailleurs franchir, grâce à d’habiles manœuvres parlementaires, ce tournant de l’Histoire, nous décidâmes d’éluder la révolution […]. Nous ne croyions pas à la révolution, nous ne fondions sur elle aucune espérance, nous n’y aspirions point » (cité par Victor Serge dans l’An I de la révolution russe). C’est l’opposition ferme de Lénine et Trotsky au conciliationnisme et au coalitionnisme qui permit à la Révolution russe de l’emporter.

L’idée que les bolchéviks aussi auraient dû prendre en considération la démocratie formelle et céder le pouvoir a toujours été un cheval de bataille des sociaux-démocrates. Lorsque cet argument fut avancé aux Etats-Unis au début des années 1950 dans l’Independent Socialist League de Max Shachtman, il fut catégoriquement rejeté par James Robertson, qui allait devenir l’un des cofondateurs de la tendance spartaciste. Rendre le pouvoir aurait été « une trahison de premier ordre », écrivait Robertson (« Les bolchéviks auraient-ils dû rendre le pouvoir ? », Forum, mai 1954). Il soulignait : « Il n’y avait aucun autre parti capable de gouverner la Russie à travers des soviets, sans même parler de guider la Troisième Internationale sur la voie révolutionnaire. » Robertson faisait observer que si les bolchéviks avaient cédé le pouvoir cela aurait signifié non seulement la défaite de l’Etat ouvrier, mais la destruction du Parti bolchévique en tant qu’organisation révolutionnaire.

Les tentatives de Kamenev et Zinoviev pour s’opposer à Lénine ayant échoué, les SR de gauche se résignèrent à rejoindre les bolchéviks dans le gouvernement, ce qu’ils firent à la mi-novembre. Ils avaient déjà fusionné l’instance dirigeante du Congrès des soviets de députés paysans et ouvriers, qu’ils dominaient, avec le comité exécutif central des soviets des ouvriers et soldats. Ils rejoignirent les bolchéviks parce que « même si leur attitude de rustres nous est étrangère », comme le dit la SR de gauche Maria Spiridonova, « les masses […] les suivent » (cité dans les Bolchéviks au pouvoir).

L’Assemblée constituante

La contre-révolution n’avait réussi ni par la force des armes ni par le chantage « négocié » à tuer la révolution dans l’œuf. Elle se rabattit alors sur la préparation de l’Assemblée constituante. Pendant des mois, alors qu’ils étaient au gouvernement, les menchéviks et les SR avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour repousser sa convocation. Maintenant ils la réclamaient à cor et à cri, car ils la voyaient comme un moyen de faire avancer la contre-révolution « démocratique ». Là-dessus ils n’avaient pas tort. Pour les bolchéviks, le rapport entre la dictature du prolétariat (les soviets) et la démocratie bourgeoise (l’assemblée constituante) s’était clarifié au cours des luttes de 1917-1918. C’est sur la base de cette expérience que Lénine et Trotsky en vinrent à rejeter l’assemblée constituante car elle ne pouvait être qu’opposée au pouvoir soviétique. L’appel à une assemblée constituante était un vestige du vieux programme minimum des bolchéviks pour une république démocratique, tout comme la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » que Lénine avait répudiée dans ses Thèses d’avril.

Malgré de sérieuses hésitations, Lénine accepta d’honorer l’engagement, pris avant Octobre, de convoquer rapidement une assemblée constituante. Les élections eurent lieu en novembre sur la base de listes de parti obsolètes. Elles avaient été préparées avant la scission entre les SR de gauche et les SR de droite et avant que l’impact de la révolution ne commence à se faire sentir dans les campagnes. Les SR obtinrent la majorité avec dans l’ensemble 58 % des suffrages. A Petrograd, où les masses connaissaient très bien les positions des divers partis, les « socialistes modérés » furent battus à plate couture. Les bolchéviks obtinrent 45 % des voix, essentiellement dans les casernes et les quartiers ouvriers, tandis que les Cadets venaient en second avec 26 % des voix, récoltées auprès de l’élite bourgeoise et de ses subordonnés petits-bourgeois. La société était profondément divisée : pour ou contre la révolution.

L’Assemblée constituante ayant refusé, comme il était à prévoir, de reconnaître le pouvoir des soviets lors de sa session d’ouverture le 5 janvier, elle fut dissoute – pratiquement sans la moindre opposition de la part des masses. Trotsky se souvint en ces termes des commentaires de Lénine, après les faits :

« Sans doute, c’était de notre part très risqué de ne pas ajourner la convocation, c’était très, très imprudent. Mais, finalement, cela n’en vaut que mieux. La dispersion de l’Assemblée constituante par le pouvoir soviétique est une liquidation complète et ouverte de la forme démocratique au nom de la dictature révolutionnaire. Désormais, la leçon restera. »

– cité par Trotsky dans Lénine (Presses universitaires de France, 1970 ; la première édition française était parue en 1925 à la Librairie du travail sous le même titre)

Rabinowitch ne cache pas où vont ses sympathies sur cette question : il remarque à regret qu’après ce 5 janvier « on n’allait plus essayer avant la fin du XXe siècle d’établir en Russie un système démocratique multipartis de style occidental ». Mais il est tout de même obligé de reconnaître qu’il n’y avait essentiellement que les classes privilégiées qui soutenaient l’Assemblée constituante. Le résultat des élections, observe-t-il, « montrait que les classes inférieures dans la région de Petrograd approuvaient fortement la politique révolutionnaire des bolchéviks et le pouvoir des soviets ». Par contre, le 28 novembre l’Union pour la défense de l’Assemblée constituante (UDAC) – un bloc des Cadets, SR, menchéviks et socialistes populaires libéraux – appela à une manifestation qui rassemblait « principalement des citoyens bien habillés » et où l’on entendait « des discours enflammés appelant à la fin immédiate du pouvoir soviétique ».

L’UDAC, qui était contrôlée par les Cadets, était déterminée à utiliser l’ouverture de l’Assemblée constituante pour provoquer un soulèvement contre-révolutionnaire, ce que Rabinowitch fait tout pour nier. Il critique Trotsky parce que celui-ci parle d’un soulèvement cadet. Pour Rabinowitch, classer le parti cadet parmi les « ennemis du peuple » et arrêter certains de ses dirigeants étaient des « actes de provocation ». Il insiste sur le fait que le comité central des SR avait formellement rejeté un complot ourdi par sa commission militaire « pour kidnapper ou assassiner des chefs bolchéviks ». Un attentat fut toutefois perpétré contre Lénine le 1er janvier, admet Rabinowitch, « par un petit groupe idéaliste de jeunes officiers venant du front qui étaient venus à Petrograd pour aider à protéger l’Assemblée constituante ». Rabinowitch concède aussi du bout des lèvres que « quelques-uns au moins des instigateurs » d’une manifestation « pacifique » initiée par l’UDAC le 5 janvier « espéraient qu’elle se transformerait en insurrection armée sous le mot d’ordre “tout le pouvoir à l’Assemblée constituante” ».

C’était une chimère de penser, comme le faisaient les menchéviks et les SR, qu’un régime démocratique stable puisse se consolider sur la base de l’Assemblée constituante. Au fond, ces partis étaient finis : ayant trahi ouvertement pendant des mois pour le compte de la bourgeoisie, ils s’étaient vidés de leur substance et ils n’étaient désormais guère plus que des auxiliaires des Cadets, des militaristes et des impérialistes alliés. Ce qui donnait de la valeur à l’Assemblée constituante, c’est qu’elle était une feuille de vigne « démocratique » pour la réaction. Une conférence des SR en mai 1918 prit la résolution de « renverser la dictature bolchevique et [...] établir un gouvernement fondé sur le suffrage universel et prêt à accepter l’aide alliée dans la guerre contre l’Allemagne » (cité par E.H. Carr dans la Révolution bolchevique, 1917-1923, volume 1, Paris, les Editions de Minuit, 1969).

