Spartacist, édition en français, numéro 44 |
Printemps 2019 |
(Femmes et Révolution)
Un hommage à Lewis Henry Morgan
Genèse de loppression des femmes
L’anthropologue américain Lewis Henry Morgan (1818-1881) a donné pour la première fois des bases scientifiques à l’étude de l’histoire et de la culture anciennes dans son ouvrage profondément novateur Ancient Society (1877 – publié en français en 1971 sous le titre de La société archaïque). Ce livre a servi d’inspiration à Friedrich Engels pour L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884), l’ouvrage marxiste fondamental expliquant que l’institution de la famille est la principale source de l’oppression des femmes.
Selon l’un des mythes les plus pernicieux que répandent les idéologues bourgeois, la famille et la subordination des femmes sont déterminées par la biologie et elles ont toujours existé. Le travail de Morgan a prouvé que c’est la « tribu » (le clan), et non la famille, qui était « la forme primitive et naturelle du groupement humain » dans la société primitive (Engels, note de bas de page du Livre premier du Capital, 1883). Morgan utilisait souvent le terme latin « gens » ou son pluriel « gentes », aujourd’hui appelé clan ou bande. Dans l’organisation clanique, la division du travail entre les sexes était à l’origine égalitaire et réciproque ; la parenté était déterminée par la lignée maternelle et les relations sexuelles étaient relativement libres. Les femmes et les enfants ne dépendaient pas du soutien matériel d’un homme, et c’était le clan tout entier qui élevait les enfants.
En termes marxistes, les travaux de Morgan ont montré que la famille et l’oppression des femmes découlent de la dissolution du clan communautaire égalitaire de chasseurs-cueilleurs. À la fin du néolithique, les progrès des techniques de production (agriculture, domestication des animaux, métallurgie, textiles, par exemple) ont commencé pour la première fois à permettre la production d’un excédent social et ils ont mené à l’émergence d’une société divisée en classes, fondée sur l’exploitation du travail par une élite dominante. L’invention de la propriété privée a amené avec elle l’institution de l’État et celle de la famille, pour défendre le groupe minuscule des exploiteurs et pour le différencier des masses laborieuses. Ainsi, la source de la subordination des femmes n’est ni la biologie (comme le prétendent toutes sortes de réactionnaires), ni l’idéologie de la suprématie masculine (comme le prétendent souvent les féministes). L’oppression des femmes est le produit d’un certain stade de développement historique et elle est inévitablement affectée par l’évolution du niveau social et économique de la société.
Morgan considérait que son analyse de l’histoire culturelle était « provisoire », « commode et utile », et il ajoutait qu’il était possible qu’elle ait « à subir des modifications » et que « des changements essentiels devront peut-être être apportés à certaines de ses parties ». En effet, depuis la publication de La société archaïque, certaines des hypothèses de Morgan ont été remises en question, ou sont même devenues indéfendables, mais les découvertes en anthropologie, en évolution humaine et en archéologie des 150 dernières années ont confirmé sa vision d’ensemble sur l’évolution de la société humaine primitive.
Les anticommunistes se sont souvent servi de la question de l’actualisation des données de Morgan pour attaquer L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État d’Engels. Mais l’analyse matérialiste dialectique de l’histoire ancienne, telle qu’elle est comprise à l’heure actuelle, confirme et renforce au contraire la conception que l’oppression des femmes prend sa source dans la propriété privée et la famille ; elle confirme aussi la perspective marxiste de la libération des femmes par la révolution socialiste. Pour les marxistes, l’émancipation des femmes fera partie intégrante d’une transformation socialiste au niveau du monde entier. Celle-ci, notamment, remplacera complètement la famille par la socialisation de l’éducation des enfants et des tâches ménagères, dans une société d’abondance créée par une économie planifiée à l’échelle mondiale et basée sur la technologie la plus avancée.
Morgan et la conception matérialiste de l’histoire
Dans sa préface à la première édition de L’origine de la famille, Engels écrivait :
« Les chapitres qui suivent constituent, pour ainsi dire, l’exécution d’un testament. Nul autre que Karl Marx lui-même ne s’était réservé d’exposer les conclusions des recherches de Morgan, en liaison avec les résultats de sa propre – et je puis dire, dans une certaine mesure, de notre – étude matérialiste de l’histoire, et d’en éclairer enfin toute l’importance. En effet, en Amérique, Morgan avait redécouvert, à sa façon, la conception matérialiste de l’histoire, découverte par Marx il y a quarante ans, et celle-ci l’avait conduit, à propos de la comparaison entre la barbarie et la civilisation, aux mêmes résultats que Marx sur les points essentiels. »
L’origine de la famille, dont le sous-titre original était Pour faire suite aux travaux de Lewis H. Morgan, s’appuie sur de larges extraits de La société archaïque et sur des notes que Marx avait rédigées sur cet ouvrage avant sa mort en 1883. (Pour les notes de Marx, voir The Ethnological Notebooks of Karl Marx, textes rassemblés par Lawrence Krader, Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam, 1972.)
Morgan passa toute sa vie à faire des recherches et un travail sur le terrain novateurs. L’élément déclencheur avait été sa découverte, chez des Iroquois dans le Nord de l’État de New York, d’un système de parenté jusqu’alors inconnu de la science européenne. Ceci amena Morgan à découvrir l’organisation égalitaire clanique originelle de la société humaine, et le fait que la famille elle-même avait évolué et changé en fonction de la structure sociale et économique sous-jacente. Sur la base de recherches ultérieures menées dans le monde entier, Morgan émit l’hypothèse que l’histoire humaine tout entière pouvait être définie en termes de stades successifs. Son point de départ était le fait que les divers peuples du monde avaient atteint des stades de développement inégaux, ce qui illustrait le déroulement de l’évolution sociale.
