Spartacist, édition en français, numéro 44 |
Printemps 2019 |
Le Troisième Congrès du Comintern et la lutte pour le bolchévisme
Procès-verbaux sténographiques du IIIe Congrès de lInternationale communiste, 1921
Critique du livre de John Riddell
Le livre de John Riddell, To the Masses – Proceedings of the Third Congress of the Communist International, 1921 (Haymarket Books, 2015), constitue la première publication en anglais, annotée et documentée, des procès-verbaux sténographiques du IIIe Congrès de l’Internationale communiste. Cette publication est un événement important aussi pour les lecteurs francophones qui maîtrisent l’anglais, du fait que les procès-verbaux de ce congrès n’ont jamais fait jusqu’à présent l’objet d’une édition en français. Les 44 numéros du quotidien éphémère en français Moscou – Organe du 3e Congrès de l’Internationale communiste, outre qu’ils sont difficiles à trouver, présentent souvent les interventions des délégués sous une forme condensée, voire résumée schématiquement. Plus généralement, les documents de l’IC disponibles en français sont souvent mal traduits. Pour de longues années encore, et à moins de pouvoir utiliser les éditions russe ou allemande, l’ouvrage de Riddell constituera une référence bibliographique essentielle pour ceux qui veulent étudier le IIIe Congrès. La critique que voici du livre de Riddell est traduite d’un supplément de mai 2018 à Spartacist édition anglaise, avec deux corrections factuelles mineures. Sauf indication particulière, nous avons utilisé les traductions en français parues dans les Œuvres de Lénine (Éditions sociales et Éditions de Moscou) et dans les Thèses, manifestes et résolutions adoptés par les Ier, IIe, IIIe et IVe Congrès de l’Internationale Communiste (1919-1923) (Bibliothèque communiste – Librairie du Travail, 1934).
* * *
La parution d’une traduction anglaise des procès-verbaux sténographiques du Troisième Congrès de l’Internationale communiste (IC, ou Comintern) est une bonne nouvelle. Nous félicitons John Riddell pour les dizaines d’années de travail qu’il a consacrées à publier non seulement cet ouvrage, mais aussi les procès-verbaux du Premier, du Deuxième et du Quatrième Congrès de l’IC, ainsi que trois autres livres qui documentent la lutte pour une Internationale marxiste révolutionnaire du temps de Lénine.
Il faut cependant aborder le travail de Riddell avec une certaine prudence : sa politique est très éloignée de celle des bolchéviks de Lénine et Trotsky. Riddell se complaît dans les demi-vérités. En témoigne le titre même de son nouveau livre, To the Masses (Vers les masses). Trotsky faisait ainsi remarquer :
« Le mot d’ordre du IIIe Congrès ne disait pas simplement : vers les masses, mais : vers le pouvoir par la conquête préalable des masses. Après que la fraction dirigée par Lénine (et qu’il appelait significativement l’aile “droite”), eut vigoureusement rappelé le Congrès à plus de retenue, Lénine, à la fin, réunit une petite conférence au cours de laquelle il lança cet avertissement prophétique : “Souvenez-vous qu’il importe simplement de bien prendre l’élan pour accomplir le saut révolutionnaire ; la lutte pour les masses, c’est la lutte pour le pouvoir.” »
– L’Internationale communiste après Lénine, 1928
Ceux qui veulent lutter pour la révolution socialiste doivent impérativement étudier les premières années de l’IC, lorsqu’elle était révolutionnaire. Le Comintern des premières années marqua avec force son opposition à la Deuxième Internationale social-chauvine et aux nombreux hésitants et imposteurs centristes. Lénine, Trotsky et leurs camarades se battaient pour transformer les jeunes partis qui s’étaient rangés derrière la bannière de la révolution bolchévique d’Octobre 1917 en des partis d’avant-garde disciplinés, capables de mener le prolétariat au renversement de l’ordre capitaliste.
Au moment où se réunit le Troisième Congrès à Moscou en juin-juillet 1921, un premier tri était déjà bien avancé pour éliminer les réformistes et les centristes qui avaient rejoint l’IC sous la pression de leur base ouvrière, auprès de laquelle la révolution d’Octobre était immensément populaire. Les « Conditions d’admission des Partis dans l’Internationale Communiste » (les 21 conditions), adoptées au Deuxième Congrès en 1920, fournissaient aux nouveaux partis communistes les directives essentielles pour couper les ponts avec les réformistes, tant sur le plan programmatique qu’organisationnel. Le Troisième Congrès fut, comme le disait Trotsky, « une école de stratégie révolutionnaire » (Textes, Éditions sociales, 1984).
Les thèses, résolutions et discours ainsi que les principales interventions de Lénine et Trotsky au Troisième Congrès sont disponibles depuis longtemps, mais c’est la première fois qu’une transcription complète de tous les débats est publiée en anglais. Riddell inclut également dans son livre une nouvelle traduction des résolutions, un index des noms propres bien pratique et de nombreuses annexes comprenant des documents, des lettres et des rapports de réunions de commissions, dont certains n’avaient jamais été publiés. C’est important car une partie significative des débats eut lieu dans le cadre de réunions plus restreintes ou par l’intermédiaire de lettres des principaux participants. Dans son introduction, Riddell donne un précieux contexte au congrès. En même temps, comme nous allons le montrer, les faits qu’il choisit de présenter (ou non) offrent au total une perspective politique biaisée, où l’unité prime sur le programme. Cela vaut aussi pour les documents qu’il choisit d’inclure (ou non) dans les annexes.
Edward Hallet Carr, le grand historien de la Russie soviétique, faisait remarquer dans une série de conférences en 1961 :
« L’Histoire proprement dite ne peut être écrite que par ceux qui décèlent la direction qu’elle suit. La conviction que nous venons de quelque part est étroitement liée à la conviction que nous allons quelque part. »
– Qu’est-ce que l’histoire ?, Éditions La Découverte, 1988
Carr concluait ainsi : « Notre vision de l’histoire reflète notre vision de la société. »
Vers les masses reflète effectivement les opinions et impulsions politiques de Riddell lui-même. Ce dernier fut pendant de nombreuses années l’un des dirigeants de l’organisation canadienne associée au Socialist Workers Party (SWP) américain, y compris dans la première moitié des années 1960, alors que le SWP dégénérait, passant du trotskysme au réformisme. La Revolutionary Tendency, qui précéda la Ligue communiste internationale (quatrième-internationaliste), combattit cette évolution. Alors que le SWP de Jack Barnes avait formellement rejeté le programme trotskyste de la révolution permanente au début des années 1980, Riddell est resté fidèle à ce parti longtemps après encore, continuant de le soutenir jusqu’en 2004. Jusqu’en 1993, ses livres étaient publiés aux éditions Pathfinder Press du SWP dans le cadre d’une série intitulée The Communist International in Lenin’s Time. Mais le SWP décida de mettre fin au projet. Les procès-verbaux sténographiques du Troisième et du Quatrième Congrès ont été publiés plus tard dans la collection Historical Materialism, dont les éditions au format broché sont publiées chez Haymarket Books, associé à l’International Socialist Organization (ISO) américaine. (Les éditions reliées sont publiées chez Brill.) Historical Materialism et Haymarket publient des œuvres d’auteurs ayant toute une gamme d’opinions politiques, mais la vision de Riddell a beaucoup en commun avec celle de l’ISO et d’une bonne partie du milieu associé aux conférences de Historical Materialism.
À une ou deux exceptions près, Riddell laisse à peine deviner ses opinions dans l’introduction à Vers les masses ; pour les trouver, il faut parcourir son site web. Reste la question : quelles leçons faut-il tirer du Troisième Congrès ? D’un côté, il y a la voie tracée par Lénine et Trotsky, qui se battaient contre les erreurs gauchistes des dirigeants communistes allemands et autres – une étape indispensable pour forger des partis révolutionnaires capables de gagner les masses et de lutter pour le pouvoir. De l’autre côté, il y a la voie que suivirent par la suite le parti allemand et la plupart des dirigeants de l’IC, qui « corrigèrent » leurs erreurs en se conciliant la social-démocratie et en s’y adaptant, tirant implicitement un trait sur la possibilité d’une révolution prolétarienne.
Cette deuxième voie s’accorde bien avec la politique de Riddell et de sa famille politique, qui cherchent à camoufler le gouffre qu’il y avait entre le Comintern sous Lénine et la Deuxième Internationale ainsi que son parti dominant, le Parti social-démocrate allemand (SPD). Dans le contexte du climat réactionnaire putride issu de la contre-révolution capitaliste qui a détruit l’Union soviétique en 1991-1992, l’ISO et autres s’identifient de plus en plus ouvertement à la Deuxième Internationale d’avant 1914 et à Karl Kautsky, son principal porte-parole idéologique. S’ils ont réhabilité Kautsky, qui condamnait la dictature du prolétariat établie en Russie en 1917, c’est parce qu’ils rejettent le modèle de la révolution dirigée par les bolchéviks, ainsi que la lutte de Lénine pour scissionner la Deuxième Internationale en gagnant les forces ouvrières révolutionnaires. (Pour en savoir plus, voir « Kautsky récupéré dans les poubelles de la Deuxième Internationale », Spartacist édition française no 41, été 2013.)
Sur son blog, Riddell rend hommage à un article de Kautsky, écrit en 1909, qui défend l’idée social-démocrate d’un parti regroupant tous ceux qui se déclarent socialistes, depuis les opportunistes droitiers jusqu’aux révolutionnaires (« Karl Kautsky et les partis ouvriers : un mémoire du Canada », johnriddell.wordpress.com, 1er juin 2016). Riddell qualifie l’article de Kautsky de « maillon dans les 150 ans de pensée marxiste sur les grandes formations politiques de la classe ouvrière et les enjeux tactiques et stratégiques qu’elles représentent pour la construction d’un mouvement révolutionnaire » (traduit par nos soins). En réalité, dans le « parti de toute la classe », les couches d’avant-garde du prolétariat étaient submergées par la masse arriérée, tandis que les parlementaires procapitalistes et les dirigeants syndicaux traîtres du parti enchaînaient les travailleurs à leur ennemi de classe. Aujourd’hui les néo-kautskystes cherchent à redorer le blason de la Deuxième Internationale. Or celle-ci avait eu pendant des années des pratiques de plus en plus opportunistes, avec pour finir le soutien à la guerre impérialiste en 1914.