Cela servit de modèle à ce qu’on appela le « Comité des Constituants » (Komoutch). Cette organisation dominée par les SR mit sur pied en juin 1918 en Russie centrale un gouvernement protégé par les baïonnettes de la Légion tchèque, qui était aux ordres du nationaliste bourgeois Thomas Masaryk et de ses parrains à Paris et Londres. Comme il porte surtout son attention sur Petrograd, Rabinowitch ne fait qu’une référence passagère au Komoutch. Mais Victor Serge dit sans ambages à propos de ces contre-révolutionnaires : « Chaque ville prise était le théâtre d’un long massacre de communistes et de suspects » (Serge, l’An I). Toutefois, quand le Komoutch fut jugé inefficace dans le combat contre les rouges, il fut renversé par les blancs du général Koltchak qui firent alors exécuter un certain nombre de « démocrates » SR.

Les bolchéviks au pouvoir a une qualité : il confirme amplement, en dépit de l’opinion et des intentions de l’auteur, qu’à chaque étape, l’Assemblée constituante servit ceux qui cherchaient à empêcher, saboter, rejeter et finalement renverser le pouvoir soviétique. Autrement dit, c’était un cri de ralliement pour la contre-révolution.

Le traité de paix de Brest-Litovsk

A peine avait-il dissous l’Assemblée constituante que le régime soviétique fut confronté à une crise encore plus profonde. Le Deuxième Congrès des soviets, dominé par les bolchéviks, s’était engagé à œuvrer pour mettre fin immédiatement à la guerre mondiale. Comment y parvenir fut l’objet d’un débat controversé qui mena le Parti bolchévique au bord de la scission et mit fin à la coalition avec les SR de gauche. Ce n’est que grâce à la fermeté et à l’autorité politique de Lénine que le parti et l’Etat survécurent sans dommage.

Les alliés restaient sourds à la déclaration de paix des soviets mais les puissances centrales menées par l’Allemagne acceptèrent un armistice. L’Allemagne insistait pour que la discussion sur les conditions de la paix se déroule dans la ville polonaise de Brest-Litovsk où se trouvait le quartier général de l’armée allemande. Les puissances centrales avaient leurs propres raisons de chercher à mettre rapidement fin à la guerre avec la Russie, comme le documente John Wheeler-Bennett dans son histoire détaillée datant de 1938, Brest-Litovsk : The Forgotten Peace, March 1918 ([Brest-Litovsk : la Paix oubliée, mars 1918], New York, W.W. Norton & Co., 1971). Partout la population était lasse de la guerre : en janvier 1918 un bref soulèvement révolutionnaire eut lieu en Allemagne tandis qu’à Vienne il y avait d’énormes grèves pour protester contre la pénurie alimentaire et réclamer une paix immédiate. L’Allemagne avait prévu de redéployer ses armées du front Est en vue d’une offensive qu’elle espérait finale contre l’Entente anglo-française, avant que le nouvel allié américain de celle-ci n’arrive en force ; l’Autriche, saignée à blanc et au bord de la famine, voulait la paix à tout prix.

Au début les bolchéviks espéraient que la révolution prolétarienne en Russie encouragerait à court terme les ouvriers d’autres pays européens à renverser leur gouvernement et que cela conduirait à conclure une paix universelle et démocratique. Mais il n’en fut rien. Cela n’empêcha pas une partie importante de la direction du parti, menée par Boukharine, de soutenir qu’une paix séparée avec l’Allemagne serait une trahison de la cause de la révolution mondiale. Rejetant par principe tout compromis avec les impérialistes, Boukharine et ses partisans affirmaient que la seule voie pour l’Etat soviétique était de mener une guerre révolutionnaire contre l’Allemagne, même si cela signifiait la mort de la révolution en Russie. Selon leur raisonnement, un Etat ouvrier isolé et relativement faible ne devait en aucun cas mettre à profit des conflits temporaires entre les puissances impérialistes ; il était donc condamné à brève échéance.

Rabinowitch décrit sans ajouter trop de commentaires comment Lénine, après d’intenses recherches et de nombreux entretiens, arriva assez vite à la conclusion que l’armée russe se désintégrait rapidement et qu’elle n’était pas en mesure de combattre. Il préconisa d’accepter immédiatement les conditions imposées par l’Allemagne, si exorbitantes soient-elles. Cette position était minoritaire dans le comité central. Il avait contre lui non seulement les communistes de gauche mais aussi Trotsky, qui avait une position intermédiaire de « ni guerre, ni paix » (refuser de poursuivre la guerre et refuser de signer le traité). La position de Trotsky l’emporta, ce qui eut pour résultat une avancée rapide des forces allemandes qui s’emparèrent de territoires soviétiques sur des centaines de kilomètres supplémentaires. Trotsky fit alors machine arrière et Lénine réussit à convaincre le Parti bolchévique et le gouvernement soviétique d’accepter des termes encore plus sévères afin que la révolution puisse survivre pour pouvoir continuer le combat à l’avenir. Il fallait tenir, le temps que la révolution allemande mûrisse, disait-il, car sans cela « nous sommes perdus » (« Rapport sur la guerre et la paix », 7 mars 1918, Septième Congrès du Parti communiste (bolchévique) de Russie).

Boukharine rompit la discipline et se joignit à Martov et aux SR de gauche (et évidemment aussi aux menchéviks et aux SR) pour condamner publiquement le traité de Brest-Litovsk. Lénine ne mâcha pas ses mots : « Ne pas signer la paix en ce moment revient à proclamer l’insurrection armée ou la guerre révolutionnaire contre l’impérialisme allemand. C’est de la phraséologie, ou bien une provocation de la bourgeoisie russe, qui brûle de voir venir les Allemands » (« Note sur la nécessité de signer la paix », 24 février 1918). Les communistes de gauche et les SR de gauche se retrouvaient dans un bloc politique avec les opportunistes les plus droitiers pour s’opposer au traité de Brest-Litovsk : cela montre que, même si les intentions étaient différentes, l’opposition au traité correspondait fondamentalement à ce que voulaient les impérialistes alliés, à savoir que la Russie reste en guerre avec l’Allemagne.

Le Quatrième Congrès des soviets ratifia le traité en mars, à une écrasante majorité. Répondant à toute une série d’interventions contre la paix, un délégué paysan soutint la position de Lénine avec simplicité et éloquence :

« Camarades, nous avons combattu pendant quatre ans : nous sommes épuisés. Nous n’avons pas d’armée. Nous n’avons pas de provisions. Les Allemands ont une armée. Elle n’est qu’à quelques kilomètres de Moscou et de Petrograd. Elle est prête à avancer. Il n’y a rien à faire. »

– cité par Wheeler-Bennett dans Brest-Litovsk

En fait la direction bolchévique avait déménagé le siège du gouvernement à Moscou quelques jours seulement avant le congrès, pour échapper aux forces allemandes et finlandaises qui prenaient Petrograd en tenaille. Cela donne à Rabinowitch l’occasion de faire des insinuations cyniques et de traiter de lâches « les héros en chef d’ “Octobre” apparemment paniqués [qui] se sauvèrent furtivement à Moscou ». Rabinowitch déteste tout ce qui, dans la révolution, était fort et déterminé et il exalte tout ce qui était faible et désorganisé. Mais Lénine et Trotsky étaient des révolutionnaires, pas des libéraux bourgeois romantiques. Ils savaient que les dirigeants prolétariens ne sont pas faciles à remplacer.

C’est une leçon que le prolétariat a payée chèrement en Allemagne avec le sang de ses meilleurs dirigeants révolutionnaires. Les dirigeants spartakistes Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht ne se mirent pas suffisamment à l’abri lorsque le gouvernement des « socialistes modérés » décida d’écraser le soulèvement spartakiste de Berlin en janvier 1919 – ils furent massacrés sur l’ordre des sociaux-démocrates par des membres des Freikorps qui s’étaient fait la main dans des batailles sanglantes contre le bolchévisme dans les pays baltes.

