Spartacist, édition en français, numéro 44 |
Printemps 2019 |
Programme et tactiques trotskystes dans la France daprès-guerre
Constitution de mai 1946 : le PCI avait raison de voter « oui »
En août-septembre 1944, l’occupation nazie touchait à sa fin et la France entra dans une période de lutte de classe tumultueuse. La bourgeoisie française était profondément discréditée : dans sa grande majorité, elle avait collaboré avec les nazis, tout comme en Italie, en Grèce et dans d’autres pays. Le Parti communiste français (PCF) stalinien connaissait une croissance exponentielle, tirant parti de son énorme poids dans le mouvement de résistance, et de l’héritage de la Révolution russe de 1917, qu’il prétendait frauduleusement représenter. Les liens du PCF avec l’Union soviétique renforçaient le prestige du parti auprès des travailleurs, qui voyaient l’Armée rouge vaincre la vermine nazie et libérer les camps de la mort en Europe orientale et centrale.
Les capitalistes français, se cramponnant à ce qui restait de leur empire colonial, cherchaient à reprendre la place qu’ils estimaient la leur parmi les puissances impérialistes victorieuses. Mais ils devaient d’abord liquider la menace d’une insurrection du prolétariat, qui avait des armes. Avec la fin de l’occupation allemande, il y eut des batailles de rue dans les grandes villes, des grèves, des occupations d’usines, et même l’apparition d’organes de double pouvoir encore embryonnaires. À Paris, les travailleurs prirent le contrôle du métro. À Toulouse, ils contrôlaient notamment les usines d’aviation.
Mais les dirigeants du PCF trahirent. Ayant collaboré dans la Résistance avec l’aile gaulliste de la bourgeoisie, ils désarmèrent le prolétariat et firent tout pour stabiliser à nouveau l’ordre capitaliste, au nom de la « bataille de la production ». Suite aux soulèvements qui eurent lieu à Paris, à Marseille et dans d’autres villes en août 1944, le journal trotskyste Fourth International (octobre 1944) écrivait que, si un parti ayant l’influence du PCF avait appelé à des soviets (conseils ouvriers) et s’était battu pour le pouvoir, « l’insurrection se serait rapidement transformée en révolution ouvrière. En fait, toutes les conditions nécessaires d’une situation révolutionnaire étaient là, sauf la présence d’un parti révolutionnaire suffisamment fort. »
Grâce à la trahison des staliniens, le mécontentement ouvrier fut finalement détourné vers la voie parlementaire, mais l’agitation ne s’éteignit pas complètement. Le PCF devint le premier parti aux élections à l’Assemblée constituante d’octobre 1945, et il forma un gouvernement bourgeois de coalition avec le Parti socialiste (SFIO) et le Mouvement républicain populaire (MRP), un parti bourgeois. C’était un front populaire classique : le PCF subordonnait la classe ouvrière à l’aile soi-disant « progressiste » de la bourgeoisie, comme il l’avait déjà fait en 1936. Mais la bourgeoisie ne pouvait tolérer longtemps une situation où le PCF, allié aux Soviétiques qui occupaient la moitié orientale de l’Europe, était le parti dominant au parlement. Et les premiers mois de 1946 virent le lancement officiel de la guerre froide, une croisade impérialiste dont le but ultime était la destruction contre-révolutionnaire de l’Union soviétique.
Au même moment, la majorité PCF-SFIO de l’Assemblée adopta un projet de nouvelle constitution qui fut soumis à référendum en mai 1946. Ce projet de constitution, qui comprenait un ensemble de réformes démocratiques soutenables (notamment la suppression du Sénat et une limitation des pouvoirs du président de la République) produisit un profond clivage dans la société française. Tous les partis bourgeois, y compris le MRP, appelèrent à voter « non », et le référendum devint l’objet d’une virulente campagne anticommuniste.
Les trotskystes du Parti communiste internationaliste (PCI) furent confrontés à une question inhabituelle : fallait-il voter « oui » au référendum face à l’opposition unanime de la bourgeoisie ? À une faible majorité, la direction du PCI renversa une première décision de boycotter le référendum, et le parti appela à voter « oui » deux semaines avant le vote. L’appel au « oui » fut contesté non seulement par une minorité du PCI mais aussi par la direction de la Quatrième Internationale (QI) et sa section la plus forte, le Socialist Workers Party (SWP) américain.
La Ligue communiste internationale a réexaminé les débats dans le PCI et la QI sur le référendum de mai 1946. Nous avons conclu que, malgré les graves problèmes politiques du PCI, il était correct d’appeler à voter « oui ». Dans le contexte de l’époque, où les profondes divisions sociales restaient contenues dans un cadre parlementaire, autrement dit en l’absence d’une situation révolutionnaire, appeler à voter ou non pour une constitution bourgeoise dans un référendum était une question de tactique, pas de principe. Le Comité exécutif international de la LCI déclarait dans une résolution adoptée en décembre 2014 :
« Nous n’appellerions jamais à mettre en place une constitution bourgeoise ni ne ferions campagne pour cela, mais lorsqu’on nous présente une loi ou un amendement constitutionnel, ou même une nouvelle constitution, notre devoir est d’examiner si son adoption est ou non dans l’intérêt de la classe ouvrière, et ensuite de déterminer nos tactiques. »
« Dans le cas du référendum de mai 1946, non seulement il était conforme à nos principes de voter pour la constitution, mais aussi c’était tactiquement justifié et intelligent. Cette constitution représentait un amendement dans une direction démocratique de la précédente constitution de la Troisième République ; et par ailleurs l’offensive anticommuniste unanime des partis bourgeois contre le projet de constitution, qui était défendu par le PC et une majorité de la SFIO, laissait augurer qu’en cas de rejet de la constitution, reflétant un changement en faveur de la bourgeoisie dans le rapport des forces de classes, la prochaine constitution qui serait adoptée serait probablement moins démocratique que celle de mai (ce qui fut effectivement le cas). »
Aujourd’hui, ce référendum paraît être dans une large mesure un détail de l’histoire. Mais à l’époque, il divisa la société française et créa de sérieuses divergences dans le mouvement trotskyste. Au nombre des questions débattues figuraient : le rapport entre réformes démocratiques et lutte de classe prolétarienne ; comment combattre l’anticommunisme alors en plein essor ; et quels mots d’ordre de gouvernement avancer dans une période de fortes tensions de classes et alors que l’avant-garde marxiste ne dirigeait qu’une petite minorité de travailleurs. Réexaminer ces débats peut être riche de leçons pour les luttes prolétariennes à venir. Mais on ne peut le faire que si l’on comprend le contexte historique.
La Deuxième Guerre mondiale et l’Union soviétique
La Deuxième Guerre mondiale, comme la Première, était un conflit interimpérialiste. Les marxistes étaient pour la défaite des deux camps capitalistes, que ce soit celui de l’Axe ou celui des Alliés. Dans un tel conflit, la défaite affaiblit, démoralise et discrédite la bourgeoisie, ce qui donne au prolétariat la possibilité, pour reprendre la formule du dirigeant bolchévique Lénine, de « transformer la guerre impérialiste en guerre civile », autrement dit en lutte pour la révolution sociale. Le prolétariat mondial avait toutes les raisons de redouter et de haïr le nazisme. Mais pour les États-Unis et la Grande-Bretagne (et les gaullistes), tout comme pour leurs ennemis allemands et japonais (et le gouvernement de Vichy), il s’agissait de se repartager le monde. Si les Alliés ont pu dissimuler cet objectif derrière le mensonge de la « démocratie » et de l’« antifascisme », ce n’était pas seulement à cause de la barbarie des nazis mais aussi parce que le PCF et les autres partis staliniens de masse soutenaient politiquement les bourgeoisies occidentales.
L’entrée en guerre de l’Union soviétique du côté des Alliés, après son invasion par Hitler en juin 1941, ne changea en rien le défaitisme révolutionnaire des trotskystes vis-à-vis des puissances impérialistes. L’Union soviétique était un État ouvrier bureaucratiquement dégénéré qui incarnait les conquêtes sociales de la révolution ouvrière d’octobre 1917. Son économie centralisée et planifiée n’était pas déterminée par la recherche du profit capitaliste. Les trotskystes appelaient à la défense militaire inconditionnelle de l’Union soviétique, tout en restant défaitistes vis-à-vis des Alliés impérialistes. Dans un manifeste adopté en août 1941 par son Comité exécutif international, la QI déclarait : « la IVe Internationale n’a cessé de le proclamer : pour la défense inconditionnelle de l’Union soviétique ! Nous défendons l’URSS indépendamment des trahisons de la bureaucratie et malgré ces trahisons » (Les congrès de la IVe Internationale, tome 2, « L’Internationale dans la guerre, 1940-1946 », Éditions La Brèche, 1981).
