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Spartacist, édition française, numéro 36

été 2004

Origines du communisme japonais, débat sur la « révolution par étapes » et l'occupation américaine

La restauration Meiji : une révolution pro-bourgeoise non démocratique


TRADUIT DE SPARTACIST (EDITION ANGLAISE) nº 58, PRINTEMPS 2004

Dans cet article, conformément à l'usage japonais, le nom de famille des personnes citées précède leur prénom. A l'exception du Parti communiste japonais, les institutions et organisations japonaises sont désignées par leur nom japonais, en utilisant la translittération romaji. La première fois qu'est mentionné un mot japonais, sa traduction française est donnée entre parenthèses.

Aujourd'hui, l'Allemagne et le Japon viennent juste derrière les Etats-Unis comme principales puissances capitalistes-impérialistes du monde. Au milieu du XIXe siècle, ces pays ont tous deux connu une « révolution par le haut » qui a éliminé les obstacles féodaux (au Japon) ou d'origine féodale (en Allemagne) et qui a permis leur développement capitaliste en tant que sociétés et Etats capitalistes modernes. En Allemagne, le chancelier prussien Otto von Bismarck a mené, de 1864 à 1871, une série de guerres, unifiant ainsi le pays sous la monarchie des Hohenzollern et modernisant la structure de l'Etat. Ce que fit Bismarck renforça considérablement la bourgeoisie industrielle, financière et commerciale qui avait déjà entamé son ascension économique. Au Japon, une partie de l'ancienne caste guerrière, rassemblée derrière l'image de l'empereur Meiji, renversa le régime féodal en 1867-1868 pour renforcer l'armée japonaise et la rendre capable de résister à la prédation des puissances occidentales. Dans les décennies qui suivirent, elle créa une bourgeoisie japonaise. Au début du XXe siècle, l'Allemagne était devenue l'Etat capitaliste industriel le plus puissant d'Europe, et le Japon le seul Etat capitaliste industriel d'Asie.

Les universitaires occidentaux et japonais reconnaissent depuis longtemps qu'il y a une similarité fondamentale entre l'histoire du développement de l'Allemagne et celle du Japon. Mais quand le Parti communiste japonais (PCJ) fut fondé en 1922, le Japon était beaucoup plus arriéré à tous points de vue – socialement, économiquement et politiquement – que l'Allemagne, non seulement que l'Allemagne de la République de Weimar dans l'entre-deux-guerres, mais aussi que l'Allemagne de la monarchie des Hohenzollern avant 1918. L'empereur ne régnait pas seulement « par la grâce de Dieu », mais en tant que descendant de la déesse du soleil, la fondatrice mythique de la nation japonaise. La moitié de la population active japonaise travaillait encore dans l'agriculture, et utilisait en majorité une technologie pré-industrielle.

Les dirigeants de l'Internationale communiste (IC ou Comintern) des premières années parlaient parfois de « Prusse de l'Orient » en se référant au Japon, mais ils n'étaient pas unanimement convaincus qu'il s'agissait bel et bien d'une société industrielle avancée, qualitativement similaire à l'Allemagne. Nikolaï Boukharine, le principal dirigeant de l'IC chargé d'aider le parti japonais, soutenait que ce pays demeurait « semi-féodal ». A partir de l'automne 1922, l'IC chercha à imposer l'analyse boukharinienne du Japon aux cadres du PCJ, et avec elle le schéma de révolution par étapes que l'IC imposait alors à tous les jeunes partis communistes d'Orient. Le PCJ reçut pour instruction de lutter pour une révolution démocratique-bourgeoise dans laquelle le Parti communiste s'allierait à la bourgeoisie libérale et aux paysans pour renverser la monarchie ; c'est seulement une fois l'étape démocratique-bourgeoise atteinte que le Parti communiste devait commencer à lutter pour le socialisme. En outre, les dirigeants de l'IC qui étaient chargés de suivre le PCJ n'appliquèrent pas strictement les leçons d'organisation bolchévique sous la répression tsariste – à savoir qu'il fallait un centre dirigeant stable dans l'émigration et un réseau de messagers pour maintenir le contact avec les cellules clandestines du parti au Japon et leur fournir de la propagande. Le PCJ fut ainsi exposé à une répression féroce qui le détruisit.

A l'automne 1922, l'Internationale communiste, sous l'impact de la dégénérescence bureaucratique qui s'amorçait dans l'Etat et le parti soviétiques, montra les premiers signes d'abandon de ses objectifs internationalistes (voir « Réarmer le bolchévisme – le Comintern et l'Allemagne en 1923 : Critique trotskyste », Spartacist édition française n° 34, automne 2001). L'isolement de l'Union soviétique et l'extrême arriération du vieil empire tsariste – aggravés par les destructions provoquées par la Première Guerre mondiale et la guerre civile de 1918-1920 – conduisirent au développement d'une caste bureaucratique au sein du premier Etat ouvrier du monde. Cette bureaucratie usurpa le pouvoir politique du prolétariat à la Treizième Conférence du parti, en janvier 1924, et vers la fin de cette année-là Staline proclama le dogme de la « construction du socialisme dans un seul pays », justification théorique de cette couche conservatrice et nationaliste.

Dans la décennie suivante, les zigzags et la politique de collaboration de classes de plus en plus affirmée du Comintern, d'abord dirigé par Zinoviev puis par Boukharine et Staline, provoquèrent désastre après désastre, les partis communistes étant progressivement transformés en gardes-frontières de l'Union soviétique et en instruments de sa politique extérieure. Trotsky se battit contre la façon de plus en plus désastreuse dont l'IC dirigeait les luttes révolutionnaires. Se basant sur l'héritage politique des quatre premiers congrès du Comintern, il forma l'Opposition de gauche dans un combat contre l'abandon par l'IC de la perspective révolutionnaire, particulièrement en Chine. Dans ce pays, le programme de « révolution par étapes » servit à couvrir la subordination des intérêts du prolétariat chinois au Guomindang de Chiang Kai-shek (avec qui l'Union soviétique cherchait à faire alliance contre l'impérialisme britannique). Le résultat fut l'étranglement d'une révolution prolétarienne naissante en 1925-1927 : la « première étape » fut la liquidation politique des communistes chinois dans les forces nationalistes bourgeoises, et la « deuxième étape » l'extermination physique des communistes et des ouvriers d'avant-garde par ces mêmes forces bourgeoises, notamment lors du massacre de Shanghaï en avril 1927.

Chassé d'Union soviétique en 1929, Trotsky, pendant la décennie suivante, construisit un mouvement qui aboutit en 1938 à la fondation d'une nouvelle internationale communiste, la Quatrième Internationale. La dégénérescence du Comintern atteignit son point culminant lorsque l'IC adopta un programme explicite de collaboration de classes (le « front populaire ») à son Septième Congrès en 1935. En 1943, Staline fit dissoudre le Comintern pour faciliter son alliance pendant la Deuxième Guerre mondiale avec les impérialismes britannique, américain et français.

Avant les années 1930, Trotsky n'avait rien écrit de spécifique sur le Japon et il ne le fit ensuite qu'à de rares occasions, principalement dans des articles sur la situation militaire dans le Pacifique à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Et à cette époque-là, le PCJ avait déjà été écrasé par la répression. Dans un article de 1933, Trotsky écrivait que la restauration Meiji « n'était pas, contrairement à ce que disent certains historiens, une "révolution bourgeoise'', mais une tentative bureaucratique pour en faire l'économie » (« Le Japon va au désastre », 12 juillet 1933). Toutefois, Trotsky considérait le Japon comme une puissance impérialiste à part entière, basée sur un niveau de développement social et économique qualitativement plus élevé que celui de semi-colonies comme la Chine. Dans les années 1930, il défendit la Chine contre l'invasion impérialiste japonaise. Une résolution adoptée par la conférence de fondation de la Quatrième Internationale déclarait à propos du Japon : « Les rapports bourgeois de propriété et le système d'exploitation capitaliste régnant à la fois sur le prolétariat et la paysannerie appellent le renversement révolutionnaire de la classe régnante et l'instauration de la dictature du prolétariat comme la seule voie de salut à la fois pour les ouvriers et les paysans » (« Résolution sur la lutte des classes et la guerre en Extrême-Orient », septembre 1938, les Congrès de la Quatrième Internationale).

Le Groupe spartaciste du Japon (GSJ), section japonaise de la Ligue communiste internationale, s'étant basé sur les commentaires qu'avait faits Trotsky sur la restauration Meiji dans son article de 1933, avait la position que la restauration Meiji représentait une révolution démocratique-bourgeoise « incomplète ». Par exemple, le GSJ écrivait : « La restauration Meiji n'était pas une révolution bourgeoise, mais une mesure d'autodéfense de la bureaucratie féodale » (Spartacist Japon n° 16, mai 1994).

Le présent article est le produit de recherches et de discussions approfondies au sein de la LCI sur le développement du capitalisme japonais et l'histoire du PCJ des premières années ; au cours de ce processus, nos camarades japonais ont changé de position sur la restauration Meiji et sur ses implications. Cependant, nous sommes conscients que notre article est limité car ces recherches sont basées principalement sur des sources disponibles en anglais, ainsi que sur plusieurs documents des archives du Comintern récemment rendus publics (voir la note finale).

Les origines sociales de la restauration Meiji

La révolution par le haut qu'a connue le Japon à la fin des années 1860 a été le résultat de l'intersection de deux phénomènes historiques dont les racines remontaient loin dans le passé : le lent déclin du féodalisme japonais, provoqué par ses propres contradictions internes, et l'intrusion violente de l'impérialisme occidental en Extrême-Orient.

L'entité politique féodale japonaise était marquée par un curieux dualisme entre l'empereur et le shogun (généralissime ou commandant en chef). L'empereur était universellement reconnu comme l'autorité suprême de la nation japonaise. Cependant, durant toute l'histoire du Japon médiéval, le pouvoir réel était entre les mains du shogun, membre de l'un des clans féodaux les plus puissants. L'empereur vivait reclus à Kyoto, souvent contre son gré, et c'était une figure semi-mythique qui n'était pas impliquée dans le cours réel des événements politiques.

En 1600, Tokugawa Ieyasu, après avoir vaincu ses rivaux lors de la célèbre bataille de Sekigahara, fondait le shogunat Tokugawa (ou Bakufu), qui devait gouverner le Japon pendant les deux siècles et demi suivants. Grâce à une politique rigoureuse d'isolationnisme national, le Japon préserva son indépendance pendant la première phase d'expansionnisme impérialiste occidental, à l'époque du capitalisme mercantile. Le Bakufu réussit également à empêcher les guerres entre daimyos (seigneurs féodaux), qui étaient endémiques dans le Japon médiéval. Toutefois, le succès et la stabilité mêmes de l'Etat de Tokugawa mirent en branle les forces sociales qui devaient conduire à son renversement.

Comme il n'y avait plus de guerres incessantes, la caste héréditaire des guerriers, les samouraïs, perdit le rôle traditionnel qu'elle jouait dans la société japonaise. L'accès aux professions commerciales leur étant interdit, beaucoup de samouraïs s'appauvrirent et devinrent profondément hostiles à l'ordre existant. Certains devenaient des ronins (vagabonds), ou samouraïs sans maître, ne prêtant allégeance à aucun seigneur et n'exerçant pas de profession stable.

La longue paix de Tokugawa, la construction par le Bakufu d'un réseau de routes reliant les différentes parties du pays, et le développement du cabotage contribuèrent à un accroissement substantiel et continu de la production agricole et des manufactures artisanales (pré-industrielles). Les principaux bénéficiaires de cette croissance économique étaient les shonins (marchands), en particulier les gros négociants en riz d'Osaka, comme la famille Mitsui. Beaucoup de daimyos et de samouraïs se retrouvaient lourdement endettés auprès des puissantes familles marchandes.

Toutefois, le développement du capital mercantile au Japon était bloqué par l'interdiction du commerce extérieur, les restrictions sur l'achat et la vente des terres et la division du pays en centaines de hans (domaines féodaux), chacun avec ses propres gardes-frontières et sa propre monnaie. Dans les premières décennies du XIXe siècle, les ambitions contrariées des grandes maisons commerciales et de leurs alliés citadins convergèrent avec le mécontentement de certains samouraïs nationalistes et modernisateurs. Les historiens appellent cela l'union « du yen et de l'épée ».

E.Herbert Norman, qui publia en 1940 un des premiers ouvrages sur les origines du Japon moderne, Japan's Emergence as a Modern State [L'émergence du Japon comme Etat moderne] (Toronto, UBC Press, 2000), s'appuya beaucoup sur les recherches et travaux des intellectuels marxistes japonais qui l'avaient précédé. Il expliquait :

« Les chonins [citadins] estimaient que leur prospérité était étroitement liée à celle des classes guerrière et noble, leurs clients et débiteurs. Pour cette raison, les chonins ne songèrent jamais à lancer une attaque frontale contre le féodalisme en tant que système, mais ils étaient prêts à financer un mouvement politique contre le Bakufu de concert avec des éléments féodaux rivaux » (souligné dans l'original).

Fils de missionnaires protestants canadiens, Norman avait passé son enfance dans le Japon rural des années 1910 et 1920. Sous l'impact de la montée du fascisme en Allemagne au début des années 1930, il fut attiré par la gauche et adhéra pendant une courte période au Parti communiste britannique lorsqu'il était étudiant à l'université de Cambridge. C'est pour cette raison, entre autres, que son livre fut mis aux oubliettes pendant la guerre froide, notamment par les universitaires américains. Norman, qui pendant cette période appartenait aux services diplomatiques canadiens, fut persécuté par les maccarthystes américains et finit par se suicider en 1957.

Selon la hiérarchie féodale traditionnelle, les paysans étaient inférieurs aux samouraïs, mais au-dessus des artisans et des marchands. Le développement du commerce et d'une économie monétaire sapait la structure traditionnelle et la stabilité du village japonais, où quelques paysans s'enrichissaient tandis que d'autres sombraient dans la pauvreté. Une population croissante de travailleurs manuels urbanisés (ne possédant rien) fit son apparition. Le Japon du début du XIXe siècle connut une multiplication de révoltes paysannes contre les exactions féodales ; il y eut aussi dans les villes des émeutes pour du riz contre les marchands spéculateurs et les fonctionnaires qui les protégeaient.

La menace de conquête militaire occidentale poussa les tensions sociales du Japon féodal à un point critique, et une guerre civile en résulta. Dans les années 1840, les classes dirigeantes japonaises avaient été choquées et ébranlées de voir la Grande-Bretagne vaincre et humilier la Chine lors de la « guerre de l'Opium », annexer Hongkong et réduire l'« Empirecéleste », centre de la civilisation asiatique depuis des temps immémoriaux, à un asservissement semi-colonial. En 1853, une flotte de guerre américaine sous les ordres du commodore Perry pénétra de force dans la baie de Tokyo pour exiger des concessions commerciales. Incapable de résister militairement, le shogunat Tokugawa accepta des traités commerciaux désavantageux avec les Etats-Unis et les puissances européennes, et accorda aux ressortissants occidentaux des droits d'extra-territorialité au Japon.