Le soulèvement des SR de gauche

Rabinowitch reconnaît que « la promesse d’une paix immédiate » avait été en 1917 « l’un des aspects les plus engageants » du programme bolchévique. La promesse de la terre et de la paix avait effectivement joué un rôle crucial pour amener la paysannerie à mettre son poids dans la balance et à se rallier au prolétariat révolutionnaire. De plus c’était des paysans en uniforme qui constituaient le gros des garnisons. Cela n’empêche pas Rabinowitch d’excuser la réaction fanatiquement antibolchévique à la ratification du traité. Les SR de gauche (rejoints par quatre communistes de gauche) démissionnèrent du Sovnarkom, le gouvernement soviétique. Les SR de gauche, rapporte Rabinowitch, « intensifièrent également leur guerre de guérilla contre les Allemands dans les pays baltes et en Ukraine » et « adoptèrent des mesures pour mettre en œuvre un programme de terrorisme contre des personnalités allemandes de haut rang ».

Dans les faits ces actes revenaient à une déclaration de guerre contre le gouvernement soviétique en place. Et pourtant les bolchéviks permirent aux SR de gauche de garder une influence considérable dans diverses administrations soviétiques locales ainsi que dans la Tchéka, l’agence soviétique de combat contre le sabotage et la contre-révolution, surnommée « le glaive de la révolution » et dirigée par le bolchévik polonais Félix Dzerjinski. Le 6 juillet, peu après l’ouverture du Cinquième Congrès des soviets, deux SR de gauche firent irruption dans la légation allemande de Moscou en prétendant être envoyés par Dzerjinski et ils assassinèrent l’ambassadeur d’Allemagne. Cela annonçait un soulèvement armé contre le pouvoir soviétique.

Pas du tout, conclut le sage professeur, qui a « étudié toute la documentation disponible, publiée ou non ». L’assassinat du comte Mirbach ne faisait pas partie d’un soulèvement antisoviétique, c’était simplement « un acte mal conçu ». Il s’agissait d’une décision « prise dans la précipitation » parce que les SR de gauche avaient voulu abroger le traité de Brest-Litovsk et « changer la politique du Sovnarkom », et que leurs espoirs d’y parvenir « avaient été brisés » au Cinquième Congrès. Rabinowitch sort finalement sa carte maîtresse en défense de ses clients : pour les SR de gauche un soulèvement contre le pouvoir soviétique était « totalement incompréhensible » vu que « les SR de gauche avaient au cœur de leur doctrine l’hégémonie des soviets démocratiques et révolutionnaires ».

Rabinowitch lui-même fournit de nombreuses preuves qu’il y eut un complot des SR de gauche contre le gouvernement soviétique. Ce n’était pas une décision précipitée : les SR de gauche complotaient depuis au moins trois mois derrière le dos du gouvernement et contre la volonté écrasante du congrès des soviets afin de provoquer une nouvelle attaque allemande contre l’Etat soviétique. Au moment où Mirbach fut assassiné, « pratiquement tout le comité central des SR de gauche était rassemblé au quartier général » de la Tchéka, où le SR de gauche Dmitri Popov détenait encore le commandement « de forces militaires considérables ». Dzerjinski fut pris en otage. On tira au canon sur le Kremlin.

Cette nuit-là, Proch Prochyan, un dirigeant des SR de gauche, occupa à la tête d’un détachement de marins le Bureau central des télégraphes – un fait sur lequel Rabinowitch passe rapidement et qui n’est détaillé que dans une note de bas de page ! Prochyan déclara : « nous avons tué Mirbach, le Sovnarkom est en état d’arrestation » ; et il ordonna que tous les télégrammes signés par Lénine, Trotsky ou Sverdlov soient mis sous le boisseau car dangereux « pour le parti dirigeant actuel, en particulier les SR de gauche » (cité dans les Bolchéviks au pouvoir). Une unité militaire des SR de gauche retranchée dans l’école des Pages à Petrograd rejeta le lendemain matin les offres de négociation des bolchéviks ; loin de se rendre, elle se lança dans une véritable bataille de rue où les SR de gauche tuèrent dix soldats de l’Armée rouge (un fait que Rabinowitch passe sous silence).

Rabinowitch aimerait mettre tout cela sur le dos de Lénine ; il accuse les bolchéviks d’avoir provoqué les SR de gauche et d’avoir « fabriqué de toutes pièces » une majorité bolchévique au Cinquième Congrès des soviets. (Cette accusation, admet l’auteur, est basée sur « des preuves indirectes » ; il « se demande vraiment » comment les bolchéviks réussissaient à garder autant de soutien.) Le fait est que les SR de gauche se mirent délibérément en dehors de la légalité soviétique ; ils tentèrent trois mois plus tard un deuxième soulèvement, dans le Deuxième Détachement de la Flotte de la Baltique. Après ce suicide politique, ils se désintégrèrent rapidement en plusieurs fragments ; les meilleurs militants – dont Iakov Bloumkine, l’un des assassins de Mirbach – rejoignirent les bolchéviks. Pour les bolchéviks par contre, la tentative de soulèvement de leurs anciens alliés eut un effet salutaire, comme le fit observer Trotsky lors d’un hommage rendu en 1925 à l’organisateur bolchévique Iakov Sverdlov :

« En dépit du fait qu’il ne fut même jamais question, bien entendu, de fondre les organisations, il est évident que le bloc avec les SR de gauche tendait à rendre quelque peu nébuleuse la conduite des unités de base de notre Parti […]. Le simple fait que le noyau central du soulèvement était constitué par l’organisation SR de gauche dans les rangs de la Tchéka montre clairement le relâchement, le manque de vigilance et de cohésion parmi les membres du Parti qui venaient tout juste de s’installer dans un appareil d’Etat encore nouveau.

« Le changement salutaire se produisit littéralement en deux ou trois jours. Durant les jours de cette insurrection organisée par un des partis au pouvoir contre l’autre, quand toutes les relations personnelles furent brusquement mises en question et que les fonctionnaires commencèrent à vaciller dans les départements, les communistes les meilleurs et les plus dévoués se rapprochèrent rapidement les uns des autres dans toutes sortes d’institutions, brisèrent tout lien avec les SR de gauche et se mirent à les combattre […]. On peut dire que ce fut précisément en ces jours-là que le Parti, dans sa majorité, devint véritablement conscient de son rôle d’organisation au pouvoir, de direction de l’Etat prolétarien, de Parti de la dictature du prolétariat, non seulement sous ses aspects politiques mais aussi sous ses aspects organisationnels. »

– Trotsky, « Yakov Sverdlov », Portraits, Political and Personal (Pathfinder Press, New York, 1977)

Les SR de gauche : un parti paysan

Quelle que soit la sincérité avec laquelle les SR de gauche croyaient au socialisme et au pouvoir des soviets (tels qu’ils les comprenaient), leur façon de voir les choses n’avait fondamentalement rien à voir avec celle du prolétariat révolutionnaire. Par exemple, quand les SR de gauche se joignirent à ceux qui réclamaient un gouvernement de tous les partis dans les jours qui suivirent l’insurrection, ils proposèrent, sans succès, que le comité exécutif central des soviets soit constitué à 50 % de délégués paysans et à 30 % de représentants des doumas municipales bourgeoises (voir John L.H. Keep, The Debate on Soviet Power : Minutes of the All-Russian Executive Committee of Soviets, Second Convocation, October 1917-January 1918, Londres, 1979). Les SR de gauche étaient des populistes : ils ne faisaient pas de distinction fondamentale entre la paysannerie et le prolétariat. C’était le parti « des paysans moyens », observe Victor Serge : « Dès lors s’expliquent à nos yeux ses hésitations, ses tendances anarchisantes, son habitude d’opposer la spontanéité à l’organisation, son aversion de l’Etat centralisé et de l’armée régulière, son attachement à la guerre des partisans, son esprit démocratique souvent opposé à l’esprit dictatorial des bolcheviks » (l’An I). L’alliance entre les SR de gauche et les bolchéviks était instable par nature.