En même temps, la QI appelait à une révolution politique prolétarienne pour chasser la bureaucratie stalinienne et rétablir un régime de démocratie prolétarienne, et l’internationalisme révolutionnaire. L’internationalisme imprégnait le Parti bolchévique qui avait dirigé la révolution d’Octobre et forgé l’Internationale communiste (Comintern) pour mener la lutte pour la révolution socialiste mondiale. Mais les soulèvements révolutionnaires qui secouèrent l’Europe après 1917, et particulièrement la Révolution allemande de 1923, se soldèrent par des défaites, dues principalement à la trahison des sociaux-démocrates et à l’absence de partis communistes expérimentés et ayant un programme solide. Il s’ensuivit une vague de démoralisation parmi les masses ouvrières soviétiques ; sur ce terreau, une bureaucratie nationaliste, dirigée par Joseph Staline, put usurper le pouvoir politique à partir de 1923-1924.
Le dogme stalinien de la construction du « socialisme dans un seul pays », promulgué fin 1924, signifiait le rejet de la conception marxiste qu’on ne peut parvenir au socialisme, une société sans classes, que par la révolution mondiale. Au lieu de cela, la bureaucratie naissante se mit à s’adapter aux impérialistes et à leurs laquais. Léon Trotsky et d’autres cadres du Parti bolchévique formèrent l’Opposition de gauche et poursuivirent la bataille pour le marxisme authentique, alors que Staline consolidait son pouvoir en condamnant à l’exil et à la prison, puis à la mort, nombre de ceux qui avaient dirigé la Révolution d’octobre 1917. Trotsky lui-même fut ainsi assassiné par un agent stalinien en août 1940.
L’arrivée au pouvoir de Hitler et des nazis début 1933, et la passivité criminelle de la direction des puissants partis socialiste et communiste, furent un choc pour le mouvement ouvrier international. Les staliniens s’étaient retranchés dans l’aventurisme sectaire de la « troisième période », refusant de mettre les dirigeants sociaux-démocrates au défi de s’engager avec eux dans des actions de front unique pour écraser le péril fasciste. Comme la débâcle allemande ne provoqua pas la moindre révolte dans le Comintern, Trotsky le déclara mort pour la cause révolutionnaire, et il appela à construire de nouveaux partis marxistes pour reprendre le flambeau du bolchévisme. C’est sur cette base que fut fondée la Quatrième Internationale en 1938.
Paniqué par la victoire des nazis, Staline chercha à faire alliance avec les « démocraties » impérialistes (Grande-Bretagne, France et États-Unis). Pour cela il mit à l’ordre du jour en 1935 le « front populaire contre le fascisme », des coalitions de partis ouvriers avec des partis de la bourgeoisie « démocratique ». C’était revenir à la politique de collaboration de classe qu’avaient rejetée les bolchéviks. C’est au nom du Front populaire que le PCF allait trahir en Juin 36, et à nouveau en 1944-1945.
Trahisons du PCF
La Deuxième Guerre mondiale commença trois ans à peine après la grève générale de Juin 36 en France, qui avait ouvert une situation prérévolutionnaire. La grève fut trahie par le PCF au nom du soutien au gouvernement de Front populaire élu en mai et dirigé par les socialistes. Pour justifier sa trahison, le dirigeant du PCF Maurice Thorez eut cette fameuse formule : « Il faut savoir terminer une grève. » Mais la bourgeoisie avait pris peur et, pour elle, mieux valait Hitler qu’une révolution ouvrière. Sauf pour une infime minorité derrière de Gaulle, qui se réfugia en Angleterre en juin 1940, elle allait accepter l’occupation nazie et soutenir avec conviction l’instauration du régime de Vichy dirigé par le maréchal Philippe Pétain, allié à l’Allemagne, comme l’a illustré le film de Marcel Ophüls Le chagrin et la pitié (1969).
La bourgeoisie française déclara la guerre le 1er septembre 1939, l’Union soviétique venant de signer un pacte de non-agression avec l’Allemagne. Le PCF fut interdit et nombre de ses dirigeants furent jetés en prison. La direction du PCF, malgré une impulsion patriotique initiale de se rallier au gouvernement français dans la guerre, se réaligna derrière Moscou et se mit à dénoncer le gouvernement, tout en minimisant les crimes des nazis.
Quand l’Allemagne l’emporta en juin 1940, après quelques semaines de guerre-éclair, la crainte d’une révolution ouvrière était plus vive que jamais dans la bourgeoisie française. Dans son excellent livre La France de Vichy, 1940-1944 (paru en français en 1973), Robert Paxton raconte : « Dès que le gouvernement eut quitté la capitale, le 10 juin, la rumeur se répandit d’un Paris soviétique. » Le chef des armées, le général Weygand, rapportait même le 13 juin lors d’un conseil de cabinet que les communistes avaient pris Paris. Mais prendre Paris était la dernière chose que le PCF avait en tête. Il continuait à tenter de maintenir l’équilibre entre ses deux allégeances parfois contradictoires : le maintien de l’ordre capitaliste en France d’un côté et la bureaucratie stalinienne de Moscou de l’autre.
Après la défaite militaire de la France, l’Assemblée nationale vota à une écrasante majorité les pleins pouvoirs à Pétain, qui mit en œuvre sa propre « révolution nationale ». Paxton réfute le mythe que Vichy n’était qu’une marionnette des nazis : « À Berlin, diplomates et militaires se moquent comme d’une guigne de la politique intérieure du gouvernement de Vichy, du moment qu’il maintient l’ordre et que les richesses françaises coulent à flots dans la machine de guerre allemande. » Sans y être encouragé par les nazis, le régime de Vichy fut à l’initiative de sa propre législation antijuive, et par la suite il participa activement aux déportations en masse de Juifs vers les camps de la mort.
L’Occupation jeta dans la misère les travailleurs et les couches inférieures de la petite bourgeoisie, pendant que les spéculateurs et industriels produisant pour le Reich amassaient des fortunes. Les grèves et manifestations étaient violemment réprimées et leurs dirigeants exécutés ou jetés dans des camps. Des centaines de milliers de travailleurs étaient prisonniers de guerre ou furent envoyés comme « volontaires » pour le travail forcé en Allemagne. Les flics français jouaient un rôle indispensable dans les rafles de Juifs pour les camps de la mort, et aussi de Tsiganes, d’homosexuels, de militants de gauche, et d’autres.
Le tournant décisif dans la politique du PCF fut la rupture du pacte Hitler-Staline avec l’opération Barbarossa – l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie en juin 1941. Les dirigeants du PCF se remirent alors en quête d’une alliance avec une aile de la bourgeoisie française.
La direction du parti commit le crime de rallier au printemps 1943 le Conseil national de la Résistance (CNR), la coalition politique bourgeoise que de Gaulle venait de constituer. Le PCF assura de Gaulle qu’il n’avait aucune intention de lutter pour la révolution ouvrière. Thorez annonça ainsi en janvier 1944 : « Mon parti ne songe pas à prendre le pouvoir, ni maintenant ni lors de la Libération, ni pendant la période de convalescence et de restauration du pays » (cité par Philippe Buton, Les lendemains qui déchantent – le Parti communiste français à la Libération, Presses de Sciences Po, 1993).
Des milliers de travailleurs ayant pris le maquis pour se soustraire au travail forcé en Allemagne, le PCF avait entrepris de placer sous son contrôle les groupements hétérogènes de guérilla en créant les Francs-tireurs et partisans (FTP), qu’il subordonna au CNR. Le PCF commit aussi des actes de sabotage et de terrorisme individuel, y compris l’assassinat de simples soldats allemands, alimentant ainsi un chauvinisme antiallemand nauséabond. Des milliers de partisans du PCF se firent tuer par la police de Vichy et la Gestapo. Grâce notamment à l’image qu’il se donnait de « Parti des fusillés », le PCF à la fin de la guerre avait énormément gagné en autorité parmi la classe ouvrière.
De Gaulle, qui avait misé sur les impérialistes anglo-saxons au lieu des allemands, était au début complètement isolé. Mais en France l’opinion se retournait du fait des exactions de Vichy et de la Gestapo, et alors que l’Armée rouge prenait le dessus à l’Est à partir de la bataille de Stalingrad. En avril 1944, afin d’acheter l’allégeance du PCF, de Gaulle proposa de mauvaise grâce à ses dirigeants de rejoindre son gouvernement en exil. Le PCF accepta, et il était encore dans le gouvernement provisoire de De Gaulle quand celui-ci rentra en France dans les fourgons des armées américaine et britannique quelques mois plus tard.
