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Le Bolchévik nº 79

janvier 1988

Il faut un parti trotskyste en Tunisie

Le coup d'Etat de Ben Ali et la menace intégriste

Le 7 novembre dernier à 6 heures 30, le premier ministre tunisien Zine El Abidine Ben Ali annonçait sur les ondes qu'il venait de destituer le "Combattant suprême", le président à vie Habib Bourguiba. Le général Ben Ali, aussitôt nommé président, avait obtenu dans la nuit que 7 médecins proclament l'incapacité du despote sénile. L'opinion bourgeoise internationale a immédiatement salué ce coup d'Etat comme "civilisé", voire exemplaire. Dans les rues de Tunis de ce petit matin gris, la population s'est arraché les dernières éditions des journaux et, petit à petit, a exprimé son soulagement et parfois sa joie. La révolution de palais "en douceur" venait de mettre fin à la longue agonie meurtrière de Bourguiba.

Nous écrivions juste après l'écrasement dans le sang des émeutes du pain de janvier 1984: "[...] Le régime est déchiré par des batailles de cliques pour la 'succession'. Ceux d'en haut ne peuvent diriger comme avant; ceux d'en bas ne peuvent pas vivre comme avant. Bourguiba a simplement repoussé les échéances" (le Bolchévik nº 44, janvier 1984). En prenant le pouvoir, Ben Ali et son équipe ont tranché mais la bourgeoisie tunisienne reste confrontée aux mêmes problèmes: le Parti socialiste destourien (PSD) au pouvoir est discrédité; le délabrement de l'économie plonge chaque jour un peu plus la population dans la misère; les masses appauvries ne sont tenues en respect que par la terreur policière; le danger de l'intégrisme islamique pèse toujours.

Le nationalisme "moderniste" de Bourguiba

Les leçons qu'on peut tirer de l’histoire de la Tunisie depuis le commencement de la lutte anticoloniale sont particulièrement claires et instructives. La démagogie légendaire du "Combattant suprême" sur l'unité nationale n'empêche pas que les classes sociales sont en, Tunisie, clairement définies, et qu'elles ont eu des porte-parole tout à fait conscients de leur rôle; la vie politique se déroule par conséquent à un niveau plus élevé et plus conscient que par exemple au Maroc, où le soutien au roi et à sa guerre contre les Sahraouis est pratiquement général et pèse comme une chape de plomb sur le développement de la lutte de classe. La Tunisie est un pays particulièrement intéressant pour les marxistes parce que la classe ouvrière y est relativement forte et combative, qu'elle est organisée depuis des dizaines d'années au niveau syndical et que le statut de la femme y est le plus libéral parmi tous les pays arabes. C'est précisément parce que le nationalisme tunisien se voulait "moderniste" et "tolérant" que l'incapacité du programme nationaliste à apporter le bien-être à la population confirme très clairement la thèse fondamentale de la révolution permanente de Trotsky: seule la classe ouvrière, sous la direction d'un parti bolchévique et avec un programme internationaliste, peut réaliser les tâches démocratiques qui sont posées dans les ex-colonies, et ce en s'emparant du pouvoir et en mettant fin au système capitaliste d'exploitation.