Dans la situation désespérée où se trouvait la République soviétique, il n’y avait pas de place pour les romantiques et les marchands d’illusions. Durant les mois précédant la révolution d’Octobre, Lénine avait écrit des articles comme « La catastrophe imminente et les moyens de la combattre » (septembre 1917) où il montrait qu’avec l’étranglement de la production industrielle et le danger de famine, le prolétariat devait prendre immédiatement le pouvoir. Après Octobre, le sabotage capitaliste et les intrigues contre-révolutionnaires ne firent qu’augmenter. La paix de brigandage exacerbait qualitativement la crise : elle donnait à l’Allemagne le contrôle de 70 % de l’industrie métallurgique de la Russie, 45 % de sa production pétrolière et 55 % de sa production céréalière. Comme Petrograd et Moscou étaient au bord de la famine, une bonne partie de la population partit à la campagne. Les quelques dizaines de milliers d’ouvriers qui avaient la conscience de classe la plus avancée avaient été aspirés dans l’administration soviétique ou envoyés sur les divers fronts de la Guerre civile. Ceux qui restaient étaient pour la plupart désespérés et démoralisés.

Les SR de gauche soutenaient dans cette situation, comme l’écrit Rabinowitch avec approbation, qu’il « faudrait que la principale base sociale du gouvernement révolutionnaire soit la classe de travailleurs paysans de Russie qui est encore très nombreuse, saine et politiquement capable : les paysans pauvres et intermédiaires qui travaillent leur propre petit lopin de terre ». Cet argument revenait à liquider la dictature de classe du prolétariat au profit d’une masse de petits propriétaires dispersés, ce qui aurait rapidement conduit à l’anarchie et à la restauration capitalistes. Les SR de gauche s’opposèrent à la « dictature de l’approvisionnement » que les bolchéviks avaient mise en place lorsque de plus en plus de paysans parmi les mieux lotis s’étaient mis à cacher leurs stocks de grain. Les SR interdirent à leurs membres de prendre part aux détachements de réquisition de nourriture, qui étaient d’une importance primordiale pour l’approvisionnement des villes et de l’Armée rouge. Ils cherchèrent à empêcher les bolchéviks de porter la guerre de classe dans les campagnes. Les bolchéviks avaient en effet formé des comités de villageois pauvres (kombedy) et les SR se plaignaient, selon les termes de Rabinowitch, que « toute une nouvelle catégorie de petits propriétaires terriens » allait désormais être « rangée parmi l’ennemi de classe ».

L’affaire Chtchastni

Alors que les SR de gauche préparaient leur soulèvement contre les soviets, des forces encore plus sinistres cherchaient, pour fomenter la contre-révolution, à profiter des difficultés extrêmes que rencontrait la République soviétique. Rabinowitch consacre plusieurs pages de son livre à défendre avec passion Alexei Chtchastni, un capitaine de la marine soviétique qui prit le commandement de la Flotte de la Baltique en mars 1918. Chtchastni, que beaucoup surnommaient « l’Amiral », avait gagné ses galons en organisant la « Croisière de glace de la Flotte de la Baltique » où plus de 200 bateaux menacés par les forces allemandes et finlandaises s’étaient frayé un chemin sur une mer recouverte de glace et avaient pu se mettre à l’abri à Cronstadt.

A ce moment du récit de Rabinowitch, Trotsky supplante Lénine dans le rôle du méchant. Rabinowitch accuse le chef de l’Armée rouge d’avoir provoqué l’arrestation de Chtchastni et « d’avoir pris seul la décision d’organiser une enquête, un simulacre de procès et une condamnation à mort en l’accusant faussement d’avoir tenté de renverser la Commune de Petrograd », le gouvernement soviétique régional. Chtchastni fut exécuté le 21 juin. La présumée machination de Trotsky, nous dit-on, a finalement été désavouée en 1995 et le capitaine contre-révolutionnaire a été « réhabilité »… par le régime contre-révolutionnaire de Boris Eltsine ! Un article de Rabinowitch, « Le dossier Chtchastni : Trotsky et l’affaire du héros de la Flotte de la Baltique » (Russian Review, octobre 1999), a été traduit en russe quelques années plus tard dans une version plus étoffée pour contribuer à une nouvelle campagne de calomnies menée contre Trotsky par des apologistes de la nouvelle Russie capitaliste.

Il ne s’agissait nullement de lynchage, comme voudrait nous le faire croire Rabinowitch, mais d’un nécessaire procès en cour martiale à un moment où le sort de l’Etat soviétique était en danger. Comme l’explique Isaac Deutscher, le biographe de Trotsky :

« Le procès était destiné à pénétrer l’armée naissante de l’idée, communément admise dans toute armée normale, que certains actes devaient être considérés et punis comme des trahisons ; il avait également pour but d’intimider les officiers qui sympathisaient avec les Gardes Blancs. En période de guerre civile, une peine plus douce que la mort n’a pas d’effet préventif. La peur de la prison n’arrête pas celui qui s’apprête à trahir, parce qu’il croit en la victoire finale de ses compagnons, victoire qui lui rendra la liberté et qui lui vaudra honneurs et récompenses ; ou bien il compte sur une amnistie à la fin de la guerre civile. »

– Deutscher, Trotsky : le prophète armé (Paris, Julliard, 1962)

Rabinowitch est si pressé de condamner Trotsky pour avoir mis en scène « peut-être le premier “procès-spectacle” soviétique » (il fait référence aux fameuses purges staliniennes de la fin des années 30) qu’il choisit de ne pas parler du témoignage du lieutenant Fedotov qui avait conspiré avec Chtchastni et qui révéla dans ses mémoires publiés en 1944 ce que celui-ci lui avait confié :

« Les bolchéviks sont des agents allemands, ils vont essayer de remettre la flotte aux Allemands pour qu’ils puissent l’utiliser contre les Alliés. Mais, quelque chose va se passer, qui va les en empêcher […]. La Flotte de la Baltique a rendu la révolution bolchévique possible, et la Flotte de la Baltique mettra fin au pouvoir bolchévique. »

– cité par Evan Mawdsley dans The Russian Revolution and the Baltic Fleet [la Révolution russe et la Flotte de la Baltique] (Londres, Macmillan Press, 1978)

Même sans la déclaration de Fedotov, le récit de Rabinowitch fournit une abondance de preuves montrant que les accusations visant Chtchastni étaient loin d’être fausses. La paix de Brest-Litovsk avait provoqué une résurgence du grand mensonge selon lequel les bolchéviks étaient des agents allemands. Kerenski et la bourgeoisie avaient déjà eu recours à cette calomnie pour pourchasser et terroriser les ouvriers et soldats bolchéviques pendant l’été 1917, quelques mois avant la prise du pouvoir par les bolchéviks. A présent Chtchastni, qui avait pourtant reçu l’ordre strict d’éviter toute action pouvant provoquer une nouvelle invasion allemande, soutenait l’idée que le gouvernement bolchévique était secrètement allié à l’Allemagne impérialiste pour trahir la mère Russie. Ce n’est pas un hasard si, comme l’admet Rabinowitch dans « Le dossier Chtchastni », ce dernier était un « patriote russe » qui « selon certaines informations militait dans une organisation socialiste modérée d’officiers de marine » (Russian Review, octobre 1999). Au centre de cette conspiration « socialiste modérée » dans la marine soviétique se trouvait un certain capitaine Francis Cromie, un agent britannique monarchiste qui avait promis à ses complices de leur donner asile en Grande-Bretagne. Cromie fut tué peu après au cours d’une fusillade avec les troupes de la Tchéka venues disperser une réunion clandestine d’agents contre-révolutionnaires impérialistes et russes.