De Gaulle arriva à Paris en août 1944 en se proclamant le « sauveur » d’un pays dévasté. Sur le papier, le gouvernement provisoire donnait d’immenses pouvoirs à de Gaulle. Mais des « comités de libération » composés de forces alliées au PCF avaient pris le contrôle de nombreuses localités, liquidant ou emprisonnant nombre de fonctionnaires bourgeois pour collaboration avec l’Allemagne. Face aux travailleurs, de Gaulle n’aurait guère pu compter en guise d’armée que sur les troupes américaines et britanniques. En réalité, il ne pouvait rien faire sans le soutien du PCF, que Thorez et compagnie offraient avec loyauté. L’Humanité, le principal journal du PCF, publia en novembre 1944 le décret déclarant que ceux qui ne remettraient pas leurs armes risquaient la cour martiale. En janvier 1945, Thorez appela à « un seul État, une seule armée, une seule police » : les travailleurs devaient rendre les armes. Pour finir, le PCF aida de Gaulle à intégrer à l’État capitaliste les diverses milices issues de la Résistance.
Le rôle crucial joué par le PCF pour venir au secours du capitalisme, y compris en défendant les possessions coloniales de la France, était conforme à la politique de Staline. Lors de la conférence de Yalta en février 1945 avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, et à Potsdam en juillet de la même année, Staline approuva la division de l’Europe après la guerre : le régime capitaliste était préservé à l’Ouest en échange de la reconnaissance de l’occupation soviétique dans la plupart des pays d’Europe centrale et de l’Est, qui furent plus tard presque tous transformés en États ouvriers déformés.
Les dirigeants staliniens en Italie et en France trahirent des occasions évidentes de révolution prolétarienne. En Grèce, il fallut une guerre civile meurtrière pour que les impérialistes et leurs sous-fifres monarchistes/fascistes grecs arrivent à écraser le prolétariat (voir « Grèce, années 1940 : Une révolution trahie », Spartacist édition française no 42, été 2015).
De la Deuxième Guerre mondiale à la guerre froide
En juin 1945, Benoît Frachon, secrétaire général adjoint de la Confédération générale du travail (CGT) et dirigeant du PCF, pouvait se vanter auprès de Richard Eldridge, attaché du ministère du Travail américain, que si du mécontentement persistait dans la classe ouvrière, c’était le fait du gouvernement ou des socialistes. Parlant des communistes, il disait : « C’est nous qui avons empêché une grève générale » (cité par Irwin Wall, L’influence américaine sur la politique française 1945-1954, Balland, 1989). Frachon ne se vantait pas sans raison. Il y avait en France à ce moment-là cinq millions d’ouvriers syndiqués, presque la moitié de la population ouvrière ; 80 % d’entre eux étaient à la CGT.
À l’été 1945, même si l’agitation d’après-guerre avait reflué, la crainte d’une révolution ouvrière demeurait très réelle dans la bourgeoisie. L’armée soviétique qui avait écrasé les nazis était à moins de 400 kilomètres de la frontière française, et les secousses révolutionnaires n’étaient pas finies en Grèce et en Italie. Des tensions apparaissaient entre les États-Unis et la bourgeoisie française, mais en matière d’anticommunisme ils s’accordaient parfaitement. Les États-Unis craignaient une incursion plus profonde de l’Armée rouge en Europe. De son côté, la bourgeoisie française devait lutter contre l’agitation sociale et la popularité des communistes dans le prolétariat. Les forces d’occupation américaines en Europe de l’Ouest, avec l’aide des Britanniques, offraient la puissance militaire indispensable derrière laquelle les capitalistes, avec l’aide des staliniens, pourraient désarmer le prolétariat.
L’ambassadeur des États-Unis en France alerta les autorités américaines sur la popularité du PCF, et le directeur du Central Intelligence Group (prédécesseur de la CIA) déclara au président Truman que « les communistes sont maintenant suffisamment forts pour prendre le pouvoir en France dès qu’ils jugeront bon de le faire » (cité par Daniele Ganser dans NATO’s Secret Armies : Operation Gladio and Terrorism in Western Europe, Frank Cass, 2005). Washington avait déjà un plan pour un « comité des syndicats libres » anticommuniste, qui fut entériné lors d’un congrès de l’American Federation of Labor (AFL) en novembre 1944. En novembre 1945, le chef des opérations de l’AFL en Europe, Irving Brown, arriva à Paris et fit immédiatement campagne pour discréditer et diviser la CGT. Quatre mois plus tard, Winston Churchill, qui avait gouverné la Grande-Bretagne pendant la guerre, déclamait lors d’une visite aux États-Unis : « De Stettin, dans la Baltique, à Trieste, dans l’Adriatique, un rideau de fer est descendu à travers le continent. »
Alors que la guerre tirait à sa fin en Europe et que les armées de Hitler s’effondraient, les prisonniers et déportés commencèrent à rentrer en masse en France. De Gaulle craignait que cet afflux n’accroisse encore l’instabilité, et il organisa des élections municipales en avril-mai 1945 pour parachever le démantèlement des « comités de libération », ces organes extraparlementaires issus de la Résistance. Des élections législatives se tinrent en octobre, à un moment où l’autorité du PCF parmi les ouvriers, et même dans la paysannerie, était à son zénith. Le PCF obtint 26 % des suffrages et devint le premier parti à l’Assemblée nationale. De Gaulle avait besoin de la coopération du PCF pour faire passer les lois qu’il voulait, dont l’élaboration d’une nouvelle constitution pour une Quatrième République. Un référendum, tenu en même temps que les législatives, approuva la transformation du parlement en assemblée constituante.
Le PCF n’avait besoin que des socialistes pour avoir la majorité à l’Assemblée. Mais les dirigeants staliniens tenaient à ce que le MRP, le principal parti bourgeois, fasse partie de la coalition. L’intégration d’un parti bourgeois (même un parti croupion) à un front populaire sert à garantir que la coalition ne sortira pas du cadre de l’ordre bourgeois ; les dirigeants réformistes disposent ainsi d’un alibi pour dissimuler leur propre acceptation des mesures anti-ouvrières, et plus généralement de l’ordre capitaliste. Et les députés PCF se joignirent au MRP et à la SFIO pour élire de Gaulle chef du gouvernement.
Le PCF se servit de son autorité accrue pour faire accepter par les masses les conditions de vie très dures de l’après-guerre. En 1944 la consommation de pétrole était au dixième de son niveau d’avant-guerre, et celle de charbon au tiers. Le rationnement du pain et d’autres produits alimentaires dura jusqu’en 1949. Une hausse des salaires de 25 % fut accordée en 1946, mais les prix des produits alimentaires avaient augmenté de près de 70 %. Pendant tout ce temps, le PCF travailla à empêcher les grèves. En juillet 1945, Thorez disait aux mineurs : « Produire, produire, et encore produire, faire du charbon, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée de votre devoir de classe, de votre devoir de Français » (cité par Philippe Buton, Les lendemains qui déchantent).
Pourtant les travailleurs avaient encore des illusions dans le PCF, qui notamment attacha son nom à la création de la Sécurité sociale avec son ministre Ambroise Croizat. Mais le PCF jouait pleinement son rôle dans le gouvernement bourgeois pour faire redémarrer économiquement le capitalisme français, en colportant l’illusion qu’il s’agissait de lutter pour l’emploi et le ravitaillement. Aussi, le PCF étendit grandement sa base militante qui passa de 60 000 adhérents en août 1944 à un million l’année suivante. En 1946, 80 % des postes dirigeants dans la CGT étaient occupés par des militants du PCF.
Le PCF était alors le plus grand parti stalinien du monde capitaliste, et il publiait 12 quotidiens et 47 hebdomadaires ; L’Humanité était le premier journal du pays en termes de tirage. De Gaulle hésitait à faire quoi que ce soit qui pourrait inciter le PCF à libérer la combativité de sa base ouvrière. Quant aux socialistes, ils avaient perdu beaucoup de leur influence, notamment dans leurs bastions industriels traditionnels. Même les partis bourgeois étaient obligés de tenir un langage de gauche. Le MRP se présentait comme un parti progressiste, quand bien même tout le monde savait que voter pour le MRP, c’était voter pour de Gaulle.
Problèmes du trotskysme français
La bourgeoisie était donc parvenue, grâce à la trahison du PCF, à un certain retour à la normale et au parlementarisme bourgeois. Mais la situation était loin d’être stabilisée. Ce qui fit défaut pour dresser la base ouvrière du PCF contre sa direction et ouvrir la voie pour une lutte révolutionnaire, c’était un parti trotskyste suffisamment solide politiquement et suffisamment implanté dans la classe ouvrière.
Le trotskysme français était handicapé depuis sa naissance par l’absence d’une direction collective stable. Il avait été formé de vagues successives, hétérogènes, d’oppositionnels dans le PCF qui se fondirent avec difficulté dans la Ligue communiste en 1930. Cela contraste avec le noyau du trotskysme américain, qui venait de la fraction du PC américain dirigée par James P. Cannon. Près de la moitié de cette fraction était passée en bloc au trotskysme en 1928, et Cannon réussit à construire aux États-Unis une solide organisation trotskyste, la plus forte et la mieux équipée politiquement de la Quatrième Internationale dès les années 1930. Cette organisation résista 35 ans aux pressions du travail révolutionnaire dans ce bastion impérialiste, et c’est par elle qu’est passée la continuité du trotskysme révolutionnaire jusqu’à la LCI aujourd’hui.