Dans la période turbulente de l'après-guerre, où des luttes armées de libération nationale contre les puissances coloniales éclataient sur presque tous les continents, la presse, les politiciens et les milieux d'affaires français se méfiaient de Bourguiba, se demandant s'il était "Nehru ou Ho Chi Minh". Bourguiba lui-même multipliait les efforts pour convaincre ses maîtres colonialistes du caractère pro-occidental et antiouvrier de ses projets, mais ce fut seulement après d'importantes et puissantes grèves menées par l'UGTT et au lendemain de la grande victoire des Vietnamiens à Dien-Bien-Phu en 1954 que les Français entreprirent sérieusement de "régler" la question du protectorat de Tunisie avec les conventions d'autonomie interne de 1955, suivies par les accords d’indépendance de 1956. Bourguiba consolida son pouvoir à la tête du mouvement nationaliste grâce à l'aide décisive que lui apportèrent l'UGTT et son chef Ahmed Ben Salah, et en éliminant (et en faisant par la suite assassiner) son principal rival Salah Ben Youssef, nationaliste panarabiste et porte-parole des couches supérieures de la bourgeoisie terrienne et commerçante, les couches de la population les plus attachées au traditionalisme islamique. En février 1958, en pleine guerre d’Algérie, un appareil français essuya des coups de feu tirés à partir du territoire tunisien et dut faire un atterrissage forcé. En représailles, les Français perpétrèrent un massacre: officiellement 80 morts, dont plusieurs enfants, une bombe étant tombée sur une école. Bourguiba réagit en demandant le départ des troupes françaises encore présentes en Tunisie, à Bizerte. Mais en même temps il exprimait sa consternation: "Désillusionné, Bourguiba disait qu'il avait souhaité que la petite Tunisie fût le timbre-poste occidental du continent africain, mais que maintenant c’était fini'" (Alistair Horne, Histoire de la guerre d'Algérie). Jean Lacouture cite un des interlocuteurs anglo-saxons de Bourguiba: "Je n’ai jamais senti chez M. Bourguiba le désir de s'écarter de la France, l'empressement à saisir une occasion de rompre avec elle. Ce pour quoi il luttait, à ce moment, c'était à la fois pour la fin de la guerre d'Algérie, dont tout le monde pouvait constater qu’elle constituait pour son pays une menace de tous les instants, et pour l'évacuation des troupes françaises […]. Pour être franc, je vous dirai que je n’ai jamais rencontré hors de France un homme aussi français, et dans le monde arabe un homme aussi peu arabe… Habib Bourguiba m’est apparu comme un homme d’Etat méditerranéen de grande stature, dont le dépit secret était de ne pas faire partie du Parlement français, dont il connaît à fond les méandres et le climat, les hommes et les problèmes. Mais Tunisien avant tout, bien sûr!..." (Cinq hommes et la France).

De fait, la révolution algérienne aurait pu balayer le parti destourien pro-impérialiste et toutes les forces encore plus réactionnaires qui relèvent une fois de plus la tête en Tunisie aujourd'hui, mais la direction nationaliste du FLN canalisa l'héroïsme des masses algériennes dans les accords traîtres d'Evian, signés avec de Gaulle en 1962. Et maintenant Bourguiba a été "éliminé" par une opération digne de son propre machiavélisme.

Un coup d'Etat pas si "tranquille"

Comme c'était prévisible, le nouveau président a promis quelques réformes et l'opposition bourgeoise et la gauche tunisienne se sont empressées d'exprimer leur satisfaction et de placer leurs espoirs dans celui qui fut, tour à tour, directeur de la Sécurité militaire, chef de la Sûreté nationale et ministre de l'Intérieur! Des politiciens bourgeois du MDS jusqu'aux anciens maoïstes du RSP en passant par le parti communiste, tous se rangent derrière Ben Ali en demandant la "réconciliation nationale". La lamentable gauche est prête, si Zine El Abidine y consent, à s’accrocher au char branlant de la bourgeoisie tunisienne.

Le coup d’Etat du général Ben Ali est l’aboutissement de la longue lutte des cliques au pouvoir pour préparer l'"après-Bourguiba" qui a débuté après les émeutes de Gafsa en 1980, qui ont sérieusement ébranlé le régime. La décomposition du système Bourguiba était plus qu’achevée, le parti destourien et ses organisations de masse satellites (unions étudiantes, féminines, agricoles, etc.) n'étaient que des coquilles vides qui n'encadraient plus rien. Mzali, le premier ministre de l’époque, se sentant isolé dans le gouvernement et dans le PSD, a cherché une planche de salut dans le "multipartisme" et l’"autonomie" syndicale, une tentative avortée de donner un nouveau souffle au régime. Les élections ouvertement truquées de novembre 1981 ont marqué la fin de cette "expérience". L’aile dure mettait un terme au "printemps" libéral et les arrestations, les interdictions de journaux se multipliaient. Mais les obstacles les plus sérieux restaient à abattre. En 1984-85, le gouvernement muselle la confédération syndicale, l'UGTT, en arrêtant les cadres syndicaux et en plaçant ses sbires dans les locaux syndicaux (cf. le Bolchévik nº 61, mars 1986). Les travailleurs doivent vider des locaux de l'UGTT les nervis à la solde du pouvoir et élire une nouvelle direction à leur syndicat.