Chtchastni et d’autres spetsy (anciens officiers et fonctionnaires tsaristes qui avaient accepté de servir en tant que spécialistes sous les rouges) appelaient à faire la guerre pour défendre « la patrie… pas le pouvoir soviétique ». Il encouragea ses marins à rejeter l’autorité d’Ivan Flerovski, le nouveau commissaire à la Flotte de la Baltique nommé par Trotsky. Chtchastni lança un défi aux bolchéviks lors du Troisième Congrès des délégués de la Flotte de la Baltique. Il s’exclama : « le moment est venu pour le gouvernement central de relever la tête et de combattre les Allemands ». Les mouilleurs de mines sous les ordres de Chtchastni réclamèrent en mai le remplacement de la Commune de Petrograd par une dictature de la Flotte de la Baltique et ils prirent la défense de deux officiers « résolument anti-bolchéviks » qui avaient lancé cet appel. Lorsque Chtchastni fut arrêté, il avait sur lui de fausses lettres censées prouver qu’il y avait une collaboration secrète entre les bolchéviks et le gouvernement allemand. (Ce n’est que dans une note de bas de page que Rabinowitch reconnaît que ces lettres étaient effectivement des faux.)

Rabinowitch a un tel parti pris pour son « héros » qu’il ne se donne même pas la peine de citer la déposition de Trotsky contre Chtchastni. Trotsky déclara en conclusion de sa déposition détaillée devant la cour martiale le 20 juin 1918 :

« Chtchastni approfondissait avec insistance et sans défaillance un abîme entre la flotte et le pouvoir soviétique. Semant la panique, il posait invariablement sa candidature au rôle de sauveur […].

« Et quand messieurs les amiraux et les généraux commencent à l’époque de la révolution à mener leur jeu politique personnel, ils doivent toujours être prêts à supporter la responsabilité de ce jeu, s’il échoue. Le jeu de l’amiral Chtchastni a échoué. »

– « La première trahison », Ecrits militaires, 1. Comment la révolution s’est armée (Paris, l’Herne, 1967)

Agitation contre-révolutionnaire à Petrograd

Il y eut, en même temps que le complot dans la Flotte de la Baltique, des événements similaires dans Petrograd même. L’Assemblée extraordinaire des délégués des fabriques et des usines de Petrograd (AED) apparut au printemps 1918 à un moment où le gouvernement soviétique était particulièrement vulnérable à cause des graves pénuries de nourriture qui sévissaient dans la ville. Rabinowitch décrit l’AED comme une espèce de mouvement spontané et élémentaire, mais les faits qu’il présente lui-même montrent qu’il s’agissait une fois de plus d’un complot de ces mêmes « socialistes modérés » contre-révolutionnaires, ourdi après la dissolution de l’Assemblée constituante. L’AED était surtout forte dans les quelques usines où les menchéviks et les SR gardaient une certaine influence, principalement celles qui produisaient du matériel de guerre, comme l’usine Oboukhov. Il y avait aussi l’usine San Gali, qui « avait été un îlot de calme relatif entre le patronat et les ouvriers pendant la période révolutionnaire » et n’était devenue combative que contre le régime bolchévique. Victor Serge cite un orateur SR à l’usine Poutilov pour donner une idée des attitudes arriérées et antisémites cultivées dans l’AED : il fallait « foutre les youpins à la Néva, constituer un comité de grève et cesser le travail » (l’An I).

Sous couvert de renouveler la révolution en convoquant à nouveau l’Assemblée constituante, l’AED cherchait en fait à renverser le pouvoir soviétique. Elle décida par provocation d’organiser un défilé séparé le Premier Mai. Une partie au moins de la direction de l’AED espérait que cela conduirait à des confrontations sanglantes avec les forces gouvernementales. La marche fut annulée en dernière minute faute de soutien de la part des ouvriers. Mais le 20 juin, V. Volodarski, un important dirigeant bolchévique de Petrograd, fut assassiné près de l’usine Oboukhov. Les mouilleurs de mines de la Flotte de la Baltique se joignirent aux ouvriers d’Oboukhov durant les deux jours qui suivirent et ils lancèrent une insurrection avortée contre les bolchéviks.

L’AED mourut sans bruit en juillet. Elle n’avait pas réussi à obtenir suffisamment de soutien pour une grève générale le 2 juillet. Rabinowitch dénonce le « “mandat” douteux » du soviet de Petrograd nouvellement élu qui avait cherché à empêcher la grève générale, et il condamne la « répression brutale » de la grève – qui consista essentiellement à fermer les imprimeries hostiles, à avertir que les agitateurs seraient arrêtés et à mettre des patrouilles armées dans les rues. Par contre l’assassinat d’un dirigeant bolchévique par des terroristes SR n’a pas droit au qualificatif de brutal. Au contraire, Rabinowitch critique Volodarski pour avoir « muselé » la presse incendiaire des SR jusqu’à la veille des élections au soviet de Petrograd. Un jeune bolchévik, Iline-Jenevski, exprimait ainsi la réaction amère des ouvriers conscients à l’assassinat de Volodarski :

« Nous avions donné à nos opposants politiques l’occasion de se battre contre nous au moment des élections au soviet de Petrograd. Nous avions autorisé la publication de tous leurs journaux. Nous avions calmement écouté tous leurs discours démagogiques et calomnieux dans les meetings ouvriers. Nous avions fait tellement attention à ne pas empiéter sur leurs “droits civiques”. Et voilà la réponse que nous recevions en retour. »

– A.F. Ilyin-Zhenevsky [Iline-Jenevski], The Bolsheviks in Power : Reminiscences of the Year 1918 [les Bolchéviks au pouvoir : souvenirs de l’année 1918] (Londres, New Park, 1984)

Terreur rouge contre réaction blanche

Au début de l’automne, la Russie soviétique se trouva assaillie de toutes parts : interventions militaires alliées, complots contre-révolutionnaires internes, famine, choléra. Le 30 août, des SR assassinèrent M.S. Ouritski, chef de la Tchéka de Petrograd, vétéran et cadre de la révolution. Membre des mejraïontsy, le comité inter-rayons, il avait adhéré au Parti bolchévique en même temps que Trotsky en 1917. Des assassins faillirent la même nuit tuer Lénine au sortir d’une réunion d’usine à Moscou. Comme le fait remarquer Victor Serge : « On sentit qu’une heure suprême avait sonné ; la révolution n’avait d’autre alternative que de tuer ou d’être tuée » (l’An I). La terreur rouge fut proclamée pour combattre la terreur blanche qui faisait rage.

Rabinowitch énumère les nombreux complots et révoltes manquées qui furent organisés en collaboration directe avec des agents britanniques et français de haut rang – et pourtant il ne voit aucun signe de « grand complot national et international contre le pouvoir des soviets » lorsqu’il parle de l’assassinat d’Ouritski. Il accuse au contraire les bolchéviks de se servir de ce meurtre et de la tentative d’assassinat contre Lénine pour se lancer dans une « frénésie de prises d’otages et d’exécutions politiquement motivées par la Tchéka de Petrograd » et pour encourager le « lynchage » avec des éditoriaux « incendiaires ».

Le bilan de cette « frénésie d’exécutions » se chiffre à environ 500 personnes tuées par la Tchéka à Petrograd et à un nombre beaucoup plus bas à Moscou durant la semaine qui suivit le meurtre d’Ouritski, avec des chiffres similaires ou inférieurs dans d’autres villes. Le journal de Petrograd Krasnaïa Gazeta déclara alors : « Que nos ennemis nous laissent bâtir en paix la vie nouvelle. Et, négligeant leur haine cachée, nous cesserons de les traquer » (cité par Victor Serge dans l’An I). Ce dont Rabinowitch ne parle pas, ce sont les très réels assassinats commis frénétiquement et en masse par les blancs. Victor Serge raconte que les blancs victorieux fusillèrent quelque part en Finlande 200 femmes avec des balles explosives et qu’à un autre endroit ils mitraillèrent de sang-froid 600 gardes rouges ; ils tuèrent en tout des dizaines de milliers d’ouvriers non armés et leurs familles – et cela après la bataille. Partout où la Légion tchécoslovaque et le gouvernement SR-Komoutch avaient le dessus, même brièvement, ils commettaient massacres et pogromes, que décrit Cathy Porter dans sa biographie de Larissa Reissner (Reissner devint à l’âge de 23 ans la première femme commissaire dans l’Armée rouge) : à Samara « les bolchéviks furent massacrés dans les rues, et il y eut une épidémie de lynchages » ; à Kazan, « les rues étaient jonchées de cadavres dénudés et mutilés, avec les yeux arrachés et leur carte du parti épinglée sur la poitrine » ; et ainsi de suite (Porter, Larisa Reisner [Londres, Virago Press, 1988]).