Le trotskysme français, lui, était marqué par le dilettantisme et des querelles d’ego qui l’empêchèrent de jouer un rôle significatif lors de la grève générale de Juin 36. Lors de son congrès de fondation en 1938, la Quatrième Internationale adopta une résolution constatant à propos de la section française, le Parti ouvrier internationaliste (POI) :
« Les insuffisances de la direction du POI se manifestent par un relâchement grandissant d’organisation, par suite l’existence d’un certain amateurisme “révolutionnaire”, l’absence d’une administration sérieuse du parti, d’une trésorerie nationale qui fonctionne normalement, d’une rédaction stable et émulatrice de Lutte ouvrière [le journal du POI]. »
– Les congrès de la IVe Internationale, tome 1 (1930-1940), Éditions La Brèche, 1978
Pour y remédier et orienter le POI vers un travail bolchévique hardi et énergique en direction du PSOP (Parti socialiste ouvrier et paysan – une scission de gauche de la SFIO), Cannon fut envoyé en France début 1939. Il y passa plusieurs semaines pour transmettre sa grande expérience dans un véritable travail de masse bolchévique et pour essayer de forger une direction trotskyste. Mais la section française l’ignora superbement, s’opposant par toutes les tactiques dilatoires possibles aux recommandations pressantes de Trotsky et de la QI d’entrer dans le PSOP et y lutter pour la Quatrième Internationale (voir la brochure de la LTF « “La question française” – Discours inédit (avril 1939) de James P. Cannon, fondateur du trotskysme américain », 1983).
Le mouvement trotskyste français était donc très faible et fragmenté au début de la Deuxième Guerre mondiale. Certains de ses cadres, comme Jean Rous, abandonnèrent alors ouvertement le trotskysme. D’autres, comme Barta (du groupe duquel est issue Lutte ouvrière), fondèrent leur propre petite organisation semi-syndicaliste. L’un des principaux dirigeants du groupe issu du POI était Yvan Craipeau, contre qui Trotsky avait écrit en 1937 une violente polémique condamnant son refus de défendre l’Union soviétique dans la guerre à venir (voir Défense du marxisme). Et il y avait le groupe fondé par Raymond Molinier, un militant exclu fin 1935 pour indiscipline caractérisée découlant d’une politique archi-opportuniste en direction de la SFIO. Le congrès de fondation de la QI avait exigé l’exclusion « inconditionnelle » de Molinier avant toute réunification avec son groupe.
Tous ces groupes connurent de graves difficultés politiques pendant la guerre. Le POI considéra initialement qu’il fallait subordonner la mobilisation de la classe ouvrière à l’aile gaulliste de la bourgeoisie impérialiste. De leur côté, les moliniéristes nièrent tout élément d’oppression nationale dans la France occupée, et certains d’entre eux auraient même fait de l’entrisme dans des organisations vichystes. Le groupe Barta avait un mépris similaire pour la question nationale, même s’il utilisa celle-ci comme prétexte pour renoncer à la défense de l’URSS à partir de 1944, quand l’Armée rouge commença à avancer au-delà des frontières soviétiques.
Pourtant, des trotskystes luttèrent pour maintenir une perspective prolétarienne internationaliste révolutionnaire, en contraste flagrant avec le chauvinisme du PCF. Ils firent notamment un travail internationaliste héroïque en direction des soldats de la Wehrmacht cantonnés en France, publiant et diffusant le journal en allemand Arbeiter und Soldat (Travailleur et soldat). Ils y invitaient les soldats allemands, pour la plupart des travailleurs en uniforme, à la fraternisation, et à se retourner contre leur propre impérialisme. De nombreux cadres trotskystes le payèrent de leur vie. (Pour en savoir plus sur le trotskysme français pendant cette période, voir l’introduction au bulletin Prometheus Research Series no 2, « Documents on the “Proletarian Military Policy” », février 1989. Voir aussi « Trotskyists in World War Two », Spartacist édition anglaise no 38-39, été 1986.)
Au sortir de la guerre, le mouvement trotskyste était terriblement affaibli par la répression multiforme de l’État français, de la Gestapo et des nervis staliniens. La réunification de l’ex-POI avec les moliniéristes, pour créer le Parti communiste internationaliste (PCI), se fit sans qu’un bilan approfondi des problèmes de la guerre n’eût été tiré. La pénurie de cadres de valeur permit à des éléments comme Pierre Frank (un ex-lieutenant de Molinier) ou Yvan Craipeau d’acquérir une position de premier plan dans l’organisation française, et à l’aventurier grec Michel Pablo (Raptis) de prendre la direction du Secrétariat européen puis du Secrétariat international basé à Paris. Au fond, en Europe, la continuité du trotskysme avait été rompue.
Le parti trotskyste américain, le SWP de Cannon, aurait dû assumer des responsabilités beaucoup plus importantes dans la direction de la Quatrième Internationale. Cannon était de fait le principal dirigeant de la QI après l’assassinat de Trotsky en 1940. Il avait mené avec Trotsky une bataille cruciale dans le SWP en 1939-1940 contre la fraction Shachtman-Burnham, pour la défense de l’Union soviétique dans la guerre mondiale. La direction du SWP était sortie intacte de la période de la guerre, mais au lieu de se montrer à la hauteur de la tâche en prenant la direction de l’Internationale, elle se retira dans un certain isolement qui ne lui était pas réellement imposé.
Les trotskystes après la guerre
Au sortir de la guerre, la taille et l’influence des trotskystes français dans la classe ouvrière étaient minuscules comparées à celles du PCF. Le PCI était loin d’avoir un programme homogène. Une série de batailles avaient corrigé pour l’essentiel les déviations droitières tendant à soutenir le mouvement de résistance pro-gaulliste. Mais des divergences demeuraient sur des questions aussi cruciales que la nature de classe de l’Union soviétique, que certains dirigeants (y compris Craipeau) considéraient comme capitaliste d’État ou collectiviste bureaucratique.
Quand l’Occupation prit fin, le PCI se battit pour construire des comités basés dans les usines et qui pourraient se transformer en organes de double pouvoir et lutter pour la révolution socialiste. Les trotskystes faisaient face à de nombreux obstacles politiques, notamment l’idée largement répandue que les Alliés impérialistes avaient mené une guerre progressiste et démocratique contre le fascisme. De plus, les réformistes, et surtout les staliniens, étaient sortis de la Deuxième Guerre mondiale avec une autorité fortement accrue, contrairement à la Première Guerre dont les sociaux-démocrates étaient sortis complètement discrédités.
Afin de combattre les efforts du PCF pour canaliser vers le parlementarisme les aspirations de la classe ouvrière, le PCI avança le mot d’ordre de « gouvernement PS-PC-CGT ». Cette revendication était un puissant outil pour dresser la base du mouvement ouvrier, en particulier celle du PCF, contre sa direction en exacerbant la contradiction entre d’une part les aspirations et les intérêts objectifs de la classe ouvrière, et de l’autre la politique et les actes de sa direction traîtresse. Le fait d’inclure dans le mot d’ordre la CGT, un syndicat de masse et non un parti parlementaire, reflétait le caractère extraparlementaire de cette perspective ; il augurait un régime basé sur les conseils ouvriers ou d’autres organisations de masse du prolétariat.
Associé à d’autres revendications transitoires, le mot d’ordre de gouvernement PS-PC-CGT visait à orienter la lutte des travailleurs vers un gouvernement ouvrier, par opposition au front populaire bourgeois. On trouve un exemple de cette méthode dans un article de La Vérité (25 décembre 1944) présentant les revendications clés du « programme d’action » du PCI :
« Plan de reconstruction élaboré par la C.G.T., appliqué sous le contrôle des Comités ouvriers.
« Nationalisation sans indemnité ni rachat des Banques et des Trusts ;
« Gouvernement P.S., P.C., C.G.T. ;
« Armement du peuple, Milices ouvrières ;
« Unité d’action internationale des prolétaires. »
Le mot d’ordre de « gouvernement PS-PC-CGT » avait un antécédent : l’appel des bolchéviks après la Révolution de février 1917 à un gouvernement des socialistes-révolutionnaires (SR) et des menchéviks qui serait responsable devant les soviets. Après le renversement du tsar par la révolution de Février, une situation de double pouvoir s’était créée : d’un côté les soviets d’ouvriers et de soldats, de l’autre le Gouvernement provisoire bourgeois. Sous la direction de Lénine, les bolchéviks avancèrent le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets » alors que les SR et les menchéviks, qui avaient la majorité dans les soviets, soutenaient le Gouvernement provisoire, où ils entrèrent en mai. Le mot d’ordre d’un gouvernement SR-menchéviks était donc intégralement lié à l’appel au pouvoir des soviets. Trotsky expliquait dans Les leçons d’Octobre (1924) que la tactique des bolchéviks démasquait aux yeux du prolétariat les SR et menchéviks : ils voulaient « exercer sur la bourgeoisie dirigeante une “pression” qui n’excède par les limites fixées par le régime démocratique bourgeois ». Dans son Histoire de la Révolution russe (1932), Trotsky notait que quand les bolchéviks eurent obtenu la majorité au soviet de Petrograd en septembre, puis dans d’autres endroits, « le mot d’ordre du “pouvoir aux soviets” […] prit un nouveau sens : tout le pouvoir aux soviets bolchéviks ».
