|
Pour la révolution permanente dans le Maghreb L’agonie meurtrière de Bourguiba 12 janvier — La révolte populaire a fait reculer le régime de Bourguiba. Le 6 janvier, le "Combattant suprême" a repoussé de trois mois les hausses des prix des produits céréaliers. Le ministre de l'intérieur est tombé. La démagogie de Bourguiba risque, néanmoins, à long terme, d'accentuer la crise du régime. Son autorité ébranlée, le régime est déchiré par des batailles de cliques pour la "succession". Ceux d'en haut ne peuvent diriger comme avant; ceux d'en bas ne peuvent pas vivre comme avant. Bourguiba a simplement repoussé les échéances. L'annonce d'une hausse de 80 à 108% du prix du pain a été l'étincelle pour une explosion de colère à travers le pays. Les magasins pillés, les bâtiments publics mis à sac, des barricades érigées — plus que la faim c'est la haine plébéienne contre les riches qui s'est exprimée. Les milices du régime, les BOP (Brigades d'ordre public) et la police ont été débordées; l'armée est intervenue à la mitrailleuse. Au moins 120 morts, selon la section tunisienne de la Ligue des droits de l'homme (Libération, 11 janvier 1984). Mais la répression et 3.000 arrestations ne pouvaient pas venir à bout de cette explosion sociale. La révolte de janvier 1984 rappelle celle du 26 janvier 1978. Il y a six ans, la grève générale appelée par l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) est vite devenue une révolte populaire semblable. Sous couvert d'état d'urgence — le premier dans l’histoire du pays — elle a été noyée dans le sang. Mais cette fois, on n'a pas assisté à une telle manifestation du pouvoir social de la classe ouvrière. Cette fois, c'est le Sud agricole appauvri, et non pas Tunis, qui a donné le signal de la révolte, qui a gagné ensuite les bidonvilles de la capitale. Dans le soulèvement, ce ne fut pas la classe ouvrière qui fut la plus proéminente, en tant que force organisée, mais des couches volatiles de la population telles que les jeunes chômeurs. C’est la trahison des bureaucrates pro-capitalistes de l'UGTT qui, au lieu de prendre la tête de cette explosion plébéienne, en lui donnant un axe prolétarien, ont abandonné le soulèvement à l’opposition islamique et aux nationalistes bourgeois. Achour, le chef de l'UGTT, lié à l'opposition bourgeoise de sa majesté (récemment légalisée) s'est contenté de négocier des hausses de salaire en compensation. Mais il faut souligner le poids important du prolétariat tunisien dans le pays pour répondre à la question, de plus en plus posée: après Bourguiba, qui? Le fait que l'UGTT organise quelque 450 000 travailleurs donne au prolétariat un poids social et une capacité de lutte organisée uniques en Afrique. A l'encontre de la majorité des "syndicats" — en vérité des "fronts du travail" créés par les dictateurs militaires et les tyrans du continent —l'UGTT est une véritable organisation de la classe ouvrière, bien que dirigée par une bureaucratie pro-capitaliste. Etant donné la base de classe indépendante de l'UGTT, ses bonzes ont cherché à garder un semblant de crédibilité parmi les travailleurs en critiquant le régime, en autorisant de temps en temps des grèves et en se donnant un air "socialiste". C’est la classe ouvrière tunisienne qui est le fossoyeur potentiel du régime. L'impact de la grève générale de janvier 1978 est une confirmation de la théorie trotskyste de la révolution permanente, comme quoi seul le prolétariat dans les pays capitalistes arriérés, même quand il n'est qu’une minorité de la population, peut diriger les masses exploitées pour renverser leurs oppresseurs, L'UGTT avait démontré qu’elle pouvait servir de pôle d’attraction pour les étudiants, chômeurs et paysans de Tunisie. Ce qui manque, c'est une direction révolutionnaire qui puisse conduire ces masses dans la lutte pour un gouvernement ouvrier et paysan. Les bureaucrates comme Achour, en dépit de toutes leurs divergences avec Bourguiba, ne lutteront jamais pour un tel programme. Ils prônent la politique de collaboration de classes, telle que le "pacte social". Ainsi, on voit assez souvent des grèves sauvages avec des comités de grève et des piquets organisés de façon autonome par les ouvriers. Mais les révolutionnaires marxistes doivent lutter pour gagner le maximum d'ouvriers de la base du syndicat. Nationalisme et Islam contre la classe ouvrière Il y a un autre événement qui est un symbole de la résistance au régime de Bourguiba — la prise de la ville de Gafsa en 1980. Bien qu'ayant rencontré un certain écho populaire, cette action, oeuvre de nationalistes bourgeois rivaux historiques de Bourguiba ("yousséfistes") appuyés par la Libye, était avant tout un coup de main. Ces forces nationalistes sont foncièrement hostiles à l'organisation indépendante de la classe ouvrière et aux méthodes prolétariennes de lutte qui en découlent. Les marxistes devaient bien sûr s’opposer à la sanglante répression bourguibiste et lutter contre les tentatives impérialistes de sauver leur pantin tunisien. (Il semble que les unités d'élite de la police de l'impérialisme français, le GIGN, si