Le renversement définitif de la révolution d’Octobre en 1991-1992 s’est accompagné d’une régression profonde du niveau de conscience politique dans le monde entier : aujourd’hui, à quelques exceptions près, les couches avancées de la classe ouvrière n’associent plus les luttes ouvrières à l’objectif de construire une société socialiste. Comme le disait notre camarade James Robertson : « Nous nous trouvons aujourd’hui dans un fossé d’une profondeur inhabituelle, et les expériences qui nous sont directement accessibles ne sont pas très bonnes. Alors mieux vaut nous reporter très fortement aux expériences du mouvement ouvrier quand il pouvait voir beaucoup plus loin : de 1918 à 1921 » (« L’école bolchévique de l’expérience », Workers Hammer no 195, été 2006). La LCI a pour tâche de transmettre le programme du bolchévisme en cherchant au cours de la lutte de classe à réimplanter le marxisme révolutionnaire au sein du prolétariat.
Contrairement à Riddell, nous défendons l’héritage des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, dont le travail fut poursuivi par la Quatrième Internationale fondée par Trotsky et ses partisans en 1938. Alors que Riddell édulcore les conquêtes programmatiques de l’IC des premières années et qu’il en embellit les faiblesses et les ambiguïtés, nous nous efforçons de pousser plus loin le travail de l’IC, avec un œil critique dans les cas où l’histoire a révélé qu’il y avait des problèmes. Par exemple, nous avons réévalué la pratique des communistes de se présenter aux élections à des postes exécutifs de l’État bourgeois, ce qui nous a conduits à nous y opposer (voir « Principes marxistes et tactiques électorales », Spartacist édition française no 39, été 2009). Il y a aussi notre article « Pourquoi nous rejetons l’appel à une “assemblée constituante” » (Spartacist édition française no 41, été 2013). Ces articles doivent être considérés comme un corollaire des écrits de Lénine sur l’État. Cela fait longtemps aussi que nous critiquons certaines faiblesses du Quatrième Congrès en 1922, en premier lieu l’appel à un « front unique anti-impérialiste » et l’interprétation abusive du mot d’ordre de « gouvernement ouvrier ».
Traduction et politique
Il y a d’importantes différences entre les versions en différentes langues des résolutions et procès-verbaux des premiers congrès de l’IC, même celles qui ont été publiées du temps de Lénine. Ce problème provient de ce que les traductions réalisées pendant ces congrès étaient partielles et incomplètes, puisqu’en plus de l’allemand et du russe qui étaient davantage utilisés, le français et l’anglais étaient également des langues officielles. Avant que les ouvrages de Riddell ne paraissent, les documents de l’IC en anglais étaient partiels et bien souvent mal traduits.
Il y a trente ans, la Prometheus Research Library, la bibliothèque centrale d’archives du Comité central de la Spartacist League/U.S., a publié une nouvelle traduction anglaise de l’une des plus importantes résolutions du Troisième Congrès, les « Thèses sur la structure d’organisation des partis communistes, sur les méthodes et le contenu de leur travail » (Prometheus Research Series no 1, 1988). En plus d’une introduction substantielle (reproduite dans Spartacist édition française no 25, été 1989), cette brochure contient une traduction en anglais des rapports et discussions sur ce sujet au congrès. Plus récemment, nous avons traduit et publié dans les quatre langues de Spartacist les « Thèses sur les méthodes et les formes de travail des partis communistes parmi les femmes » (voir « Thèses de l’Internationale communiste sur le travail parmi les femmes : Nouvelle traduction », Spartacist édition française no 40, automne 2011). Nous ne sommes pas en mesure de juger de la qualité globale des traductions dans la série d’ouvrages de Riddell. Mais compte tenu de notre travail sur ces deux résolutions, nous pouvons affirmer que les versions de Riddell sont problématiques.
Dans l’introduction à son nouvel ouvrage, Riddell expose une conception politique qui se contredit elle-même : « La traduction, tout en restant fidèle aux conventions en usage dans le mouvement communiste de l’époque, s’efforce d’utiliser le vocabulaire anglais d’aujourd’hui, même quand les communistes des années 1920 auraient probablement utilisé des termes différents. » Il est certain que les traductions publiées dans Vers les masses se lisent aisément pour le lecteur moderne mais, au moins dans le cas des Thèses sur la structure d’organisation, le sens originel s’en trouve émoussé, comme nous le montrerons plus loin. À cela s’ajoute le fait que, pour une raison que Riddell garde pour lui, il n’a pas reporté dans la traduction les caractères italiques marquant l’insistance dans les thèses originelles, alors qu’il nous assure que ces italiques « ont été pour la plupart conservés ». Sans ces italiques, le texte n’a pas le même sens pressant. De plus, les formules en italique sont si caractéristiques du style de Lénine que leur omission a pour effet de minimiser son rôle, alors que c’est lui qui avait établi le cadre de ces Thèses.
Riddell a traduit à partir du texte allemand, qui fait autorité, avec quelques révisions là où le russe s’éloigne trop de l’allemand. Puisque l’allemand était la langue la plus répandue dans l’IC, c’est un point de départ raisonnable. Néanmoins cette façon de procéder peut également créer des distorsions. Par exemple, comme nous l’avons expliqué dans notre article de 2011, les Thèses sur le travail parmi les femmes étaient le résultat d’un débat qui avait opposé pendant plus d’un an les cadres d’Europe occidentale et centrale aux cadres russes sur les apports du travail de la Deuxième Internationale et sur l’applicabilité de l’expérience des bolchéviks pour d’autres pays. Riddell escamote ce fait important.
Ce sont les positions des camarades russes qui en général l’emportèrent, et ce sont ces camarades qui rédigèrent le texte définitif de la résolution. Nous avons donc basé notre traduction des Thèses sur les femmes sur l’édition russe parue en 1933, et nous l’avons comparée au texte allemand publié en 1921. Riddell a utilisé la méthode inverse. Tout en incluant de nombreux passages du texte russe qui n’apparaissent pas dans l’allemand, il a choisi d’omettre une phrase clé, présente dans le texte russe : « Les femmes socialistes qui effectuaient un travail spécifique parmi les femmes n’avaient ni place, ni représentation, ni voix délibérative dans la Deuxième Internationale. » Riddell minimise l’importance de la rupture du Comintern avec le réformisme de la Deuxième Internationale, et cela se reflète dans ses choix.
Au fond, les questions de traduction découlent de la politique. Nous recommandons à nos lecteurs de s’en tenir aux traductions faites par la LCI des Thèses sur le travail parmi les femmes et des Thèses sur la structure d’organisation (accompagnées de nos explications du contexte), car celles-ci reflètent plus fidèlement l’objectif des textes originaux en russe et en allemand.
L’Action de mars
Le débat le plus animé au Troisième Congrès portait sur l’« Action de mars » en Allemagne. Une vague de luttes ouvrières avait déferlé sur l’Allemagne centrale en mars 1921, en réaction à une provocation du gouvernement régional social-démocrate qui avait envoyé la police réprimer les mineurs en lutte dans le bassin houiller de Mansfeld. Ce sont des tactiques défensives qu’auraient dû avoir les communistes allemands (le Parti communiste d’Allemagne ou KPD était devenu en 1921 le Parti communiste unifié ou VKPD). En cas de succès, cela aurait permis au prolétariat de passer à l’offensive.
Mais le VKPD appela à la résistance armée. Les ouvriers de la région de Mansfeld se battirent héroïquement, mais il y eut peu de réaction ailleurs. Un peu plus tard, une grève générale appelée par le parti échoua et conduisit à de nombreuses confrontations physiques entre une minorité de communistes et des ouvriers influencés par les sociaux-démocrates. Ce fut une cuisante défaite, et des milliers d’ouvriers parmi les plus combatifs furent arrêtés et emprisonnés. Pourtant, la direction du VKPD insista que l’Action de mars avait été en réalité une victoire, et elle promit de continuer sur cette voie désastreuse.
Pour justifier cette conception, il y avait une « théorie » selon laquelle les communistes devaient en permanence prendre l’« offensive révolutionnaire ». Le débat sur cette « théorie de l’offensive » divisa le Comintern ; Lénine et Trotsky étaient au début en minorité au sein du Bureau politique russe. C’est dans ce contexte qu’ils déclarèrent qu’ils se situaient à l’aile droite du congrès. Après une série d’âpres batailles, le congrès adopta un correctif important, et la plupart de ceux qui avaient soutenu avec zèle l’Action de mars acceptèrent les critiques de la « théorie de l’offensive ».
Le congrès reconnut que l’extension de la révolution prendrait plus de temps qu’on ne l’avait prévu dans la période turbulente qui avait commencé vers la fin de la Première Guerre mondiale. Mais la direction allemande, avec l’aide et l’encouragement du dirigeant de l’IC Grigori Zinoviev, se saisit de cette conception comme prétexte pour de plus en plus chercher à amadouer le SPD, considérant son aile gauche comme un allié potentiel plutôt que comme un obstacle à la prise du pouvoir par le prolétariat. Quand une crise révolutionnaire secoua l’Allemagne deux ans plus tard, les communistes ne firent aucune tentative sérieuse de lutter pour le pouvoir.
Les opportunistes sont toujours là pour dénoncer le gauchisme ; aujourd’hui, personne ne songerait à nier que l’Action de mars était une erreur. Ce qui différencie les réformistes des révolutionnaires, ce ne sont pas les leçons de l’Action de mars en 1921, mais celles de la défaite de la Révolution allemande en 1923. Implicitement, dans son introduction, et explicitement ailleurs, Riddell approuve la perspective de conciliation envers les sociaux-démocrates qui conduisit au désastre en 1923.