Ces concessions firent naître une opposition organisée au Bakufu, qui s'exprima dans le mot d'ordre « Révérons l'empereur ! Expulsons les barbares ! » Autrement dit, seul un gouvernement central fort, dirigé directement par l'empereur, pourrait préserver l'indépendance du Japon. Les forces anti-Bakufu étaient concentrées dans les domaines des 86 tozamas (seigneurs « de l'extérieur »), les ennemis historiques de la dynastie Tokugawa. Ces hans d'opposition se retrouvaient maintenant de facto sous la direction de samouraïs modernisateurs qui renforçaient leur puissance militaire sur le modèle occidental.

Une décennie de manœuvres et de luttes pour le pouvoir entre le Bakufu et les tozamas – avec à leur tête quatre clans, les Satsuma, les Choshu, les Tosa et les Hizen – culmina en 1868 dans une courte guerre civile qui se termina par la défaite du Bakufu. En rupture nette avec la tradition féodale japonaise, le clan Choshu enrôla dans son armée des paysans et autres roturiers. Les vainqueurs installèrent un nouveau gouvernement, au nom de l'autorité suprême de l'empereur Meiji. C'est pour cette raison que cet événement historique est connu sous le nom de Meiji Ishin (restauration Meiji). Toutefois, les dirigeants du nouveau régime gouvernaient pour l'essentiel indépendamment de l'empereur, qui était considéré comme au-dessus des batailles politiques de l'époque.

Dans les quelques années qui suivirent, ce régime introduisit une série de mesures qui représentaient une transformation révolutionnaire de grande portée : reconnaissance de l'égalité de toutes les classes devant la loi, abolition des costumes féodaux, établissement d'écoles publiques, réforme du calendrier, émancipation officielle des prédécesseurs des Burakumins (considérés comme une caste de parias parce qu'ils travaillaient comme équarrisseurs et tanneurs de cuir), suppression de l'interdiction féodale de vendre et de diviser les terres, proclamation de la liberté de choisir son métier, etc. Le Japon importa l'industrie et la technologie les plus modernes. Dans les années 1870, plus de 2000 experts – mathématiciens, savants, ingénieurs – furent recrutés pour enseigner les sciences fondamentales qui rendaient possible l'industrie moderne. Pour former des ingénieurs, on fonda des écoles techniques d'Etat avec des enseignants étrangers, tandis que les meilleurs étudiants japonais étaient envoyés à l'étranger pour maîtriser les techniques les plus récentes.

Les forces à la tête de la restauration Meiji étaient internes au Japon, mais des circonstances internationales favorables contribuèrent beaucoup à leur succès. A ce tournant critique de l'histoire du Japon, les principales puissances occidentales rivales étaient incapables, ou peu désireuses, d'intervenir de façon décisive. La Russie tsariste, qui avait des ambitions du côté des îles Kouriles, à l'extrême-nord du Japon, était encore sous le coup de la défaite que lui avaient infligée la Grande-Bretagne et la France lors de la guerre de Crimée, dans les années 1850. Les Etats-Unis étaient préoccupés par des problèmes intérieurs, devant surmonter les profondes divisions politiques et les graves dégâts socio-économiques provoqués par leur propre guerre civile terrible quelques années plus tôt. Les interventions de la Grande-Bretagne et de la France se neutralisaient d'une certaine façon mutuellement, la France soutenant le Bakufu, et la Grande-Bretagne les forces anti-Tokugawa.

Plus généralement, pour tous ces Etats occidentaux c'est la Chine qui était la cible principale et l'objet des convoitises en Extrême-Orient, tandis que le Japon était considéré comme une proie relativement mineure. Comme l'explique Norman : « C'est le grand corps prostré de la Chine qui a servi au Japon de bouclier contre la convoitise mercantile et coloniale des puissances européennes ». C'est pourquoi, à court terme au niveau historique, les classes dirigeantes japonaises ont eu une grande latitude pour restructurer radicalement leur Etat.

Pour une conception dialectique de la restauration Meiji

Comment peut-on caractériser la restauration Meiji comme une révolution bourgeoise si elle n'a pas été menée par la bourgeoisie ? La bourgeoisie n'a pas non plus directement mené la Révolution française – les Jacobins étaient dirigés par des avocats comme Robespierre et des membres d'autres professions de la petite bourgeoisie, soutenus par la masse des artisans urbains et des paysans qui voulaient des terres. Toutefois, c'est la bourgeoisie commerciale et financière qui était en position de bénéficier du renversement de la monarchie et de l'abolition des entraves féodales au développement économique national, jetant ainsi en moins de deux générations les bases d'une bourgeoisie industrielle naissante. On peut légitimement qualifier de caste ou de strate militaro-bureaucratique les samouraïs sans fortune qui ont constitué l'avant-garde de la restauration Meiji. Pour survivre comme classe dirigeante nationalement indépendante, ils devaient transformer le Japon en pays capitaliste industriel moderne, et favoriser par là même le développement d'une bourgeoisie industrielle. Leur politique et leurs actions ont conduit en moins de deux générations au développement d'une bourgeoisie industrielle et financière qui est devenue la classe sociale dominante du Japon.

Il est ici instructif d'examiner la « révolution par le haut » de Bismarck en Allemagne. Ce faisant, il est aussi nécessaire d'identifier, entre l'Allemagne et le Japon de la fin du XIXe siècle, certaines différences fondamentales ainsi que des parallèles importants. L'Allemagne se situait à un niveau qualitativement plus élevé de développement économique, avec une industrie conséquente et une bourgeoisie déjà économiquement dominante, qui était toutefois confrontée à un prolétariat en développement rapide, doté d'une conscience sociale et politique.

L'extension des acquis socio-économiques de la Révolution française à l'Allemagne de l'ouest et du sud par le biais des conquêtes militaires de l'empire napoléonien avait donné une puissante impulsion au développement du capitalisme industriel et commercial. A la veille de la Révolution de 1848, Engels écrivait au sujet de la bourgeoisie allemande :

« Bien que ses avancées pendant les trente dernières années n'aient pas été aussi grandes que celles des bourgeoisies anglaise et française, elle a néanmoins établi la plupart des branches de l'industrie moderne, dans certains districts elle a supplanté le patriarcalisme paysan ou petit-bourgeois, concentré du capital jusqu'à un certain point, produit le début d'un prolétariat et construit pas mal de kilomètres de voies ferrées. Elle a au moins atteint le point où elle doit soit aller plus loin et devenir la classe dirigeante, soit renoncer à ses conquêtes antérieures ; le point où elle est la seule classe qui puisse à ce moment précis apporter le progrès en Allemagne, le point où elle peut à ce moment gouverner l'Allemagne. »

—« Le statu quo en Allemagne » (juin 1847) [traduit par nos soins]

Toutefois, lors de l'insurrection de 1848, la bourgeoisie, de peur qu'une révolution démocratique radicale ne soit qu'un prélude à une « révolution rouge » basée principalement sur la classe ouvrière urbaine, s'allia aux forces de la réaction monarchiste. Marx et Engels en tirèrent la conclusion que la bourgeoisie européenne était déjà devenue réactionnaire. En conséquence, Marx, à la fin de son Adresse du Comité central à la Ligue des communistes de mars 1850, lança son célèbre appel à la « révolution en permanence ».

Plus tard, avec le développement rapide du capitalisme industriel, le gros de la bourgeoisie allemande s'allia à la noblesse foncière prussienne (les junkers), jetant ainsi les bases de la « révolution par le haut » engagée par Bismarck dans les années 1860. Bismarck avait commencé sa carrière comme représentant politique des junkers, et il avait été ultra-réactionnaire pendant la révolution de 1848-1849. Mais il représentait cette classe d'origine féodale à l'ère du capitalisme industriel, dans laquelle la Prusse était confrontée à des Etats bourgeois plus avancés : la Grande-Bretagne et la France. Bismarck finit par comprendre que seule la bourgeoisie industrielle et financière pouvait transformer l'Allemagne en un Etat aussi avancé, et assurer par là même la survie et la prospérité de la vieille aristocratie foncière.

A la fin des années 1880, Engels écrivait à ce sujet :

« Un homme dans la position de Bismarck et avec le passé de Bismarck eût dû se dire, s'il avait eu quelque lumière sur la situation, que, tels qu'ils étaient, les junkers ne représentaient pas une classe viable ; que, de toutes les classes possédantes, seule la bourgeoisie pouvait prétendre à un avenir, et que par conséquent (abstraction faite de la classe ouvrière, dont nous ne pouvons guère exiger de lui qu'il comprenne la mission historique) son nouvel Empire aurait d'autant plus de chances de durer qu'il le préparerait progressivement à se transformer en Etat bourgeois moderne. »

— Engels, le Rôle de la violence dans l'histoire (1887-1888)

Les junkers prussiens devinrent de grands capitalistes agraires, et la monarchie des Hohenzollern se trouva dans les faits libre de tout contrôle parlementaire. Le Reichstag (assemblée législative) avait une certaine influence sur la politique intérieure, mais il n'exerçait en pratique aucun contrôle sur les affaires étrangères et sur l'armée. Engels écrivait en 1891 : « L'empire allemand est une monarchie avec des institutions semi-féodales, mais dominée au bout du compte par les intérêts économiques de la bourgeoisie » (« Le socialisme en Allemagne »).

Considérée dialectiquement, la restauration Meiji a été dirigée par une bourgeoisie en devenir. Cette conception a été formulée dans l'une des premières études soviétiques sur ce sujet, rédigée en 1920 :

« Nous pouvons conclure que le Japon, ayant changé sa structure économique, ne possédait pourtant pas de classe bourgeoise qui puisse prendre en charge le gouvernement du pays. C'est la classe des seigneurs féodaux qui restait au pouvoir. Ils ont reconnu les changements qui s'étaient produits au Japon, rejeté toutes les normes féodales dépassées et déclenché le développement rapide du capitalisme [...]. De ce fait, le terme "révolution" ne peut être utilisé pour qualifier la Meiji Ishin que par convention. On peut la qualifier de "bourgeoise" seulement relativement à ses résultats, ce qui ne signifie aucunement que la bourgeoisie ait joué le rôle le plus important à cette époque. »

—O.V. Pletner, The History of the Meiji Era [L'histoire de l'ère Meiji], cité dans l'article de Julia Mikhaïlova « Etudes soviéto-japonaises sur le problème de la Meiji Ishin et le développement du capitalisme au Japon », dans War, Revolution and Japan [La guerre, la révolution et le Japon] (1993)

Une révolution démocratique-bourgeoise était exclue par l'Histoire

Pour les marxistes, une révolution démocratique-bourgeoise est définie fondamentalement par son contenu socio-économique (c'est-à-dire de classe), et non par un changement de forme de gouvernement. Les révolutions démocratiques-bourgeoises classiques, en Angleterre dans les années 1640, et en France en 1789-1793, ont renversé des monarchies absolutistes qui étaient les organes politiques de la noblesse foncière. Mobilisant la paysannerie et les classes inférieures urbaines, la bourgeoisie mercantile (c'est-à-dire pré-industrielle) accéda au pouvoir politique par le truchement du Commonwealth de Cromwell en Angleterre, du régime jacobin et plus tard de l'empire napoléonien en France.

Considérer les révolutions démocratiques-bourgeoises classiques comme un modèle pour toute la suite du développement capitaliste – comme l'avaient fait les menchéviks dans leur schéma étapiste pour la Russie tsariste, et par la suite Staline et Boukharine dans le cas des pays semi-coloniaux – est ahistorique et antidialectique. En juillet 1789, quand les artisans, les boutiquiers et les ouvriers journaliers de Paris ont pris la Bastille, la France était l'Etat absolutiste (la forme ultime de l'Etat féodal) le plus puissant d'Europe. La révolution accrut considérablement les ressources économiques et militaires de l'Etat français, ce qui permit à Napoléon Bonaparte – qui avait été un protégé de Robespierre – de conquérir et de transformer une grande partie de l'Europe. Il avait fallu mobiliser les masses pour ouvrir la voie du développement capitaliste en France (et avant cela en Angleterre). Ce fut aussi en partie le cas, un peu après, aux Etats-Unis et en Italie. Mais pas en Allemagne ou au Japon. Il n'y a aucun lien nécessaire entre démocratie et développement du capitalisme.

Les « révolutions bourgeoises par le haut » de la fin du XIXe siècle en Allemagne et au Japon n'ont pas été les exceptions à une espèce de « norme » historique établie par la Révolution française, mais le produit des développements historiques qui l'ont suivie. La seule manière pour les classes dirigeantes de l'Allemagne et du Japon d'éviter l'invasion et l'assujettissement par la Grande-Bretagne, la France ou les Etats-Unis, c'était de s'industrialiser rapidement. En éliminant d'en haut les obstacles féodaux au développement capitaliste, elles ont réussi à propulser leurs pays au rang de puissance impérialiste et à se transformer en capitalistes. En 1900, avec la division plus ou moins complète du monde et de ses marchés entre les cinq puissances impérialistes existantes, cette voie était désormais barrée pour les autres bourgeoisies qui s'étaient développées plus tardivement.

Le Japon du milieu du XIXe siècle était un Etat féodal pré-industriel (quoique relativement avancé à de nombreux égards) confronté à des Etats capitalistes bien plus puissants en pleine industrialisation. C'est la peur, bien fondée, de connaître le sort de la Chine qui poussa des secteurs décisifs de la noblesse féodale japonaise, notamment la couche inférieure des samouraïs, à renverser l'ordre ancien et à restructurer l'économie et l'Etat japonais sur le modèle occidental. E. Herbert Norman, qui pourtant considérait la restauration Meiji comme une révolution bourgeoise « inachevée », avait compris que la situation à laquelle les dirigeants Meiji s'étaient trouvés confrontés immédiatement après la révolution excluait une voie démocratique-bourgeoise :

« Etant donné la rapidité avec laquelle le Japon devait simultanément établir un Etat moderne, construire une force de défense suffisamment avancée pour écarter les dangers d'invasion (que l'équilibre favorable des forces mondiales et la barrière constituée par la Chine ne pourrait pas éternellement retarder), créer une industrie sur laquelle baser cette force armée et organiser un système éducatif adapté à une nation industrielle moderne, il fallait que ces changements importants soient accomplis par un groupe de bureaucrates despotiques plutôt que par la masse du peuple via des organes représentatifs démocratiques. »

Op. cit.