La question de l’assemblée constituante
Malgré ce mot d’ordre correct de « gouvernement PS-PC-CGT », le programme d’action du PCI adopté en novembre 1944, à la fin de l’occupation nazie, appelait aussi à une assemblée constituante – autrement dit à l’élection d’un nouveau gouvernement bourgeois. Cet appel était présenté comme opposé à l’« Assemblée consultative » non élue qui faisait partie intégrante du gouvernement provisoire de De Gaulle.
Contrairement à des revendications démocratiques véritables comme l’abolition de la monarchie, le droit d’autodétermination, etc., l’appel à une assemblée constituante ne peut être qu’un piège pour les travailleurs. Nous expliquions dans « Pourquoi nous rejetons l’appel à une “assemblée constituante” » (Spartacist édition française no 41, été 2013) :
« L’assemblée constituante a certes joué un rôle progressiste dans la grande révolution bourgeoise française de 1789. Toutefois, l’expérience historique accumulée depuis démontre que cela a cessé d’être le cas par la suite. Dès les révolutions de 1848, dans toutes les situations où une assemblée constituante ou un organe législatif bourgeois similaire a été convoqué dans le contexte d’une insurrection prolétarienne, son but a été de rallier les forces de la contre-révolution contre le prolétariat et de liquider les organes du pouvoir prolétarien. C’était évident pendant la Commune de Paris en 1871, pendant la Révolution d’octobre 1917 et pendant la Révolution allemande de 1918-1919. Même si cela n’a jamais été codifié ultérieurement par l’Internationale communiste sous la forme d’une position de principe générale, tout le combat mené par les bolchéviks sous la direction de Lénine et Trotsky après la révolution d’Octobre allait dans le sens de traiter l’assemblée constituante comme une institution contre-révolutionnaire. »
L’agitation que firent les trotskystes au sortir de la guerre en faveur d’une assemblée constituante était incorrecte ; elle aggrava la confusion politique à l’intérieur du PCI. Il y eut une très forte opposition à cette revendication à l’intérieur du PCI, particulièrement de la part d’ex-moliniéristes.
L’appel à une assemblée constituante n’était à ce moment-là qu’un aspect de la propagande du PCI, qui était en général correcte. Mais il fut de plus en plus mis en avant à mesure qu’approchaient les élections législatives d’octobre 1945. Ces élections s’accompagnèrent d’un référendum pour faire du nouveau parlement une assemblée constituante. Le PCI appela à voter « oui », ainsi qu’à des comités pour défendre l’assemblée constituante dans le cas (imaginaire) où sa convocation serait menacée.
Les arguments confus avancés par le PCI en disent long sur la contradiction entre appeler à une assemblée constituante et lutter pour une révolution ouvrière basée sur des soviets. D’après une brochure du PCI d’octobre 1945 sur les élections, l’assemblée constituante aurait « deux tâches urgentes à remplir : 1e Remettre en marche l’économie pour donner à tous du travail et du pain. 2e Promulguer une constitution démocratique, c’est-à-dire consacrant la souveraineté des masses populaires et assurant leur contrôle direct et permanent sur les affaires de l’État ». Implicitement : la classe ouvrière peut contrôler l’État bourgeois dans son propre intérêt.
La création d’une assemblée constituante en France suite au référendum d’octobre 1945 fut en fait l’un des facteurs qui contribuèrent à dévier le potentiel pour des luttes révolutionnaires vers l’impasse du parlementarisme. Dans les mois précédant le référendum de mai 1946 sur la nouvelle constitution, les grèves étaient rares en France, et la vie politique se cantonnait à la sphère parlementaire.
Le conflit sur la Constitution
Les partis au pouvoir avaient des visions contradictoires de la nouvelle constitution. De Gaulle, qui avait le MRP à sa botte, voulait une constitution bonapartiste à sa mesure, ce que refusait le PCF. Le PCF et le MRP introduisaient leurs propositions respectives, les socialistes servant de médiateurs. Le PCF obtint assez de soutien des socialistes pour repousser les propositions les plus réactionnaires et anticommunistes du MRP. La SFIO contribua à bloquer les propositions du MRP de financement public des écoles religieuses et autres mesures pour renforcer l’Église et la famille. Elle soutint aussi l’appel du PCF à un système législatif à chambre unique – c’est-à-dire sans Sénat – et avec une présidence faible. Les dirigeants de la SFIO étaient obligés d’accepter certaines revendications du PCF, car ils avaient besoin de l’influence de ce dernier dans la classe ouvrière pour faire accepter aux travailleurs les plans de « reconstruction » capitaliste. De Gaulle finit par démissionner en janvier 1946 en dénonçant le « régime des partis ».
Affaibli par cette démission, le MRP voulut quitter le gouvernement, mais le corps des officiers l’obligea à y rester, suivant les « conseils » en coulisses des chefs militaires américains en France. L’historienne Georgette Elgey cite une lettre du chef d’état-major français, le général Billotte, à Maurice Schumann, dirigeant du MRP :
« Cette solution [un gouvernement PCF-SFIO] qui conduira très rapidement la S.F.I.O. à s’effacer complètement derrière le P.c. et à lui laisser la direction politique a été examinée avec objectivité par les militaires anglo-saxons. Ils la considèrent comme une très grave menace sur les arrières de leurs troupes d’occupation et comme susceptible de rapprocher le terme d’un éventuel conflit avec l’U.R.S.S. […] Je crois maintenant que la formule tripartite à direction socialiste est le moindre mal qui permettra d’attendre sans trop de gâchis les élections. D’ici là, la France se sera peut-être ressaisie… »
– Georgette Elgey, La république des illusions, 1945-1951, Fayard, 1965
Cela montre parfaitement le rôle des partis bourgeois dans un front populaire, pour servir de garantie au maintien du capitalisme. Naturellement, le MRP consentit à rester au gouvernement.
Le PCF proposa hypocritement une déclaration sur la propriété privée qui laissait la porte ouverte à l’expropriation de certaines entreprises privées. Au sujet des colonies, le PCF et la SFIO, tout en faisant des discours sur la « doctrine de l’assimilation », avancèrent sur la pointe des pieds l’idée d’une dose de fédéralisme. Ce que le PCF refusait de faire, c’était d’appeler à la libération sans condition des colonies – la seule position marxiste révolutionnaire. En fait, le PCF était au gouvernement pendant le massacre colonial de Sétif et Guelma en Algérie en mai 1945, et il y resta pendant que l’impérialisme français commençait la guerre d’Indochine contre les forces d’Ho Chi Minh et que des dizaines de milliers de personnes se faisaient massacrer à Madagascar après le soulèvement de mars 1947.
Les staliniens firent concession sur concession au MRP. Pourtant, ce projet de constitution contenait des réformes démocratiques substantielles, en tout cas par comparaison avec les lois constitutionnelles réactionnaires de 1875 qui avaient institué la Troisième République après l’écrasement de la Commune de Paris en 1871. Les 39 premiers articles étaient en grande partie consacrés aux droits démocratiques, les sujets coloniaux devant jouir des mêmes libertés et droits économiques et sociaux que les citoyens français (le projet restait en fait nébuleux sur leurs droits politiques). Il prévoyait aussi une chambre unique et une présidence faible, malgré les objections du MRP.
Le 3 avril, François de Menthon, du MRP, démissionna de son poste de rapporteur de la commission de la Constitution. Le 15 avril, le MRP déclara qu’il refuserait de voter pour le projet, qui fut approuvé par la majorité PCF-SFIO quelques jours plus tard, peu avant le référendum du 5 mai. Une campagne anticommuniste commença à faire rage contre le PCF : « La Constitution, voulue par la SFIO et le PCF, est identifiée au seul communisme, à la dictature et au fascisme. Le vote “non” fut présenté, par contre, comme un vote pour la liberté » (Pierre Letamendia, Le Mouvement républicain populaire : Le MRP, histoire d’un grand parti français, Beauchesne, 1995).