Le mouvement ouvrier bâillonné, le Mouvement de la tendance islamique (MTl) restait la "seule opposition crédible au régime" (le Monde, 20-21 septembre 1987). Ben Ali organise une campagne de répression à grande échelle avec des arrestations en masse des intégristes pour culminer dans le procès à grand spectacle des 90 à Tunis. Le verdict à peine tombé, une course de vitesse s'engage entre les pôles qui avaient fait alliance temporaire pour faire le ménage autour du vieillard du palais de Carthage. D'un côté Sayah qui s'appuie sur les milices destouriennes et le PSD et de l'autre Ben Ali qui veut substituer un Etat renforcé et rationalisé, basé sur la police et l'armée, au système destourien discrédité et agonisant. Le 7 novembre dernier, dans un pays occupé, Ben Ali déclare Bourguiba "incapable", arrête Sayah et sa clique, et s'autoproclame président à la radio.

Mais ce coup d'Etat "constitutionnel" n'a pas été aussi tranquille que veut nous le faire croire la presse internationale. Des mois durant, prenant prétexte de la menace intégriste (par ailleurs réelle) le gouvernement a mis le pays en état de siège. Les forces policières, militaires et paramilitaires quadrillaient le pays du nord au sud, semant la terreur et multipliant l'arbitraire. Les BOP (brigades d'ordre public) gardaient les points névralgiques des grandes villes (ministères, mosquées, universités, lycées, hôtels, zones industrielles). Les BIR (brigades d'intervention rapide) patrouillaient sans cesse dans les villages et bourgades, opérant des rafles systématiques et multipliant les contrôles d'identité accompagnés d'humiliations et de provocations. On faisait la chasse aux barbes et aux tenues islamiques dans les rues. Les forces de l'ordre, secondées par les sinistres milices destouriennes, bouclaient la nuit des quartiers entiers, et, au milieu des hurlements de chiens policiers, enfonçaient les portes ou passaient par les terrasses et jetaient hors de leur maison des familles arrachées à leur sommeil. On tabassait femmes et enfants et arrêtait pêle-mêle sympathisants du MTI et citoyens ordinaires. On prenait en otages les parents des familles recherchées. Dans les prisons, dont certaines ont été aménagées à la hâte, la torture et les sévices sexuels étaient de la routine, n'épargnant pas même les enfants. Ce qui a contraint la timide Ligue des droits de l'homme tunisienne à exprimer sa "profonde préoccupation" et à demander une enquête sur les décès de "suspects" islamistes ou militants syndicalistes.

Le nouvel homme fort de Tunis a annoncé la libération de quelque 2000 prisonniers dont bon nombre de militants du MTI, ou présumés tels, ainsi que des syndicalistes et des militants de gauche. Mais dans le même temps, il redonne vie et renforce les attributions et les moyens d'un Conseil supérieur islamique, consultatif, dépendant du premier ministre. Si l'on en croit l'Opinion de Rabat (6 décembre 1987), une partie de l'opposition tunisienne accueille favorablement cette mesure censée "couper l'herbe sous le pied des activistes islamistes". Pourtant, de tels artifices, tout comme la répression aveugle, ne peuvent que légitimer les intégristes et les conforter. La "laïcisation" de la Tunisie demandera une révolution sociale!