La lutte pour assimiler le bolchévisme
Au moment où se réunit le Troisième Congrès, l’Armée rouge en Russie était sortie victorieuse d’une guerre civile de plus de deux ans contre les Gardes blancs et l’intervention des impérialistes. En résultat, écrivait Lénine dans une résolution du congrès au sujet de la politique du parti russe, il y avait un équilibre instable qui « permet à la République socialiste, pas pour longtemps, bien entendu, d’exister au milieu de l’encerclement capitaliste ». Mais la guerre civile avait continué de dévaster la base industrielle de la Russie. Les paysans mécontents ne pouvaient espérer obtenir des produits manufacturés en échange des produits agricoles qu’on exigeait d’eux. Mais pour relancer l’industrie, il fallait d’abord pouvoir nourrir les villes. Dans l’impossibilité d’avancer, les bolchéviks furent contraints de faire marche arrière et de lancer la Nouvelle Politique économique (NEP). La NEP permettait aux paysans d’accumuler un surplus qu’ils pouvaient vendre sur le marché, ce qui établissait des relations de type commercial dans le cadre de l’État ouvrier.
Lors du Deuxième Congrès de l’IC, un an plus tôt, l’État soviétique se trouvait dans une situation très différente. Après la défaite des armées blanches sur le territoire russe, l’Armée rouge avait repoussé hors d’Ukraine les forces polonaises du maréchal Pilsudski soutenues par les impérialistes ; à l’été 1920, les forces soviétiques étaient aux portes de Varsovie, au maximum de leur avancée vers l’Ouest. Mais l’Armée rouge fut finalement repoussée et obligée de battre en retraite. De plus, à l’automne 1920, une situation révolutionnaire prometteuse en Italie fut trahie par les sociaux-démocrates, et les fascistes de Mussolini se renforçaient. La bourgeoisie italienne se sentit capable de lancer une offensive économique contre le prolétariat. Puis ce fut la défaite de l’Action de mars.
Le Troisième Congrès se réunit alors qu’avait reflué la vague révolutionnaire initiale, déclenchée par la Révolution russe, qui avait déferlé sur l’Europe après la Première Guerre mondiale. Dans son rapport sur le parti russe, Lénine dit qu’il était clair que « sans le soutien de la révolution internationale, la victoire de la révolution prolétarienne est impossible ». Les bolchéviks avaient fait tout leur possible pour préserver le système soviétique, car selon Lénine « nous savions que nous ne travaillions pas seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour la révolution internationale ». Mais pour l’État ouvrier c’était une question de vie ou de mort. Le fait que les bolchéviks aient soumis leur politique de retraite tactique (en Russie soviétique) à l’approbation du congrès de l’IC, l’instance suprême du Parti communiste, est une manifestation profonde de centralisme démocratique international et l’antithèse des pratiques du Comintern et du parti russe dans leur période ultérieure de dégénérescence stalinienne. Après un vif débat, la tactique des bolchéviks fut mise au vote et approuvée, ce qui contribua à réorienter la Troisième Internationale tout entière.
L’État ouvrier avait survécu, mais les occasions révolutionnaires ailleurs avaient échoué, essentiellement parce qu’il avait manqué une direction révolutionnaire déterminée et éprouvée. Ces défaites montraient aussi que les sociaux-démocrates, tout en faisant office de rouage essentiel de l’ordre capitaliste, bénéficiaient encore du soutien de larges couches du prolétariat. Le Troisième Congrès prit acte du fait que les ressources politiques et organisationnelles des partis communistes qui venaient d’être formés n’étaient pas encore suffisantes pour conquérir le pouvoir.
Parmi les annexes publiées dans Vers les masses figure un extrait d’une lettre de Lénine aux communistes allemands du 14 août 1921 (publiée intégralement dans les Œuvres de Lénine). Cette lettre fut écrite quelques semaines après la clôture du congrès. Cependant il manque à cet extrait la conclusion incisive de Lénine sur les tâches incombant à l’IC :
« D’abord, les communistes devaient proclamer leurs principes à la face du monde. C’est ce qui a été fait au Ier Congrès. C’est le premier pas.
« Le deuxième pas a été l’organisation de l’Internationale communiste et la mise au point des conditions d’admission, les conditions de la rupture pratique avec les centristes, avec les agents directs et indirects de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier. C’est ce qui a été fait au IIe Congrès.
« Au IIIe Congrès, il a fallu entreprendre un travail sérieux, positif, décider concrètement, en tenant compte de l’expérience pratique de la lutte communiste déjà engagée, comment travailler par la suite sur le plan de la tactique et celui de l’organisation. Ce troisième pas, nous l’avons fait. Nous avons une armée communiste dans le monde entier. Elle est encore mal instruite, mal organisée. Oublier cette vérité ou craindre de la reconnaître porterait le plus grand préjudice à notre cause. Il faut de façon concrète, en nous contrôlant avec la plus grande prudence et la plus grande rigueur, en étudiant l’expérience de notre propre mouvement, instruire convenablement cette armée, l’organiser convenablement, la mettre à l’épreuve dans diverses manœuvres, dans divers combats, dans des opérations offensives et défensives. Sans cette longue et dure école, la victoire est impossible. »
Dans son rapport sur l’économie mondiale, première question substantielle traitée au congrès, Trotsky souligna qu’il n’y aurait pas de « crise finale » marquant automatiquement la fin du capitalisme. Le prolétariat aurait à renverser le système capitaliste, et pour ce faire un parti révolutionnaire était indispensable. Les sociaux-démocrates, disait-il, « excluent presque entièrement le facteur subjectif : la volonté révolutionnaire de la classe ouvrière, avec sa force d’entraînement » (traduit par nos soins). Trotsky s’en prit aussi à l’idée subjectiviste selon laquelle la volonté suffisait en elle-même à mener à la victoire de la lutte révolutionnaire, prenant pour exemple le Parti socialiste-révolutionnaire (SR) russe basé sur la paysannerie. Il fit remarquer que l’aile gauche des SR se moquait de l’idée qu’il fallait analyser concrètement la situation politique et économique, et prétendait à tort que l’on pouvait surmonter tous les obstacles grâce à la « libre volonté et l’action révolutionnaire d’une minorité ».
Les sociaux-démocrates avaient réussi à faire en Allemagne en 1918-1919 ce que les menchéviks avaient cherché à faire en Russie, c’est-à-dire empêcher une révolution sociale. Grâce en premier lieu à la direction de Lénine, les bolchéviks purent mettre en échec la tentative des menchéviks pour faire capoter la Révolution russe. Le prolétariat allemand, par contre, n’avait pas de parti révolutionnaire éprouvé. Lénine avait scissionné des menchéviks en 1903, mais Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Clara Zetkin et d’autres révolutionnaires étaient restés dans le SPD même après le 4 août 1914, quand celui-ci avait voté le soutien à sa propre bourgeoisie impérialiste dans la Première Guerre mondiale. De 1903 à 1917, les bolchéviks s’étaient aguerris et endurcis grâce à d’âpres batailles politiques et théoriques, à deux révolutions, et à « la rapidité avec laquelle se sont succédé les formes diverses du mouvement, légal ou illégal, pacifique ou orageux, clandestin ou avéré, cercles ou mouvements de masse » (Lénine, La maladie infantile du communisme, (le « gauchisme »), 1920).
Les Thèses sur la structure d’organisation
La plupart des anciens partis de la Deuxième Internationale ayant rejoint l’IC conservaient un certain nombre de pratiques et d’éléments de programme sociaux-démocrates. En témoignaient par exemple les illusions parlementaires, l’opportunisme syndical, un fonctionnement peu rigoureux et la présence dans ces partis d’une aile droite réformiste. L’expérience des bolchéviks devait être rendue accessible et son essence diffusée dans ces partis pour qu’ils puissent l’assimiler et l’appliquer dans les circonstances spécifiques de leur pays.
C’était là le but des Thèses sur la structure d’organisation, qui furent rédigées sous l’étroite supervision de Lénine. Étant donné l’étendue des débats au congrès sur les questions controversées, en particulier sur l’Action de mars, les délégués ne purent pas consacrer beaucoup de temps à cette résolution. Elle fut discutée vers la fin du congrès et il n’y eut pratiquement pas de débat. Mais à l’origine, ce n’était pas l’intention de la direction du Comintern, comme on peut le voir dans l’Appel au Congrès qui explique que la question de l’organisation serait l’un des sujets majeurs à l’ordre du jour.
Dans son introduction, Riddell consacre à peine deux paragraphes aux Thèses sur la structure d’organisation et il en minimise qualitativement la raison d’être. Selon lui, ces Thèses avaient pour objectif « de lutter contre les déformations bureaucratiques que les partis membres avaient héritées de la Deuxième Internationale d’avant-guerre ». En réalité, les Thèses exigeaient de ces partis une réorganisation radicale afin de les transformer en organisations de combat, dirigées par des révolutionnaires professionnels, et capables d’arracher le pouvoir à la bourgeoisie.
Les Thèses sont tout imprégnées de cette conception. Le mot allemand Kampforganisation, qui a une connotation clairement militaire, se répète avec insistance dans la dernière partie des Thèses, en particulier dans la section intitulée « La liaison du travail légal avec le travail illégal ». Mais l’expression « organisation de combat » n’apparaît qu’une seule fois dans la traduction de Riddell, et elle est remplacée ailleurs par diverses expressions plus faibles comme « organisation de lutte » (organisation of struggle) ou « groupes combatifs » (fighting contingents). L’effet de répétition disparaît et l’intention révolutionnaire se trouve dénaturée, tout cela visant systématiquement à arrondir les angles des Thèses dans le sens de la social-démocratie.*
De plus, là où l’original en allemand dénonce les sociaux-démocrates parce qu’ils se concentraient sur des « impossibilités parlementaires », Riddell traduit cela par « occasions qui se produisent – ou plus probablement ne se produisent pas – au parlement ». Là où les Thèses affirment que le parti communiste doit combattre énergiquement les sociaux-démocrates et les supplanter à la direction de la classe ouvrière, Riddell arrondit encore une fois les angles. Alors que le texte allemand dit que l’organisation communiste doit mener son agitation de façon à être reconnue par les prolétaires en lutte « comme celle qui doit diriger loyalement et courageusement, avec prévoyance et énergie, leur propre mouvement » commun jusqu’au bout (souligné par nous), Riddell remplace « celle » par « une » (organisation).