Cette transformation sociale aurait-elle pu se faire par un soulèvement révolutionnaire ? Supposons que la guerre civile entre le Bakufu et les tozamas ait abouti à la destruction mutuelle ou à la désorganisation de toutes les forces militaires entre les mains de la noblesse féodale. Un vide du pouvoir se serait formé, permettant une rébellion paysanne de masse, le refus de payer tribut aux daimyos et aussi des soulèvements des classes inférieures dans les villes. Bref, le Japon aurait été plongé dans l'anarchie révolutionnaire.

Quel aurait été le résultat historique ? Les daimyos et les shonins auraient invité et facilité l'intervention militaire des puissances occidentales pour réprimer la rébellion paysanne. Après quoi le Japon aurait subi le joug colonial ou semi-colonial. Une partie des daimyos, des samouraïs et de la classe marchande se seraient transformés en bourgeoisie compradore totalement soumise aux impérialistes occidentaux, comme en Chine à l'époque.

Il suffit de regarder ce qui s'est passé avec la rébellion des Taiping dans la Chine des années 1850 et du début des années 1860. Cette importante révolte paysanne, qui dura plus de dix ans, avait conquis la plus grande partie de la vallée du Yangtzé et établi sa capitale dans la grande ville de Nankin. Comme la dynastie mandchoue décadente était incapable de réprimer la révolte, la classe des propriétaires fonciers chinois se tourna vers les puissances occidentales. Un aventurier américain, Frederick Townsend Ward, et un officier britannique, Charles Gordon dit « le Chinois », instruisirent et commandèrent une force armée d'élite chinoise qui finit par vaincre les Taiping.

Une rébellion paysanne dans le Japon de cette époque, même victorieuse au début, aurait connu un sort similaire. Cela ne veut pas dire qu'après la restauration Meiji le cours futur de l'histoire japonaise était prédéterminé pour plusieurs décennies. Il aurait certainement été possible d'avoir un degré un peu plus important d'égalitarisme social et de démocratisation politique au Japon à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Mais ce qui n'était pas possible, c'était une révolution démocratique-bourgeoise radicale sur le modèle français.

L'impôt foncier de 1873

La volonté de moderniser le Japon qu'avaient les dirigeants de la restauration Meiji s'exprimait dans des mots d'ordre comme « nation prospère, armée forte » et « augmentation de la production, promotion de l'industrie ». Mais comment ces mots d'ordre se traduisaient-ils dans la réalité, étant donné que le Japon, à cette époque, était bien plus arriéré économiquement que les Etats capitalistes occidentaux qui menaçaient son indépendance ? En deux mots, en maintenant un niveau exceptionnellement élevé d'exploitation de la paysannerie, mais en investissant alors le surplus économique qui en résultait dans la construction rapide d'un complexe militaro-industriel. L'impôt foncier de 1873 fut, à la fin du XIXe siècle, le principal mécanisme de ce que Marx avait appelé, à propos de l'Europe occidentale (essentiellement de l'Angleterre) des XVIIe et XVIIIe siècles, l'« accumulation primitive du capital ».

En 1871 le nouveau régime Meiji, combinant menace militaire et incitations financières, fit pression sur les daimyos pour qu'ils « rétrocèdent » leur han à l'autorité du gouvernement central. En compensation ils recevaient du gouvernement des bons du Trésor à longue échéance. En même temps, le gouvernement prenait à sa charge, mais en les diminuant, les soldes que les daimyos versaient jusque-là régulièrement à leurs samouraïs. L'impôt foncier fournissait la plus grande partie des revenus nécessaires pour payer les intérêts sur ces obligations et les rembourser, ainsi que pour payer la solde des ex-samouraïs.

De cette manière, le Trésor public servait à faire transiter le surplus économique extrait de la paysannerie vers une bourgeoisie industrielle et financière en plein développement qui était issue de l'ex-noblesse féodale et de l'ancienne classe marchande. En 1880, 44 % du capital des banques nationales japonaises était détenu par d'ex-daimyos, et près d'un tiers par d'anciens samouraïs. Ce sont ces banques qui devaient financer le développement rapide de l'industrie japonaise.

Le rôle central joué par le Trésor public dans les débuts de l'industrialisation du Japon était aussi, paradoxalement, le produit des restrictions imposées à la politique économique japonaise par les puissances impérialistes occidentales. Sous la menace daction militaire américaine et britannique, le shogunat Tokugawa, à la fin des années 1850 et au début des années 1860, avait signé des traités commerciaux désavantageux pour lui, interdisant au Japon de lever plus de 5 % de droits de douane sur la valeur des importations occidentales. Le gouvernement Meiji était par conséquent incapable de protéger ses nouvelles industries en plein développement derrière des barrières douanières, comme ont pu le faire l'Allemagne et les Etats-Unis à la fin du XIXe siècle. Au lieu de cela, la classe dirigeante japonaise dut avoir recours à une intervention gouvernementale directe, sous forme de prises de contrôle et de subventions.

Selon l'américain C.G. Allen, historien de l'économie, « Il n'y a guère d'exemple d'industrie japonaise importante de type occidental, pendant les dernières décennies du XIXe siècle, qui n'ait dû sa création à une initiative de l'Etat » (A Short Economic History of Modern Japan [Brève histoire économique du Japon moderne], 1981). A la fin du siècle, presque toutes les entreprises industrielles et les autres actifs que possédait l'Etat avaient été vendus, généralement pour des sommes symboliques, à des entrepreneurs bien introduits politiquement. Les plus heureux d'entre eux constituèrent les zaibatsus, les grands empires industriels et financiers comme Mitsubishi et Mitsui qui en vinrent à dominer l'économie japonaise, et qui continuent à le faire.

Tout comme le Japon Meiji avait vu l'ascension d'une nouvelle classe de capitalistes industriels et financiers, il vit aussi celle d'une nouvelle classe d'exploiteurs agraires. Comme un nombre croissant de paysans étaient incapables de payer leurs impôts et/ou de rembourser des dettes contractées à des taux usuraires, ils étaient contraints de vendre tout ou partie de leurs terres, la plupart du temps à des paysans riches ou aux marchands et prêteurs sur gages du village. Beaucoup furent aussi contraints dleurs filles travailler dans les manufactures de textile de la ville, fournissant ainsi de la main-d'oeuvre à l'industrie japonaise naissante. Pour qu'elles puissent s'acquitter de leurs impôts, on faisait aux familles paysannes une avance sur les salaires de leurs filles. Les remboursements et les intérêts, ainsi que les sommes nécessaires à payer la nourriture et le logement des filles, consommaient la plus grande partie de leur salaire, sinon davantage encore, entraînant les familles rurales toujours plus profondément dans la spirale de l'endettement. En 1903, 44 % de toutes les terres agricoles du Japon étaient cultivées par des métayers qui remettaient aux propriétaires fonciers plus de la moitié de leurs récoltes.

Il faut souligner ici que la classe des propriétaires fonciers japonais du début du XXe siècle n'était pour l'essentiel pas issue de l'ancienne noblesse féodale. Une spécialiste américaine de l'histoire agraire du Japon écrit ainsi :

« La plupart des anciens daimyos étaient restés fortunés, et en tant que membres de la Chambre des Pairs ils avaient acquis directement voix au chapitre dans le système politique après 1890, mais ils n'étaient plus une aristocratie foncière avec le pouvoir de contrôler les affaires locales [...]. Ils investissaient dans les forêts, dans les nouvelles entreprises industrielles, et surtout, peut-être, dans les banques. Même si une partie de leurs revenus provenaient de l'agriculture, c'était généralement une petite part, minime en comparaison avec leurs autres intérêts. Ils n'exerçaient plus de contrôle politique direct sur la terre qu'ils possédaient, et bien qu'ils fussent représentés à la Chambre des Pairs, cette institution ne fut à aucun moment le centre du pouvoir politique. »

—Ann Waswo, Japanese Landlords : The Decline of a Rural Elite [Les propriétaires fonciers japonais : le déclin d'une élite rurale], Berkeley, University of California Press, 1977

La chambre basse, la Diète, qui approuvait le budget du gouvernement, était élue au suffrage censitaire masculin.

La différenciation économique de la paysannerie et d'autres couches de la petite bourgeoisie rurale donna naissance à une nouvelle classe de propriétaires fonciers. Dans les années 1930, un universitaire américain en visite décrivait avec mépris les propriétaires fonciers japonais typiques comme « des marchands depuis peu, des tenanciers d'auberges et de bordels, des maîtres de cantonniers, et des personnes de statuts similaires » (citation ibid.) En outre, les propriétaires fonciers les plus riches réinvestissaient de plus en plus les revenus versés par leurs métayers sous forme de dépôts bancaires, de bons du Trésor et d'obligations. Dans les années 1920, les familles les plus riches du Japon rural tiraient autant, sinon davantage, de revenus de leurs actifs financiers que de leurs terres.

Ainsi, la classe des propriétaires fonciers du Japon de l'entre-deux-guerres n'était en aucune manière féodale ou semi-féodale, mais était complètement intégrée, économiquement et dans bien des cas socialement, à l'économie industrielle urbaine dominante.

La Constitution Meiji de 1889

La restauration Meiji était une révolution par le haut, mais elle devait nécessairement avoir de grandes répercussions en bas, en suscitant chez les paysans et les travailleurs urbains l'espérance d'une vie meilleure et plus libre. Les deux décennies qui suivirent furent une période de fortes turbulences sociales et politiques.

Pour la première fois dans l'histoire japonaise, les femmes se rebellaient contre leur assujettissement traditionnel, et exigeaient des droits démocratiques. Plusieurs villages et municipalités avaient mis en place des conseils municipaux, et les femmes étaient autorisées à se présenter pour y être élues (à condition que leur mari leur en donne la permission). Des militantes parcouraient le pays, faisant des discours pour réclamer le droit de vote, le contrôle des naissances et le droit d'hériter.

Les forces du radicalisme social trouvèrent leur principale expression organisée dans le Mouvement pour les droits du peuple, qui réclamait un gouvernement démocratique et représentatif. L'agitation rurale centrée autour de ce mouvement atteignit son apogée en 1884, avec une rébellion dans l'arrondissement montagneux de Chichibu, situé au centre du Japon, au nord-ouest de Tokyo. Les paysans mirent à sac les maisons des usuriers, attaquèrent les bureaux gouvernementaux pour détruire les reconnaissances de dettes, et obligèrent les riches à faire des dons pour secourir les pauvres. Ce soulèvement fut écrasé par l'armée, et peu de temps après le Mouvement pour les droits du peuple fut anéanti, l'Etat ayant combiné la répression et la corruption, en achetant beaucoup de ses dirigeants.

La consolidation d'un appareil d'Etat répressif et fort avait jeté les bases politiques de la Constitution Meiji de 1889, calquée sur celle de l'Allemagne impériale. Les ministres étaient nommés par l'empereur (en fait par les membres de l'oligarchie du Meiji agissant en son nom), et non par le parti majoritaire à la Diète.

Le Code civil de 1898, qui faisait du concept de ie (système du foyer familial) la base de la nouvelle structure sociale hiérarchique, adopta comme socle les valeurs d'origine confucéenne de la classe des samouraïs. L'empereur, en tant que chef de la nation tout entière, en était la clé de voûte, le mari devenant de son côté le maître absolu de sa propre famille. Le droit d'aînesse devenait la règle pour toutes les classes. Les femmes étaient considérées comme des mineures, et le Code stipulait que « les infirmes, les personnes handicapées et les femmes mariées ne peuvent engager aucune action en justice ». Les activités politiques étaient interdites aux femmes. Néanmoins, les ouvrières étaient la colonne vertébrale d'une économie industrielle en plein essor – en particulier dans l'industrie textile, qui représentait 60 % du commerce extérieur à la fin du XIXe siècle, et où les femmes représentaient 60 à 90 % de la main-d'oeuvre.

En tant qu'institution, le système impérial inscrit dans la constitution n'était pas une survivance féodale représentant les intérêts de la noblesse foncière (qui avait complètement disparu). Au contraire, l'autorité traditionnelle et l'aura mystique entourant l'empereur étaient maintenant utilisées pour légitimer un appareil d'Etat qui servait avant toutes choses à protéger et à favoriser les intérêts des capitalistes industriels et financiers, dont les zaibatsus constituaient la clé de voûte.

La Première Guerre mondiale et l'industrialisation

La Première Guerre mondiale changea la structure de l'économie et de la classe ouvrière du Japon, et la Révolution bolchévique russe de 1917 changea la physionomie politique de la gauche japonaise. Avant 1914, l'industrie lourde japonaise, étroitement liée à l'armée, restait dépendante du soutien financier du gouvernement. Le Japon exportait des produits manufacturés issus de l'industrie légère – principalement des cotonnades et des soieries – et importait d'Europe et des Etats-Unis des machines-outils et la plus grande partie de son acier.

La guerre bouleversa totalement les circuits existants du commerce mondial, permettant au Japon de se hisser dans le peloton de tête des pays capitalistes industriels. Takahashi Masao, universitaire marxiste japonais, écrivait à ce sujet :

« Comme les nations européennes se consacraient entièrement à l'effort de guerre, la circulation et les échanges de marchandises dans l'économie mondiale étaient complètement stoppés [...].

« Bien qu'avec une grande différence d'échelle et de degré d'industrialisation, l'Amérique comme le Japon purent développer rapidement et largement leurs économies. Ils étaient dans une situation similaire, du fait qu'ils pouvaient tous deux développer les productions manufacturières pour lesquelles ils avaient été jusque-là dépendants de l'Europe. Ils sont ainsi devenus fournisseurs de produits industriels pour les régions sous-développées, ainsi que de biens de diverses sortes pour les nations belligérantes. »

Modern Japanese Economy Since the Meiji Restoration [L'économie japonaise moderne depuis la restauration Meiji], 1967

Entre 1914 et 1921, la production d'acier japonais a doublé ; en valeur, la production de moteurs électriques est passée de 9 à 34 millions de yens. En tout, la production industrielle a été presque multipliée par cinq !

Il en a résulté un changement parallèle dans le poids social et la nature de la classe ouvrière japonaise. La proportion de la main-d'oeuvre industrielle employée dans l'industrie lourde, caractérisée par de grandes usines, est passée de 13,6 % en 1910 à 24,2 % à la fin de la guerre. Au début des années 1920, il existait au Japon un important prolétariat industriel installé dans les villes, majoritairement masculin, travaillant dans les aciéries, les chantiers navals, l'industrie chimique, les usines d'automobiles et de camions, etc. Et pourtant, le Japon est le seul grand pays capitaliste industriel de l'entre-deux-guerres où les luttes paysannes contre les propriétaires fonciers ont été une arène importante de conflits sociaux.