L’événement militaire le plus important de 1918 fut probablement la bataille de Sviajsk, près de Kazan (voir dans ce numéro « Larissa Reissner sur l’Armée rouge de Trotsky », page 64) – et Rabinowitch ne la mentionne pas. Avec le fameux train de Trotsky comme poste de commandement, l’Armée rouge tint tête à Sviajsk à des forces blanches beaucoup plus nombreuses et elle commença à s’établir comme une vraie force militaire. Sur ordre de Trotsky, 27 soldats, dont plusieurs communistes qui avaient cédé à la panique et fui devant l’ennemi, furent jugés et fusillés. Comme le relate Reissner dans son récit écrit vers 1922 :

« On disait partout dans l’armée que les communistes s’étaient montrés lâches, que la loi n’était pas faite pour eux, qu’ils pouvaient déserter impunément alors qu’on fusillait les simples soldats comme des chiens.

« Sans l’extraordinaire courage de Trotsky, du commandant de l’armée et des membres du Conseil révolutionnaire de la Guerre, la réputation des communistes travaillant dans l’armée aurait été ruinée pour longtemps. »

Ces mesures sévères furent déterminantes pour forger une armée révolutionnaire cohérente et disciplinée qui put alors vaincre les blancs et leurs alliés impérialistes. La Guerre civile fit rage jusqu’en 1920, mais Sviajsk fut un tournant.

La révolution allemande de 1918-1919

Quelques mois à peine après cette bataille, alors que Petrograd fêtait le premier anniversaire de la révolution d’Octobre, arrivèrent de grandes nouvelles : des conseils d’ouvriers, de soldats et de marins avaient surgi partout en Allemagne et le Kaiser avait été renversé. Lénine rappela l’esprit de patriotisme dont l’opposition au traité de Brest-Litovsk avait été empreinte et il écrivit :

« L’amertume, l’irritation, la furieuse indignation provoquées par cette paix sont compréhensibles ; il va de soi que nous autres, marxistes, nous ne pouvions attendre que de l’avant-garde consciente du prolétariat l’intelligence de cette vérité que nous supportons et devons supporter les plus grands sacrifices nationaux dans l’intérêt supérieur de la révolution prolétarienne mondiale […].

« Mais les choses se sont déroulées comme nous l’avions dit.

« L’impérialisme allemand qui semblait être l’unique ennemi s’est effondré. La révolution allemande qui (pour reprendre l’expression bien connue de Plékhanov) semblait être une “farce chimérique”, est devenue un fait. L’impérialisme anglo-français, que l’imagination des démocrates petits-bourgeois peignait sous les traits d’un ami de la démocratie, d’un défenseur des opprimés, s’est révélé en réalité une bête sauvage qui a imposé à la république allemande et aux peuples d’Autriche des conditions pires que celles de Brest-Litovsk, une bête sauvage qui a fait jouer aux armées des républicains “libres”, des Français et des Américains, le rôle de gendarmes, de bourreaux, de destructeurs de l’indépendance et de la liberté des petites nations faibles. »

– « Les précieux aveux de Pitirim Sorokine » (20 novembre 1918)

La révolution allemande allait échouer malgré des circonstances objectives très favorables. Il n’y avait pas en Allemagne de parti comme le Parti bolchévique, qui avait été trempé par des années de lutte et par sa rupture irrévocable avec les opportunistes menchéviques en 1912. Au lieu de cela, il n’y avait qu’une poignée de petits groupes voulant la révolution, notamment le Spartakusbund de Luxemburg et Liebknecht, qui était resté dans le Parti social-démocrate indépendant (l’USPD) de Karl Kautsky, un parti centriste, jusqu’à la fondation du Parti communiste fin décembre 1918. Les sociaux-démocrates chauvins conduits par Noske, Scheidemann et Ebert prirent le contrôle des conseils d’ouvriers, de soldats et de marins, ils les neutralisèrent et, de mèche avec l’USPD, ils soumirent ces organes potentiellement révolutionnaires à un nouveau gouvernement bourgeois couronné d’une assemblée nationale démocratique, l’équivalent allemand d’une assemblée constituante. Luxemburg et Liebknecht (puis quelque temps plus tard Leo Jogiches, camarade polonais de Luxemburg) furent assassinés et la révolution fut noyée dans le sang. La perspective défendue par des menchéviks comme Theodore Dan à Petrograd en 1917 se réalisa ainsi à Berlin en 1918-1919. Comme le remarquait Trotsky :

« Si, en général, le menchévisme s’assimila, dans la chair et le sang, les coutumes de l’esprit de la social-démocratie allemande en décadence, Dan, tout bonnement, semblait être un membre de la direction du parti allemand, un Ebert de format inférieur. Le Dan allemand réalisa avec succès, un an plus tard, en Allemagne, la politique qui n’avait pas réussi à l’Ebert russe. La cause n’en était point cependant aux hommes, mais aux circonstances. »

– Trotsky, Histoire de la révolution russe

La défaite de la révolution allemande fournit à Rabinowitch une conclusion pour son conte moral sur « l’extrémisme bolchévique ». Valsant sur des monceaux de cadavres d’ouvriers allemands révolutionnaires, il conclut :

« Il y eut, pendant un bref moment, une espèce de double pouvoir en Allemagne, les soviets d’ouvriers et de soldats fonctionnant à côté d’un nouveau gouvernement provisoire. Mais la vaste majorité de ces soviets était contrôlée par les modérés. Déterminés à établir une démocratie parlementaire de style occidental, ils consolidèrent leur pouvoir et restaurèrent un calme relatif […]. L’aversion pour l’extrémisme bolchévique joua un rôle important dans le fait que la révolution allemande de 1918 eut une issue modérée. »

Cette « issue modérée », la République de Weimar, fut une période de crises violentes qui déboucha sur le régime nazi de Hitler.

Pirates politiques

Mais revenons au World Socialist Web Site de David North, éditeur et agent de presse des Bolchéviks au pouvoir. Comment une organisation se prétendant trotskyste peut-elle colporter un ouvrage hostile à Lénine et Trotsky et au fait qu’ils défendaient le jeune Etat ouvrier ? Cette politique antisoviétique correspond en fait totalement à l’histoire du Comité international (CI) de North et son prédécesseur, Gerry Healy. Quand ils le veulent, les partisans de North sont capables de faire des discours trotskystes orthodoxes. Mais, pour utiliser le terme de Lénine, ce sont des « bandits politiques », c’est-à-dire des pirates politiques capables de naviguer sous n’importe quel pavillon pour s’attaquer à n’importe quelle cible. Lorsque cela servait ses intérêts du moment, des intérêts souvent infâmes guidés par l’opportunisme, le CI a eu recours sans états d’âme aux tribunaux capitalistes contre ses opposants dans le mouvement ouvrier ; il a été agent de presse à la solde de divers régimes pétroliers du Moyen-Orient et il rampait en général devant des forces de classe ennemies. En 1966, les healystes à Londres ont poursuivi en justice Ernest Tate, membre d’une organisation se réclamant du trotskysme, parce qu’il avait révélé publiquement qu’il avait été tabassé par le service d’ordre healyste ; en 1981, ils ont utilisé la star healyste Vanessa Redgrave pour porter plainte contre le socialiste britannique Sean Matgamna parce qu’il avait attiré l’attention sur les liens entre le CI et le colonel Kadhafi en Libye (voir « Le healysme implose », Spartacist édition française no 23‑24, printemps 1986). L’hostilité à la défense des acquis de la Révolution russe a toujours été leur seule constante politique dans toutes ces affaires.