L’attitude dédaigneuse de Riddell envers les Thèses se manifeste clairement ailleurs encore. Au Quatrième Congrès, l’année suivante, lorsque Lénine s’adressa pour la dernière fois au mouvement communiste mondial, il se plaignit que les Thèses étaient « trop russe[s] », regrettant que « nous n’avons pas compris comment il fallait présenter aux étrangers notre expérience russe » (« Cinq ans de révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale », novembre 1922). Lénine voulait dire par là que l’IC n’avait pas encore réussi à faire comprendre aux communistes occidentaux à quoi devaient servir ces Thèses, et que ceux-ci devaient les appliquer sur leur propre terrain national.
Les universitaires de gauche et les sociaux-démocrates déforment fréquemment le sens de l’expression « trop russe », donnant à entendre que Lénine avouait là que les Thèses ne pouvaient pas s’appliquer à l’Europe occidentale. C’est ce que fait aussi Riddell dans l’introduction à son recueil des procès-verbaux du Quatrième Congrès, où il prétend que Lénine cherchait à « mettre en garde contre l’imposition arbitraire de normes organisationnelles russes » (Toward the United Front, Haymarket Books, 2012). Lénine disait exactement le contraire dans son discours : il insistait qu’« il faut appliquer cette résolution » et affirmait que les communistes étrangers « doivent assimiler une bonne tranche d’expérience russe ».
La Thèse sur la tactique
À l’approche du Troisième Congrès, les divisions politiques dans l’IC étaient considérables et il y avait un danger de scission. Parmi les défenseurs de la « théorie de l’offensive », c’est le Russe Nikolaï Boukharine qui avait le plus d’autorité au niveau international. La majorité de la direction du VKPD soutenait l’Action de mars, face à l’opposition d’une minorité conduite par l’ex-dirigeant Paul Levi (déjà exclu à ce moment-là) et par Clara Zetkin. L’Action de mars était aussi soutenue par les Italiens, les Autrichiens ainsi que par les Hongrois dirigés par Béla Kun, membre du Comité exécutif de l’IC (CEIC) qui avait été envoyé en Allemagne début mars 1921.
Levi et Zetkin, vexés d’avoir perdu un vote sur leur position opportuniste sur l’Italie, avaient démissionné de la Zentrale (l’organe dirigeant central) du VKPD en février 1921. Ils avaient tous deux défendu Giacinto Serrati, dirigeant du Parti socialiste italien (PSI), quand celui-ci avait refusé d’exclure l’aile réformiste de son parti. Levi était ensuite parti en vacances et se trouvait hors d’Allemagne lorsqu’éclata la crise de l’Action de mars. Les critiques qu’il fit de cette action par la suite étaient dans l’ensemble correctes et Lénine le reconnut. Mais Levi attaqua publiquement le parti avec deux brochures, enfreignant ainsi la discipline du centralisme démocratique. Il qualifia l’Action de mars de « putsch » et alla jusqu’à comparer les dirigeants du VKPD au général Ludendorff, comparse de Hitler, alors même que le parti était sauvagement persécuté. Le VKPD exclut à juste titre Levi, dont les agissements politiques étaient ceux d’un briseur de grève. Levi fit appel de son exclusion auprès du Troisième Congrès.
Au début, le parti russe était divisé sur l’Action de mars. Trotsky rappela plus tard que pendant un moment les deux camps se réunissaient en comités séparés, signe d’une situation préfractionnelle. Mais Lénine et Trotsky gagnèrent Lev Kamenev et obtinrent ainsi la majorité au bureau politique contre Zinoviev et Boukharine qui soutenaient l’Action de mars, de même que Karl Radek, représentant de l’IC en Allemagne. Les délégués russes finirent par se mettre d’accord sur un compromis pour les formulations de la « Thèse sur la tactique » soumise au Troisième Congrès, et ils présentèrent en général un point de vue commun.
La Thèse décrivait l’Action de mars comme un « pas en avant », dans la mesure où elle représentait une réaction héroïque d’une partie de la classe ouvrière, luttant sous la direction des communistes, à une provocation flagrante de l’État bourgeois. La Thèse rejetait par là l’accusation de Levi que l’Action de mars avait été un putsch. Elle confirmait l’exclusion de Levi pour violation de la discipline, tout en soulignant que le VKPD avait commis de nombreuses erreurs, dont l’une des plus graves avait été de confondre situation défensive et situation offensive. Le document affirmait : « Cette faute fut encore exagérée par un certain nombre de camarades du parti, représentant l’offensive comme la méthode essentielle de lutte du Parti Communiste Unifié d’Allemagne dans la situation actuelle. »
Dans ses Souvenirs sur Lénine (1926), Zetkin se rappelle que Lénine lui avait dit que la Thèse permettrait à l’aile gauche de sauver la face : « Le congrès tordra le cou à cette fameuse “théorie de l’offensive”, il sanctionnera la tactique qui répond à vos conceptions. En revanche, il faudra qu’il console les partisans de la “théorie de l’offensive” en leur donnant quelques miettes. » Lénine offrit aussi à Levi la possibilité de réintégrer le parti, à condition qu’il se conduise en partisan discipliné de l’IC. Mais Levi en fit autrement. Après avoir eu brièvement son propre petit groupe, il ne tarda pas à réintégrer le SPD.
Les délégations allemande, italienne et autrichienne présentèrent des amendements visant à édulcorer les critiques formulées dans la Thèse. Dans une phrase soulignant qu’il fallait « conquérir aux principes du communisme la plus grande partie de la classe ouvrière », elles voulaient supprimer « la plus grande partie » et mettre « buts » à la place de « principes ». Lénine s’opposa fortement à ces amendements en insistant qu’il ne fallait pas changer la moindre lettre dans la résolution. Il fit remarquer que même les anarchistes étaient d’accord avec les « buts » du communisme dans la mesure où ils s’opposaient à l’exploitation capitaliste, alors que parmi les principes communistes figuraient la reconnaissance de la dictature du prolétariat et l’utilisation de la coercition étatique dans la période de transition vers le communisme.
Lénine souligna que cela n’avait aucun sens de parler de prendre le pouvoir sans avoir gagné au préalable une nette majorité des travailleurs. Il fit remarquer :
« En Russie, nous étions un petit parti, mais nous avions en plus avec nous la majorité des Soviets de députés ouvriers et paysans de tout le pays (exclamation : “C’est juste !”). Et vous ? Nous avions près de la moitié de l’armée qui comptait alors, au bas mot, 10 millions d’hommes. Auriez-vous la majorité de l’armée ? »
Il insista qu’il fallait mener une bataille décisive contre ce genre d’aventurisme révolutionnaire, « sinon l’Internationale communiste est perdue ».
Trotsky déclencha un véritable tumulte dans l’aile gauche avec ses critiques acerbes de l’Action de mars, usant d’un langage bien plus incisif que Radek dans son long rapport sur la Thèse. Six délégations signèrent une déclaration affirmant qu’elles soutenaient les thèses sur le principe mais qu’elles avaient de fortes réserves quant au discours de Trotsky.
Lénine et Trotsky critiquèrent très sévèrement le gauchisme au Troisième Congrès, parce qu’à ce moment-là ils considéraient que c’était la menace la plus immédiate pesant sur l’IC. Mais à plus long terme, ce qui les inquiétait le plus, c’était de savoir si les dirigeants communistes auraient assez de détermination pour agir de façon révolutionnaire. Dans ses remarques aux délégués des partis allemand, tchèque, hongrois et autres le 11 juillet, alors que le congrès touchait à sa fin, Lénine exprima sa crainte que le dirigeant du parti tchèque, Bohumir Šmeral, ne soit peut-être pas prêt à mettre à exécution « l’offensive en Tchécoslovaquie » quand la situation l’exigerait. Šmeral avait parlé à Lénine de sa crainte d’être amené à engager une « action prématurée ». Dans ce même discours, Lénine déclara :
« L’erreur de gauche, c’est simplement une erreur, elle n’est pas grave et elle est facile à corriger. Mais une erreur qui met en cause la résolution d’engager l’action, ce n’est plus une petite erreur, c’est une trahison. Il n’y a pas de commune mesure entre ces deux sortes d’erreurs. La théorie selon laquelle nous ferons la révolution, mais seulement après que les autres auront engagé l’action, est fondamentalement fausse. »
Le gauchisme de 1921 ne dura pas longtemps. Les dirigeants communistes allemands Heinrich Brandler et August Thalheimer, chauds partisans de l’Action de mars en 1921, firent obstacle à la révolution deux ans après alors qu’ils dirigeaient le parti. Plus tard, c’est Boukharine qui dirigeait l’IC avec Staline lorsque celle-ci fut responsable de la trahison de la Révolution chinoise en 1925-1927 ; Boukharine devint par la suite le dirigeant de l’Opposition de droite. Quelques années après le Troisième Congrès, le Hongrois Jószef Pogány (John Pepper), un autre partisan majeur de l’Action de mars, soutenait le populisme fermier-ouvrier aux États-Unis.
Les chantres réformistes de Levi
Alors que Levi avait poignardé le parti allemand dans le dos après l’Action de mars, certains militants de gauche aujourd’hui se solidarisent de façon scandaleuse avec cette attaque. Un exemple : Daniel Gaido, qui a produit deux livres publiés par Historical Materialism, et qui est associé au Partido obrero argentin pseudo-trotskyste. Il s’oppose sur le blog de Riddell à l’exclusion de Levi, qu’il considère comme une « sombre histoire », déclarant même que « ce n’est pas Levi, mais plutôt Zinoviev et Béla Kun, les organisateurs du putsch de l’“Action de mars” en 1921, qui auraient dû être défenestrés au Troisième Congrès du Comintern ». En fait, question défenestration, c’est Daniel Gaido qui jette le communisme par la fenêtre.