Les changements dans la composition de la main-d'oeuvre, combinés avec l'inflation qui accompagna l'expansion industrielle de la Première Guerre mondiale, provoquèrent une flambée de combativité ouvrière et d'agitation sociale qui atteignit son point culminant dans les « émeutes du riz » en 1918. Entre 1917 et 1918, le prix du riz avait doublé ; en août 1918, des femmes de pêcheurs de la préfecture de Toyama prirent d'assaut des boutiques de riz, à la suite de quoi les émeutes du riz gagnèrent l'ensemble du pays. Le gouvernement fit appel à la troupe pour réprimer les émeutes, tuant plus d'une centaine de manifestants. L'agitation déboucha sur un mouvement de masse pour le suffrage universel. Le cens fut abaissé en 1919 (faisant passer le nombre d'électeurs d'un à trois millions), mais le gouvernement refusa d'accorder le suffrage universel. Grèves et agitation ouvrière se répandirent aussi, et les socialistes japonais commencèrent à gagner de l'influence dans certains grands syndicats.

Les premiers communistes japonais

Les premiers socialistes japonais étaient pour la plupart des chrétiens, et n'étaient que de petits groupes de propagande. Après 1906, un courant anarcho-syndicaliste se développa, mais ses membres collaboraient périodiquement avec le mouvement socialiste, davantage enclin au réformisme. En 1910, le plus connu des anarchistes, Kotoku Shusui, et 26 autres anarchistes furent arrêtés et accusés de comploter l'assassinat de l'empereur et de sa famille. En 1911, à l'issue de ce qu'on appela le « procès de la grande trahison », Kotoku fut exécuté ainsi qu'onze autres personnes, dont sa compagne Kanno Suga. Après cela, la gauche organisée cessa pratiquement d'exister.

Katayama Sen, un dirigeant du courant évolutionniste et pacifiste du socialisme japonais, avait séjourné aux Etats-Unis et y était retourné en 1914. Il militait avec le Parti socialiste, s'intéressait tout particulièrement à la lutte contre l'oppression des Noirs, et fonda par la suite la Ligue des socialistes japonais. Gagné au bolchévisme après la Révolution russe, Katayama fit revenir au Japon de nombreux membres de la Ligue pour aider à fonder un Parti communiste japonais. Il se rendit lui-même à Moscou en 1921, et à partir de 1922 joua un rôle majeur dans la politique japonaise du Comintern. Toutefois, on peut se demander dans quelle mesure il avait réellement rompu avec ses origines chrétiennes et pacifistes. Pendant la dégénérescence stalinienne, il épousa les différents tournants de la bureaucratie avec une loyauté sans faille. En 1928, Trotsky écrivait : « A vrai dire, Katayama est en soi un complet malentendu [...]. Ses conceptions sont un progressisme très légèrement coloré de marxisme » (« Qui dirige aujourd'hui l'Internationale communiste ? », septembre 1928). Toutefois, les militants qu'il avait recrutés aux Etats-Unis ont joué un rôle important dans le mouvement communiste japonais des premières années.

Le noyau de la direction du PCJ des débuts venait du milieu anarcho-syndicaliste comme Yamakawa Hitoshi, Sakai Toshihiko et Arahata Kanson, qui commencèrent à faire de la propagande bolchévique (tel qu'ils le comprenaient) dès mai 1919. Ils furent rejoints par les partisans de Katayama, mais aussi par des étudiants recrutés individuellement car il y avait un courant de marxisme universitaire qui florissait pendant l'après-guerre et que le gouvernement toléra pendant la plus grande partie de la décennie. Malgré l'autorité que les anarcho-syndicalistes avaient conquise dans le mouvement syndical après la guerre, les premiers communistes n'avaient que très peu d'enracinement dans la classe ouvrière.

En avril 1918, le Japon fut le premier pays impérialiste à envahir le territoire du premier Etat ouvrier du monde. En novembre 1922, ses troupes furent les dernières à en partir, et après cela le Japon garda le contrôle de l'île de Sakhaline, n'acceptant d'évacuer ses troupes du nord de l'île qu'en 1925, au moment où des relations diplomatiques avec la Russie soviétique furent enfin établies. Le Japon continua à occuper le sud de Sakhaline jusqu'à ce que ses troupes en soient chassées par l'Armée rouge à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Les bolchéviks s'efforcèrent d'établir des contacts avec les militants japonais attirés par l'étendard de la Révolution russe, mais l'intervention militaire étrangère et la guerre civile qui faisait rage dans l'Extrême-Orient russe rendaient de tels contacts extrêmement difficiles. De plus, au départ, Yamakawa et Sakai hésitèrent à établir des contacts avec le Comintern, de crainte d'attirer l'attention de la très efficace police secrète japonaise. Il fallut attendre avril 1921, quand le communiste coréen Yi Chung-rim, qui avait été étudiant à l'université Meiji, fut envoyé à Tokyo par l'IC, pour que Yamakawa accepte de créer un « comité préparatoire » pour un Parti communiste japonais. A cette époque, les communistes japonais constituaient un cercle peu structuré, imbriqué par endroits avec les anarcho-syndicalistes.

Avec l'ouverture des archives du Comintern à Moscou, beaucoup de nouveaux documents sur le Parti communiste japonais, qui permettent d'éclairer les premières années de ce parti, sont devenus accessibles (comme par exemple le Manifeste du comité préparatoire du PCJ d'avril 1921, écrit par Yamakawa en collaboration avec Kondo Eizo, un protégé de Katayama). D'après ce manifeste de 1921, il est clair que les communistes japonais des premières années considéraient que la restauration Meiji avait jeté les bases d'un Japon capitaliste et n'adhéraient pas à un schéma étapiste.

La première délégation issue du milieu socialiste-anarchiste japonais n'arriva à Moscou qu'à la fin de 1921. Ils venaient participer au Premier Congrès des travailleurs d'Orient qui eut lieu en janvier-février 1922. Participaient à ce congrès des communistes mais aussi des forces nationalistes bourgeoises (le Guomindang chinois était présent), des journalistes et d'autres forces disparates. Le bureau politique russe avait nommé Boukharine, Zinoviev et Staline pour constituer la commission chargée de diriger le congrès. Zinoviev, qui présidait les débats, joua le rôle public le plus important. Boukharine avait contribué à rédiger et à présenter la résolution sur le Japon. Staline rencontra la délégation japonaise, et selon un témoin aurait été un de ceux qui recrutèrent au communisme plusieurs anarcho-syndicalistes. Staline garda jusqu'à la fin de la décennie un intérêt marqué pour l'Extrême-Orient, et il est clair qu'il travailla en étroite collaboration avec Boukharine pour développer le dogme de la « révolution par étapes » et pour le promouvoir auprès des partis communistes d'Orient.

Le congrès eut lieu à la veille de la première attaque cérébrale qui frappa Lénine, et juste au moment où Staline, Zinoviev et Kamenev commençaient à sceller leur alliance contre Trotsky. L'école zinoviéviste, pour qui la politique était une succession de rodomontades et de manoeuvres, contaminait le Comintern. Mais elle n'avait pas encore triomphé. Les « Tâches des communistes japonais » adoptées au congrès déclarent clairement : « Une dictature prolétarienne, le remplacement de la monarchie militaro-ploutocratique par le pouvoir des soviets – tel est le but du Parti communiste. » En même temps, la résolution affirmait que « la configuration des forces de classe au Japon nous permet d'espérer le succès d'un renversement démocratique radical », et argumentait que le PCJ devait s'orienter en conséquence.

Les résolutions et les débats du Premier Congrès des travailleurs d'Orient introduisirent certaines ambiguïtés dans les tâches des partis communistes d'Asie, mais ne constituaient aucunement un schéma achevé de « révolution par étapes ». La direction de l'IC ne voyait pas que l'interruption du commerce avec l'Europe pendant la Première Guerre mondiale avait conduit non seulement à l'expansion de la base industrielle du Japon, mais aussi au développement d'un prolétariat industriel en plein essor dans des pays coloniaux et semi-coloniaux comme la Chine et l'Inde. Ainsi, le principal rapport sur la question nationale et coloniale, présenté par G. Safarov, était basé sur la thèse que le prolétariat de la plupart des pays d'Orient n'avait pas le poids social nécessaire pour jouer un rôle dirigeant dans un soulèvement révolutionnaire. On admettait que le Japon constituait une exception à cette règle et que c'était un pays impérialiste accompli, avec un prolétariat qui était la clé pour libérer l'Orient tout entier. Safarov soutenait que le prolétariat japonais devait s'allier avec les nations qui étaient en lutte pour se libérer de l'impérialisme japonais. Il appelait à l'indépendance politique absolue du prolétariat par rapport aux forces nationalistes bourgeoises avec qui il pourrait collaborer.

Le PCJ et la « révolution par étapes »

Le Parti communiste japonais fut officiellement fondé en juillet 1922, environ six mois après la clôture du Congrès des travailleurs d'Orient. Un mois plus tard, en août 1922, le Comintern décidait que le jeune Parti communiste chinois devait entrer dans le Guomindang. Trois mois plus tard, en novembre, au cours du Quatrième Congrès de l'Internationale communiste, Boukharine rédigeait un projet de programme pour le parti japonais qui, non seulement n'évaluait pas l'importance de la restauration Meiji, mais n'en mentionnait même pas l'existence. Il écrivait :

« Le capitalisme japonais a encore des caractéristiques des anciens rapports féodaux. La plus grande partie des terres est aujourd'hui entre les mains de grands propriétaires fonciers semi-féodaux [...].

« Les survivances des rapports féodaux se voient dans la structure de l'Etat, qui est contrôlé par un bloc entre une certaine partie des capitalistes commerciaux et industriels et les grands propriétaires fonciers. Le caractère semi-féodal du pouvoir d'Etat se voit clairement dans le rôle important et dirigeant des pairs et dans les dispositions fondamentales de la constitution. Dans de telles conditions, l'opposition au pouvoir d'Etat émane non seulement de la classe ouvrière, des paysans et de la petite bourgeoisie, mais aussi d'un important secteur de la bourgeoisie libérale de gauche, qui est opposée au gouvernement existant. »

– « Projet de programme du Parti communiste japonais », novembre 1922, publié par George M. Beckmann et Okubo Genji, The Japanese Communist Party, 1922-1945, Stanford, Stanford University Press, 1969

Plus loin, le programme affirmait :

« Le parti de la classe ouvrière ne peut pas rester indifférent à une lutte contre le gouvernement impérial, même si cette lutte est menée sur des mots d'ordre démocratiques. La tâche du Parti communiste est d'intensifier constamment le mouvement général, dsur tous les mots d'ordre, et de gagner la position dominante dans le mouvement pendant la lutte contre le gouvernement existant.

« C'est seulement après avoir réalisé cette première tâche directe, et quand certains des anciens alliés auront commencé à se rallier au camp de la classe et des groupes vaincus, que le Parti communiste japonais cherchera à faire avancer la révolution, à l'approfondir, et à consacrer ses efforts à l'acquisition du pouvoir par des soviets d'ouvriers et de paysans. »

ibid.

Toutefois, les histoires officielles du communisme japonais ne mentionnent pas qu'il existait un autre projet de programme du PCJ, écrit deux mois avant celui de Boukharine. Ce projet avait été écrit au Japon par Arahata et Sakai. Ils appelaient le Japon l'« Allemagne de l'Orient », et leur programme commençait avec l'affirmation claire et nette que « Le Parti communiste du Japon, section de la Troisième Internationale communiste, est un parti politique prolétarien illégal dont l'objectif est le renversement du régime capitaliste par l'établissement de la dictature du prolétariat, basée sur le pouvoir des soviets. » Ce document ne contient aucune trace d'étapisme.

Le projet de Boukharine traite le programme démocratique qu'il met en avant comme un ordre du jour temporaire pour le Parti communiste pendant sa lutte pour renverser le « gouvernement existant » – comme si le PCJ, en se drapant dans des oripeaux démocratiques, pouvait berner une aile de la bourgeoisie japonaise férocement anticommuniste et la convaincre de collaborer avec lui ! Le projet d'Arahata et Sakai, au contraire, appelle à juste titre (quoique abstraitement) à combiner la lutte pour les droits démocratiques bourgeois à la lutte pour une révolution prolétarienne qui renversera le système capitaliste tout entier.

Le projet rédigé par Boukharine en 1922 se heurta à une importante opposition dans le PCJ, et ne fut jamais adopté officiellement par le parti. En mai 1923, Arahata rédigea un rapport pour le Troisième Plénum élargi du Comité exécutif du Comintern (CEIC), qui eut lieu en juin de cette année-là ; il y décrit le débat qu'il y avait eu dans le PCJ au sujet du projet de Boukharine. Ce rapport a été récemment publié en russe dans le VKP(b), le Comintern et le Japon, 1917-1941, et à notre connaissance les spécialistes du communisme japonais n'y avaient pas eu accès jusqu'ici.

Comme le montre le rapport d'Arahata, au moins une partie de l'opposition au projet de Boukharine provenait de préjugés anarcho-syndicalistes qui avaient subsisté. Le PCJ, qui avait participé en 1921 et 1922 à une série de grèves de plus en plus violentes, continuait à collaborer avec les anarcho-syndicalistes au sein de la Sodomei, la principale fédération syndicale. Les cadres qui devaient fonder le PCJ avaient tourné le dos à la lutte pour le suffrage universel ; la question même de soutenir la revendication du suffrage universel était encore débattue dans le parti fin 1923 (quand Yamakawa cessa finalement de s'y opposer). Des impulsions réformistes étaient apparemment aussi à l'oeuvre : Sakai au moins ne voulait pas appeler à l'abolition du système impérial, craignant que cela ne provoque une intensification de la répression de l'Etat contre le jeune parti.

Les documents du Comintern récemment rendus publics indiquent clairement que les forces disparates qui s'étaient réunies pour fonder le PCJ ne se sont jamais fondues dans un véritable collectif. Le débat des premières années entre éléments pro-bolchéviks et anarcho-syndicalistes n'a jamais été mené à son terme, pas plus que la controverse sur le suffrage universel. Il est clair que la leçon centrale de la Révolution russe, à savoir qu'il faut un parti programmatiquement homogène de révolutionnaires professionnels, n'a pas été assimilée par les premiers dirigeants du PCJ. Celui-ci n'avait pas d'organe central pour exprimer la ligne du parti ; ce qui s'en approchait le plus était Zen'ei (Avant-garde), qui ne publiait que des articles signés et était vu comme étant sous la responsabilité personnelle de Yamakawa. Les animosités personnelles se superposaient souvent aux controverses politiques et ajoutaient à la confusion. Le jeune PCJ avait désespérément besoin de formation et d'aide pour clarifier ses divergences dans des batailles et forger une ligne politique et des cadres déterminés à l'appliquer. Mais en 1922-1923, l'IC commençait déjà à glisser vers la dégénérescence, et ne dispensait plus la clarté politique qu'elle avait fournie au mouvement communiste américain, jeune et agité par les luttes fractionnelles, entre 1919 et 1922 (voir James P. Cannon and the Early Years of American Communism : Selected Writings and Speeches, 1920-1928 [James P. Cannon et les premières années du communisme américain : écrits et discours choisis, 1920-1928], New York, Prometheus Research Library, 1992).