L'intégrisme né de l'échec du nationalisme

La montée du mouvement islamiste intégriste, un danger mortel pour tout ce qu'il peut y avoir de progressiste en Tunisie aujourd'hui, éclaire crûment la faillite du nationalisme version Bourguiba ou version de "gauche". Né de petits cercles d'études confinés aux mosquées au tout début des années 70, le MTI s'est rapidement structuré et a étendu son influence pour devenir une menace au régime dans les années 80. L'universitaire libéral, Mohamed Elbaki Hermassi, constate: "En réalité ce sont probablement l'épuisement du projet national, le démantèlement du système coopératif à l'intérieur, l'effet de la défaite arabe de 1967 dans la région, qui ont favorisé le renouveau de religiosité qui s'est manifesté dans le pays" (Maghreb-Machrek nº 103, 1984). Avec l'échec et l'abandon en 1969 de la politique "socialisante" de Ben Salah, et la mise en avant du "Enrichissez-vous", la classe ouvrière et les petits paysans ont vu leurs conditions de vie se dégrader lentement pour s'effondrer au début des années 80. Bourguiba et ses maîtres impérialistes voulaient transformer la Tunisie en une "brillante vitrine du développement rendu possible grâce aux capitaux et aux techniciens du 'monde libre', sans révolution ouvrière ni paysanne, sans communistes au pouvoir" (Jean Poncet, la Tunisie à la recherche de son avenir, 1974). Le résultat immédiat fut que les riches sont devenus plus riches et les pauvres plus pauvres et qu'une couche d’arrivistes arrogants et corrompus ont accumulé rapidement d'immenses fortunes. Le chômage est monté en flèche, les villes se sont gonflées de nouveaux semi-prolétaires et de sous-prolétaires chassés des campagnes appauvries. Les disparités régionales se sont accrues. "On assiste en somme à la croissance du sous-développement plus qu'à sa résorption" (Ibid.). Pendant ce temps, la petite-bourgeoisie a vu ses possibilités de promotion sociale de plus en plus fermées.

Le MTI s'est, en l'espace de quelques années, implanté dans la masse de jeunes diplômés dont le capitalisme tunisien arriéré en ruine n'a que faire. La grande majorité d'entre eux vient du Sahel, du sud et du centre, d'où ils ont fui la pauvreté pour se retrouver dans l'indigence ou la misère dégradante de la ville. Ils sont lettrés, pour la plupart, mais sans avenir. En l'absence d'une alternative politique ouvrière, la "gauche" ayant pratiquement disparu sous les effets conjugués de sa propre capitulation et de la répression, et face à la faillite du nationalisme "arabe" ou "destourien", cette masse instable est devenue une proie pour les prédicateurs islamistes. Après la défaite sanglante des grèves ouvrières de 1978, le MTI se lance dans une politique d'implantation "populaire". En même temps, les nervis intégristes s'attaquent aux restes de la gauche dans les universités et en chassent les militants à coup de matraques et de couteaux, à la satisfaction du gouvernement. La prise du pouvoir en 1979 par les ayatollahs iraniens donnera un élan supplémentaire à la tendance islamique. Mais, plus encore, c'est l'absence totale de l'UGTT durant les émeutes plébéiennes de janvier 1984 qui laissera le champ libre aux agitateurs à peine clandestins du MTI. Et quand le régime, pourtant affaibli, bâillonnera le syndicat, grâce à la passivité complice de la direction et malgré une brève mais farouche résistance ouvrière, les islamistes se retrouveront la seule véritable force antibourguibiste.

L'intégrisme: un danger mortel pour les femmes

La réaction islamique qui entend renverser le régime failli et imposer au pays la rigueur de la Chari'a est un danger mortel pour le mouvement ouvrier, les masses opprimées et particulièrement les femmes. Le MTI cherche parfois à se montrer "modéré", pourtant il affiche clairement son programme. Ainsi, en janvier 1984 dans un meeting parisien, un activiste intégriste répondait à des militants de gauche qui cherchaient le "rapprochement": "C'est aux gens comme vous que nous règlerons leur compte les premiers quand nous aurons le pouvoir" (le Monde, 6 janvier 1984). Quant aux droits octroyés aux femmes par Bourguiba, Jebali Hamadi, dirigeait du MTI, qui remplace dans la clandestinité le cheik Ghannouchi emprisonné, n'y va pas par quatre chemins: "Nous sommes opposés aux dispositions de ce statut, qui interdisent la polygamie" (le Monde, 26 novembre 1986).