Riddell ne va pas aussi loin que Gaido. Dans son introduction, il affirme que « les décisions du congrès représentent un compromis inévitable », et qu’« un compromis politique plus général au congrès » (y compris l’exclusion de Levi) « était nécessaire pour atteindre un objectif indispensable – trop souvent négligé dans le mouvement socialiste – à savoir préserver l’unité des forces révolutionnaires ». Mais compte tenu de l’importance des divergences, ce compromis n’avait rien d’inévitable. L’accord auquel était parvenu Lénine se basait sur des principes. Il avait gagné sur la question fondamentale : l’aile gauche avait laissé tomber son soutien à l’« offensive révolutionnaire ».
Riddell affirme aussi que « dans un congrès qui se distinguait par la franchise et la controverse, il n’y eut presque aucune critique des agissements du CEIC » et qu’« on ne fit pas le bilan du rôle des émissaires du CEIC dans l’Action de mars », ce qui selon lui eut des effets négatifs. Cet argument n’est pas nouveau. Les idéologues pseudo-marxistes Tony Cliff et Pierre Broué ont également prétendu qu’il y avait eu dissimulation au Troisième Congrès. Jennifer Roesch, de l’ISO, partage cette approche dans sa critique de Vers les masses ; elle prétend que Radek, Kun et Zinoviev purent « se soustraire à toute responsabilité pour le rôle qu’ils jouèrent », et que cela « créa un dangereux précédent » (« Majorités, minorités et tactiques révolutionnaires », International Socialist Review, été 2016).
Le congrès, certes, n’adopta pas de résolution pour dénoncer Kun et ses partisans. Mais il n’adopta pas non plus de résolution condamnant les erreurs de Clara Zetkin, qui défendait encore les actions de Levi bien après le début du congrès. Ce que voulaient Lénine et Trotsky, c’était la clarté politique, et non la vengeance contre des camarades individuels qui avaient eu des positions erronées. Dans sa lettre aux communistes allemands du 14 août citée plus haut, Lénine critiquait Radek parce qu’il avait publiquement attaqué Zetkin dans le journal du VKPD Die Rote Fahne (Le Drapeau rouge) peu après le congrès. Lénine soulignait qu’un « traité de paix » avait été négocié au congrès, prévoyant un travail commun et non fractionnel. (Riddell omet également ce passage de la lettre de Lénine dans ses annexes.)
Les accusations de dissimulation sont démenties par les documents que Riddell lui-même, parmi d’autres, a rassemblés. Les critiques acerbes de Lénine contre Kun étaient bien connues de tous les participants au Troisième Congrès. Alfred Rosmer, alors un dirigeant français de l’Internationale communiste, raconte dans son livre de souvenirs Moscou sous Lénine (Maspero, 1970) : « Tout au long des débats, Lénine avait criblé Béla Kun de sarcasmes, “bêtise de Béla Kun”, “sottise de Béla Kun”, revenaient fréquemment sur ses lèvres. » Lors d’une réunion du CEIC élargi la veille du congrès, Lénine intervint fermement pour défendre Trotsky contre Kun, qui souhaitait que les communistes français se lancent dans l’aventurisme en encourageant les appelés à refuser la conscription, ce qui aurait conduit à des représailles contre ceux qui l’auraient tenté. Lénine dit sans détours : « Je suis venu ici protester contre le discours du camarade Béla Kun qui a attaqué le camarade Trotsky au lieu de le défendre, ce qu’il aurait dû faire s’il avait été un vrai marxiste. » La position de Kun, dit-il, était « indigne de sortir de la bouche d’un marxiste, d’un camarade communiste » (traduit de l’anglais par nos soins).
La ligne selon laquelle il y aurait eu « dissimulation » reprend des accusations qu’avait lancées Levi lui-même. Dans Notre voie : contre le putschisme (avril 1921), Levi écrivait à propos des représentants du Comintern :
« Ils ne travaillent jamais avec la centrale du pays, mais toujours derrière son dos, et souvent contre elle. Ils trouvent audience à Moscou et les autres non. […] Tout ce que l’exécutif fait dans ce sens, c’est d’envoyer des appels qui viennent trop tard et des excommunications qui viennent trop tôt. Une telle direction politique de la part de l’Internationale communiste ne peut conduire à rien d’autre qu’à une catastrophe. »
– Cité par Pierre Broué, Révolution en Allemagne 1917-1923 (Les éditions de minuit, 1971)
Levi comparait le CEIC à l’agence d’État soviétique chargée de combattre la subversion contre-révolutionnaire : « L’exécutif n’agit pas autrement qu’une tchéka projetée par-dessus les frontières de la Russie. » Il apportait ainsi de l’eau au moulin des sociaux-démocrates qui accusaient le Comintern d’être au service du nationalisme russe et de sacrifier les intérêts des travailleurs d’autres pays aux diktats de leurs « maîtres soviétiques ».
Prétendre que Kun et d’autres ne furent pas tenus responsables de leurs actes, c’est donner à entendre que la bataille contre le gauchisme avait été incomplète au Troisième Congrès. Si c’était vrai, on aurait dû s’attendre à ce que ce grave problème perdure. Mais c’est le contraire qui se produisit. En 1923, quand l’offensive se trouva effectivement à l’ordre du jour en Allemagne, les anciens partisans de l’offensive révolutionnaire étaient introuvables.
Il est révélateur que Roesch, de l’ISO, ne mentionne même pas, dans sa critique de Vers les masses, que Levi avait fini comme renégat social-démocrate. La rapidité du retour de Levi au SPD est pourtant embarrassante pour certains de ses défenseurs actuels, ce qui explique en partie pourquoi ils vouent à Clara Zetkin un véritable culte. D’après Roesch, « les contributions de Lénine, Trotsky et Zetkin, en particulier, se distinguent par leur clarté politique et par leurs explications de la relation dynamique entre facteurs objectifs et subjectifs d’une part, et le parti et la classe de l’autre » (« Majorités, minorités et tactiques révolutionnaires »). Il est absolument absurde de comparer Lénine et Trotsky, les dirigeants communistes les plus éminents à cette époque, avec Zetkin. Si Zetkin avait entendu quelqu’un dire cela, elle aurait été profondément gênée.
Zetkin avait longtemps été membre de l’aile gauche du SPD et elle était connue en particulier pour son travail parmi les femmes ouvrières. Elle était l’un des rares participants à la fondation de la Deuxième Internationale en 1889 qui parvinrent à passer à l’IC. Pourtant, même après la Révolution russe, elle n’avait compris que partiellement qu’il fallait un parti d’avant-garde avec un programme tranchant, ce qui reflétait le fait qu’elle n’avait pas complètement rompu avec les conceptions social-démocrates. Les batailles que mena Lénine avec Zetkin au Troisième Congrès furent essentielles pour la gagner plus profondément au bolchévisme. (Voir « Clara Zetkin et la lutte pour la Troisième Internationale », Spartacist édition française no 42, été 2015.)
Dans son article « Clara Zetkin dans l’antre du lion », Riddell prétend que « la discussion qu’elle eut avec Lénine contribua à convaincre les dirigeants communistes russes de soutenir sa critique de la désastreuse “Action de mars” lancée par Béla Kun et le VKPD » (johnriddell.wordpress.com, 12 janvier 2014). En fait, c’est tout le contraire. C’est Lénine qui convainquit Zetkin sur les questions les plus importantes au cours du Troisième Congrès. Dans une lettre du 16 avril à Zetkin et Levi (écrite avant que Lénine n’apprenne que Levi avait rendu ses critiques publiques), Lénine reconnaissait qu’il n’avait pas lu grand-chose sur les événements en Allemagne. Mais, écrivait-il, « je suis tout disposé à croire que le représentant du Comité exécutif [Kun] a prôné une tactique bête, trop à gauche […] : ce représentant est très souvent trop à gauche ». En même temps, Lénine disait qu’il était consterné que Levi et Zetkin défendent le centriste Serrati en Italie, et qu’ils aient démissionné de façon irresponsable de la direction allemande.
Même après son arrivée à Moscou, Zetkin continuait encore à défendre Levi. Elle insistait que l’Action de mars avait été un « putsch » et excusait Levi pour son brisage de grève. La veille du congrès (le 18 juin), elle écrivit : « Je suis convaincue que le camarade Levi a publié sa brochure guidé par une inquiétude ardente pour le présent et l’avenir du parti » (traduit de l’allemand par nos soins). Lénine lui fit ce vif reproche : « Vous avez vu seulement la politique erronée de la Zentrale et ses effets néfastes, mais vous n’avez pas vu les prolétaires qui luttent en Allemagne centrale. Par ailleurs, il manquait à la critique tout à fait négative de Paul Levi la moindre impulsion de faire corps avec le parti » (cité par Clara Zetkin, Erinnerungen an Lenin).
De 1921 à 1923
Dans L’Internationale communiste après Lénine, Trotsky écrit :
« Le caractère révolutionnaire de l’époque ne consiste pas à permettre, à chaque instant, de réaliser la révolution, c’est-à-dire de prendre le pouvoir. Ce caractère révolutionnaire est assuré par de profondes et brusques oscillations, par des changements fréquents et brutaux : on passe d’une situation franchement révolutionnaire, où le Parti communiste peut prétendre arracher le pouvoir, à la victoire de la contre-révolution fasciste ou semi-fasciste, et de cette dernière au régime provisoire du juste milieu […] qui rend ensuite les contradictions tranchantes comme un rasoir et pose nettement le problème du pouvoir. »
La capacité du parti révolutionnaire à reconnaître ces changements est d’une importance primordiale.