Le sous-titre de La société archaïque dans l’édition originale anglaise indiquait le but du livre : « Recherches sur les lignes du progrès humain, de la sauvagerie à la barbarie et à la civilisation ». Morgan écrivait à ce sujet :
« De même qu’il est indéniable que certaines parties de la famille humaine aient vécu à l’état sauvage, d’autres à l’état barbare et d’autres encore à l’état civilisé, il semble indéniable qu’une progression naturelle et nécessaire ait relié l’un à l’autre ces trois états distincts. »
Les idéologues bourgeois ont calomnié Morgan et l’ont qualifié de raciste pour avoir utilisé les termes d’« état sauvage » et de « barbarie ». Mais comme l’a fait remarquer Rosa Luxemburg :
« En donnant un contenu positif aux “dénominations” d’état sauvage, de barbarie, de civilisation, Morgan en a fait des notions scientifiques exactes et les a utilisées comme instruments de la recherche scientifique. L’état sauvage, la barbarie et la civilisation sont, chez Morgan, trois étapes de l’évolution humaine, qui se différencient entre elles par des signes distinctifs matériels tout à fait déterminés. »
– Introduction à l’économie politique, 1907
Les étapes que Morgan appelait état sauvage et barbarie sont aujourd’hui appelées l’âge de la pierre taillée (paléolithique) et l’âge de la pierre polie (néolithique), tandis que l’histoire de l’évolution de l’un à l’autre, puis ensuite vers une société divisée en classes, s’est enrichie et élargie.
Indépendamment de Marx et Engels, Morgan a aussi montré que le moteur du processus d’évolution sociale était le développement du mode de production : « l’humanité a commencé sa carrière tout au bas de l’échelle et [elle] s’est frayé le chemin, de l’état sauvage à la civilisation, à travers la lente accumulation du savoir empirique » en inventant des méthodes plus efficaces de production des moyens de subsistance (nourriture, vêtements, outils, abris). Morgan a postulé des séquences parallèles dans l’histoire des institutions sociales, économiques et politiques : l’évolution de la famille, de l’État et de la propriété privée.
Mais Morgan, tout en partant d’un cadre matérialiste, considérait l’évolution sociale comme le résultat d’une série d’« idées originales » (l’« idée » de gouvernement, de famille, de propriété). C’est Engels, dans L’origine de la famille, qui appliqua aux conclusions de Morgan une véritable conception matérialiste historique et qui en définit clairement les implications théoriques.
Morgan fonde l’anthropologie scientifique
Né dans une famille aisée d’agriculteurs dans le Nord de l’État de New York, Morgan avait un niveau d’instruction élevé et il manifesta très tôt la passion scientifique qui allait faire de lui l’un des plus importants scientifiques américains de sa génération. Il fut président de l’Association américaine pour l’avancement des sciences et il en fonda la section d’anthropologie ; il fut élu à l’Académie nationale des sciences et rédigea d’innombrables articles pour la prestigieuse Société historique de New York et d’autres institutions. Il faisait partie de la première génération de collaborateurs à la Smithsonian Institution, qui venait d’être fondée ; il rassembla des collections d’objets amérindiens pour les musées. Il rencontra et correspondit avec Charles Darwin et d’autres éminents scientifiques de son époque.
L’intérêt de Morgan pour l’ethnologie fut au départ un engouement romantique juvénile pour les Amérindiens, en particulier les Iroquois. La ferme de son père était située sur ce qui avait été leur territoire historique ; le gouvernement fédéral avait attribué cette terre au grand-père de Morgan, en reconnaissance de son engagement dans l’Armée continentale pendant la Révolution américaine. Avec ses amis, Morgan fonda une sorte de confrérie qui adopta le costume, la langue et les coutumes des Iroquois. Peu après, il fit la connaissance d’Ely Parker, un indien sénéca de la tribu des Iroquois alors âgé de 16 ans. Parker devint plus tard un célèbre général de brigade pendant la Guerre civile américaine (dite « guerre de Sécession ») sous les ordres du général Grant, et il rédigea l’acte de reddition des confédérés à Appomattox. Parker présenta Morgan à ses amis et à sa famille dans la réserve de Tonawanda.
Au cours de l’une de ces visites, Morgan fit la découverte qui allait dicter le cours de sa vie : il constata que les Iroquois avaient un système de parenté très différent de la pratique habituelle dans le pays à l’époque. Par exemple, chez les Iroquois, on désignait sa mère biologique et les sœurs de celle-ci par le même terme de parenté, et les enfants des sœurs de la mère étaient appelés « frères » et « sœurs ». Un homme appelait les enfants de son frère « fils » et « filles » ; cependant, les enfants de sa sœur étaient des « neveux » et « nièces ». La règle iroquoise d’exogamie (mariage en dehors du groupe) signifiait que le père et la mère appartenaient à des clans différents. C’est cela, et non les liens biologiques, qui établissait les concepts et les relations de parenté. Morgan avait découvert la terminologie de parenté d’un clan basée sur la descendance matrilinéaire.
Morgan poursuivit ses études d’ethnologie iroquoise, avec l’aide de Parker, à Tonawanda et dans la réserve des Six Nations au Canada. En 1851, il publia le premier compte-rendu scientifique important sur les Amérindiens, La ligue des Iroquois, un ouvrage dédié à Parker et considéré à ce jour comme l’une des meilleures études de la culture iroquoise. Morgan n’a jamais vécu parmi les Iroquois, contrairement à ce qu’affirmait Engels (cette méprise était largement répandue en Europe à cette époque). En réalité, il fut adopté dans le clan Faucon de la tribu des Sénécas et il tenta d’aider les Amérindiens dans leur lutte contre les tentatives de spoliation de leurs terres.
Morgan s’établit en 1844 à Rochester, dans l’État de New York, où il gagna sa vie en tant qu’avocat et homme d’affaires accompli dans le secteur des chemins de fer, ce qui l’amena à faire de fréquents voyages dans tout le Midwest. Au cours de ses voyages, il cherchait toujours l’occasion de rencontrer et d’interroger différentes tribus amérindiennes (y compris les Ojibwés, qui appartenaient à une famille linguistique différente de celle des Iroquois). Il découvrit vite qu’ils avaient des systèmes de parenté similaires. Après avoir amassé une fortune confortable en actions et en investissements, il abandonna son cabinet de Rochester mais continua à travailler comme avocat pour des compagnies ferroviaires et minières dans le Michigan. Il entreprit une série de visites sur le terrain dans l’Ouest, notamment dans le territoire du Kansas-Nebraska, dans la région du Missouri, dans le Colorado et au Nouveau-Mexique. Il rapporta des objets amérindiens et enregistra en détail les systèmes de parenté qu’il y trouva.