En fait, c'est tout ce qui serait contraire au Coran qu'ils veulent abolir pour y substituer la barbarie moyenâgeuse. Sans même parler du cauchemar sanglant du régime des ayatollahs iraniens, l'exemple du Soudan est là pour convaincre: en application du rétablissement de la Chari'a, on a vu des "médecins" amputer nez, mains, pieds aux délinquants. La lapidation des femmes adultères est redevenue la pratique. Et pour ceux qui, dans le sud du pays, avaient le malheur de ne pas être musulmans, la terreur est devenue la loi. La réaction religieuse qui grandit sur la décomposition des sociétés néo-coloniales doit être combattue pied à pied. Cela doit être partie intégrante du programme de la révolution socialiste. Tout comme les ouvriers doivent écraser les fascistes, racistes ou tout autre démagogue qui aurait la prétention de ramener les pays où le catholicisme reste puissant à la loi de l’Inquisition.

Nous affirmons, en tant que marxistes, que la religion est une affaire strictement privée! Séparation de la religion et de l'Etat!

La Tunisie bourguibiste est présentée comme un Etat moderne et laïque; et de fait, il est incontestable que les mesures prises au début de l'indépendance allaient dans ce sens: l’abolition des Habous (biens de mainmorte contrôlés par les institutions religieuses), l'abolition de la Zitouna en tant qu'université-bastion du traditionalisme religieux. La promulgation du Code du statut personnel le 13 août 1956 octroyait aux femmes tunisiennes des droits uniques dans le monde arabe et en rupture qualitative avec la Chari'a. Les dispositions les plus "révolutionnaires" de ce code furent l'abolition de la polygamie et de la répudiation, son remplacement par le divorce civil et la suppression des tribunaux musulmans. Mais, malgré ces droits, le code reste profondément inspiré de la Chari'a du VIIe siècle qui confine la femme dans une situation de mineure et dans un état de dépendance vis-à-vis du père, du tuteur et du mari. La femme non mariée reste sous l'autorité de son père qui doit "subvenir à ses besoins jusqu'au mariage". Le mari doit verser à sa future épouse une dot dont le "montant doit être sérieux" et ceci avant la "consommation" du mariage. Ainsi, la femme reste un bien consommable en contrepartie d'une rémunération. Après le mariage, elle doit obéissance à son mari. L'inégalité des sexes devant l'héritage est maintenue: la femme hérite de la moitié de la quote-part de l'homme. Le Code du statut personnel, la Constitution et le Droit tunisiens sont conçus comme un compromis boiteux, fragile, réversible, entre la toi islamique et la "modernité" bourgeoise. Ce paquet mal ficelé permet au MTI de le condamner comme monstre hybride tout en s'appuyant sur la légitimité maintenue de la Chari'a et de revendiquer le retour intégral à la tradition. Cette revendication trouve d'autant plus d'écho que la jurisprudence s'est de plus en plus faite sur une interprétation restrictive de la loi et dans le sens de Fiqh (doctrine coranique).

Le Code du statut personnel qui répondait à la nécessité de desserrer le carcan islamique pour jeter les femmes sur le marché du travail a également permis la libéralisation de l'avortement et la diffusion des moyens contraceptifs à un niveau inconnu dans certains pays occidentaux. Mais ces acquis, qui font que la situation des femmes tunisiennes est relativement unique au Maghreb, sont largement liés à l'existence dans ce pays d'un mouvement ouvrier fort d'une tradition d'indépendance à l'égard de l’Etat bourgeois. Fondamentalement, le bourguibisme a été incapable de réaliser l'égalité des droits, sans parler de l'égalité effective entre les sexes et n'a pas séparé la religion de l'Etat en dépit de ses appétits laïcisants. A l'époque de l'impérialisme, les bourgeoisies "nationales" sont trop faibles, trop liées aux métropoles impérialistes pour assumer les tâches démocratiques associées aux révolutions bourgeoises du XVIIIe siècle. Ces tâches incombent au prolétariat dans sa lutte pour le pouvoir.