En 1923, la situation en Allemagne était fort différente de ce qu’elle avait été deux ans plus tôt. À la fin de 1922, le gouvernement fit défaut sur les réparations à payer à la France sous forme de réquisitions de charbon et d’autres produits de première nécessité, comme l’exigeait le traité de Versailles. En représailles, les troupes françaises occupèrent en janvier 1923 la Ruhr, une région très industrialisée de l’Allemagne. Dans une situation de dislocation économique profonde et d’hyperinflation, les syndicats étaient paralysés – or c’est tout d’abord par le fait que le SPD dirigeait les syndicats qu’il enchaînait le prolétariat à l’ordre bourgeois. Le SPD perdait ainsi sa mainmise sur les masses ouvrières : les ouvriers désertaient massivement à la fois les syndicats et le SPD et affluaient vers les conseils d’usine, où le Parti communiste (qui s’appelait à nouveau KPD) avait une influence considérable.
Cependant le KPD « suivait encore le mot d’ordre du IIIe Congrès […], qui fut assimilé de façon unilatérale » (Trotsky, L’Internationale communiste après Lénine). En 1923, après avoir dans un premier temps refréné les aspirations révolutionnaires des masses ouvrières, il battit ensuite en retraite, sans combattre, à la veille d’une insurrection prévue au mois d’octobre.
Bien avant ces événements critiques, la direction du parti était déjà prosternée devant le légalisme. La déclaration de Brandler, lors de son procès pour avoir participé à l’Action de mars, en fut un premier indice : il dit au procureur que « la dictature du prolétariat est possible même sans toucher à la constitution allemande ! » Il ajouta : « Depuis 1918 en Allemagne, la possibilité de forcer le destin par des soulèvements armés se réduit de plus en plus » (« Le procès pour haute trahison de Heinrich Brandler devant la cour spéciale le 6 juin 1921 à Berlin », 1921, traduit de l’allemand par nos soins). Lors d’une réunion du bureau politique russe en août 1923, Trotsky dit à propos de la direction allemande : « C’est une mentalité de chien battu qu’ils ont là-bas après l’expérience de l’échec de [l’Action de] mars » (Compte-rendu de discussion « Sur la situation internationale » à la session du Politburo du CC du P.C.(b)R. du 21 août 1923, Istochnik, mai 1995, traduit par nos soins).
Au fond, le KPD s’accrochait à l’illusion que l’aile gauche de la social-démocratie pouvait devenir un allié révolutionnaire. Déjà en décembre 1921, le Parti communiste allemand avait affirmé qu’il était « prêt à faciliter, par tous les moyens parlementaires et extra-parlementaires, la formation d’un gouvernement ouvrier socialiste », et qu’il était « prêt à entrer dans un tel gouvernement s’il a la garantie que ce gouvernement représente les intérêts et les revendications de la classe ouvrière dans le combat contre la bourgeoisie » (Circulaire politique no 12, 8 décembre 1921). Loin d’agir comme un correctif, certains des principaux dirigeants du Comintern, en particulier Zinoviev et Radek, encouragèrent le KPD dans cette voie, qui fut pour l’essentiel approuvée par le CEIC en janvier 1922.
En décembre 1922, le Quatrième Congrès de l’IC adopta une résolution délibérément confusionniste, la « Résolution sur la tactique de l’I.C. », qui énumérait cinq types différents de « gouvernements ouvriers », dont un gouvernement social-démocrate ouvertement capitaliste. Le but réel était de légitimer une coalition parlementaire avec les sociaux-démocrates en la faisant passer pour un « gouvernement ouvrier avec la participation des communistes » qui ne soit « pas encore la dictature du prolétariat ». La recherche d’un compromis entre la domination du prolétariat et celle de la bourgeoisie revenait à réviser la conception marxiste de l’État, codifiée dans des écrits de Lénine comme L’État et la révolution (1917) ou La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky (1918). La classe ouvrière ne peut pas se contenter de s’emparer de l’appareil d’État existant et de le faire fonctionner pour son propre compte. Il faut que l’État bourgeois soit renversé par la révolution ouvrière et qu’un nouvel État – la dictature du prolétariat – soit érigé à sa place.
La direction du KPD interpréta la discussion très problématique du Quatrième Congrès sur les gouvernements ouvriers comme une approbation de sa pratique conciliatrice vis-à-vis des sociaux-démocrates de gauche. En octobre 1923, le KPD forma des gouvernements de coalition régionaux avec le SPD en Saxe et en Thuringe, qui fondirent comme neige au soleil une fois menacés par l’armée allemande. Les dirigeants du KPD s’empressèrent ensuite d’annuler une insurrection qui avait été planifiée sur les injonctions du Comintern. Indice de la profonde désorientation du KPD, son plan pour lancer l’insurrection reposait sur une grève générale qui devait être appelée par les syndicats dirigés par le SPD.
Ce n’est qu’au mois d’août 1923 que Trotsky se rendit compte qu’il y avait une situation révolutionnaire en Allemagne. Ce fut lui qui exigea que le KPD et le Comintern organisent une lutte pour le pouvoir, alors que Zinoviev tergiversait et que Staline conseillait de mettre les freins. Mais l’approche de Trotsky à l’époque était largement administrative. Il avait approuvé l’entrée du KPD dans les gouvernements de Saxe et Thuringe, pensant que cela servirait de « terrain de manœuvres » pour la révolution.
Un an plus tard, Trotsky s’attaqua aux causes sous-jacentes de la défaite en Allemagne, en partant de l’expérience de la Révolution bolchévique. Dans Les leçons d’Octobre (1924), écrit en réaction à la capitulation du KPD, il affirma que même un parti révolutionnaire expérimenté courait le risque d’être en retard sur les événements et d’opposer les mots d’ordre d’hier aux nouvelles tâches. C’est particulièrement vrai dans une situation révolutionnaire où certains éléments de la direction du parti rechignent à faire le tournant nécessaire quand la question du pouvoir se pose. En 1917, ce problème put être surmonté grâce à la direction de Lénine ; en 1923 en Allemagne, il n’y avait personne pour jouer ce rôle.
Riddell n’aborde pas du tout les événements de 1923 en Allemagne dans son introduction à Vers les masses. Il n’en parle que brièvement dans son livre sur le Quatrième Congrès – alors que l’occupation de la Ruhr eut lieu à peine un mois après le congrès – et il n’exprime pas de position claire sur les questions contestées. Mais il a fait remarquer, dans une communication à une conférence de Historical Materialism à Toronto en 2012, que la résolution du Quatrième Congrès laissait entrevoir la possibilité qu’un « gouvernement ouvrier » s’installe au pouvoir « alors que l’État capitaliste, ou une bonne partie de celui-ci, était toujours en place », une position qu’il approuvait. Riddell se sert de cette méthode pour soutenir des gouvernements capitalistes de plusieurs types (voir « Les révisionnistes essaient toujours d’enterrer le léninisme », Workers Vanguard no 1006, 3 août 2012). Il prétend par exemple que « le gouvernement bolivien dirigé par le président Evo Morales peut effectivement être considéré comme un “gouvernement ouvrier” du type dont parlaient la révolutionnaire allemande Clara Zetkin et l’Internationale communiste (Comintern) au début des années 1920 » (« Comment Clara Zetkin nous aide à comprendre Evo Morales », johnriddell.wordpress.com, 18 septembre 2011, traduit par nos soins).
Le débat sur l’Italie
Contrairement à ce que racontent la plupart des réformistes aujourd’hui, Lénine et Trotsky menèrent aussi d’âpres batailles contre l’aile droite au Troisième Congrès. Ce fut le cas notamment lors des débats sur le Parti socialiste italien. Le PSI, qui avait rejoint le Comintern en 1919 sans jamais avoir scissionné, rassemblait toute une gamme de tendances, dont un groupement réformiste important derrière Filippo Turati. L’une des 21 conditions stipulait que les réformistes (et Turati en faisait expressément partie) devaient être exclus du parti. C’est leur présence dans le PSI qui avait assuré la trahison par le parti des luttes révolutionnaires en Italie en 1919-1920.
À la conférence du PSI à Livourne en janvier 1921, la direction centriste derrière Serrati avait refusé de rompre avec Turati et compagnie, malgré l’insistance répétée des représentants du CEIC. Serrati prétendait qu’il romprait avec Turati, mais uniquement lorsque cela lui conviendrait. L’aile gauche derrière Amadeo Bordiga et Antonio Gramsci quitta alors la conférence et fonda le Parti communiste d’Italie (PCI), qui fut reconnu comme la section italienne de l’IC. Le PSI fit appel de son exclusion devant le Troisième Congrès, mais cet appel fut fermement rejeté. La porte restait ouverte à la réintégration de Serrati, mais seulement à condition qu’il exclue les réformistes et qu’il fusionne avec le PCI. En fait, ce n’est qu’en 1924 que Serrati réadhéra à l’IC, deux ans après la prise du pouvoir par Mussolini.
Dans son rapport sur le CEIC au Troisième Congrès, Zinoviev dénonça Serrati et le PSI. Au fond, Serrati prétendait qu’il ne pouvait pas rompre avec les réformistes car ils avaient une audience dans les syndicats. Zinoviev répliqua que le Comintern ne céderait pas à un chantage sur les nombres et affirma : « Même si nous perdons un grand nombre d’ouvriers italiens pendant un certain temps, tant pis ; nous les regagnerons » (Protokoll des III. Kongresses der Kommunistischen Internationale, traduit par nos soins).
Levi, qui avait assisté à la conférence de Livourne en tant que représentant du parti allemand, soutenait la position de Serrati ; c’était le cas aussi de Zetkin en Allemagne. Riddell évite d’exprimer son opinion sur la scission italienne, tout en camouflant le rôle de Zetkin. Dans son introduction, il affirme que Zetkin, lorsqu’elle avait finalement soutenu la décision du Troisième Congrès sur le PSI, « la considérait comme identique à la position controversée qu’elle avait adoptée juste après la conférence de Livourne ». En réalité, Zetkin avait pris une position très différente après Livourne. Dans une lettre à Lénine du 25 janvier, que Riddell ne reproduit pas dans ses annexes, elle qualifiait la scission du PSI de « grave défaite ». Elle appelait à une « réunification aussi rapide que possible des deux fractions », ajoutant que c’était « une erreur objectivement injustifiable de la part des communistes d’avoir constitué leur propre fraction » (Briefe Deutscher an Lenin 1917-1923, Dietz Verlag, 1990).