Le Japon n'était pas « semi-féodal », mais la nature non démocratique de sa transition du féodalisme au capitalisme continuait à se manifester d'une multitude de manières. Le gouvernement avait promis d'introduire le suffrage universel masculin à la fin de 1923 ; mais cette loi ne fut promulguée qu'en 1925, et le droit de vote ne fut accordé qu'aux hommes âgés de plus de 25 ans. En même temps, il y eut une intensification des mesures répressives. La « Loi pour la préservation de la paix » de 1925 rendait illégale la participation à toute organisation ayant pour « objectif d'altérer la politique nationale ou la forme du gouvernement, ou de nier le système de la propriété privée » (cité dans Beckmann et Okubo, op. cit.) Une résolution du conseil du trône énonçait les motifs de la nouvelle loi : « Dans la mesure où la mise en place du suffrage universel aura comme résultat une aggravation des idées dangereuses, le gouvernement doit promulguer et mettre en application des lois et règlements pour le contrôle rigide [des idées dangereuses], et doit s'employer à prévenir des abus et des pratiques néfastes » (cité dans Peter Duus, Party Rivalry and Political Change in Taisho Japan [Rivalités de partis et changement politique dans le Japon de Taisho], 1968). C'est sur la « Loi pour la préservation de la paix » que s'appuya le gouvernement pour réprimer le PCJ avec acharnement pendant toute la Deuxième Guerre mondiale.

Quand l'héritage féodal détermine tant d'aspects de l'ordre bourgeois japonais, le poids des revendications démocratiques est forcément plus important dans le programme révolutionnaire prolétarien. Dès sa création en 1988, le Groupe spartaciste du Japon a appelé à l'abolition du système impérial et à l'établissement d'une république ouvrière au Japon (notre section britannique appelle elle aussi à l'abolition de la monarchie et à une fédération de républiques ouvrières des Iles britanniques). Malheureusement, l'idée d'une république ouvrière, un mot d'ordre avancé dès 1898 par le révolutionnaire irlandais James Connolly, semble avoir été absente du vocabulaire de l'Internationale communiste des premières années.

L'orientation de l'IC vers un « parti ouvrier et paysan » et la liquidation du PCJ

Les lignes de démarcation politiques se sont brouillées un peu plus en 1923, quand la direction de l'IC a insisté pour que le PCJ fonde un « parti ouvrier et paysan » légal, qui devait inclure des représentants de l'aile gauche de la bourgeoisie. Ceci faisait partie d'une orientation générale du Comintern, sous la direction de Zinoviev, vers de tels partis, y compris aux Etats-Unis. Le modèle pour ces partis ouvriers et paysans était le Guomindang nationaliste bourgeois de Chiang Kai-shek, qui allait noyer dans le sang la Révolution chinoise de 1925-1927. La direction de l'IC en proposait une version pour le Japon.

Dès le début, Trotsky s'était battu contre la conception d'un parti « de deux classes ». En 1928, il avait lancé une attaque dévastatrice et exhaustive contre la direction banqueroutière du mouvement communiste mondial dans sa « Critique du projet de programme de l'Internationale communiste », programme qui avait été rédigé par Boukharine. Cette critique, qui est un des documents fondateurs du trotskysme mondial, est aujourd'hui connue sous le titre l'Internationale communiste après Lénine, et contient un long chapitre intitulé « De l'idée réactionnaire des "partis ouvriers et paysans bipartites" pour l'Orient » :

« Le marxisme a toujours enseigné, et le bolchevisme a confirmé cet enseignement, que le prolétariat et la paysannerie sont des classes différentes, qu'il est faux d'identifier leurs intérêts, de quelque façon que ce soit, dans la société capitaliste, qu'un paysan ne peut adhérer au Parti communiste que dans la mesure où il passe du point de vue du propriétaire à celui du prolétariat [...].

« Plus le prolétariat est jeune, plus ses "liens" de parenté avec la paysannerie sont récents et intimes, plus la proportion de la population que constitue cette dernière est grande, et plus la lutte contre toute alchimie politique "bipartite" prend de l'importance. En Occident, l'idée d'un parti ouvrier et paysan est simplement ridicule. En Orient, elle est funeste. En Chine, aux Indes, au Japon, elle est l'ennemie mortelle non seulement de l'hégémonie du prolétariat dans la révolution, mais aussi de l'autonomie la plus élémentaire de l'avant-garde prolétarienne. »

Au plénum du CEIC de juin 1923, Arahata intervint pour argumenter contre la perspective de former un parti ouvrier et paysan légal au Japon. Zinoviev répondit : « Nous voulons insister pour que nos camarades japonais tirent les leçons de l'expérience du Parti communiste américain, et essaient d'organiser un parti communiste légal au Japon. » Le mouvement communiste américain était passé dans la clandestinité après les « Palmer Raids », une vague d'arrestations et d'expulsions en 1919-1920, mais la situation était rapidement revenue aux normes de la démocratie bourgeoise, la bourgeoisie américaine s'étant convaincue que son pouvoir n'était pas fondamentalement menacé. Le parti légal formé par les communistes américains en décembre 1921 était le Workers Party, qui avait un programme ouvertement communiste. (Le Workers Party américan suivra lui aussi les directives de l'IC en 1923 et participera à la fondation, sur un programme populiste, du Farmer-Labor Party [Parti agriculteur-ouvrier], lequel ne devait durer que quelques années.)

Arahata répondait très justement à Zinoviev que « Le cas du parti américain n'est pas identique au nôtre [...]. Notre parti est une organisation secrète non pas parce que nous souhaitons être dans la clandestinité, mais parce que la situation nous y contraint » (transcription de l'intervention d'Arahata le 14 juin 1923, archives du Comintern dans les archives d'Etat russes d'histoire socio-politique). Le Japon de 1923 n'était pas une démocratie bourgeoise, et n'était pas sur le point d'en devenir une. Le gouvernement avait promis d'instaurer un suffrage élargi cette année-là, mais les premières élections au suffrage universel (masculin) n'eurent lieu qu'en 1928. Un parti communiste légal n'était pas possible. D'ailleurs, un parti légal ne pouvait même pas appeler à l'abolition du système impérial.

Comme s'il voulait ridiculiser la remarque stupide de Zinoviev, le gouvernement japonais déclencha une vague d'arrestations de communistes en juin 1923, à la veille d'une réunion entre le diplomate soviétique Adolf Ioffé et des représentants du gouvernement japonais à Tokyo. Cette sévère répression mit fin à la discussion du projet de programme de Boukharine. Ioffé avait pris soin de ne pas avoir de contacts avec le PCJ (la direction bolchévique avait adopté une politique juste et nécessaire de séparation entre les activités révolutionnaires du Comintern et la diplomatie de l'Etat soviétique). Mais les arrestations étaient de toute évidence une déclaration d'hostilité à toute influence communiste au Japon. A cette époque, des cercles bourgeois influents s'opposaient à toute négociation avec l'Etat soviétique. Ioffé séjourna encore plusieurs mois à Tokyo, mais ses négociations furent un échec.

Quelques dirigeants communistes japonais réussirent à échapper aux arrestations et à fuir le pays, pour établir en août 1923 un bureau japonais à Vladivostock, avec l'approbation du Comintern. Pour le PCJ, il était effectivement vital d'avoir en permanence un centre émigré. Le parti avait besoin d'une équipe dirigeante hors de portée de l'Etat japonais afin de produire une presse régulière en japonais, tout comme les marxistes révolutionnaires russes avaient jadis publié depuis leur exil européen le journal Iskra (L'étincelle) et la revue théorique Zaria (L'aurore) qu'ils introduisaient clandestinement dans l'empire tsariste. Un centre exilé stable du PCJ aurait pu organiser le débat politique, collecter des informations et rester en contact avec ceux qui travaillaient clandestinement au Japon. Pour forger des partis communistes révolutionnaires, il est important d'avoir un débat politique constant sur le travail réel du parti.

Le bureau japonais de l'IC avait à peine commencé à fonctionner quand un effroyable tremblement de terre détruisit la plus grande partie de Tokyo, le 1er septembre 1923. Au lendemain de cette catastrophe, le pays fut secoué par des pogromes au cours desquels plus de 6000 Coréens et des centaines de Chinois furent massacrés. Communistes, anarchistes et dirigeants syndicaux furent pourchassés et tués ; certains furent assassinés dans les commissariats de police. Il s'ensuivit une vague d'arrestations de dirigeants de la gauche et des syndicats. Suite à cela, le Comintern prit la décision criminelle d'ordonner à la plupart des cadres japonais présents à Vladivostock de retourner au Japon, liquidant ainsi le bureau japonais et détruisant toute possibilité d'établir une base politique et organisationnelle stable pour le PCJ.

A cette époque, toute l'attention des dirigeants de l'IC était concentrée sur la possibilité d'une révolution prolétarienne en Allemagne. Ceux qui ont pris la décision de liquider le bureau japonais, connaissant parfaitement l'étendue du carnage et des arrestations au Japon, crachaient sur la nécessité pour le PCJ de créer et de préserver une direction programmatiquement cohérente, comme celle qui avait été forgée en exil par les marxistes russes, d'abord sous la houlette de Plékhanov, ensuite par les bolchéviks sous la direction de Lénine. Davantage préoccupé par les initiatives diplomatiques soviétiques que soucieux de préserver la direction du PCJ, G. Voïtinsky, du bureau d'Orient de l'IC, envoya au parti une directive qui se terminait par ces phrases :

« Le rapprochement du Japon et de la Russie soviétique après la catastrophe doit devenir le mot d'ordre le plus populaire parmi les masses japonaises, car c'est seulement de la Russie soviétique que peut provenir une aide désintéressée sous forme de matières premières nécessaires à la production japonaise. Le parti doit présenter le rapprochement du Japon et de la Russie comme l'alternative à l'asservissement économique et politique du Japon par le capital anglo-américain. »

—« Directive télégraphiée par G. Voïtinsky au PCJ », 14 septembre 1923, publiée dans le VKP(b), le Comintern et le Japon, 1917-1941 (traduit de l'anglais par nos soins)

Les cadres japonais furent renvoyés au Japon, sans qu'on s'attende même à ce que leur présence ait un impact quelconque. I.I. Feinberg, le représentant du CEIC auprès du bureau japonais, écrivit à ce sujet :

« Je crois qu'il vaut bien mieux envoyer les militants faire du travail dans le pays que de les garder à ne rien faire à Vladivostock.

« D'après les informations dont nous disposons, il est clair que le tremblement de terre a des conséquences économiques extrêmement graves, et placera le Japon sous la dépendance du capital étranger [...]. Nous devons prendre ce fait en compte dans notre politique. Je crois que les instructions que nous avons préparées vont dans cette direction. La seule question est comment les réaliser. Pour parler franchement, je ne suis pas très optimiste. Nos forces au Japon sont encore faibles et inexpérimentées, donc attendre beaucoup de leur part ne rime à rien. »

— « Lettre d'I.I. Feinberg à G.N. Voïtinsky », 20 septembre 1923, ibid. (traduit par nos soins)

Cette décision criminelle exposa le PCJ à des vagues de répression répétées qui devaient le détruire.

Les communistes japonais, dont beaucoup avaient été libérés de prison juste avant le tremblement de terre, n'étaient pas en état de diriger quelque campagne publique que ce soit. Les arrestations avaient ravagé ce petit parti ; les destructions provoquées par le tremblement de terre exacerbaient les problèmes (par exemple, l'imprimerie illégale du parti avait été détruite).

Au lieu de suivre les instructions de l'IC qui leur enjoignaient de développer leur activité publique, les dirigeants communistes japonais décidèrent de liquider le PCJ pour concentrer leurs efforts sur la formation d'un parti ouvrier et paysan légal. Yamakawa, l'inspirateur idéologique de la liquidation, semble avoir accompli à cette époque un virage politique à 180 degrés, abandonnant ses derniers préjugés anarcho-syndicalistes pour se consacrer à la lutte pour le suffrage universel et à une approche parlementariste. Le PCJ fut formellement dissout en mars 1924 ; il ne devait être reconstitué qu'en décembre 1926. Dans l'intervalle, le mouvement communiste japonais fonctionnait en cercles peu coordonnés, se mêlant au milieu marxiste universitaire, mais soi-disant sous la direction d'un bureau central.

Le Comintern s'opposa à la liquidation du PCJ dès que la nouvelle parvint à Moscou. Katayama et d'autres dirigeants du PCJ se mobilisèrent pour organiser les opposants à Yamakawa (parmi lesquels figurait, du moins au début, Arahata) afin de rétablir le PCJ. Mais la liquidation n'était que la conclusion politique logique de la ligne de Zinoviev qui voulait absolument que le PCJ se consacre à l'activité politique légale sous la forme d'un parti ouvrier et paysan. Pendant cette période de liquidation, les communistes japonais, tant les partisans de Yamakawa que ceux de l'IC, formèrent à deux reprises un parti ouvrier et paysan avec l'« Union paysanne du Japon » et la fédération syndicale Sodomei. La première fois le parti fut dissout par le gouvernement dès sa création. Un second parti Rodo Nominto (Parti ouvrier et paysan) fut créé en mars 1926. Au bout de quelques mois, la direction réformiste de la Sodomei, refusant de collaborer plus longtemps avec les communistes, se retira du Rodo Nominto et créa son propre parti ouvrier et paysan. Rodo Nominto n'était plus désormais qu'un groupe paravent légal et « démocratique » des communistes. Yamakawa et Sakai y jouaient un rôle actif, alors même qu'ils refusaient de faire quoi que ce soit pour reconstituer le PCJ.

La controverse sur la restauration Meiji et la « révolution par étapes » continue

La controverse sur le projet de programme rédigé par Boukharine en 1922 n'avait jamais été officiellement tranchée, et pourtant le schéma étapiste avait été adopté comme programme officiel du PCJ. Malgré cela, la nature de la restauration Meiji et de la future révolution au Japon continuait à être source de controverse. Fukumoto Kazuo, qui prit la direction du mouvement communiste japonais en 1926-1927, argumentait que c'était la constitution japonaise de 1889 (et non la restauration Meiji) qui représentait la révolution démocratique-bourgeoise au Japon, bien que ceci « ait été habilement dissimulé aux masses ». Fukumoto faisait très justement remarquer que la bourgeoisie japonaise était devenue réactionnaire, et il affirmait que l'Etat japonais « a aujourd'hui développé en lui le germe de la dictature fasciste ». Faisant preuve de trop d'indépendance d'esprit au goût de Moscou, il fut limogé après avoir été faussement accusé d'être un « trotskyste ».