Lorsque les impérialistes ont intensifié leur campagne pour détruire l’Etat ouvrier soviétique, à la fin des années 1970 et dans les années 1980, les partisans de Healy et North se sont faits les champions des forces de la contre-révolution. Ils se sont réjouis en Iran de la victoire de la « révolution islamique » de Khomeiny en dépit de son anticommunisme féroce ; ils ont acclamé les moudjahidin soutenus par la CIA en Afghanistan contre l’Armée rouge soviétique ; ils ont soutenu les cléricaux-nationalistes de Solidarność parrainés par les impérialistes en Pologne ; ils se sont battus pour les « droits nationaux » des « nations captives » baltes aux côtés du Sajudis, un mouvement lituanien infesté de fascistes, et d’autres réactionnaires du même acabit. Le CI de Healy et de North (le dirigeant de sa section américaine) a joué à fond la carte de l’anticommunisme.

La grève des mineurs de 1984-1985 a été la bataille de classe la plus importante qu’il y ait eu en Grande-Bretagne depuis plusieurs décennies. Mais en 1983, à la veille de la grève, le Workers Revolutionary Party (WRP) de Healy jeta le combatif syndicat des mineurs en pâture à la bourgeoisie britannique et ses lieutenants ouvriers, les bureaucrates du TUC (la confédération des syndicats britanniques). Le journal du WRP attaqua violemment Arthur Scargill, le dirigeant du syndicat des mineurs, parce qu’il avait déclaré, avec raison, que Solidarność était « antisocialiste ». Cette dénonciation du WRP était calculée pour coïncider avec la conférence annuelle du TUC, dans le but de provoquer un énorme scandale dans la presse bourgeoise antisyndicale et parmi les chefs du TUC et du Parti travailliste : ceux-ci en effet soutenaient la guerre froide et ils se servirent de cette dénonciation pour isoler les mineurs et préparer le terrain pour les trahir.

Quelques années plus tôt la presse healyste (y compris le Bulletin de North) avait approuvé l’assassinat en 1978, par le régime baasiste de Saddam Hussein, de 21 membres du Parti communiste irakien – un parti qui avait depuis toujours une base importante dans les secteurs clés du prolétariat de ce pays (voir « Healystes : tuer un communiste pour Kadhafi », Workers Vanguard no 230, 27 avril 1979). Et ils rendirent d’autres services à divers cheikhs, colonels ou dictateurs arabes. L’organisation de Healy, selon les dires mêmes du CI, reçut en récompense plus d’un million de livres sterling des gouvernements d’Irak, de Libye, du Koweit et d’Abu Dhabi notamment (voir par exemple « Les northistes et le prix du sang », Workers Vanguard no 523, 29 mars 1991). North tente aujourd’hui de faire porter la responsabilité de tout cela uniquement à Gerry Healy, le « dirigeant-fondateur ». Mais c’est loin d’être le cas.

Pas un seul des dirigeants du CI ne protestait contre les terribles trahisons perpétrées pour obtenir l’argent dispensé par ces régimes bourgeois du Proche-Orient. Bien au contraire, c’est seulement lorsque l’argent cessa de couler que Healy fut déposé par ses anciens fidèles lieutenants, dont North. Lorsque l’organisation de Healy implosa en 1985, North se proclama le nouveau roi de ce tas de détritus. Il profita de l’effondrement de l’URSS – auquel le CI avait contribué de son mieux – pour proclamer que les syndicats ne sont plus nulle part des organisations ouvrières mais des instruments de la bourgeoisie (« La fin de l’URSS », Bulletin, 10 janvier 1992). North répudia aussi, peu après, toutes les luttes pour l’autodétermination nationale (une revendication qu’il avait soutenue avec tant d’ardeur lorsqu’elle servait la cause de l’antisoviétisme) en qualifiant ces luttes d’irrémédiablement réactionnaires.

David North accuse aujourd’hui le Trotski de l’anticommuniste Robert Service d’être diffamatoire, mais lui-même a fait ses premières armes en faisant de la diffamation. C’est en participant à l’écriture de « La sécurité et la Quatrième Internationale » dans les années 1970 qu’il s’est hissé au sommet de l’organisation healyste américaine, en passant sur le cadavre politique de son prédécesseur Tim Wohlforth. Dans ce ramassis de calomnies délirantes, les healystes mettent en doute l’intégrité révolutionnaire de certains des proches collaborateurs de Trotsky à la fin des années 1930 ; ils accusent sans fondement certains dirigeants du Socialist Workers Party, l’organisation américaine trotskyste à l’époque, d’avoir été à la fois des agents du FBI et de la police secrète stalinienne. Le World Socialist Web Site fait encore aujourd’hui fièrement la promotion de « La sécurité et la Quatrième Internationale ».

North déploie un nouveau drapeau depuis quelques années : celui de défenseur pseudo-intellectuel de Léon Trotsky contre des historiens anticommunistes comme Service, Geoffrey Swain ou Ian Thatcher. Comment North concilie-t-il cela avec son adulation pour le livre antibolchévique de Rabinowitch ? Grâce à une méthode éprouvée, très bien formulée par Joseph Staline : le papier (ou le cyberespace) accepte tout ce qu’on écrit dessus. Dans leur critique des Bolchéviks au pouvoir parue en 2007, North et Choate font passer sous le tapis plusieurs des attaques antiléninistes les plus patentes de Rabinowitch. Mais Rabinowitch, malgré ses préjugés libéraux-démocrates, est un historien capable et sérieux. North et compagnie, eux, ne sont que des escrocs politiques. Il n’y a que des gens comme eux qui puissent, après avoir lu le livre, complimenter Rabinowitch parce qu’il a constamment cherché à rester objectif et qu’il a désavoué « une tendance “pro-démocratique” du rejet, qui voyait l’Union Soviétique comme une expérience humaine ayant perdu les pédales ».

Il faut sacrément enjoliver les choses pour écrire cela. La critique de North et compagnie ne laisse aucunement entrevoir quelle est l’attitude de Rabinowitch – ou la leur d’ailleurs – vis-à-vis de l’Assemblée constituante et de sa dissolution. (Ce qu’on nous dit en revanche, c’est qu’il « contredit entièrement la plupart des récits antibolcheviques ».) Ils ne disent rien non plus sur la sympathie de Rabinowitch pour ceux qui s’opposaient au traité de Brest-Litovsk, ni sur ses commentaires moralisateurs libéraux au sujet de la terreur rouge. Et les quelques critiques que font North et Choate de Rabinowitch sont faites sur un ton fraternel et détaché. (Leur texte introductif dans l’édition allemande en omet même la plupart.)

Ils écrivent en parlant d’un gouvernement de coalition : « On sent que les sympathies de l’historien vont aux [dirigeants bolchéviks] modérés, mais il est difficile de voir, en se basant sur les éléments [présentés par Rabinowitch], comment leurs efforts pour arriver à un compromis avec les mencheviques auraient pu aboutir sans annuler le renversement du gouvernement provisoire. » C’est difficile, effectivement. On sent que North et compagnie sont un peu mal à l’aise avec ce qu’ils appellent la ligne « de plus en plus intransigeante » de Lénine et Trotsky, qu’ils imputent au « rôle intraitable des opposants aux bolcheviques ». Bref, le problème, c’est que les menchéviks et les SR ne négociaient pas de bonne foi !

North et Choate critiquent Rabinowitch parce qu’il dénonce avec virulence la lettre de Lénine du 22 mai 1918 publiée sous le titre « De la famine ». Lénine qualifiait les SR de gauche de « parti des sans-caractère » et demandait instamment aux ouvriers de Petrograd d’être à l’avant-garde pour organiser des détachements de réquisition de nourriture. Rabinowitch fulmine ; il trouve que la lettre – « appâtant les travailleurs pour qu’ils forment une procession sacrée à la campagne » – est « arrogante », « alarmiste » et « inconsidérée ». North et Choate, après avoir suggéré en guise de consolation que « Lénine était franc et honnête dans ses politiques », s’en remettent au jugement des lecteurs : « Laissons le lecteur décider si Lénine “appâte les travailleurs” ou encore si sa lettre est “alarmiste et inconsidérée” ». Ils rassurent immédiatement le lecteur que de toute façon cela n’a pas beaucoup d’importance étant donné que Lénine lui-même avait reconnu plus tard que « de terribles erreurs ont été commises ». C’est vrai, mais les « terribles erreurs » que Rabinowitch condamne c’est toute la politique des bolchéviks envers la paysannerie et les SR de gauche !