Pour sa part, Roesch, de l’ISO, se plaint que la scission de Livourne était une « débâcle » qui « entraîna un débat acharné et destructeur dans le parti allemand, provoquant la démission de la direction centrale de ses deux dirigeants les plus lucides, Paul Levi et Clara Zetkin ». Pour Roesch, la faute reviendrait au CEIC et aux communistes italiens parce qu’ils avaient appliqué la ligne du Comintern !
La position conciliatrice de Zetkin sur le PSI se refléta dans ses premières interventions au Troisième Congrès. Dans son premier discours sur la question, prononcé le 27 juin, elle affirma essentiellement qu’elle avait été favorable à une rupture immédiate avec Turati, mais que « ce qui rendait cette rupture difficile c’était qu’il y avait un groupement au centre où se trouvaient sans conteste de larges couches prolétariennes » (traduit du Protokoll des III. Kongresses der Kommunistischen Internationale). Elle faisait évidemment allusion au groupe de Serrati. C’est ce même genre d’argument suiviste qu’avançait Serrati lui-même : si les « masses » ont des illusions dans les réformistes, alors on ne peut pas rompre avec des gens comme Turati.
Zetkin ajouta qu’à sa connaissance, le PSI dirigeait de nombreuses municipalités, qui contrôlaient la police politique, et que « cela renforce considérablement les communistes d’avoir le contrôle des forces armées dans des milliers de municipalités » qui pourraient « intervenir dans les conflits en faveur de la lutte révolutionnaire ». Cet argument totalement réformiste présentant la police bourgeoise comme si elle était l’alliée des travailleurs fut réfuté au cours de la discussion par le délégué allemand Wilhelm Koenen.
Intervenant plus tard dans le débat, Lénine qualifia les partisans de Turati de « menchéviks italiens » et souligna que le parti italien « ne peut pas devenir communiste aussi longtemps qu’il tolère dans ses rangs des hommes comme Turati ». Il posa la question : « Quand on occupait les fabriques, en Italie, un seul communiste au moins s’est-il révélé ? » Et il répondit : « Non, le communisme n’existait pas encore en Italie […]. Et le premier pas sur ce chemin, c’est une rupture définitive avec les menchéviks, qui, pendant plus de 20 ans, ont collaboré et travaillé avec le gouvernement bourgeois. »
À la lumière de la discussion, Zetkin changea d’avis. Lorsqu’elle prit à nouveau la parole le 29 juin, elle déclara que « la rupture avec les forces de Turati doit être mise en œuvre immédiatement, impitoyablement et sans faux-fuyants » (souligné dans l’original), et elle affirma que l’IC « effectue des scissions seulement dans le but de forger l’unité à un niveau supérieur et plus solide ». Elle conclut que les travailleurs italiens devaient « se séparer dans tout le pays des forces avec lesquelles vous ne pouvez et ne devez plus rester unifiés. […] Il faut choisir ! » (traduit du Protokoll des III. Kongresses der Kommunistischen Internationale).
Quant à Levi, sa trajectoire vers la droite, qui le mena hors du Comintern, commença avec son opposition à la scission du PSI à Livourne, et non avec l’Action de mars. Dans son esprit (et manifestement aussi dans celui de Riddell), l’Action de mars et la scission du PSI étaient étroitement liées. En réalité ces deux questions avaient un contenu politique qualitativement différent.
La bataille pour le communisme en Allemagne
Dès la révolution d’Octobre, les bolchéviks avaient considéré l’Allemagne et son prolétariat, nombreux et prosocialiste, comme la clé de la situation internationale ; ils accordaient une importance stratégique exceptionnelle à la lutte pour y forger un parti communiste. Avec la défaite de l’Allemagne dans la Première Guerre mondiale, le pays était entré dans une période de profonds bouleversements sociaux. Depuis le soulèvement ouvrier qui avait conduit au renversement du Kaiser Guillaume II en novembre 1918, le pays était secoué par les manifestations, grèves et quasi-insurrections. Mais contrairement à la Russie l’année précédente, il n’y avait pas de parti bolchévique pour diriger les masses et les mener au pouvoir. Au lieu de cela, le SPD forma un gouvernement capitaliste, comprenant pendant une période cruciale le Parti social-démocrate indépendant (USPD) ; ce gouvernement présida à la contre-révolution sanglante de la bourgeoisie.
Les dirigeants du SPD, qui avaient soutenu l’impérialisme allemand depuis le début de la guerre, avaient exclu pratiquement tous leurs détracteurs début 1917. Les militants exclus fondèrent en avril 1917 l’USPD, un groupe centriste très hétérogène où figuraient à droite Kautsky, Eduard Bernstein et Rudolf Hilferding, et à gauche le groupe spartakiste de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Ce n’est que fin décembre 1918, alors que le moment décisif pour la révolution était déjà à portée de main, que les spartakistes scissionnèrent de l’USPD pour fonder le KPD(S) (Parti communiste d’Allemagne-Spartakus). Quelques semaines plus tard, Luxemburg et Liebknecht étaient assassinés par les Freikorps, les troupes réactionnaires lancées contre eux par le gouvernement SPD. Deux mois après, Leo Jogiches, un autre dirigeant, était assassiné à son tour. Le KPD se trouvait ainsi privé de ses dirigeants les meilleurs et les plus expérimentés. C’est Paul Levi, protégé de Luxemburg et proche collaborateur de Zetkin, qui en devint le principal dirigeant.
Dans son introduction à Vers les masses, Riddell ne fait pas la moindre critique de Levi avant la rupture publique de celui-ci avec le parti en 1921. Levi ne manquait pas de talent. Lénine voulait absolument que la Thèse sur la tactique approuve fermement les efforts de Levi pour appliquer en Allemagne des tactiques de front unique grâce à la « Lettre ouverte aux organisations ouvrières allemandes » qu’il avait écrite avec Radek en janvier 1921. De nombreux camarades dans le parti allemand, ainsi que Zinoviev et Boukharine, avaient dénoncé cette « lettre ouverte », la qualifiant d’opportuniste.
Mais Levi avait ses forces et ses faiblesses, et par-dessus le marché c’était un dilettante opportuniste. Tout au long des soulèvements qui secouèrent l’Allemagne dans les années d’après-guerre, il était conscient des dangers mais refusait de voir les occasions révolutionnaires. Avec une direction collective, on aurait pu faire contrepoids à ses faiblesses. Mais Levi vouait une haine pathologique aux militants plus à gauche que lui. Rosmer a fait remarquer que Levi « détestait en bloc les anarchistes et les syndicalistes, éléments d’une “opposition” qui ne cessait de le hanter » (Moscou sous Lénine). Pourtant, de nombreux dirigeants ouvriers influencés par le syndicalisme étaient devenus des personnages centraux de l’IC, comme Rosmer lui-même et James P. Cannon, ancien militant des Industrial Workers of the World (IWW), membre fondateur et dirigeant du Parti communiste des États-Unis, et plus tard du trotskysme américain.
En 1919-1920, en Allemagne comme dans d’autres pays, le communisme de gauche représentait un courant important qui reflétait l’opinion d’une couche substantielle de la classe ouvrière, impatiente de faire la révolution. Ce courant défendait un certain nombre de positions erronées ; par exemple, il s’opposait au travail dans les syndicats dirigés par les réformistes et à la participation aux élections parlementaires. Lénine savait que, bien souvent, ces positions étaient une réaction épidermique aux trahisons des dirigeants syndicaux procapitalistes, et de la Deuxième Internationale. Il pensait que beaucoup de communistes de gauche et de syndicalistes révolutionnaires (qui étaient parfois les mêmes) avaient de grandes qualités. Souvent ils étaient subjectivement plus anticapitalistes que ceux qui avaient été recrutés des partis sociaux-démocrates.
Pour Levi c’était l’inverse. Lors d’une conférence du KPD en octobre 1919, il avait exclu tous ceux qui avaient voté contre la participation aux syndicats dirigés par les réformistes, ou contre l’utilisation du parlement bourgeois. Le KPD perdit la moitié de ses membres, dont une bonne partie de sa base prolétarienne. Lénine fut consterné par l’ultimatisme de Levi. Il écrivit au sujet des communistes de gauche exclus :
« Mon impression est que ce sont des agitateurs de talent, inexpérimentés, jeunes, dans le genre de nos “communistes de gauche” (en ce qui concerne leur inexpérience et leur jeunesse) de 1918. Puisque vous êtes d’accord sur l’essentiel (pour le pouvoir des Soviets contre le parlementarisme bourgeois), je pense que l’union est possible et nécessaire, de même qu’est nécessaire la scission avec les kautskistes. »
– « Lettre au comité central du Parti communiste d’Allemagne au sujet de la scission », 28 octobre 1919
L’année suivante, les communistes de gauche qui avaient été exclus du KPD fondèrent le Parti communiste ouvrier d’Allemagne (KAPD), qui comptait au départ plus de 40 000 membres et avait une influence significative dans les usines. La direction du Comintern tenta de les réintégrer au principal Parti communiste allemand. Mais lorsqu’on proposa aux représentants du KAPD une voix délibérative au Deuxième Congrès de l’IC, Levi menaça de faire ses bagages et de quitter le congrès. En fin de compte, les représentants du KAPD refusèrent d’assister au congrès à cause de leurs divergences politiques. Néanmoins, l’IC permit provisoirement au KAPD de devenir section sympathisante en décembre 1920, et le statut du KAPD fut réexaminé au Troisième Congrès.
À ce moment-là, le KAPD était devenu beaucoup plus petit, et la perspective d’une situation révolutionnaire n’était plus imminente. Le mouvement ouvrier était sur la défensive et le KAPD répugnait à observer la discipline de l’IC. Le Troisième Congrès adopta une résolution donnant trois mois au KAPD pour fusionner avec le VKPD, sans quoi il serait mis fin à son association avec l’IC. Le KAPD rejeta cet ultimatum, quitta le Comintern et forma son propre courant international hostile à l’IC.