Vu cette offensive de la droite, la population rejeta à une courte majorité le projet de constitution, avec un taux de participation de près de 80 %. Selon un sondage, au moins 33 % des gens avaient voté non « par opposition au communisme ». En pleine hystérie anticommuniste, une partie de la SFIO avait fait machine arrière dans la campagne pour la constitution. Dix jours avant le scrutin, un dirigeant national du parti avait envoyé à toutes les fédérations socialistes un télégramme leur interdisant de faire campagne commune avec le PCF pour le « oui ». Mais en fin de compte, 18 % seulement des membres de la SFIO votèrent « non ». Et alors que les lobbies coloniaux dénonçaient la constitution comme une menace, le « oui » fut écrasant dans les quelques colonies où la population indigène avait effectivement le droit de vote.
Jacques Fauvet, qui fut longtemps rédacteur en chef du Monde et un idéologue en vue du capitalisme français, faisait remarquer dans son livre La IVe République (Fayard, 1959) que le succès du référendum aurait signifié que « la France aurait donc eu un gouvernement d’Assemblée à un moment, le seul de son histoire d’avant et d’après guerre, où les socialistes et les communistes disposaient de la majorité absolue des élus et approchaient de celle des électeurs ».
La classe ouvrière avait patiemment accepté l’augmentation massive du temps de travail et la réduction des salaires réels imposées par le PCF et la SFIO sous prétexte de reconstruire l’industrie et de renforcer l’impérialisme français vis-à-vis des États-Unis et des autres pays. Mais les conditions de vie étaient tombées à un niveau inférieur à celui d’avant-guerre et les masses ouvrières étaient au bord de la famine. Ce n’était pas la « libération » pour laquelle elles s’étaient battues, et en 1946 elles commençaient à être à bout de patience. L’adoption de la constitution, face à la campagne anticommuniste de la bourgeoisie, aurait pu relancer la combativité prolétarienne dans la lutte de classe. C’est pourquoi il était si important pour la bourgeoisie de rejeter le projet de constitution et d’affaiblir en conséquence le PCF.
Le PCI et le référendum
Le PCI se saisit de la question du référendum sur la constitution lors d’une réunion de son comité central (CC) en mars 1946, où il décida d’appeler au boycott (en réalité, à l’abstention). Il déclarait dans un article de La Vérité (13 avril 1946), « Contre le plébiscite du Tripartisme : Boycottez le référendum » : « Les dirigeants du Parti communiste français et du parti socialiste demandent aujourd’hui aux travailleurs, non seulement d’approuver une constitution bourgeoise et antidémocratique, mais encore de sanctionner la politique du tripartisme qui, depuis dix mois, n’a abouti qu’à aggraver le sort des masses laborieuses. »
Pendant toute la période de négociation du projet de constitution, le PCI n’envisagea jamais de voter « oui ». Mais les événements changèrent rapidement le contexte et l’approche tactique correspondante que devaient adopter les trotskystes. Le PCI était divisé en deux grandes tendances, l’une autour de Pierre Frank, Marcel Bleibtreu et Pierre Lambert, l’autre – une minorité droitière – autour notamment de Craipeau et d’Albert Demazière. Une fois que le MRP eut retiré son soutien au projet de constitution et qu’eut démarré la croisade anticommuniste, la minorité commença à avancer des arguments en faveur du vote « oui ». À mesure que s’intensifiait la polarisation entre les partis bourgeois et le PCF, d’autres dans le PCI commencèrent eux aussi à reconsidérer leur position.
Le 20 avril, au lendemain du vote du PCF et de la SFIO en faveur du projet de constitution à l’Assemblée nationale, Lambert fit un rapport au bureau politique du PCI, la direction siégeant à Paris. Tout en se prononçant au début pour « réserver notre position » sur le référendum, Lambert finit par donner sa voix à une motion appelant à voter « oui », qui fut adoptée par 5 voix contre 4. Le CC approuva cette décision à une courte majorité lors d’une réunion d’urgence convoquée le 23 avril. Le rapport de Lambert à cette réunion fut en grande partie reproduit dans un article de La Vérité (26 avril). Cet article mentionnait les capitulations du PCF devant le MRP et affirmait que le PCI « répondra OUI au référendum du 5 mai, non pas parce qu’il veut avaliser les capitulations successives des partis ouvriers, non pas parce qu’il est partisan de la Constitution, enfant bâtard du tripartisme, non pas parce qu’il accepte l’Union française et l’asservissement des peuples coloniaux, mais parce que ce qui est en jeu c’est le plébiscite des partis de la réaction ou celui des partis ouvriers ».
Pour examiner les questions de réformes constitutionnelles, y compris sous la forme d’un référendum, les marxistes prennent pour point de départ ce qui peut faire avancer la lutte de classe prolétarienne. Le référendum de mai 1946 en France était l’une de ces situations où voter « oui » était à la fois conforme aux principes marxistes et approprié. Le projet de constitution était une modification positive, du point de vue des travailleurs et des opprimés, de l’ordre bourgeois existant. Et il était bien meilleur que celui qui fut finalement adopté en octobre 1946 et qui instaura la Quatrième République.
La décision du PCI de voter « oui » au référendum était une mise en application de la tactique léniniste. Lénine avait forgé le Parti bolchévique comme l’instrument indispensable de la révolution socialiste ; pour cela, il dénonçait les « illusions constitutionnelles » alimentées par les SR et les menchéviks, qui prétendaient qu’en instaurant une constitution démocratique on stabiliserait la Russie et on rendrait l’État responsable devant le peuple. Lénine expliquait qu’avec ou sans constitution, l’État bourgeois continuerait de s’attaquer aux ouvriers et aux opprimés, mais que « les social-démocrates révolutionnaires commettraient la plus grande des stupidités s’ils renonçaient à la lutte pour les réformes en général, et notamment pour l’“organisation de l’État” » (« Un tournant dans la politique mondiale », 31 janvier 1917 – avant que n’éclate la révolution). Pour Lénine, « la solution marxiste de la question de la démocratie consiste dans l’utilisation, par le prolétariat qui mène sa lutte de classe, de toutes les institutions et aspirations démocratiques contre la bourgeoisie, en vue de préparer la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie, en vue de la renverser » (« Réponse à P. Kievski », août-septembre 1916, souligné dans l’original).
Une question de tactique, pas de principe
Le Secrétariat international (SI), l’organe dirigeant de la QI, alors basé à Paris, dénonça le 22 avril l’idée de voter « oui », dans une motion qui fut lue le lendemain lors de la réunion du comité central du PCI. Les figures dirigeantes du SI de l’après-guerre étaient Michel Pablo et Ernest Mandel (Germain), dirigeant de la section belge. Tous deux continuèrent à s’opposer à la position du PCI dans les discussions qui se poursuivirent pendant plusieurs mois.
Dans sa motion, le SI argumentait que la ligne du PCI était « une déviation typiquement opportuniste » et que la seule position de principe était de s’opposer à quelque chose « qui consacre le caractère bourgeois de l’État ». Selon cette motion, « le rejet de la constitution n’aura pas comme conséquence de faire passer une autre constitution plus réactionnaire ni de remettre le pouvoir des communistes et des socialistes à la bourgeoisie, mais simplement l’élaboration par une nouvelle Assemblée Constituante d’une nouvelle constitution » (Bulletin intérieur du PCI, non numéroté, sur la séance du comité central du 23 avril et du bureau politique du 24 avril 1946).
Pour commencer, la direction de la QI avait tort de dire que le PCI violait les principes. Un principe marxiste est un condensé des leçons de la lutte de classe : on l’adopte parce que s’y opposer signifierait invariablement s’opposer aux intérêts de la classe ouvrière. Si la France s’était trouvée au milieu d’une situation pré-révolutionnaire ou révolutionnaire, la question de se battre pour des soviets ou d’autres organes de lutte insurrectionnelle se serait posée, et appeler à l’adoption d’une constitution bourgeoise aurait en effet signifié trahir le prolétariat. Mais ce n’était pas le cas dans la France d’avril-mai 1946, contrairement aux premiers mois qui avaient suivi la fin de l’occupation nazie.
Dans ses critiques de la position du PCI, le SI ne tenait pas compte du fait que les trotskystes français cherchaient à affronter les problèmes politiques posés par le référendum. Voter « non » aurait été faire bloc avec la droite. Appeler au boycott ou à l’abstention aurait été stérile et abstrait. L’appel à voter « oui » était en concordance avec l’appel à rompre avec le MRP bourgeois et à former un gouvernement PS-PC-CGT. Une rupture du front populaire aurait mis à nu les partis ouvriers réformistes, qui auraient perdu leur principale excuse pour trahir en subordonnant la classe ouvrière à la bourgeoisie, et cela aurait par conséquent fait avancer la lutte de classe. De plus, l’adoption par le peuple du projet de constitution PCF-SFIO aurait porté un coup à la campagne de guerre froide en France.