La seule partie du livre de Rabinowitch sur laquelle North et Choate expriment de la consternation a trait à l’affaire Chtchastni : « accuser Trotsky de participer à “probablement la première ‘parodie de procès’ soviétique” n’est simplement pas digne d’un historien du calibre de Rabinowitch […]. Nous espérons que Rabinowitch va reconsidérer son affirmation. » C’est à son sens des affaires qu’ils font appel ! Ce serait gênant si on considérait Rabinowitch comme un anti-bolchévik ordinaire, et cela ferait mauvais effet alors que North cherche à se bâtir une carrière de défenseur attitré de Léon Trotsky dans les milieux universitaires. North et Choate demandent : « l’auteur ne devrait-il pas être quelque peu plus circonspect dans sa condamnation de Trotsky ? » Plus circonspect, oui – comme North l’est avec Rabinowitch. Et plus compréhensif – ce n’était pas la faute de Trotsky s’il était une brute : « La dureté qu’il [Rabinowitch] perçoit dans le comportement de Trotsky (particulièrement vis-à-vis de Chtchastni) néglige la brutalité qui s’était emparée non seulement de la Russie mais aussi de l’Europe occidentale durant la Première Guerre mondiale. »

North ou la défense de l’anticommunisme social-démocrate

Ces niaiseries social-démocrates constituent le fondement du livre de North, Défense de Léon Trotsky. Le « Trotsky » que défend North contre les historiens anticommunistes serait le bienvenu à n’importe quelle soirée de petits-bourgeois de gauche : grand écrivain, esprit brillant, excellent conteur – mari, père et fils attentionné de surcroît. Sans oublier qu’il s’opposait farouchement au totalitarisme stalinien dont il fut finalement victime. A peine une allusion ici au Trotsky qui forgea impitoyablement l’Armée rouge pour vaincre toute une série d’armées contre-révolutionnaires impérialistes et russes, ou au Trotsky qui, dans ses polémiques, taillait en pièces les indécis, les conciliateurs et les ennemis de la révolution, et qui jusqu’à sa mort se battit pour la défense militaire inconditionnelle du premier Etat ouvrier. North ne cache pas à qui il cherche à plaire : « Harvard University Press s’est couvert de honte » en publiant le Trotski de Robert Service. Harvard, un brain trust pour les impérialistes américains avec les déprédations que cela implique, se serait rabaissé en publiant une entreprise de démolissage de Trotsky !

La question de la défense militaire inconditionnelle de l’URSS n’apparaît pas une seule fois dans le livre de North. Ce n’est pas surprenant : il a œuvré pendant des années à la destruction de l’Union soviétique. Son seul regret, c’est que cette destruction n’ait pas mis fin aux calomnies contre Trotsky. North ne peut pas, bien entendu, explicitement répudier la révolution d’Octobre. Au lieu de cela, il rabaisse Lénine, le fondateur et l’incarnation du bolchévisme.

Pour ne prendre qu’un exemple, cette vipère de North oppose Trotsky le cosmopolite à Lénine le Grand-Russe : « Lénine tient tout entier dans la révolution russe. Pour Trotsky, elle constitua un épisode de sa vie, un épisode grandiose assurément, mais un épisode seulement dans le grand drame de la révolution socialiste mondiale » (op. cit.) Qui devinerait, à partir de cela, que Lénine fut le seul social-démocrate révolutionnaire à se battre dès le début de la Première Guerre mondiale pour la formation d’une nouvelle internationale, une Troisième Internationale, et pour une rupture complète et définitive avec les sociaux-chauvins de la Deuxième Internationale – alors que Trotsky ne tira cette conclusion que bien après le début de la guerre ? Sans cette bataille il n’y aurait pas eu d’Octobre.

Les insinuations de North pour faire passer le principal dirigeant bolchévique pour quelqu’un qui avait une vision étroitement russe tiennent de la calomnie. Dans un article de décembre 1914, « De la fierté nationale des Grands-Russes », Lénine faisait le contraste entre les traditions révolutionnaires des masses russes et les atrocités et infamies de l’autocratie tsariste pour plaider contre la « défense de la patrie » et pour défendre les droits nationaux des peuples opprimés par la Russie. North cite un paragraphe isolé de cet article et fait ce commentaire : « Il serait injuste de voir dans cet article une concession politique de sa part au chauvinisme grand-russe. » « Injuste » en effet ! North continue :

« Il est bien possible [!] que ce que Lénine voyait probablement [!!] comme un hommage aux traditions révolutionnaires de la classe ouvrière grand-russe ait été interprété par les groupes moins avancés de travailleurs du parti comme une exaltation des capacités révolutionnaires des Grands-Russes. Trotsky avait, avec raison, une attitude critique vis-à-vis cette formule de Lénine. »

ibid.

En fait North suggère que Trotsky condamnait la soi-disant capitulation de Lénine devant le chauvinisme grand-russe. Il reprend ici un mensonge stalinien réfuté par Trotsky il y a plus de 80 ans. Lorsque Trotsky attaque le « socialisme dans un seul pays » dans l’Internationale communiste après Lénine (1928), il cite le passage d’un de ses propres articles de 1915 polémiquant contre les sociaux-patriotes qui examinent « les perspectives de la révolution sociale dans le cadre national ». North reprend cette citation (en omettant et coupant ce qui l’arrange) pour étayer ses accusations contre Lénine, en cachant tout bonnement le fait que Trotsky avait fait suivre sa citation de la déclaration suivante : « Partant de la fausse interprétation qu’il donnait à la polémique de 1915, Staline tenta, plus d’une fois, de présenter les choses comme si la mention de “l’esprit national” borné visait Lénine. Il est difficile d’imaginer une plus grande absurdité. » On pourrait dire la même chose de la « défense » que fait North de Léon Trotsky.

David North et compagnie traînent Lénine dans la boue, mettent Trotsky sur un piédestal et prient à l’autel de la social-démocratie. Les prétentions de North à l’exactitude intellectuelle ont aussi peu de substance que ses prétentions au trotskysme. Alexander Rabinowitch, au moins, peut prétendre à une certaine cohérence. Il déclarait carrément dans une critique qu’il fit en 1978 de Leon Trotsky, la biographie de Trotsky par Irving Howe (un social-démocrate de gauche) :

« Isolée et débordée, la dictature du parti [sous Lénine] dégénéra dans le totalitarisme stalinien […].

« Et pourtant Trotsky ne remit pas en question la validité de ses hypothèses pré-révolutionnaires concernant les perspectives du socialisme en Russie, même s’il critiqua Staline sans relâche jusqu’au moment où il se fit assassiner à Mexico en 1940. »

Nation, 23 septembre 1978

Cela au moins est vrai. Trotsky ne remit jamais en question sa théorie de la révolution permanente, ni la signification historique mondiale de la révolution d’Octobre. Jusqu’au bout, il lutta contre la bureaucratie stalinienne nationaliste antirévolutionnaire pour défendre les acquis de cette révolution et lui redonner le programme internationaliste et libérateur du bolchévisme. Les calomnies anticommunistes ne pourront pas éteindre la flamme que le bolchévisme ravivera à nouveau pour éclairer les exploités et les opprimés du monde. 

 

Spartacist édition française nº 41

SpF nº 41

Été 2013

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Des imposteurs pseudo-trotskystes font la promotion d’un pamphlet antibolchévique

Le démocratisme bourgeois contre la révolution d’Octobre

Critique du livre d’Alexander Rabinowitch, The Bolsheviks in Power

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Marxisme et parlementarisme bourgeois

Pourquoi nous rejetons l’appel à une « assemblée constituante »

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