Le Comintern adopta en 1927 de nouvelles thèses programmatiques sur le Japon. Cette fois encore, l'auteur en était Boukharine. Dans ce document long et contradictoire il argumentait que « La révolution de 1868 a ouvert la voie au développement capitaliste au Japon. Le pouvoir politique est cependant resté aux mains des éléments féodaux. » Boukharine était maintenant obligé d'admettre que la période qui avait suivi la restauration Meiji avait vu « la transformation de l'ancien Etat japonais en un Etat bourgeois ». Contrairement à ce qu'il affirmait dans le projet de programme de 1922, il écrivait : « Le Japon est gouverné par un bloc entre la bourgeoisie et les propriétaires fonciers – un bloc sous l'hégémonie de la bourgeoisie. De ce fait, il faut renoncer à l'illusion que la bourgeoisie pourrait d'une manière ou d'une autre être utilisée comme facteur révolutionnaire, y compris durant la première étape de la révolution démocratique bourgeoise » (« Thèses sur le Japon adoptées lors de la session du présidium du Comité exécutif du Comintern le 15 juillet 1927 », citées dans Beckmann et Okubo, op. cit.). Pourtant, les thèses de 1927 fixaient toujours comme objectif au PCJ une révolution démocratique-bourgeoise qui devrait « se transformer rapidement en révolution socialiste » !

Les thèses de 1927 provoquèrent une scission déclarée avec Yamakawa, Sakai et Arahata, les fondateurs du mouvement communiste, qui formèrent la Rono-ha (Fraction ouvrière et paysanne). Ils s'opposaient au schéma étapiste, et insistaient que la future révolution japonaise serait prolétarienne. Mais, loin de représenter une opposition de gauche à l'opportunisme stalinien, la fraction Rono-ha voulait que l'activité des communistes japonais se limite à un travail légal, sous couvert d'un parti ouvrier et paysan. Le débat entre Rono-ha et ce qui devait devenir Koza-ha (le parti officiel pro-Moscou) sur le développement et la nature du capitalisme japonais devait durer des années et noircir des milliers de pages. Rono-ha argumentait que la bourgeoisie était au pouvoir au Japon, ce qui est correct, mais il est clair que c'était dans une large mesure une justification théorique pour son refus d'appeler à l'abolition du système impérial ou de s'engager dans la moindre activité illégale. Prenant acte de leur volonté de rester dans les limites fixées par la bourgeoisie japonaise, l'Etat autorisa les partisans de Rono-ha à opérer légalement jusqu'en 1937, tout en réprimant avec férocité le PCJ. En 1945, Arahata et Yamakawa devaient jouer un rôle de premier plan dans la création du Parti socialiste japonais sous l'occupation américaine (Sakai était mort en 1933).

Même après la scission avec Rono-ha, la question d'une perspective étapiste n'était pas réglée à l'intérieur du PCJ. En 1931, après avoir chassé Boukharine de la direction de l'IC, Staline s'embarqua dans l'aventurisme sectaire et les poses gauchistes de la « troisième période », et le PCJ élabora de nouvelles thèses programmatiques. La restauration Meiji y était décrite comme « une révolution démocratique-bourgeoise qui a pavé la voie au développement du capitalisme », et le PCJ argumentait que la future révolution japonaise serait une « révolution prolétarienne impliquant des tâches démocratiques-bourgeoises de grande portée » (« Les thèses politiques du Parti communiste japonais », avril-juin 1931, ibid.).

La lueur entrevue dans les thèses de 1931 ne devait cependant pas durer très longtemps. Effrayés par l'invasion japonaise de la Mandchourie, les bureaucrates staliniens du Kremlin refusèrent d'abandonner l'illusion qu'un régime bourgeois bien disposé envers l'Union soviétiques pourrait un jour exister au Japon. L'IC exigea qu'on mette au panier les thèses de 1931. De nouvelles thèses sur le Japon, adoptées en 1932, argumentaient pour le « renversement de la monarchie par la révolution populaire victorieuse », après quoi « la tâche principale du Parti communiste sera la lutte pour la transformation rapide de la révolution démocratique-bourgeoise en révolution socialiste » (« Thèses sur la situation au Japon et les tâches du Parti communiste », mai 1932, ibid.). A cette époque, les persécutions de l'Etat japonais avaient tellement affaibli le PCJ qu'il avait pratiquement cessé d'exister. Le parti n'allait être reconstitué qu'au lendemain de la défaite subie par le Japon pendant la Deuxième Guerre mondiale.

L'occupation américaine a-t-elle accompli une « révolution bourgeoise supplémentaire » au Japon ?

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le PCJ a utilisé le schéma étapiste pour justifier son soutien initial à l'occupation par l'impérialisme américain, qui avait aveuglément bombardé les grandes villes japonaises avec des bombes incendiaires et avait détruit Hiroshima et Nagasaki avec des bombes atomiques. La servilité du PCJ, qui cherchait à s'attirer les bonnes grâces des autorités alliées, était dans la ligne du soutien que les partis pro-Moscou, dans le monde entier, avaient apporté à l'effort de guerre impérialiste soi-disant « démocratique » après l'invasion de l'URSS par l'Allemagne en 1941. Le Parti communiste américain dénonçait les ouvriers américains qui se mettaient en grève pendant la guerre et les qualifiait d'alliés d'Hitler et du Mikado (l'empereur) ; il soutenait aussi l'internement des Américains d'origine japonaise. En 1945, le PC américain applaudit à la destruction d'Hiroshima et Nagasaki par des bombes atomiques !

Le PCJ félicitait les autorités d'occupation en expliquant qu'elles s'en prenaient aux « éléments féodaux » de l'élite dirigeante japonaise. Fin 1945, Yamamoto Masami, cadre de longue date du PCJ, se réjouissait de constater que sous l'occupation « les cliques militaires ont été éliminées, les cliques bureaucratiques ont finalement perdu leur relative indépendance, [...] ce qu'on appelait les zaibatsus familiaux ont aussi commencé à être dissous, et même les possessions des propriétaires terriens parasites sont touchées » (cité par Germaine Hoston, Marxism and the Crisis of Development in Prewar Japan [Le marxisme et la crise du développement dans le Japon d'avant-guerre], Princeton, Princeton University Press, 1986). Même lorsque la guerre froide a commencé pour de bon en 1947, le PCJ a continué à avoir une attitude conciliatrice envers le général Douglas MacArthur et ses forces d'occupation. C'est seulement en 1950, après avoir été dénoncés publiquement par Moscou sur cette question, que les staliniens japonais appelèrent à la fin de l'occupation, et ils ne le firent qu'au nom du nationalisme japonais. Dans les années 1970, le PCJ rompit avec Moscou et Pékin pour devenir purement et simplement un parti de sociaux-démocrates.

L'idée que l'occupation américaine a été en quelque sorte une révolution « démocratique » demeure la conception dominante dans la gauche réformiste japonaise. Il y a quelques années, le journal de l'Institut de recherche Trotsky (IRT) écrivait :

« D'un côté, les réformes de l'après-guerre qui ont été réalisées par l'armée d'occupation américaine étaient des réformes bourgeoises presque radicales dans un pays qui avait une structure industrielle retardataire et un Etat fort qui était avide de conquête tout en étant en proie à une instabilité révolutionnaire. C'était une situation où [dans la période d'avant-guerre] les propriétaires fonciers régnaient sur des villages semi-féodaux, où les ouvriers de l'industrie recevaient de très bas salaires et où il y avait une absence de droits. D'un autre côté, l'armée d'occupation américaine a éliminé d'un seul coup le système impérial dictatorial, et déclenché un mouvement venu d'en bas qui s'est épanoui et qu'elle a ensuite dû réprimer et faire rentrer dans le cadre d'un Etat bourgeois. Ainsi, parce que la restauration Meiji était une "révolution bureaucratique semi-bourgeoise par le haut" qui a empêché une révolution bourgeoise par le bas, les réformes de l'après-guerre réalisées par l'armée d'occupation américaine furent une "révolution bourgeoise supplémentaire par le haut'', pour empêcher une révolution socialiste par le bas. Le Japon a ainsi établi un précédent rare contre le pronostic de Trotsky que les pays capitalistes arriérés, afin de rejoindre le groupe des pays capitalistes avancés, devraient passer par l'expérience de la révolution permanente. »

—Nishijima Sakae, Torotsukii Kenkyu (Etudes trotskystes), été 2001 (traduit par nos soins)

L'Institut de recherche Trotsky a été fondé en 1990 principalement par des membres de la Ligue communiste révolutionnaire du Japon (LCRJ), appartenant à la tendance internationale pseudo-trotskyste dirigée à cette époque par Ernest Mandel. Les mandéliens avaient attiré dans leur cercle mal nommé et antitrotskyste certains intellectuels du PCJ comme Nishijima Sakae, auteur de l'article cité ci-dessus.

Du vivant de Trotsky, il n'y avait pas au Japon de groupe se réclamant du trotskysme. C'est seulement sous l'impact de la révolution politique hongroise de 1956 que des éléments disparates du PCJ et des intellectuels marxistes indépendants attirés par le trotskysme se rassemblèrent pour former en 1957 un groupe hétérogène, la LCRJ. Ces « trotskystes » japonais, qui étaient apparus dans le contexte de l'antisoviétisme virulent du Japon des années 1950, sans lien historique avec l'Opposition de gauche internationale de Trotsky, rejetaient l'analyse de Trotsky pour qui la bureaucratie était une caste contradictoire, et refusaient de défendre militairement l'URSS. Ils étaient par conséquent fondamentalement déficients dès le début. Assimilant à tort le trotskysme à une simple opposition démocratique au stalinisme, la LCRJ et ses alliés du PCJ au sein de lse sont, en choeur avec la très antisoviétique bourgeoisie japonaise, réjouis de la destruction de l'Union soviétique et des Etats ouvriers déformés d'Europe de l'Est.

Avant d'examiner ce qui s'est réellement passé au Japon sous le régime d'occupation du général MacArthur, il faut commencer par s'adresser à une confusion théorique que l'on rencontre souvent. Les démocrates de gauche et les sociaux-démocrates qualifient souvent de « révolution démocratique-bourgeoise » ou simplement « révolution démocratique » n'importe quel soulèvement politique qui se traduit par un changement dans le système parlementaire, qu'il soit le produit de forces externes ou internes. Mais le concept de révolution bourgeoise dans un pays capitaliste avancé est une contradiction dans les termes. Ainsi, le soulèvement dirigé par les sociaux-démocrates en Allemagne en novembre 1918, qui a renversé le Kaiser Guillaume II au lendemain de la défaite subie par l'Allemagne dans la Première Guerre mondiale, n'était pas une révolution démocratique-bourgeoise. C'était une révolution prolétarienne qui commençait. La classe ouvrière ne réclamait pas seulement le renversement du Kaiser, elle avait aussi créé des conseils d'ouvriers et de soldats – des soviets – dans tout le pays. Cependant la direction social-démocrate fit bloc avec le haut commandement de l'armée et des forces paramilitaires d'extrême droite, pour réprimer dans le sang les organes prolétariens de double pouvoir et exterminer l'avant-garde révolutionnaire de la classe ouvrière allemande, représentée par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Par la suite, un gouvernement parlementaire (la République de Weimar) fut établi et dura jusqu'à son remplacement par le régime nazi d'Adolf Hitler en 1933. Les gouvernements successifs, celui du Kaiser Guillaume II, du dirigeant social-démocrate Friedrich Ebert et du fasciste Adolf Hitler, représentaient tous politiquement la bourgeoisie financière et industrielle allemande, personnifiée par Siemens et Krupp.

En Italie et en Allemagne de l'Ouest, ainsi qu'au Japon, l'occupation militaire sous commandement américain après 1945 a instauré des gouvernements parlementaires. Contrairement au système impérial japonais, le caractère bourgeois des régimes fascistes italien et allemand était évident, au moins pour les marxistes, même s'il y avait encore une monarchie en Italie. Mussolini et Hitler étaient initialement arrivés au pouvoir dans des situations de régimes parlementaires fragiles ébranlés par d'importants troubles sociaux. Des secteurs décisifs des bourgeoisies italienne et allemande avaient soutenu le mouvement fasciste par peur d'une « révolution rouge ». Le magnat capitaliste allemand Alfred Hugenberg, ancien directeur de l'empire Krupp, joua par exemple un rôle clé dans la nomination d'Hitler au poste de chancelier.

Le système impérial d'Hirohito avait évidemment un caractère politique différent de celui des régimes fascistes de Mussolini et d'Hitler. Non seulement il avait son origine dans l'époque féodale, mais le Japon n'avait jamais connu de démocratie parlementaire. Le gouvernement d'Hirohito et du général Tojo, néanmoins, représentait politiquement les secteurs dominants du capital financier et industriel japonais.

Ni la domination économique de la bourgeoisie japonaise, ni la composition de ses échelons supérieurs n'ont changé sous l'occupation militaire américaine. Les autorités américaines avaient au début parlé de démanteler les zaibatsus dans le cadre d'un plan pour saboter toute possibilité de voir le Japon réémerger comme puissance industrielle. A la fin, rien ne fut fait à cet égard. Le fait que des noms comme Mitsubishi, Mitsui et Sumitomo soient aujourd'hui encore synonymes du capitalisme japonais montre qu'il y a une continuité dans la classe dirigeante japonaise depuis l'époque Meiji jusqu'à maintenant.

Le régime d'occupation américaine a aussi préservé la continuité de l'élite politique japonaise (par opposition à l'élite militaire). Hirohito est resté empereur, bien qu'ayant été contraint d'abjurer publiquement ses prétentions à une ascendance divine. Yoshida Shigeru, Premier ministre pendant la plus grande partie de l'occupation ainsi que pendant les premières années après la fin de l'occupation, avait été un diplomate de haut rang dans le Japon impérial d'avant 1945, et avait occupé en particulier le poste d'ambassadeur en Grande-Bretagne. Les autres principaux responsables japonais sous l'occupation avaient des curriculum vitae similaires à celui de Yoshida, quoique moins prestigieux.

En-dessous du niveau de celui des hauts responsables gouvernementaux, la bureaucratie d'Etat, y compris son important appareil policier, fut laissée intacte et servit de courroie de transmission administrative pour appliquer la politique du quartier général (QG) de MacArthur. Même les membres de la fameuse Tokko (Police de sécurité spéciale), que l'on appelait la « police pour le contrôle des esprits », furent simplement réaffectés à d'autres ministères. Il ne fait aucun doute que beaucoup d'entre eux ont été très utiles dans la chasse aux communistes des autorités américaines dans les dernières années de l'occupation.