Le débat dans le CEI
Le SWP américain s’opposa lui aussi à la décision du PCI. Ses représentants au Comité exécutif international (CEI) votèrent en juin 1946 pour une résolution disant que le référendum n’était qu’« une manœuvre électorale de la bourgeoisie » et que la position du PCI « a contribué à nourrir les illusions parlementaires » (Bulletin intérieur du PCI no 26, juillet 1946).
Face à une situation nouvelle au sortir de la guerre, Cannon et ses partisans mirent du temps à reconnaître que les occasions révolutionnaires immédiates en France étaient passées. Aux États-Unis, ils avaient réaffirmé une position prolétarienne révolutionnaire, mais ils avaient de grandioses perspectives pour le parti et s’attendaient de façon imminente à une montée des luttes prolétariennes. Cela allait à l’encontre du fait que la bourgeoisie américaine était sortie de la guerre avec une position grandement renforcée, tant sur le plan intérieur qu’à l’échelle mondiale.
Dans le SWP il y avait une opposition à Cannon, représentée par Albert Goldman et Felix Morrow, et en mouvement rapide vers la droite. Elle soutenait le vote « oui » du PCI au référendum constitutionnel, ce qui poussa Cannon à s’opposer au PCI. Cannon pensait de façon rigide que les perspectives en Europe étaient soit la révolution prolétarienne, soit une variante ou une autre de fascisme ou de bonapartisme. Goldman et Morrow, par contre, reconnaissaient que la classe capitaliste pourrait préserver sa domination par le simulacre de la démocratie bourgeoise, et que les illusions démocratiques en seraient renforcées dans la classe ouvrière. Ces observations empiriques étaient correctes. Mais Goldman et Morrow étaient sur une trajectoire politique qui liquidait dans une série de revendications démocratiques le programme trotskyste pour la révolution socialiste. Par exemple, Morrow recommandait en 1945 aux trotskystes français : « Au cours de la lutte pour la légalité, ne craignez pas de faire dans la VÉRITÉ une propagande purement démocratique » (Bulletin du Secrétariat Européen de la IVe Internationale no 9, non daté).
Goldman et Morrow avaient proclamé qu’une période de domination démocratique bourgeoise en Europe de l’Ouest était nécessaire, et ils avaient renoncé à la défense militaire inconditionnelle de l’Union soviétique. Ces positions étaient étroitement liées : les démocraties bourgeoises d’Europe étaient les alliées antisoviétiques de l’impérialisme américain. Morrow appela aussi les trotskystes français à liquider leurs forces dans la SFIO, voire même dans une aile du Mouvement de libération nationale, un mouvement nationaliste bourgeois. Après avoir quitté le SWP en 1946, Goldman et Morrow abandonnèrent vite le marxisme et devinrent des partisans pro-impérialistes de la guerre froide.
Alors que Goldman et Morrow embrassaient l’ordre démocratique d’après-guerre, Cannon et la majorité du SWP, malgré une certaine désorientation, restaient dévoués au programme de la révolution prolétarienne et à la construction d’un parti léniniste aux États-Unis pour guider celle-ci. Mais le SWP fit preuve d’une orthodoxie stérile, en particulier concernant le regain d’autorité des staliniens en Europe, et d’un certain esprit de clocher. Comme la nouvelle direction de la QI en Europe derrière Michel Pablo, il refusait, de façon impressionniste, de reconnaître que les luttes prolétariennes en Europe de l’Ouest avaient été mises en échec dans l’immédiat. La première conférence de la QI après la guerre, en avril 1946, soit juste avant le référendum français, adopta ainsi un manifeste proclamant qu’à ce moment-là « la crise de la société a atteint une profondeur et une ampleur d’un degré jusqu’alors inconnu ». La résolution ajoutait :
« Dans une situation qui, sans doute aucun, est plus favorable que jamais à la révolution, à la fois à cause du caractère profond de la crise et de son extension universelle, le parti nécessaire pour conduire une révolution à la victoire existe-t-il ? […] Il s’agit de toute une période révolutionnaire à l’échelle mondiale. Le monde capitaliste n’a pas d’autre issue qu’une agonie prolongée. »
– Quatrième Internationale no 29, avril-mai 1946
Dire que les capitalistes étaient incapables de rétablir leur ordre et que les luttes ouvrières allaient toujours de l’avant était tout simplement irréaliste. Et le déclin ultérieur des partis staliniens ne résulta pas d’un déplacement massif des travailleurs vers la gauche, mais des coups de boutoir de la réaction bourgeoise.
Le débat à propos du référendum en France se poursuivit au plénum du CEI de juin 1946. Jock Haston, dirigeant du Revolutionary Communist Party britannique, présenta une résolution en défense du vote « oui » qui replaçait la question dans un cadre approprié :
« À toutes les étapes de la lutte de classe, c’est notre devoir de développer l’idée et de lutter pour une forme d’état prolétarien et de chercher à renverser l’État bourgeois parlementaire. Mais les Soviets naissent de la lutte de classe à une certaine étape historique donnée. Tout en faisant de la propagande et en luttant pour les Soviets et la dictature du prolétariat, les révolutionnaires doivent baser leur tactique sur la lutte des classes telle qu’elle existe et non pas telle qu’ils se la souhaitent. »
La résolution concluait :
« La majorité du P.C.I. a justement compris ce problème et a donné la juste directive de voter “Oui” au referendum. Ils n’ont pas par là créé des illusions sur l’État bourgeois, mais au contraire, ils ont utilisé cette opportunité pour dénoncer le caractère bourgeois de l’État. Ils n’ont pas créé des illusions sur les partis ouvriers de masse, mais au contraire, ils se sont servis de cette opportunité pour dénoncer la capitulation de ces partis vis-à-vis du M.R.P. En même temps ils ont tenté d’utiliser ce conflit pour séparer les partis ouvriers du M.R.P. et pour construire un pont vers les ouvriers qui soutiennent les partis de masse. Du point de vue des principes, nos camarades français de la majorité se plaçaient sur un terrain solide. Du point de vue de la tactique, leur réaction était supérieure à celle de leurs critiques. »
– Bulletin intérieur du PCI no 26, juillet 1946
Ces arguments sont judicieux. Bien que cette résolution eût été rejetée au plénum du CEI, elle fut plus tard adoptée par le comité central du PCI.
Confusion sur le mot d’ordre de « gouvernement ouvrier »
Les arguments présentés par les partisans du « oui » dans la direction du PCI étaient loin d’être tous corrects. Lambert avança ainsi, dans son rapport au bureau politique du 20 avril 1946, l’idée d’une constitution « anticapitaliste », une absurdité sous la domination bourgeoise. Il n’apparaît pas que les trotskystes aient examiné sérieusement dans quelle mesure le projet de constitution représentait une réforme démocratique par rapport à la Constitution de la Troisième République. Leur argumentation se limitait fondamentalement à prendre le côté des partis ouvriers (le camp du « oui ») contre le MRP et la bourgeoisie (le camp du « non »).
En fait, les partisans du « oui » tout comme leurs adversaires faisaient preuve d’une vraie confusion quant aux mots d’ordre de gouvernement. Tantôt ils appelaient à un « gouvernement socialiste-communiste », omettant ainsi la CGT, tantôt à un « gouvernement PS-PC appuyé sur la CGT » : c’était escamoter l’axe non parlementaire, et donc révolutionnaire, du mot d’ordre d’un « gouvernement PS-PC-CGT ».
Pour nous dans la LCI, il y avait un lien entre voter « oui » au référendum, en pleine bipolarisation de classe aiguë, et revendiquer un gouvernement extra-parlementaire PS-PC-CGT : ces positions liées entre elles devaient servir à favoriser la lutte de classe contre la bourgeoisie et son État. Mais l’aile droitière Craipeau-Demazière associait son soutien au « oui » à des mots d’ordre de gouvernement formulés dans un cadre parlementaire. Tant que le PCF et la SFIO avaient la majorité à l’Assemblée nationale, les éléments droitiers du PCI avaient appelé à ce qu’ils « rompent avec la bourgeoisie, et fassent un gouvernement contre les partis bourgeois ». Mais après que le PCF et la SFIO eurent perdu la majorité en juin 1946, Craipeau et compagnie tirèrent la conclusion que, puisque le mot d’ordre de gouvernement PS-PC-CGT ne pouvait pas être réalisé par la voie parlementaire, il « doit être abandonné » (Bulletin intérieur du PCI no 30, non daté).