cher aujourd'hui à Mitterrand, aient joué un rôle capital dans l'écrasement de l'insurrection, pendant que la marine française patrouillait au large des côtes tunisiennes.) Le régime était tellement impopulaire que ses tentatives de créer une atmosphère d'union sacrée contre la Libye après Gafsa ont été une faillite éclatante. (Quelques semaines plus tard, une nouvelle vague de grèves commençait.) Mais un mouvement intégriste islamique existe bien, qu'il soit tourné vers la Libye de Kadhafi ou vers l'Iran de Khomeiny. Dans un meeting parisien organisé par des opposants au régime, des militants de gauche (qui n'ont vraiment rien appris des leçons d'Iran, où Khomeiny s'est retourné contre ses valets de "gauche" pour instaurer un cauchemar de théocratie islamique sanglante) essayaient un rapprochement avec les forces islamiques. La réponse des intégristes, rapportée par le Monde (6 janvier), est un avertissement: "C'est aux gens comme vous que nous règlerons leur compte les premiers quand nous en aurons le pouvoir"! Et bien sûr les intégristes islamiques prévoient de ramener les femmes à l'esclavage, un retour au VIIe siècle. Ils essaient de jouer sur l'impopularité du régime corrompu, qui a instauré une façade de libéralisation unique dans le Maghreb ou le Moyen-Orient. Ces droits légaux pour les femmes, si "généreusement" accordés, ont eu pour effet que 25% de la population active est féminine (dans certaines usines, 90% des ouvriers sont des femmes). La bourgeoisie cherchait à attirer le capital étranger sur la base d'une main d'oeuvre féminine assujettie à une exploitation brutale. Ce prolétariat féminin constitue une force précieuse pour la révolution socialiste. Comme Trotsky a dit, "il n'y aura pas, en Orient, de meilleurs camarades, de meilleurs combattants pour les idées révolutionnaires et communistes que les femmes travailleuses" ("Perspectives et tâches en Orient", 1924). La question femme est une question de vie ou de mort dans ces pays où la révolution démocratique bourgeoise n'a jamais eu lieu. Seule la révolution socialiste donnera un véritable contenu aux droits formels du divorce et à l'avortement, et seule la révolution socialiste mettra fin une fois pour toutes aux tentatives moyenâgeuses de réimposer la réclusion forcée des femmes, complètement intégrée à l'Islam. Que ce soit l’Islam greffé sur le nationalisme arabe du colonel Kadhafi, la barbarie chiite des mollahs iraniens ou toute autre forme d'Islam, même "progressiste", l’"égalité" de l'Islam c’est l'égalité de l'apartheid. Le Coran lui-même est assez clair: "Les hommes ont l'autorité sur les femmes parce que dieu a fait l’un supérieur à l’autre […]. Alors, les femmes vertueuses sont obéissantes" (Sourate 4:31). Le voile, c'est-à-dire la réclusion forcée des femmes, est bien dans l'esprit, sinon dans la lettre, du "vrai" Islam. Pour la révolution prolétarienne pour renverser le régime de Bourguiba! Toutes les tâches démocratiques posées d'une façon urgente en Tunisie aujourd'hui ne peuvent être accomplies que par la révolution socialiste: que ce soient la destruction du joug de l'impérialisme français et américain, le partage des terres entre les paysans ou l'unification du Maghreb. Mais la gauche tunisienne est embourbée dans l'impasse menchévique de la révolution "par étapes". Les réformistes du Parti communiste tunisien (PCT) sont simplement les plus flagrants. Quand son groupe de jeunesse a tenu un meeting de protestation à Jussieu, la Ligue trotskyste est intervenue pour avancer la perspective de la révolution permanente: pour une grève générale de l'UGTT contre les hausses des prix et contre l'état de siège; troupes françaises hors d'Afrique et du Liban; pour un gouvernement ouvrier et paysan. Un vif débat éclata. Et enfin, face à l’intervention d'une militante tunisienne fustigeant les capitulations du PCT (le PCT s'est vendu à Bourguiba au nom de son "ouverture démocratique" bidon), les réformistes ont tout simplement liquidé leur propre meeting qui n'aura duré que 15 minutes! Les luttes combatives menées par le prolétariat tunisien pourraient avoir un effet au-delà des frontières nationales. A l'est, c'est la Libye, où les travailleurs tunisiens (à l'encontre des étudiants de Tunis!) subissent les rigueurs coraniques du régime de Kadhafi. Dans la "Jamahariyyah socialiste", le dictateur islamique a décrété que les "syndicats" créés par le ministère du travail ne remplissent que des "devoirs administratifs ordinaires", car "nous n'acceptons aucun intermédiaire entre la révolution et sa force de travail". A l'ouest, l'Algérie a depuis longtemps enchaîné les syndicats et fait de "l'autogestion" une coquille vide. Le "socialisme islamique" n'a apporté que la misère pour la paysannerie et une oppression dégradante pour les femmes. La Tunisie peut bien représenter la première opportunité de balayer cette démagogie nationaliste et "socialiste" islamique. Mais pour cela, il faudra la construction d'un parti d'avant-garde trotskyste, section d'une Quatrième Internationale reforgée, le parti mondial de la révolution socialiste. |