En Italie et en Allemagne de l'Ouest, les changements effectués pendant l'occupation sous commandement américain furent essentiellement limités à la superstructure politique. Il n'y eut aucun changement fondamental dans la base économique de ces sociétés. Au Japon, au contraire, le régime d'occupation américain fit une réforme agraire qui transforma la masse des métayers en petits et moyens propriétaires terriens. Annonçant cette réforme fin 1945, MacArthur, un militariste américain réactionnaire, déclarait qu'elle « détruira le servage économique qui a maintenu en esclavage le fermier japonais pendant des siècles d'oppression féodale » (cité par R.P. Dore, Land Reform in Japan [La réforme agraire au Japon], Londres, Oxford University Press, 1959).

Comme nous l'avons vu, le gros de la gauche japonaise, représenté par le PCJ, expliquait depuis longtemps que les formes d'exploitation féodales étaient toujours prédominantes dans l'agriculture. Pour évaluer l'impact de la réforme agraire de MacArthur, il faut prendre en compte la politique d'ensemble du régime d'occupation américain, et notamment ses interactions avec l'intensification de la guerre froide en Extrême-Orient, au moment de la Révolution chinoise de 1949 et de la guerre de Corée en 1950-1953.

La vague de luttes ouvrières et l'occupation US

On peut diviser l'occupation en trois phases. La première, « démocratique », a vu une importante vague de radicalisation ouvrière. Elle fut suivie d'une période de réaction politique, de répression et d'austérité économique, que les historiens ont appelé la « marche arrière ». Et lors de la période finale, qui fut précipitée par le déclenchement de la guerre de Corée en juin 1950, l'impérialisme américain et l'impérialisme japonais, qui renaissait de ses cendres, s'allièrent contre l'URSS.

C'est une grève de prisonniers de guerre chinois et de travailleurs forcés coréens affectés au travail obligatoire dans les mines d'Hokkaido qui fut le détonateur de la vague de luttes ouvrières en septembre 1945. Le gouvernement japonais et les propriétaires des mines avaient embauché des nervis pour fomenter des attaques racistes, mais leurs efforts pour dresser les ouvriers japonais contre leurs frères de classe chinois et coréens se soldèrent par un échec. L'action courageuse des mineurs d'Hokkaido déclencha une vague de grèves encore plus importante. En décembre 1946, 92 % des mineurs du Japon étaient syndiqués. Un an et demi après la fin de la guerre, près de 4,5 millions d'ouvriers étaient organisés dans des syndicats, comparé à moins d'un demi-million dans la période la plus favorable de l'avant-guerre.

Le Parti communiste était la seule grande organisation politique du Japon impérial à s'être opposée à la campagne impérialiste pour la colonisation et la guerre mondiale. De ce fait, ses dirigeants et ses cadres qui sortaient de prison ou revenaient d'exil jouissaient d'une immense autorité morale, bien au-delà de ce qui constituait auparavant la base du parti. Dans son principal ouvrage sur l'occupation, un historien de gauche américain écrivait :

« Le fait que ce soit des communistes convaincus qui ont résisté avec le plus de principes à la guerre conférait à ces personnes une aura considérable. Quand Tokuda Kyuichi et plusieurs centaines d'autres communistes furent libérés de prison, ils devinrent instantanément des célébrités et des héros dans une société dont les anciens héros avaient soudain été déboulonnés. De même, le retour de Chine [du dirigeant du PCJ] Nosaka Sanzo, en janvier 1946, après un long voyage, attira une foule immense. Lui aussi fut accueilli en héros ; on dit que même des conservateurs étaient venus l'acclamer. »

—John Dower, Embracing Defeat, Japan in the Wake of World War II [Embrasser la défaite, le Japon au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale], New York, W. W. Norton & Co., 1999

Les meetings qui accueillaient les dirigeants du PCJ libérés attiraient un grand nombre de personnes d'origine coréenne. Kim Ch'on-hae, dirigeant coréen du PCJ, joua un rôle central dans la création de l'organisation coréenne militante Chouren ; il sillonnait le pays pour inciter les Coréens à adhérer à Chouren et au PCJ. Des militants du PCJ étaient à la direction de la Sanbetsu, la fédération syndicale la plus combative. La classe ouvrière était clairement à l'offensive. L'aspect le plus spectaculaire et le plus significatif du radicalisme ouvrier dans cette période fut la formation de comités de « contrôle de la production » qui prenaient le contrôle des usines et remettaient en cause l'autorité traditionnelle de l'encadrement et des propriétaires. Une journaliste américaine de gauche en visite au Japon à cette époque écrivait :

« Dans les premiers jours de l'occupation, la plupart des conflits étaient réglés rapidement, en général par une victoire du syndicat. Les employeurs étaient abasourdis par la défaite, désorganisés et incertains ; ils craignaient de s'aliéner les forces d'occupation, et dans certains cas, sans doute, redoutaient que la situation ne devienne révolutionnaire. »

—Miriam S. Farley, Aspects of Japan's Labor Problems [Aspects des problèmes du mouvement ouvrier japonais], New York, The John Day Company, 1950

La réforme agraire et la défaite de la vague de luttes d'après-guerre

Le programme de réforme agraire mis en oeuvre par MacArthur était explicitement destiné à empêcher les masses rurales de rejoindre le mouvement des luttes ouvrières urbaines. Le Premier Mai 1946, trois millions d'ouvriers et de paysans participèrent à des manifestations dans tout le pays. Avec l'aggravation de la crise alimentaire, des Comités de citoyens pour le contrôle de la nourriture surgirent un peu partout dans le pays. Le 19 mai, un Premier Mai de la nourriture fut organisé à Tokyo : 300000 ouvriers et paysans pauvres encerclèrent les bureaux du Premier ministre pour exiger sa démission.

Ces événements alarmèrent les forces d'occupation, et pour y répondre elles s'empressèrent de concocter un programme de réforme agraire, qui fut finalement annoncé en octobre 1946. Un tiers de toutes les terres arables du Japon (un peu moins de deux millions de chos – presque autant d'hectares) fut transféré des propriétaires fonciers aux métayers. Les propriétaires fonciers avaient obligation de vendre ces terres au gouvernement, qui les revendait au prix d'achat aux métayers ou autres fermiers qui les travaillaient. L'aspect financier de l'opération fut grandement facilité par le taux d'inflation élevé de l'époque, puisque le gouvernement comme les fermiers qui lui achetaient les terres payaient en yens, et que le yen se dépréciait rapidement. La plupart des métayers n'eurent pas besoin de contracter d'emprunts à long terme, mais purent acheter les terres en liquide en l'espace d'un an ou deux.

La proportion des terres cultivées sous une forme ou une autre d'affermage chuta de 45 % à 10 %. Et la proportion de métayers au sens strict du terme (c'est-à-dire ne possédant aucune terre) tomba de 28 % à 5 %. Il s'était donc produit un changement significatif dans la structure de la propriété des terres, et une réduction de la plus-value (rente et intérêts) extraite des travailleurs ruraux. Ceci enraya le mécontentement dans les campagnes, et permit à MacArthur de se consacrer à la lutte contre la classe ouvrière.

Dans les villes, pendant ce temps, le gouvernement japonais se dirigeait vers une confrontation de grande ampleur avec la classe ouvrière. La situation économique continuait à se désintégrer, les prix des produits de première nécessité avaient quasiment quadruplé. Le mécontentement était aussi alimenté par l'impression que pas grand-chose n'avait changé dans la structure politique du pays. La Sanbetsu appela à une grève générale pour le 1er février 1947, elle réclamait non seulement une augmentation des salaires mais aussi la démission du gouvernement de droite Yoshida, détesté de tous, et l'établissement d'un « gouvernement populaire » ; ces revendications étaient soutenues avec enthousiasme par les trois principales fédérations syndicales, représentant quelque quatre millions d'ouvriers. Mais les staliniens japonais, tout comme leurs congénères d'Europe de l'Ouest, n'étaient ni enclins ni prêts à lutter pour le pouvoir. Effrayés, mais désireux de sauver la face, ils demandèrent au quartier général de MacArthur de publier un ordre écrit interdisant la grève, ce que MacArthur accepta. Littéralement en dernière minute, Ii Yashiro, le chef du comité de grève, appela dans un message radiodiffusé à annuler la grève.

Le PCJ avait ainsi fait subir à la classe ouvrière une lourde défaite qui imprima de façon négative sa marque sur l'ordre social de l'après-Deuxième Guerre mondiale. Il avait aussi perdu une occasion énorme de surmonter le virulent nationalisme japonais qui avait enchaîné la classe ouvrière à sa bourgeoisie. Chouren avait collecté de l'argent et organisé des comités de soutien à la grève, écrivant dans son journal : « La grève générale de février que prépare la classe ouvrière japonaise, et qui est dans notre intérêt mutuel, doit être notre lutte. Sa victoire sera notre victoire, et sa défaite notre défaite. » Chouren ne fut même pas informé que la grève avait été annulée ! Les staliniens perdirent bientôt leur influence et leur autorité dans tout le pays.

Le régime d'occupation américain entreprit alors de briser le mouvement syndical dirigé par des militants de gauche. En 1948, le quartier général de MacArthur interdit toute grève des fonctionnaires, qui avaient été jusque-là à la pointe de la combativité ouvrière. Ceci fut suivi d'une vaste chasse aux communistes. Environ 20 000 militants du Parti communiste, ainsi que d'autres militants de gauche, furent licenciés. Ceci fit chuter les effectifs de la Sanbetsu, qui passèrent de plus d'un million de membres à la mi-1949 à moins de 300 000 un an plus tard. Les syndicats dirigés par des sociaux-démocrates perdirent eux aussi des membres pendant cette période.

A la fin de l'occupation, le Japon avait le mouvement syndical le plus faible de tous les grands pays capitalistes avancés. En 1953, une grève de Nissan fut vaincue. Par la suite, les ouvriers du secteur industriel privé furent organisés dans des « syndicats » financés et contrôlés par les entreprises. C'est donc la politique répressive de la « marche arrière », et non les réformes « progressistes » de la période précédente, qui a beaucoup contribué au « miracle économique » japonais des années 1950-1960.

L'agriculture, la guerre froide et le « miracle économique » japonais

La thèse selon laquelle la réforme agraire réalisée sous l'occupation américaine a représenté une sorte de révolution bourgeoise est le plus souvent basée sur l'argument que le système agraire d'avant 1945 bloquait la poursuite de la modernisation du pays. Cet argument a deux volets. Le premier c'est que la condition misérable des travailleurs ruraux limitait le marché intérieur pour les produits industriels. Le second est que le développement d'un secteur agricole moderne était essentiel pour le développement du Japon, et que la pauvreté des métayers d'avant la Deuxième Guerre mondiale bloquait ce développement car il leur manquait à la fois les moyens financiers et les incitations économiques pour investir dans des technologies modernes.

Dans le court terme historique, l'accroissement des revenus des foyers ruraux du fait de la réforme agraire fut consacré, comme on pouvait le prévoir, presque entièrement à la consommation et non à l'investissement. Dans une large mesure, l'augmentation de la consommation des anciens métayers et de leurs familles remplaça simplement celle de leurs anciens propriétaires. De toute façon, la demande accrue de produits manufacturés dans les villages n'a été au mieux qu'un facteur minime dans le développement industriel rapide du Japon des années 1950.

Le deuxième volet de l'argument ne résiste pas non plus à l'examen. Les dirigeants du Japon de l'époque Meiji avaient poursuivi une politique d'autosuffisance agricole, pour la même raison qu'ils avaient interdit de facto les investissements étrangers et construit un complexe militaro-industriel moderne : pour protéger l'indépendance du Japon contre la menace représentée par les Etats impérialistes occidentaux. Dans les années 1890 Tani Kanjo, le principal homme d'Etat de l'époque Meiji qui avait autrefois été ministre de l'Agriculture et du Commerce, déclarait que le Japon devait être capable de se nourrir lui-même en cas de guerre, que l'autosuffisance en produits alimentaires de base était plus importante encore que l'autosuffisance en armement moderne.

Cependant, il était inefficace et contraire à la dynamique du marché capitaliste mondial que le Japon conserve un secteur agricole important. Ainsi, une des principales motivations économiques de l'expansionnisme colonial japonais en Extrême-Orient, des années 1890 jusqu'aux années 1930, était d'obtenir des sources sûres de produits agricoles relativement bon marché, ainsi que des matières premières pour l'industrie. Fin 1941, quand le Japon entra en guerre contre les Etats-Unis, 31 % de son riz et 58 % de son soja venaient de Mandchourie et des autres régions occupées de la Chine, sans compter les colonies asiatiques plus anciennes du Japon, la Corée et Formose (Taïwan).

C'est au niveau politique, et non économique, que la réforme agraire parrainée par les autorités d'occupation américaines a donné le plus de résultats. Dans les années 1920 et au début des années 1930, les métayers et les petits propriétaires paysans s'étaient lancés dans des luttes de masse contre les propriétaires fonciers rapaces et les usuriers de village sous la direction des communistes et d'autres militants de gauche. Au milieu et à la fin des années 1940, quand les paysans ont acquis leurs propres terres et ont reçu des prêts subventionnés par le gouvernement, ils sont devenus politiquement conservateurs. Les villages ont fourni une forte proportion (quoique en diminution progressive) des voix qui ont maintenu au pouvoir à Tokyo une formation de droite, le Parti libéral-démocrate (PLD) – sauf durant une brève période au milieu des années 1990. Le PLD continue à maintenir un secteur agricole pour des raisons politiques. Ceci nécessite non seulement un niveau élevé de protectionnisme, mais aussi des subventions massives et des programmes de travaux publics dans les campagnes qui représentent une lourde charge pour l'économie dans son ensemble.

Un programme d'austérité a coïncidé avec la chasse aux communistes et l'offensive antisyndicale déclenchées en 1947 par le régime d'occupation américain, et a aussi contribué à aggraver celles-ci. Ce programme était appelé la « ligne Dodge », du nom de son principal architecte, le banquier réactionnaire de Detroit Joseph Dodge. Sur ordre de Dodge, le gouvernement japonais avait considérablement réduit les dépenses, tandis que la masse monétaire et le crédit se contractaient brutalement. En conséquence de quoi 500000 ouvriers furent licenciés, dans le secteur public et le secteur privé. On estime qu'un tiers de toutes les petites entreprises fit faillite.