En 1871, Morgan publia Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family [Systèmes de consanguinité et d’affinité de la famille humaine], qui recensait l’ensemble de la terminologie de la parenté utilisée par les peuples du monde entier. Les données provenaient de son propre travail de terrain auprès des Amérindiens, mais aussi d’une volumineuse correspondance avec des missionnaires, des commerçants et des agents gouvernementaux en Australie, en Inde, en Afrique, dans les îles du Pacifique et ailleurs.
En analysant ses données, il constata que des systèmes similaires de dénomination des parents existaient de façon indépendante dans différentes parties du monde. Partant de là, il postula que la terminologie de parenté avait une signification sociologique et qu’elle indiquait des stades antérieurs de rapports sociaux réels. S’appuyant également sur sa connaissance approfondie de l’histoire antique grecque et romaine, Morgan publia en 1877 La société archaïque, où il reconstituait les premiers fondements de l’histoire écrite.
Morgan émit l’hypothèse que, lorsque les techniques pour obtenir des moyens de subsistance eurent atteint le stade supérieur de la barbarie (néolithique tardif), cela créa les conditions nécessaires à une transformation qualitative de l’organisation sociale sur la base d’une augmentation de la productivité du travail. À l’origine, dans la société clanique, il fallait le travail de toute la communauté pour qu’elle puisse se maintenir à un niveau minimum de subsistance. Les biens étaient détenus en commun et les rapports de production étaient collectifs.
Il n’y avait aucune distinction entre un monde public du travail des hommes et un monde privé du travail domestique des femmes. La division du travail entre les sexes était réciproque ; tous deux étaient nécessaires au bien-être du groupe. Toutes les personnes valides participaient directement à l’acquisition de ce qui était nécessaire à l’existence ; les hommes et les femmes avaient tous la maîtrise de leur propre production. Les décisions étaient prises par ceux qui allaient ensuite les exécuter. Les liens du mariage pouvaient se défaire facilement des deux côtés. Tous les individus conservaient leur autonomie, mais la pénurie imposait une dépendance interpersonnelle et une coopération mutuelle. La cohésion sociale du groupe était indispensable à sa survie.
Avec le développement de techniques augmentant la productivité du travail et la disponibilité des biens, un processus d’échange émergea à la périphérie de la société collective. De nouveaux rapports apparurent en dehors du groupe, ce qui sapa progressivement sa cohésion. Le commerce, sous forme d’échange de marchandises comme l’ambre, les coquillages et la pierre, existait déjà depuis longtemps à l’Âge de pierre. Cependant, il fallut plus tard une nouvelle division du travail pour produire des biens exclusivement pour l’échange, avec des spécialisations artisanales ; il fallait donc un surplus pour la subsistance des artisans et des marchands. Les hommes et les femmes ne pouvaient plus à la fois chercher de la nourriture et fabriquer leurs propres outils. Parallèlement à l’intensification de la production, du commerce à longue distance et de la spécialisation de l’artisanat, certains individus eurent également tendance à accumuler richesses et autorité.
Morgan appelait societas le système de gouvernement de la société clanique originelle ; il voyait qu’il n’y avait besoin d’aucune loi ni institution spéciale car le clan, basé sur la propriété commune, prendrait des décisions lorsque des conflits ou des désaccords surgiraient. Quant au nouvel ordre social, il l’appelait civitas, car un appareil gouvernemental distinct était nécessaire lorsque la propriété privée devenait le facteur déterminant des rapports sociaux. En termes marxistes, Morgan avait découvert l’origine de l’État : la division de la société en classes antagonistes. Le conflit entre ceux qui produisaient, avec un excédent de produit, et ceux qui expropriaient cet excédent, avait rendu nécessaire la création d’une institution spéciale chargée de protéger la propriété privée. D’où l’avènement de l’institution de l’État, des détachements spéciaux d’hommes armés qui défendent la classe dominante contre les travailleurs exploités. Comme l’écrivait Lénine dans L’État et la révolution (1917), qui cite abondamment L’origine de la famille d’Engels, l’État « est né du fait que les contradictions de classes sont inconciliables » ; c’est « un pouvoir placé au-dessus de la société et qui “lui devient de plus en plus étranger”. »
Dans L’origine de la famille, Engels écrit que la « découverte, qui retrouvait dans la gens primitive, organisée selon le droit maternel, le stade précédant la gens selon le droit paternel, telle que la connaissaient les peuples civilisés, a pour l’histoire primitive la même importance que la théorie darwinienne de l’évolution pour la biologie, et la théorie marxiste de la plus-value pour l’économie politique ». À une époque où beaucoup croyaient encore que 4004 av. J.-C. était la date de la création (d’après les calculs bibliques d’un prêtre anglican irlandais du XVIIe siècle), Morgan affirmait sans équivoque que la race humaine existait depuis au moins « cent mille ans », et les espèces non humaines et le temps géologique depuis infiniment plus longtemps encore. Il attaquait la prétendue théorie de la « dégradation humaine » colportée par les théologiens de son époque, selon laquelle les peuples primitifs avaient été réduits à la dépravation conformément au concept chrétien de la chute de l’homme.
Morgan réaffirmait souvent que l’espèce humaine avait une origine commune : « L’histoire de l’humanité est une, quant à la source ; une, quant à l’expérience ; une, quant au progrès. » Au tout dernier paragraphe de La société archaïque, il souligne que « nous devons nos conditions de vie actuelles, avec toutes les possibilités de sécurité et de bonheur qu’elles nous offrent, aux luttes, aux souffrances, aux efforts héroïques et au patient labeur de nos ancêtres barbares et, avant eux, de nos ancêtres sauvages ».