Marx, reprenant la formule du grand socialiste utopique Fourier, observait que c'est dans le statut des femmes que se reflète le plus clairement le progrès d'une civilisation, parce que l'oppression sexuelle, de toutes les formes d'oppression humaine, est la plus profondément enracinée, et sera très probablement la dernière à être éliminée. En tant que matérialistes, nous savons que ni l’égalité formelle devant la loi réalisée par les révolutions bourgeoises, ni le volontarisme individuel ne peuvent amener l'émancipation véritable des femmes. L'institution de la famille est le véhicule social de l'oppression des femmes, et la famille doit être remplacée par d'autres institutions sociales afin de libérer les femmes de la réclusion dégradante et abrutissante dans les tâches domestiques ainsi que du moralisme réactionnaire qui cherche à justifier cette situation; et la base nécessaire pour cela, c'est une économie planifiée socialiste. Dans les pays qui n'ont pas connu de révolution démocratique bourgeoise, la question femmes ne signifie pas seulement libérer les femmes de leur statut d'"esclave de l'esclave"; c'est littéralement une question de vie ou de mort. C'est la Révolution bolchévique qui a jeté la base de ce qui est maintenant l'Asie centrale soviétique, en remplaçant les institutions islamiques qui opprimaient les femmes d'une façon abominable. A bas le voile! Pour la libération des femmes par la révolution socialiste! Comme l'écrivait le grand révolutionnaire russe Léon Trotsky: Il n'y aura pas, en Orient de meilleures camarades, de meilleurs combattants pour les idées révolutionnaires et communistes que les femmes travailleuses" ("Perspectives et tâches en Orient", 1924).

Pour la révolution prolétarienne!

Les prétendues gauches tunisiennes sont en train de donner le bénéfice du doute, sinon leur soutien, au nouveau bonaparte, le général Ben Ali, en espérant une libéralisation du régime. Cette libéralisation, si elle se fait, ce que le mouvement ouvrier et les révolutionnaires devront mettre à profit, ne pourra qu'être temporaire. La veulerie de la "gauche" et son attachement à la "révolution par étapes" qui l'entraîne à chercher un accord avec la bourgeoisie "nationale" la rend incapable d'offrir une réelle perspective de lutte contre le régime bourguibiste ou néo-bourguibiste. Cette impotence chronique des staliniens ou des nationalistes de gauche ne peut que favoriser le MTI dont la démagogie populiste peut mobiliser les masses petites-bourgeoises démoralisées par le pourrissement de la société capitaliste. Comme Trotsky l'expliquait à propos du Mexique: "Dans les pays industriellement arriérés, le capital étranger joue un rôle décisif. D'où la faiblesse relative de la bourgeoisie nationale par rapport au prolétariat national. Ceci crée des conditions particulières du pouvoir d'Etat. Le gouvernement louvoie entre le capital étranger et le capital indigène, entre la faible bourgeoisie nationale et le prolétariat relativement puissant. Cela confère au gouvernement un caractère bonapartiste sui generis particulier. Il s'élève pour ainsi dire au-dessus des classes. En réalité, il peut gouverner, soit en se faisant l'instrument du capital étranger et en maintenant le prolétariat dans les chaînes d'une dictature policière, soit en manœuvrant avec le prolétariat et en allant même jusqu’à lui faire des concessions et conquérir ainsi la possibilité de jouir d’une certaine liberté à l'égard des capitalistes étrangers" ("l'Industrie nationalisée et la gestion ouvrière", Oeuvres, tome 18). Mais la destruction du joug impérialiste, qu'il soit américain ou français, implique la destruction révolutionnaire de l'Etat bourgeois et l'instauration d'un gouvernement ouvrier et paysan. Seule la révolution socialiste pourra aussi remettre la terre à ceux qui la travaillent, unifier le Maghreb, mettre fin aux tentatives moyenâgeuses de réimposer la réclusion forcée des femmes et donner enfin un véritable contenu aux droits formels, au divorce et à l'avortement. Ces questions se posent avec urgence en Tunisie comme dans le reste de l'Afrique du Nord. Et des luttes combatives du prolétariat tunisien prenant résolument la tête de la nation opprimée créeraient une onde de choc non seulement dans tout le Maghreb mais aussi dans la Libye voisine. Pour une fédération socialiste du Maghreb! Mais pour cela, il faudra à sa direction un parti léniniste d'avant-garde, s'appuyant sur les meilleures traditions, toujours vivantes, du prolétariat tunisien et construit sur le programme trotskyste de la révolution permanente, le programme de la tendance spartaciste internationale.