Pourtant, vingt ans plus tard, on parlait couramment d'un « miracle économique » japonais. La cause profonde de ce changement rapide du destin économique du Japon est à chercher dans les événements de portée mondiale survenus en Asie continentale. En 1945, quand les Etats-Unis ont vaincu le Japon, les impérialistes américains pensaient qu'ils avaient finalement le contrôle sur la Chine, le grand enjeu de la guerre du Pacifique. Le gouvernement américain voyait dans le régime de Chiang Kai-shek son principal point d'appui en Extrême-Orient. Ceci avait été souligné au niveau diplomatique par la décision de faire de la Chine un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies nouvellement constituées. Et dans la logique de cette orientation stratégique de Washington vis-à-vis de la Chine, il fallait empêcher le Japon de se relever et de redevenir une grande puissance capitaliste (et un rival potentiel) en Extrême-Orient.

Mais quand, en 1949, l'Armée populaire de libération, la force militaire à dominante paysanne de Mao Zedong, l'emporta face aux forces de Chiang dans la guerre civile chinoise, les plans de l'impérialisme américain pour dominer l'Extrême-Orient furent bouleversés. Les dirigeants américains entreprirent de faire du Japon leur principal allié stratégique dans la région, un tournant grandement accéléré par la guerre de Corée. C'est cette guerre de grande ampleur entre l'impérialisme américain et les pays communistes d'Asie qui sortit finalement le Japon de sa récession économique prolongée d'après 1945.

Mitsubishi, Toyota et Cie devinrent l'intendance des forces expéditionnaires américaines en Corée, à qui ils fournissaient toute une gamme de matériel, depuis des camions et des munitions jusqu'à des uniformes et des produits pharmaceutiques. Pendant les huit premiers mois de la guerre, la production d'acier augmenta de près de 40 %. L'industrie japonaise était aussi mobilisée pour effectuer des réparations sur les navires de guerre, les avions et les chars US. Le Premier ministre Yoshida, euphorique, qualifia la guerre de Corée de « cadeau des dieux ».

Ainsi commençait le « miracle économique » japonais, qui devait durer deux décennies. Dans les années 1950-1960, le Japon enregistrait en permanence un important excédent de sa balance commerciale avec les Etats-Unis, ce que le pouvoir en place à Wall Street et à Washington acceptait à l'époque comme le prix à payer pour maintenir son alliance stratégique avec le Japon contre les Etats sino-soviétiques. C'est seulement au début des années 1970 que les Etats-Unis entreprirent d'endiguer le flot des importations de produits manufacturés japonais au moyen de divers dispositifs protectionnistes. Ce fut le commencement de la fin du « miracle économique » japonais. Dans la décennie qui a suivi la destruction contre-révolutionnaire de l'Union soviétique, le Japon s'est retrouvé plongé dans un marasme économique prolongé.

Vers une république ouvrière japonaise !

Quand le PCJ, sous la pression de Moscou, se décida enfin à s'opposer à l'occupation, il prétendit que les troupes alliées avaient transformé le Japon en pays dépendant, voire en « semi-colonie », de l'impérialisme américain. En 1950 Tokuda Kyuichi, le secrétaire général du PCJ, comparait le Japon à la Chine d'avant 1949, sous le régime fantoche de Chiang Kai-shek ! Sous prétexte qu'une révolution « anti-impérialiste » est nécessaire pour débarrasser le Japon de ce statut de dépendance, le PCJ continue aujourd'hui encore à colporter le schéma étapiste :

« Ce qui est caractéristique de la situation actuelle du Japon c'est sa subordination d'Etat envers les Etats-Unis, situation extraordinaire non seulement parmi les pays capitalistes développés mais dans les relations internationales du monde contemporain, dans lequel la colonisation appartient à l'histoire. La domination US sur le Japon a clairement un caractère impérialiste, parce qu'elle foule aux pieds la souveraineté et l'indépendance du Japon dans l'intérêt de la stratégie mondiale US et du capitalisme monopoliste US [...].

« Le changement dont la société japonaise a besoin aujourd'hui, c'est une révolution démocratique et non une révolution socialiste. C'est une révolution qui mettra fin à l'extraordinaire subordination envers les Etats-Unis et au pouvoir tyrannique des grandes sociétés et des cercles affairistes, une révolution qui assurera au Japon une authentique indépendance et qui accomplira des changements démocratiques dans la politique, l'économie et la société. »

Nihon Kyosan-to Koryo (Programme du Parti communiste japonais), adopté lors du 23e Congrès, janvier 2004 (projet de traduction en anglais par le PCJ)

Un article publié en 1956 dans Rebelle, un précurseur direct de la LCRJ pseudo-trotskyste, décrivait le Japon en des termes similaires à ceux des staliniens, comme « une dépendance particulière, intermédiaire entre colonie et dépendance ». C'est une position répandue dans toute la gauche réformiste japonaise. Ainsi, le groupe « nouvelle gauche » Kakumaru, issu d'une scission extrêmement stalinophobe de la LCRJ en 1958, s'indigne que :

« Le régime Koizumi accède à toutes les exigences politiques, économiques et militaires du régime Bush [...]. Koizumi porte peut-être un bandeau orné d'un hinomaru [soleil levant], mais ses sous-vêtements sont des caleçons aux couleurs d'une bannière étoilée géante, et ses chaussures sont des rangers de l'armée US. »

Kaiho (Libération), 19 janvier 2004

Avec leur supériorité militaire écrasante, les Etats-Unis restent la puissance impérialiste dominante sur cette planète. Mais comme la tension monte avec les Etats-Unis, particulièrement depuis l'effondrement contre-révolutionnaire de l'Union soviétique en 1991-1992, la bourgeoisie japonaise a considérablement intensifié le renforcement de son armée pour qu'elle soit à la hauteur de sa puissance économique, et pour démontrer qu'elle est déterminée à protéger ses propres intérêts impérialistes dans toute l'Asie. Le Japon a envoyé des navires de guerre, des avions et plus de 1000 soldats dans l'océan Indien pour aider l'invasion américaine de l'Afghanistan en 2001. Il maintient un contingent d'environ 500 soldats qui participent à l'occupation de l'Irak. En prétendant que le Japon est sous la coupe de l'impérialisme américain, la gauche pseudo-socialiste montre comment elle nage elle-même dans le nationalisme japonais jusqu'au cou, et fait le jeu des éléments revanchistes les plus extrêmes de la bourgeoisie japonaise.

Lors du Premier Congrès des travailleurs d'Orient, en janvier-février 1922, Zinoviev déclarait avec raison : « Le prolétariat japonais tient entre ses mains la clé de la solution de la question extrême-orientale. » Bien que le prolétariat ait maintenant un vrai poids social dans d'autres pays d'Extrême-Orient, la classe ouvrière japonaise reste la plus puissante de la région. Si les travailleurs japonais ne veulent pas se retrouver face à un chômage massif ou embarqués dans de nouvelles aventures impérialistes, ils doivent se joindre aux ouvriers d'Indonésie, du Vietnam, de Thaïlande, de Chine et de Corée dans la lutte pour une Asie socialiste. Et cela veut dire en particulier qu'ils s'allient pour défendre militairement les Etats où le capitalisme a été aboli en Asie – la Chine, la Corée du Nord et le Vietnam – malgré leurs directions staliniennes. Une révolution prolétarienne au Japon encouragerait énormément le prolétariat chinois à chasser les bureaucrates qui exposent le pays à l'exploitation impérialiste et au danger de contre-révolution interne. Mais cela signifie qu'il faut rompre avec le nationalisme virulent qui est la justification idéologique de l'impérialisme japonais.

Dans son article de 1933, Trotsky notait : « Le mélange hâtif entre Edison et Confucius a laissé son empreinte sur toute la culture japonaise. » Le Japon a encore aujourd'hui d'innombrables traces de son passé féodal. L'article premier de la Constitution d'après-guerre déclare que l'empereur est « le symbole de l'Etat et de l'unité du peuple », et l'empereur continue de servir de point de ralliement à toutes les forces réactionnaires de la société japonaise. Toutes les dates officielles, pour le gouvernement comme pour les activités commerciales, sont calculées sur les années de règne de l'empereur actuel. L'Etat est toujours basé sur la mythologie shintoïste, avec son concept raciste de la supériorité des peuples du Yamato. La citoyenneté japonaise n'est pas automatiquement accordée, même à des Coréens et à des Chinois de la quatrième ou de la cinquième génération au Japon.

Il continue à exister des discriminations contre ceux dont les ancêtres étaient Burakumins. Comme la majorité des Burakumins sont contraints de vivre dans des quartiers séparés, l'adresse sur les livrets de famille les identifie immédiatement. Les enfants Burakumins sont brutalisés à l'école, les adultes se voient refuser des emplois, et dans de nombreux cas des amants sont séparés par des parents réactionnaires qui croient toujours que les Burakumins sont des sous-hommes.

Le Japon – le pays du train à grande vitesse, de la PlayStation de Sony, de la robotique, celui qui a développé une technologie de précision de pointe – a la capacité technologique, si elle était placée dans les mains de la classe ouvrière, d'accélérer de façon formidable l'élimination de la faim, de la pénurie et des maladies. Mais on interdit toujours aux femmes de pénétrer dans les tunnels en construction du train à grande vitesse de peur que la « déesse de la montagne » ne devienne jalouse. Elles ne peuvent pas non plus entrer dans un sumo dojo (une arène de lutte), parce qu'elles sont « impures ». La langue japonaise a toujours une structure compliquée à quatre niveaux qui exige des degrés différents de soumission en fonction de la classe, de l'âge, du sexe et du statut social de la personne à qui l'on s'adresse. L'onna kotoba, une langue séparée pour les femmes, encourage délibérément l'obéissance et la soumission ; elle est obligatoire pour toutes les cérémonies officielles et doit être utilisée au sein même de la famille quand une femme s'adresse à ses gendres. Le GSJ lutte pour l'élimination de toutes les discriminations basées sur le statut, l'âge et le sexe, et de ce qui leur sert d'appui dans un langage dégradant.

Selon presque tous les indicateurs sociaux, les femmes japonaises se trouvent au bas de l'échelle des pays industriels avancés. Un peu plus de la moitié seulement des femmes japonaises travaillent, contre 70 % de leurs consoeurs occidentales. L'idéologie de la « bonne épouse, mère avisée » est codifiée dans la loi et les pratiques des entreprises. La plupart des entreprises versent aux employés de sexe masculin des primes familiales si leur femme ne travaille pas ; ces primes représentent souvent davantage que ce que pourrait gagner une femme mariée travaillant à mi-temps. 77 % des travailleurs à temps partiel au Japon sont des femmes. En moyenne, le salaire des femmes représente seulement 60 % de celui des hommes, et ce pourcentage est resté stable depuis que les femmes sont entrées pour la première fois dans le monde du travail comme ouvrières du textile, à la fin des années 1880. La pression sociale exercée sur une femme qui atteint la trentaine pour qu'elle se marie et occupe la « place convenable » dans la société est énorme. Les femmes célibataires plus âgées sont appelées makeinu (chiennes perdantes) et motenai onna (femelles non désirées).

La Ligue communiste internationale se réclame de l'héritage de la Quatrième Internationale de Trotsky. Nous étudions ses décisions programmatiques et politiques avec un esprit critique, afin de nous armer pour les batailles à venir. Nous avons également examiné d'un oeil critique l'héritage des quatre premiers congrès de l'Internationale communiste, et cela nous a conduits à formuler des réserves sur certaines décisions adoptées à l'occasion du Quatrième Congrès. Le Groupe spartaciste du Japon poursuit le combat pour forger un parti authentiquement communiste au Japon. Ce parti ne peut être construit que sur la base d'une lutte intransigeante contre la recrudescence du chauvinisme japonais, la résurgence du militarisme et l'affreuse oppression des femmes. En refusant de charger du matériel militaire sur des navires de guerre japonais en partance pour l'océan Indien en 2001, les dockers de Sasebo ont donné un exemple remarquable au prolétariat du monde entier. Abolition du système impérial ! Troupes japonaises hors d'Irak, de l'océan Indien, du Timor oriental et du plateau du Golan ! Pour la fin des discriminations à l'encontre des Burakumins et des Aïnous ! Les registres familiaux à la poubelle ! Pleins droits de citoyenneté pour les Japonais d'origine coréenne et chinoise, et pour tous ceux qui vivent au Japon ! Déchirez les cartes de gaijin (étranger) ! A travail égal, salaire égal ! Pour un contrôle des naissances gratuit et sûr, des crèches ouvertes 24 heures sur 24 et une prise en charge médicale des personnes âgées ! Le Groupe spartaciste du Japon défend des revendications comme celles-ci dans le cadre de son programme général de révolution socialiste. C'est seulement sur ce programme que l'on pourra forger le parti révolutionnaire prolétarien qui pourra diriger la lutte pour renverser le capitalisme au Japon. En avant vers une république ouvrière japonaise !

Note

Certains documents provenant des archives du Comintern sur le PCJ ont été publiés en russe dans VKP(b), Komintern i Yaponiya 1917-1941 (le VKP(b) [Parti communiste pan-russe (bolchévik)], le Comintern et le Japon, 1917-1941 [Moscou, Encyclopédie politique russe, 2001]. Nous nous sommes appuyés sur ce recueil pour le présent article. En 1998 et 1999, le professeur Kato Tetsuro, historien social-démocrate anticommuniste, a publié en japonais les résultats de ses recherches dans les archives du Comintern sur le PCJ dans une série d'articles : « 1922.9 no Nihon Kyosan-to Koryo » [ue, shita] ; « Dai Ichi-ji Kyosan-to no Mosokuwa Hokokusho » [ue, shita] (Ohara Shakai Mondai Kenkyujo Zasshi, Hosei Daigaku, Ohara Shakai Mondai Kenkyujo, 1998.12, 1999.1, 1999.8, 1999.11) (« Le programme de 1922 du Parti communiste japonais » [première et deuxième parties], et « Rapport de Moscou sur le premier Parti communiste » [première et deuxième parties], Journal de l'Institut Ohara pour la recherche sociale, décembre 1998, janvier, août, novembre 1999). La collection complète des documents microfilmés, Comintern Archives : Files of the Communist Party of Japan (Archives du Comintern : les dossiers du Parti communiste du Japon), publiée au printemps 2004 par IDC Publishers aux Pays-Bas, n'était malheureusement pas encore disponible à l'époque de la rédaction du présent article.

Spartacist édition française nº 36

SpF nº 36

été 2004

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Origines du communisme japonais, débat sur la «révolution par étapes» et l'occupation américaine

La restauration Meiji: une révolution pro-bourgeoise non démocratique

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Spartacist a quarante ans

«Vers la renaissance de la IVe Internationale»

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Quatrième Conférence de la LCI, automne 2003

La lutte pour la continuité révolutionnaire dans le monde post-soviétique

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Campagne aux USA contre les immigrés, les femmes, la sexualité

Les USA et l'ONU partent en croisade contre la «traite des femmes»

(Femmes et Révolution)