Les idées politiques de Morgan
Morgan voyait bien, à sa manière, qu’il y avait des différences qualitatives entre l’égalité originelle (ce que les marxistes appellent le communisme primitif) et l’oppression et l’exploitation de la société divisée en classes. Ainsi, il mentionnait le fait que la propriété devenait, « aux yeux du peuple, une puissance incontrôlable » et que l’esprit humain restait « frappé de stupeur devant sa propre création ». Et il proposait une vision exaltante de l’avenir : « La démocratie dans l’exercice du pouvoir, la fraternité dans la société, l’égalité dans le respect des droits et des privilèges et l’instruction universelle préfigurent un niveau supérieur, la phase prochaine de la société vers laquelle tendent assidûment l’expérience, l’intelligence, le savoir. Ce sera une reviviscence, sous une forme supérieure de la liberté, de l’égalité et de la fraternité des anciennes gentes. »
Mais Morgan était loin d’être un révolutionnaire conscient. Pour lui, la marche de l’humanité vers l’égalité du futur était un processus spontané, un rêve pieux. C’était un enfant de l’époque optimiste du capitalisme américain en plein essor, où les inventions technologiques et les nouvelles méthodes de production se développaient rapidement. Il était membre du Parti républicain, qui à sa fondation en 1854 représentait l’aile progressiste et anti-esclavagiste de la bourgeoisie du Nord. Il pensait que le gouvernement pouvait être un moyen de parvenir à l’égalité sociale, ce qui pour lui signifiait la diffusion de la prospérité dans les masses populaires. Morgan fut élu, chaque fois pour un mandat, à l’Assemblée et puis au Sénat de l’État de New York. Pour le radical bourgeois qu’était Morgan, les principaux obstacles à l’égalité étaient l’aristocratie européenne et les autorités religieuses soutenues par l’État, et ces obstacles avaient été éliminés aux États-Unis. Il écrivait à la fin de sa tournée européenne (1870-1871) :
« Je serai bien content de rentrer [à New York] et de me retrouver sous la bannière étoilée. Notre pays est la terre élue et bénie. Nos institutions sont sans égales et notre peuple est le plus avancé, en termes d’intelligence et de prospérité diffusée, sur toute la surface de la terre. »
– cité dans l’introduction de Leslie White à Ancient Society, Harvard University Press, 1964
Le très anticlérical Morgan qualifiait le dogme de l’Immaculée Conception de « fruit ridicule d’une superstition dégradante ». Dans ses journaux de voyage en Europe, il fustigeait les classes dirigeantes et l’Église : « Il est singulier et vrai que, dans toutes les insurrections populaires modernes, la population frappe simultanément le despote et le prêtre » (cité dans l’introduction de Leslie White à Ancient Society). À Paris, où il se rendit peu après la défaite de la Commune en 1871, il écrivit : « La Commune, les principes, les objets et les actes qui ont fait son histoire ont été injustement condamnés parce qu’ils n’ont pas été correctement compris. » À Londres, après avoir écouté des orateurs qui haranguaient les ouvriers à Hyde Park, il nota que « le moment venu, si tant est qu’il viendra, les ouvriers devront se soulever contre les marchands et les commerçants, ainsi que les aristocrates, et les chasser d’un seul coup ».
Mais ses propres intérêts de classe l’empêchaient de voir la lutte de classe acharnée se déroulant alors aux États-Unis, qui sortaient de quatre années de guerre sanglante pour détruire le système esclavagiste dans le Sud. Il y eut aux États-Unis, dans les années 1870, une vague de grèves sans précédent, allant des usines textiles de la Nouvelle-Angleterre aux mines de charbon de Pennsylvanie ; leur point culminant fut la grande grève des chemins de fer de 1877, l’année où fut publiée La société archaïque. Pourtant, comme le faisait remarquer dans son introduction l’anthropologue Leslie White, éminent spécialiste des travaux de Morgan qui a établi l’édition moderne de référence de La société archaïque en anglais, « dans tous les écrits de Morgan, publiés et non publiés, on ne trouve aucune référence à cette âpre lutte de classe aux États-Unis ».
Morgan défendit les Amérindiens tout au long de sa vie ; ce fut là sa principale activité politique. En 1876, lorsqu’il y eut aux États-Unis une explosion de haine génocidaire contre les Amérindiens après l’écrasement du général Custer et de ses troupes par les guerriers sioux à Little Big Horn, Morgan défendit les Amérindiens dans une lettre éloquente au journal The Nation (20 juillet 1876). Après avoir rappelé comment les Sioux avaient été privés de leur mode de vie par l’extension territoriale de la population blanche, par les « traités » d’accaparement de terres et par la réinstallation forcée, il écrivait : « Qui osera reprocher aux Sioux de se défendre, et de défendre leurs femmes et leurs enfants, lorsqu’ils sont attaqués dans leurs propres campements et menacés de destruction ? » Néanmoins, même si Morgan considérait que le traitement des Amérindiens par les autorités fédérales était « honteux », il avait des illusions sur la capacité du gouvernement capitaliste à trouver un « remède » à leur situation catastrophique. Il demanda le poste de Commissaire fédéral des affaires indiennes, sans succès.
Morgan défendait les droits des femmes. Son projet de créer une université pour femmes n’aboutit pas, mais il légua tout son patrimoine à l’université de Rochester afin de développer l’enseignement supérieur féminin. Il parlait de « cette grande institution qu’est la famille, telle qu’elle existe actuellement », tout en sachant que la famille monogame moderne impliquait la subordination de la femme, mais il pensait qu’on pourrait améliorer cette institution « jusqu’à ce que l’égalité des sexes soit atteinte ». Morgan savait que la famille continuerait à changer, tout comme la société elle-même. Il écrivait : « Si la famille monogamique devait, dans un lointain avenir, cesser de répondre aux exigences de la société, et si la civilisation continuait à progresser, alors il serait impossible de prévoir la nature de la famille qui lui succéderait. »
Marx et Engels, par contre, pensaient que, pour pouvoir libérer les femmes, il fallait totalement remplacer la famille. Plusieurs décennies avant la publication de La société archaïque, ils avaient été profondément influencés par Charles Fourier, un socialiste utopique du début du XIXe siècle, à propos duquel Engels écrivait : « Il est le premier à énoncer que, dans une société donnée, le degré d’émancipation de la femme est la mesure naturelle de l’émancipation générale » (Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880). Fourier comprenait le rôle de la propriété privée dans l’asservissement des femmes et il préconisait le remplacement de la famille par l’éducation collective des enfants et une liberté sexuelle totale. Cependant, il pensait qu’on pouvait fonder une telle société par la seule force de l’exemple et il essaya de créer diverses communes socialistes, qui s’effondraient inévitablement sous la pression de la concurrence de l’économie capitaliste.