Pendant que l’IC se battait pour gagner les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes, Levi cherchait à faire l’unité avec les centristes. La purge de l’aile gauche en 1919 devait servir à attirer les bonnes grâces de la direction de l’USPD. Il y avait alors une grande agitation dans ce parti centriste. La plus grande partie de sa base ouvrière était d’esprit révolutionnaire, mais la direction était divisée entre des réformistes endurcis et un groupe d’hésitants qui cherchait la conciliation avec l’aile droite.
Lors d’un congrès à Leipzig fin 1919, l’USPD résolut qu’il serait prêt à soutenir une nouvelle Internationale qui inclurait à la fois l’IC et ce qu’il appelait des « partis sociaux-révolutionnaires » dans d’autres pays. Il essayait ainsi de s’approprier l’autorité de la révolution d’Octobre tout en créant un contrepoids à l’immense autorité du Parti communiste russe, ce qui lui aurait permis de poursuivre ses pratiques opportunistes. (Une internationale centriste fut effectivement créée en 1921. L’IC la surnomma avec mépris « l’Internationale deux et demie », et elle ne tarda pas à retourner dans le giron de la Deuxième Internationale.)
L’IC s’opposa naturellement à la résolution de Leipzig de 1919, mais Levi voulait un regroupement avec l’USPD basé sur la conciliation avec ses dirigeants. Le KPD se mit à publier dans sa presse des articles déclarant que les sévères critiques de Lénine vis-à-vis de l’USPD étaient dépassées, et envisageant la possibilité que les deux partis coexistent dans le Comintern. L’IC prit en main les relations avec l’USPD pour couper court au conciliationnisme de la direction du KPD. En comparant ces deux manières d’approcher l’USPD, l’historien Werner Angress fait remarquer que « Levi cherchait avant tout à faciliter le mariage politique par la conciliation avec les Indépendants, tandis que Lénine se souciait plutôt de mesures de sauvegarde pour le cas où une fusion introduirait des éléments “opportunistes” dans le mouvement communiste » (Stillborn Revolution – The Communist Bid for Power in Germany, 1921-1923 [La révolution mort-née – La tentative de prise du pouvoir par les communistes en Allemagne, 1921-1923], Princeton University Press, 1963).
À la conférence suivante de l’USPD en octobre 1920 à Halle, une aile gauche regroupant près des deux tiers de la base active du parti scissionna de la direction droitière, après une vive confrontation avec sa politique centriste. Zinoviev fit un discours de quatre heures qui fut décisif pour faire pencher l’aile gauche du côté de l’IC, ce qui lui permit de fusionner avec le KPD en décembre 1920 pour former le VKPD. Ce fut un succès éclatant.
Cependant, à cause de la façon dont Levi avait traité l’aile gauche, une occasion avait été manquée. Le parti n’avait jamais pleinement assimilé la conception marxiste de l’État, et la purge de la gauche signifiait que les éléments les plus perméables aux pressions du parlementarisme et de l’ordre légal bourgeois étaient encore plus nombreux parmi les dirigeants.
Le Profintern et les syndicalistes révolutionnaires
Les efforts du Comintern pour gagner des militants syndicalistes révolutionnaires furent manifestes lors de la discussion au Troisième Congrès sur la question syndicale. Beaucoup de ces syndicalistes étaient opposés à la lutte politique et aux partis, ce qui était une réaction erronée au parlementarisme abject de la Deuxième Internationale. La résolution sur « L’Internationale Communiste et l’Internationale Syndicale Rouge » (ISR) adoptée au congrès qualifiait de « bourgeoise » l’« idée de la neutralité des Syndicats, de leur caractère apolitique, étranger à tout parti ». Cette résolution expliquait que les partis communistes se composent des éléments du prolétariat les plus avancés politiquement, qui ont de ce fait besoin de leur organisation propre, séparée des partis réformistes et opposée à eux. Les syndicats, quant à eux, sont des organisations de masse de la classe ouvrière qui doivent regrouper tous les travailleurs d’une industrie donnée quelle que soit la tendance politique éventuelle à laquelle ils appartiennent.
L’ISR, ou Profintern, fut créée pour faire contrepoids à l’Internationale syndicale d’Amsterdam dominée par les sociaux-démocrates de la Deuxième Internationale et de l’Internationale deux et demie. De par leur nature même, les dirigeants traîtres d’Amsterdam semaient le défaitisme, la collaboration de classe et le chauvinisme. Pour forger l’unité prolétarienne dans la lutte contre les capitalistes, il fallait que les syndicats rompent avec les réformistes et qu’ils soient dotés d’une direction dévouée à la cause de la révolution socialiste. En pratique, les syndicats affiliés au Profintern étaient dirigés soit par des communistes, soit par des syndicalistes révolutionnaires. Du point de vue de l’IC, le Profintern était une tentative de front unique avec les syndicalistes révolutionnaires, permettant des actions communes tout en donnant aux communistes davantage de possibilités de convaincre les ouvriers syndicalistes de la justesse des idées communistes.
La résolution s’adressait aux préjugés des syndicalistes révolutionnaires : elle s’opposait aux appels, lancés par l’IWW et d’autres, à quitter les syndicats ayant une direction procapitaliste ; elle affirmait au contraire que les communistes devaient y travailler et mettre tout en œuvre pour gagner les vieux syndicats à la révolution. Tout en reconnaissant franchement ces divergences, le Comintern cherchait à collaborer avec les forces syndicalistes révolutionnaires. William « Big Bill » Haywood, dirigeant de longue date de l’IWW, fut délégué au Troisième Congrès et prit la parole pendant la discussion sur les syndicats. De nombreux autres syndicalistes révolutionnaires furent délégués au congrès de fondation du Profintern qui se tint en même temps que le congrès de l’IC.
Les leçons d’Octobre
La tâche principale du Troisième Congrès était de préparer les partis du Comintern aux inévitables crises révolutionnaires à venir. Il y en eut une effectivement en 1923 mais le KPD, du fait de ses faiblesses programmatiques, laissa échapper la situation révolutionnaire. Au lieu de corriger ces faiblesses, l’IC, qui commençait elle-même à dégénérer, les aggrava encore. Dans Les leçons d’Octobre, Trotsky démontre brillamment que l’adaptation aux pratiques social-démocrates et au légalisme bourgeois était une cause sous-jacente de la défaite de 1923 :
« Si, par “bolchevisme”, on entend une éducation, une trempe, une organisation de l’avant-garde prolétarienne rendant cette dernière capable de s’emparer par la force du pouvoir ; si, par “social-démocratie”, on entend le réformisme et l’opposition dans le cadre de la société bourgeoise, ainsi que l’adaptation à la légalité de cette dernière, c’est-à-dire l’éducation des masses dans l’idée de l’inébranlabilité de l’État bourgeois ; il est clair que, même dans un Parti Communiste, qui ne surgit pas tout armé de la forge de l’histoire, la lutte entre les tendances sociales-démocrates et le bolchevisme doit se manifester de la façon la plus nette, la plus ouverte en période révolutionnaire quand la question du pouvoir se pose directement. »
La défaite de 1923 eut d’énormes répercussions. Elle provoqua une vague de déception parmi les masses soviétiques, qui s’étaient ardemment attendues à la victoire des ouvriers allemands. Il fallait absolument étendre la révolution, et la victoire l’aurait permis. La démoralisation qui résulta de la défaite prépara le terrain pour le Thermidor soviétique et l’usurpation du pouvoir politique de la classe ouvrière. Fin 1924, Staline, à la tête d’une bureaucratie soviétique en plein essor, proclamait le dogme nationaliste de la construction du « socialisme dans un seul pays ».
L’IC aussi commençait à changer. Comme l’écrivit Trotsky dans L’Internationale communiste après Lénine : « À partir de 1923, la situation se modifie radicalement : il ne s’agit plus seulement de défaites du prolétariat, mais de défaites de la politique de l’Internationale communiste. » Le tournant décisif fut 1923. Cette notion est un élément constitutif du trotskysme, le marxisme révolutionnaire de notre époque.
John Riddell a commencé la série The Communist International in Lenin’s Time alors que le SWP de Jack Barnes venait juste d’abandonner ses dernières prétentions au trotskysme. Les premiers tomes sont très précieux pour les marxistes anglophones, mais il faut les voir à travers le prisme de la trajectoire politique du SWP. Par exemple, Riddell fait l’éloge de forces nationalistes bourgeoises, dont l’ANC en Afrique du Sud, dans son introduction à To See the Dawn (Pathfinder, 1993), les procès-verbaux du Congrès des peuples de l’Orient organisé par l’IC en 1920. Cela reflète l’adoption par le SWP, pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, de la désastreuse théorie de la « révolution par étapes » – longtemps la marque de fabrique de la trahison stalinienne.
Du point de vue politique, Riddell a fait du chemin depuis, mais pas vers le léninisme. Au moins, il reconnaît publiquement qu’il n’est plus trotskyste. Mais sa politique réformiste diffère peu de celle de Daniel Gaido ou de l’ISO, qui prétendent de temps à autre, pour la forme, avoir un rapport avec le trotskysme.
Il faut soigneusement étudier les procès-verbaux du Troisième Congrès de l’IC recueillis dans Vers les masses : pour préparer l’avenir, il est essentiel de comprendre le passé. Dans la LCI, nous cherchons à assimiler de manière critique et à transmettre l’histoire du bolchévisme et des premières années du Comintern afin d’étayer la lutte pour construire un parti d’avant-garde léniniste international, dans la perspective des luttes révolutionnaires de demain.
* Note de Spartacist : La version française des Thèses publiée dans le recueil Thèses, manifestes et résolutions adoptés par les Ier, IIe, IIIe et IVe Congrès de l’Internationale Communiste (1919-1923) fait bien référence à des « organisations de combat » mais, comme nous l’indiquons dans notre article sur ces thèses paru dans Spartacist édition française no 25, elle comporte de nombreux autres problèmes et une nouvelle traduction serait nécessaire. Retour