Conscients du saut qualitatif que représentait le mode de production industriel capitaliste, Marx et Engels furent les premiers à donner au socialisme une base scientifique. Ils se battirent pour une révolution socialiste – la prise du pouvoir par le prolétariat –, premier pas vers la construction d’une économie planifiée au niveau mondial qui permettrait d’abolir la propriété privée et de libérer les femmes. Ils consacrèrent leur vie à construire une organisation révolutionnaire pour mener les travailleurs à la victoire.
L’impact de Morgan sur Marx et Engels
Lorsque Marx et Engels rédigèrent le Manifeste du Parti communiste en 1848, leur connaissance de la société primitive avant les classes sociales était fragmentaire. D’où la déclaration liminaire du Manifeste : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. » Après avoir pris connaissance du travail de Morgan, ils comprirent que cette formulation était périmée. Marx et Engels estimaient déjà en 1872 que « le Manifeste est un document historique que nous ne nous attribuons plus le droit de modifier ». Dans l’édition de 1888 du Manifeste, Engels ajouta donc une note de bas de page :
« La structure de cette société communiste primitive a été mise à nu dans ce qu’elle a de typique par la découverte de Morgan qui a fait connaître la nature véritable de la gens [clan] et sa place dans la tribu. Avec la dissolution de ces communautés primitives commence la division de la société en classes distinctes, et finalement opposées. »
C’était plus qu’un simple ajout de détails techniques. Les travaux de Morgan montrent que le clan communiste primitif, loin d’avoir été une caractéristique particulière de certains groupes humains, représentait une étape dans l’évolution sociale naturelle de l’homme.
Dans l’Anti-Dühring (1878), Engels écrit que, pour que Marx puisse développer pleinement le matérialisme historique, « il ne suffisait pas de connaître la forme capitaliste de production, d’échange et de répartition. Les formes qui l’ont précédée ou qui existent encore à côté d’elle dans des pays moins évolués, devaient également être étudiées, tout au moins dans leurs traits essentiels, et servir de points de comparaison. » Les recherches et les découvertes de Morgan ont permis à Marx et Engels de formuler complètement la dialectique de l’évolution sociale. Ces recherches ont été, dans un sens profond, intégrées à la structure même du marxisme.
Le matérialisme dialectique – le marxisme – est diamétralement opposé à l’accent mis par Morgan sur les idées comme force motrice du changement historique. Marx l’explique succinctement dans sa Contribution à la critique de l’économie politique (1859) :
« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. »
Contrairement aux romantiques, comme le philosophe des Lumières Jean-Jacques Rousseau, qui idéalisaient les hommes primitifs, Marx et Engels ne considéraient pas que le remplacement des clans égalitaires de chasseurs-cueilleurs par des sociétés divisées en classes était l’équivalent laïque du paradis perdu. Dans l’Anti-Dühring, Engels décrit les hommes de la société d’avant les classes comme « encore à demi animaux, grossiers, impuissants encore en face des forces de la nature, ignorants encore de leurs propres forces ; par conséquent, pauvres comme les animaux et à peine plus productifs qu’eux ».
Pour améliorer la maîtrise de l’homme sur les forces de la nature et transformer la culture humaine elle-même, il a fallu augmenter la productivité du travail grâce à l’accumulation progressive de connaissances scientifiques et de techniques de plus en plus avancées. Avant le développement du capitalisme industriel, la communauté humaine ne pouvait pas accumuler de richesses matérielles, culturelles ou intellectuelles sans l’existence d’une classe privilégiée entretenue par le travail de la masse des travailleurs. Engels l’explique dans l’Anti-Dühring :
« Tant que la population qui travaille effectivement est tellement accaparée par son travail nécessaire qu’il ne lui reste plus de temps pour pourvoir aux affaires communes de la société, – direction du travail, affaires de l’État, questions juridiques, art, science, etc., – il a toujours fallu une classe particulière qui, libérée du travail effectif, puisse pourvoir à ces affaires ; ce qui ne l’a jamais empêchée d’imposer à son propre profit aux masses travailleuses une charge de travail de plus en plus lourde. Seul, l’énorme accroissement des forces productives atteint par la grande industrie permet de répartir le travail sur tous les membres de la société sans exception, et par là, de limiter le temps de travail de chacun de façon qu’il reste à tous suffisamment de temps libre pour prendre part aux affaires générales de la société, – théoriques autant que pratiques. C’est donc maintenant seulement que toute classe dominante et exploiteuse est devenue superflue, voire un obstacle au développement social. »
Les racines de l’oppression des femmes
Morgan écrit dans La société archaïque : « La famille constitue une institution active, elle ne demeure jamais stationnaire, mais passe d’une forme inférieure à une forme supérieure au fur et à mesure que la société progresse d’un stade inférieur à un stade supérieur. » Les femmes ont gardé un statut d’égalité jusqu’à l’avènement de la famille patriarcale : « C’est le fait qu’un certain nombre de personnes étaient rattachées par des liens de dépendance et de servitude, inconnus auparavant, qui a conféré à la famille patriarcale les attributs d’une institution originale. » Seule l’abondance générée par la production industrielle moderne dans une économie planifiée au niveau mondial permettra de remplacer entièrement les fonctions de la famille par la socialisation de l’éducation des enfants et des tâches ménagères. Ainsi libérées, les femmes pourront participer pleinement à la vie sociale et politique.
Quand Morgan élabora à titre d’hypothèse son histoire des formes de famille, il pensait que la terminologie de la parenté reflétait directement les rapports biologiques du passé récent. Dans ce cadre, et en utilisant les données qu’il avait recueillies à partir de son travail sur le terrain et des sources historiques, il élabora une théorie des étapes de la famille, allant d’une promiscuité primitive au mariage de groupe, puis au mariage apparié et, finalement, à la monogamie avec l’avènement de la propriété privée. Selon lui, comme il était impossible d’identifier avec certitude qui était le parent mâle dans des mariages de groupe, l’ascendance et les relations de sang étaient donc déterminées par la lignée féminine (le « droit maternel »).
Selon Morgan, les rapports exclusifs entre hommes et femmes pour une période plus ou moins longue commencèrent à apparaître avec l’avènement de sociétés agricoles relativement sédentaires. L’homme avait une épouse principale parmi ses nombreuses femmes et, pour elle, il était le plus important parmi ses nombreux maris. Mais le lien du mariage était toujours lâche et pouvait facilement être dissous. Après la séparation, les enfants appartenaient au clan de la mère. Morgan émit également l’hypothèse que le mariage apparié introduisait un nouvel élément dans la famille : il fournissait au père attesté une garantie de paternité. Selon Morgan, c’est l’héritage de la propriété privée par le biais de la lignée masculine qui a été à la racine de la famille patriarcale et de la monogamie (pour les femmes).
Mais les cinq étapes de la famille de Morgan (consanguine, punaluenne, syndyasmienne, patriarcale et monogame) reposaient sur une interprétation trop littérale de sa documentation. Morgan pensait que si l’on utilisait le même terme de parenté pour un père et ses frères, ou pour une mère et ses sœurs, il devait y avoir eu une époque où des frères en tant que groupe épousaient des sœurs en tant que groupe. La théorie de Morgan que le droit maternel prévalait parce que personne ne savait qui était le père repose donc sur une prémisse erronée.
Les anthropologues modernes pensent que les terminologies de parenté désignent des rapports sociaux et des obligations sociales plutôt que de réels mariages et filiations. En fait ce sont ceux qui vivent à la limite de la survie, comme c’était et c’est souvent le cas chez les peuples primitifs, qui bénéficient le plus d’une flexibilité dans les systèmes de parenté et les systèmes sociaux. Chez les peuples primitifs, on trouve tout autant de systèmes matrilinéaires que patrilinéaires. Mais la vision fondamentale de Morgan demeure valide : la famille et les codes de conduite sexuelle et morale qui l’accompagnent changent selon les conditions sociales et économiques. Le patriarcat et la monogamie pour les femmes ont été tout autant des inventions que la hache de pierre ou la machine à filer le coton.
Dans L’origine de la famille, Engels a fait presque entièrement sienne l’hypothèse erronée de Morgan sur l’évolution de la famille. Une grande partie des détails du chapitre traitant des premiers stades de la famille est dépassée. On a aujourd’hui une connaissance plus approfondie et plus complexe, qui montre qu’il y a une diversité encore plus grande dans les nombreuses formes de parenté, de relations sexuelles et de structure clanique créées par les êtres humains. En outre, le développement de l’excédent de production et l’organisation nécessaire pour mettre en place une société divisée en classes ont pris beaucoup plus de temps et ont été beaucoup plus complexes que Morgan ou Engels ne pouvaient l’imaginer.
S’appuyant sur les données de Morgan, Engels soulignait que l’avènement de la famille patriarcale était dû presque entièrement au renversement du droit maternel en faveur de l’héritage par la lignée paternelle. Il caractérisait à juste titre la famille patriarcale comme « la première forme de famille basée non sur des conditions naturelles, mais sur des conditions économiques, à savoir : la victoire de la propriété privée sur la propriété commune primitive et spontanée ». Cependant, Engels s’appuyait aussi sur les données de Morgan pour expliquer l’impact de ces conditions économiques sur la famille, ce qui le conduisit à certaines conclusions qui aujourd’hui nous paraissent problématiques. Il pensait qu’apporter la nourriture était la prérogative de la « sphère masculine » de la communauté primitive. Il ne savait pas que les femmes, en tant que cueilleuses dans la division du travail, fournissaient au moins autant de nourriture au clan que les hommes comme chasseurs. Comme Morgan, il pensait aussi que l’agriculture était une invention tardive des gardiens de troupeaux qui avaient besoin de nourriture (céréales) pour leurs animaux. Mais nous savons aujourd’hui que l’agriculture a été inventée très tôt, pendant le néolithique, et les anthropologues attribuent généralement cette invention aux femmes, qui allaient cueillir les plantes.
Supposant, donc, que le nouveau surplus provenait de la sphère masculine, Engels écrivait :
« Donc, au fur et à mesure que les richesses s’accroissaient, d’une part elles donnaient dans la famille une situation plus importante à l’homme qu’à la femme, et, d’autre part, elles engendraient la tendance à utiliser cette situation affermie pour renverser au profit des enfants l’ordre de succession traditionnel. Mais cela n’était pas possible, tant que restait en vigueur la filiation selon le droit maternel. C’est donc celle-ci qu’il fallait renverser tout d’abord, et elle fut renversée. »
Vient ensuite un des passages les plus célèbres de L’origine de la famille :
« Le renversement du droit maternel fut la grande défaite historique du sexe féminin. Même à la maison, ce fut l’homme qui prit en main le gouvernail ; la femme fut dégradée, asservie, elle devint esclave du plaisir de l’homme et simple instrument de reproduction. »
Si ce n’est pas parce qu’ils contrôlaient le surplus que les hommes sont devenus dominants, pourquoi alors cela s’est-il passé ? Il est certain que la légitimité de la lignée masculine – garantie par la monogamie de la femme imposée par la coutume, la loi et les codes moraux – était importante pour que le transfert de la propriété et du pouvoir à la génération suivante de la classe dominante se passe bien. Mais après des recherches et discussions dans notre parti, nous sommes arrivés à la conclusion que la maternité même – dans les conditions de la nouvelle société de classes – a également joué un rôle important dans le développement de la subordination de la femme dans la famille. Cela s’est produit d’une manière graduelle, complexe et dialectique, sur une longue période de temps.
Dans le clan communautaire, l’éducation des enfants était la tâche de tout le groupe. Les chasseurs-cueilleurs contrôlaient leur taux de natalité (en espaçant les naissances et en ayant recours à l’infanticide si nécessaire), puisqu’un équilibre entre hommes, femmes et enfants était nécessaire à la survie. Avec l’avènement d’une économie agricole, il fallut plus de bras pour travailler les champs. Une nouvelle division du travail apparut alors. La nouvelle classe dominante, qui cherchait à accroître ses richesses et son pouvoir, voulait encore davantage de bras pour travailler les champs, pour son armée, ou pour en faire des esclaves qu’elle achetait et vendait. À mesure que le taux de natalité augmentait, les femmes se retrouvaient de plus en plus souvent enceintes et isolées à la maison pour s’occuper des bébés et des jeunes enfants. Leurs tâches ménagères étaient dénigrées car elles ne constituaient pas une source de profit dans la nouvelle économie de production de marchandises à échanger.
La transformation de la société égalitaire en société de classes et la fondation de la famille ne peuvent pas être attribuées à un événement historique unique comme l’héritage paternel, l’essor de l’agriculture, l’invention de la charrue ou la domestication des animaux. Avant cette transformation, il a fallu que les liens étroits qui unissaient le groupe familial soient progressivement rompus et que la propriété collective des biens de production soit entièrement démolie.
L’histoire de ce qui s’est passé lors de la transformation des sociétés claniques égalitaires en sociétés de classes – une transformation qui ne s’est pas produite une seule fois mais beaucoup de fois et en beaucoup d’endroits – repose forcément sur un certain nombre d’hypothèses fondées. Les conditions matérielles comme le climat et les ressources naturelles (plantes, animaux, minéraux), ainsi que l’histoire, la culture, les coutumes sociales et les pratiques sexuelles ont varié considérablement selon l’époque, l’endroit et les circonstances. Les recherches futures pourraient très bien remettre en cause certaines des conclusions tirées aujourd’hui par les scientifiques.
Dans son livre The Emergence of Agriculture (Scientific American Library, 1995), Bruce D. Smith résume utilement les découvertes récentes en archéologie et en génétique qui permettent de suivre les changements dans les gènes de diverses espèces de plantes et d’animaux, depuis l’état sauvage jusqu’à la domestication. Ces découvertes montrent comment la transition d’un mode d’existence basé sur la cueillette à des villages agricoles sédentaires basés sur la production alimentaire a été un processus de longue durée. Les débuts de l’agriculture au Proche-Orient (l’une des sept régions connues du monde où l’agriculture s’est développée indépendamment) remontent à plus de 12 500 ans, et il a fallu environ 2 000 ans d’évolution avant que l’agriculture ne devienne dominante par rapport à la chasse et à la cueillette. Des villages de plusieurs milliers d’habitants se sont développés dans des endroits comme Jéricho (en Cisjordanie) et Çatal Höyük (en Turquie). Les fouilles en cours à Çatal Höyük révèlent l’existence d’une culture où les rapports entre les personnes, y compris entre les sexes, étaient encore égalitaires. Comme l’explique Smith, il se peut fort bien que les femmes aient joué « un rôle de plus en plus important en tant que cultivatrices dans les premières sociétés agricoles ».
Au Proche-Orient, la société de classe pleinement développée n’a vu le jour qu’avec l’apparition des cités-États de l’antique Sumer, en Mésopotamie. Ur, un carrefour commercial prospère fondé il y a plus de 5 000 ans entre le golfe Persique et les fleuves du cœur de la Mésopotamie, était devenue une ville d’une richesse fabuleuse. Les hommes dominaient peut-être dans la famille, mais la société dans son ensemble était dirigée par une nouvelle classe d’exploiteurs qui accaparait les produits des travailleurs.
Cités fortifiées, palais et temples magnifiques, armées organisées et conquêtes territoriales, tombeaux somptueux – tout cela a été créé grâce au transfert massif de terres et de biens dans les mains d’une nouvelle élite dominante. L’anthropologue Robert McCormick Adams décrit par exemple l’impact de l’agriculture intensive fondée sur les systèmes d’irrigation dans son livre The Evolution of Urban Society : Early Mesopotamia and Prehispanic Mexico (L’évolution de la société urbaine : la Mésopotamie à ses débuts et le Mexique préhispanique, Aldine Publishing Co., 1966). Les systèmes de possession collective des terres ont été perturbés par des travaux d’irrigation qui limitaient l’accès à une eau souvent rare, favorisant ainsi la « concentration de richesses héritables et aliénables en ressources productives et donc aussi l’émergence d’une société de classes ». (Le livre de Robert Adams est basé sur un exposé qu’il fit en 1965 aux Conférences Lewis Henry Morgan de l’université de Rochester.)
Malgré tout, ces premières cités-États étaient souvent fragiles à cause des épidémies, des catastrophes écologiques ou des troubles politiques. On trouvera un résumé utile de l’état actuel des connaissances sur la Mésopotamie antique dans l’ouvrage de James C. Scott Homo domesticus : Une histoire profonde des premiers États (La Découverte, 2019). Scott écrit :
« Mais, s’ils [les premiers États] étaient souvent fragiles, ce n’était pas faute d’exercer toute la puissance de coercition qu’ils étaient capables d’accumuler. Les preuves de l’usage extensif d’une main-d’œuvre servile – prisonniers de guerre, semi-servage sous contrat, esclaves liés aux temples, marchés aux esclaves, colonies de main-d’œuvre déportée, travail forcé des détenus, populations asservies à l’État (comme les hilotes de Sparte) – sont légion. La main-d’œuvre servile était particulièrement importante dans la construction des murailles et des axes routiers urbains, le creusage des canaux, l’exploitation des mines, des carrières et des ressources forestières, la construction des monuments, le tissage de la laine et, bien entendu, le travail agricole. On observe clairement un souci de “gestion” des populations assujetties, y compris des femmes, en tant que forme de richesse, à l’instar du bétail, avec un encouragement à la fécondité et à des taux élevés de reproduction. »
La famille est l’une des trois institutions oppressives (la famille, l’État, la religion organisée) soutenant le système d’exploitation, trois composantes essentielles de la « superstructure juridique et politique » de la société de classes, telle que Marx la définissait. Si, pour la classe dominante, la famille est un moyen essentiel de définir l’héritage de la propriété et du pouvoir, elle sert un but différent pour les classes laborieuses. La famille patriarcale est le moyen d’élever la nouvelle génération de producteurs à exploiter ; elle est aussi le berceau de l’endoctrinement à l’obéissance et au respect de l’autorité. En tant qu’unité économique de base de la nouvelle société fracturée, la famille est devenue ce qui remplaçait le clan dans la société, inculquant une idéologie de subordination et de hiérarchie dans l’ordre social antérieurement égalitaire. Comme l’écrivait l’anthropologue Eleanor Burke Leacock dans son excellente introduction à l’édition anglaise de L’origine de la famille (International Publishers, 1972) :
« Ces transitions ont eu lieu dans un contexte de développement des rapports d’exploitation où la propriété collective fut minée, le groupe de parenté collectif morcelé et la famille individuelle séparée en unité isolée et vulnérable, économiquement responsable du maintien de ses membres et de l’éducation de la nouvelle génération. L’assujettissement du sexe féminin venait du fait que son travail socialement nécessaire était transformé en service privé, étant donné que la famille était séparée du clan […]. La séparation de la famille d’avec le clan et l’instauration du mariage monogame étaient l’expression sociale de l’essor de la propriété privée. »
Il est à noter que, dans La société archaïque, Morgan avait spécifiquement mis de côté le sujet de la religion, qu’il estimait « si difficile à suivre qu’il ne pourra peut-être jamais faire l’objet d’un exposé parfaitement satisfaisant ». Mais il y a aussi de nouvelles découvertes qui éclairent ce sujet, même si elles ne seraient peut-être pas du goût de Morgan. Des fouilles archéologiques sur les sites antiques de Sumer indiquent que les temples ont été les premiers dépositaires du surplus sous forme d’offrandes religieuses, et l’étude des tablettes cunéiformes révèle que l’écriture a d’abord été employée pour faire l’inventaire des biens dans ces temples.
La religion organisée, avec ses codes moraux stricts et sa hiérarchie rigide, s’est développée pour servir de rempart institutionnel à l’ordre d’exploitation, et de puissant partenaire du nouvel État. Le Code de Hammourabi, premier code juridique complet jamais découvert, contient des lois régissant la famille et la morale. Un code plus ancien, moins complet, datant d’il y a environ 4 450 ans, criminalisait la pratique de la polyandrie (femmes prenant plusieurs maris), institutionnalisait la descendance à travers la lignée paternelle et imposait la monogamie aux femmes uniquement (Ruby Rohrlich, « La formation de l’État à Sumer et l’asservissement des femmes », Feminist Studies 6, no 1, printemps 1980).
Dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Engels s’était basé sur les meilleures données disponibles de son temps. Même si une partie de ces données est aujourd’hui obsolète, Engels avait identifié le fond de la question :
« La vieille société basée sur les liens du sang éclate par suite de la collision des classes sociales nouvellement développées : une société nouvelle prend sa place, organisée dans l’État, dont les subdivisions ne sont plus constituées par des associations basées sur les liens du sang, mais par des groupements territoriaux, une société où le régime de la famille est complètement dominé par le régime de la propriété, où désormais se développent librement les oppositions de classes et les luttes de classes qui forment le contenu de toute l’histoire écrite, jusqu’à nos jours. »
L’instauration de la famille patriarcale a effectivement été la « grande défaite historique du sexe féminin ». Les femmes ont perdu leur statut d’égalité initial et sont devenues dépendantes du soutien des hommes, tandis qu’une nouvelle idéologie de supériorité masculine aidait à légitimer l’inégalité et l’oppression de la société divisée en classes.
Pour la libération des femmes par la révolution socialiste !
Les derniers mots de L’origine de la famille sont ceux de Morgan, prédisant la fin de la « simple chasse à la richesse » qui a dominé la civilisation existante. Alors que Morgan ne pouvait qu’en rêver, Marx et Engels pouvaient prévoir qu’avec l’avènement de la production industrielle et du prolétariat en tant que future nouvelle classe dominante, cela pouvait effectivement devenir réalité.
Les progrès de la recherche scientifique éclairent la genèse de l’oppression des femmes, mais ce sont les leçons de la Révolution russe d’octobre 1917 et du travail bolchévique pour l’émancipation des femmes qui mettent en lumière la nécessité de remplacer totalement la famille en collectivisant l’éducation des enfants et les tâches ménagères. Dans la mesure où il le pouvait dans les conditions d’une Russie en proie à la pauvreté, le pouvoir bolchévique des premières années a cherché à donner aux femmes l’occasion d’avoir un emploi et de s’instruire, en instituant l’éducation collective des enfants. Mais étant donné le manque de ressources adéquates pour totalement remplacer la famille, les travailleuses russes ne pouvaient souvent pas tirer parti des possibilités légales qui leur étaient offertes. Le remplacement de la famille doit être un acte conscient pour élaborer des alternatives collectives, organisées de haut en bas par un État ouvrier disposant de ressources productives abondantes. (Voir « La Révolution russe et l’émancipation des femmes », Spartacist édition française no 37, été 2006.)
La société communiste ne peut se développer que si l’on élimine la pénurie économique en augmentant progressivement la productivité du travail. La première étape sur cette voie, c’est une série de révolutions ouvrières qui arracheront le pouvoir à la classe capitaliste et créeront des États ouvriers où les moyens de production seront entre les mains des travailleurs. C’est alors seulement qu’il sera possible de construire un nouvel ordre socialiste basé sur une économie planifiée à l’échelle mondiale. Une société se développera où l’État aura dépéri et où l’institution de la famille aura été totalement remplacée par des moyens collectifs de prise en charge et de socialisation des enfants, et par la plus grande liberté dans les relations sexuelles. Comme nous l’avons écrit dans « Le communisme et la famille » (Le Bolchévik no 213, septembre 2015) :
« Quand la famille aura dépéri et disparu (avec les classes sociales et l’État), l’éducation collective qui l’aura remplacée créera chez les enfants qui auront grandi dans ces conditions une culture et une psychologie nouvelles. Les valeurs sociales patriarcales (“ma” femme, “mes” enfants) disparaîtront avec le système d’oppression qui les avait engendrées. Les relations des enfants entre eux et avec les personnes qui les éduquent et qui les guident seront multiformes, complexes et dynamiques […].
« Le remplacement de la famille par des institutions collectives est la tâche la plus radicale du programme communiste, et celle qui engendrera les bouleversements les plus profonds et les plus complets dans la vie quotidienne, en particulier pour les enfants. »
C’est effectivement la vision que Morgan avait de l’avenir, et que cite Engels en italique à la fin de son livre : « Ce sera une reviviscence – mais sous une forme supérieure – de la liberté, de l’égalité et de la fraternité des antiques gentes. »