Une série de thèses préliminaires, écrites pour le Troisième Congrès du PCI de septembre 1946 par Frank, Bleibtreu et Lambert, défendait avec justesse l’aspect extraparlementaire du mot d’ordre :
« Défendre le mot d’ordre “Gouvernement P.S.-P.C.-C.G.T.” en lui donnant un contenu parlementaire, c’est défendre un gouvernement bourgeois (Gouvernement travailliste anglais). C’est abandonner notre position révolutionnaire d’opposition irréductible à tout gouvernement de la bourgeoisie. »
– Bulletin intérieur du PCI no 28, non daté
Pour sa part, la direction de la QI de Mandel-Pablo affirmait que « le mot d’ordre de gouvernement ouvrier et paysan [est] concrétisé dans la formule adressée systématiquement à la vieille direction conservatrice – “Gouvernement socialiste-communiste, rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir, tout le pouvoir” » (Les congrès de la IVe Internationale, tome 2). Elle soutenait que ce gouvernement pourrait « dans des conditions exceptionnelles » naître à partir d’une combinaison parlementaire de partis ouvriers réformistes. En effet, Mandel prétendait que l’une des raisons pour lesquelles il fallait rejeter la constitution de mai 1946, c’est que celle-ci figerait la situation alors que sans elle les ouvriers pourraient pousser le régime parlementaire PS-PC à prendre des mesures anticapitalistes :
« Vous devez forcer alors socialistes et communistes à prendre tout le pouvoir. Pour qu’ils puissent marcher de l’avant, s’attaquer réellement aux trusts, il faut qu’ils n’aient pas les mains liées d’avance par l’adoption d’une Constitution qui est uniquement destinée à perpétuer, après les élections, la désastreuse coalition avec le M.R.P. »
– « La position du parti français sur le référendum », Bulletin Intérieur du Secrétariat international de la IVe Internationale no 3, mai 1946
Et Pablo écrivait :
« Mais prendre le pouvoir par la voie parlementaire ?
« Cette hypothèse n’est pas théoriquement exclue dans certaines conditions exceptionnelles.
« Ce qui est important n’est pas comment un gouvernement “ouvrier” se forme, mais le genre de l’action (purement parlementaire, ou révolutionnaire) dans laquelle il s’engage après et le programme qu’il entend appliquer. »
– « Sur le Mot d’Ordre du “GOUVERNEMENT OUVRIER & PAYSAN” », Quatrième Internationale, juin-juillet 1946
Ces arguments ont été complètement démentis par l’histoire. Il a été montré maintes fois que le prolétariat ne peut parvenir au pouvoir par le parlement bourgeois, ni par aucune institution de l’État capitaliste. Tirant les leçons de la révolution de 1848-1851, Karl Marx expliquait dans Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte (1852) que jusqu’alors « toutes les révolutions politiques n’ont fait que perfectionner cette machine [répressive de l’État], au lieu de la briser ». La tâche du prolétariat est de renverser l’État capitaliste par une révolution et d’établir son propre pouvoir de classe.
En avançant leurs conclusions révisionnistes, Pablo et Mandel pouvaient s’appuyer sur une discussion embrouillée au Quatrième Congrès de l’Internationale communiste en 1922. La « Résolution sur la tactique » de ce congrès décrivait diverses formes de « gouvernement ouvrier », aussi bien des gouvernements parlementaires avec une majorité social-démocrate, des coalitions avec un parti communiste, qu’« un véritable gouvernement ouvrier prolétarien révolutionnaire qui, dans sa forme la plus pure, ne peut être incarné que par le parti communiste » (voir « Le Comintern et l’Allemagne en 1923 : Critique trotskyste », Spartacist édition française no 34, automne 2001). Pour des marxistes révolutionnaires, le mot d’ordre de gouvernement ouvrier ne peut être qu’une expression populaire de la dictature du prolétariat.
Les suites
L’échec du « oui » au référendum de mai 1946 fut de toute évidence une victoire pour les capitalistes français. L’anticommunisme devenait de bon ton, alimentant la guerre froide. La bourgeoisie, rassurée, redoubla de brutalité dans les colonies. Au Vietnam, les troupes françaises bombardèrent Haiphong en octobre 1946, faisant 20 000 victimes. Le massacre de Madagascar eut lieu quatre mois plus tard.
En France aussi, la défaite du référendum eut des conséquences négatives pour la classe ouvrière. Aux élections législatives de juin 1946, la SFIO et le PCF perdirent leur majorité à la nouvelle assemblée constituante (le PCF se maintenait globalement mais avait perdu des voix dans ses bastions prolétariens du Nord et de Paris). La constitution révisée qui fut approuvée par un nouveau référendum en octobre était nettement plus réactionnaire que celle qui avait été rejetée ; elle prévoyait entre autres une chambre haute séparée (le Sénat) et des pouvoirs présidentiels renforcés.
Les luttes prolétariennes reprenaient, à commencer par la grève de Renault d’avril-mai 1947. La direction PCF-CGT dénonça initialement la grève comme étant le fait de « saboteurs anarcho-hitléro-trotskystes », mais finalement elle se vit forcée de la soutenir pour ne pas perdre toute crédibilité. Voyant que le PCF ne parvenait plus à contenir la classe ouvrière pour maintenir les salaires et les conditions de vie à un bas niveau, le MRP et ses alliés de la SFIO l’éjectèrent du gouvernement en mai. La même année, le gouvernement écrasa brutalement une vague de grèves dirigées par la CGT, et le ministre de l’Intérieur socialiste Jules Moch envoya la troupe contre les mineurs en 1948. Les manœuvres des États-Unis, de leurs agents de l’AFL et des sociaux-démocrates pour scissionner la CGT portèrent leurs fruits avec la création de la fédération syndicale anticommuniste Force ouvrière, financée par la CIA.
Lambert ainsi que les droitiers du PCI avaient manifestement eu raison d’appeler à voter « oui » au référendum de mai 1946, mais les droitiers comme Craipeau en profitèrent pour prendre la direction du PCI lors du congrès de septembre 1946. À peine un an plus tard, Craipeau décampait avec la moitié de l’organisation pour rejoindre le Rassemblement démocratique révolutionnaire, un groupement petit-bourgeois éphémère fondé entre autres par Jean-Paul Sartre.
La direction de la QI, basée en Europe avec à sa tête Michel Pablo, avait non seulement eu tort sur le référendum français, mais elle avait aussi eu recours à des arguments qui n’étaient guère meilleurs que ceux des droitiers. La QI était en proie à une désorientation croissante alors que se constituaient en Europe de l’Est des États ouvriers. Ceux-ci avaient pu voir le jour car le véritable pouvoir était entre les mains de l’Armée rouge, les forces armées d’un État ouvrier dégénéré, mais de ce fait même ces nouveaux États étaient bureaucratiquement déformés dès le départ.
La QI sous Pablo était incapable, sans tirer de conclusions révisionnistes, de construire une théorie pouvant expliquer cette évolution. D’abord elle nia que le capitalisme puisse être renversé en l’absence d’une révolution prolétarienne, et même elle revendiqua le retrait des troupes soviétiques alors que les troupes impérialistes américaines campaient juste à l’Ouest. Puis elle se mit à flirter avec le dirigeant stalinien yougoslave Tito (qui venait de rompre avec Staline), avant de capituler devant Staline au début de la guerre de Corée. Pablo prit à contre-pied sa propre affirmation que les staliniens se retrouveraient sous peu en déclin rapide, et il appela en 1950-1951 à un « entrisme profond » dans les partis staliniens, et même dans certains partis sociaux-démocrates.
Ce qui avait été de l’impressionnisme confus s’était transformé en un programme révisionniste : Pablo justifiait l’abandon de la construction d’une avant-garde prolétarienne indépendante, et liquidait la Quatrième Internationale. Il écrivait que « le processus objectif est en dernière analyse le seul déterminant et prime tous les obstacles d’ordre subjectif », et il prévoyait « quelques siècles » de régimes « transitoires » entre le capitalisme et le socialisme. Il en concluait que « les Partis Communistes gardent la possibilité, dans certaines circonstances, d’esquisser une orientation révolutionnaire » (« Où allons-nous ? », Quatrième Internationale Volume 9, no 2-4, février-avril 1951).
Bleibtreu et Lambert dirigeaient alors la majorité du PCI ; ils s’opposèrent à la perspective liquidationniste de Pablo, mais ils furent exclus bureaucratiquement et ils renoncèrent à leur obligation de porter la lutte au niveau international. Tardivement, le SWP de Cannon reprit en 1953 le combat contre la liquidation du parti par Pablo en réaffirmant qu’il est indispensable de lutter pour un parti prolétarien léniniste d’avant-garde. Le SWP s’associa au PCI et au groupe de Gerry Healy en Grande-Bretagne pour former le Comité international antirévisionniste. Mais celui-ci ne fonctionna jamais de manière centralisée ni n’élut de direction internationale ayant l’autorité politique pour intervenir dans le travail de ses sections et coordonner la lutte internationale contre le pablisme. (Sur la destruction pabliste de la QI en 1951-1953, voir l’article de Spartacist de 1972 « Genèse du pablisme », reproduit dans Le Bolchévik, supplément au no 186, février 2009).
Les trotskystes français avaient eu une tactique juste au référendum français de 1946, mais le SWP sut maintenir les principes du trotskysme jusqu’à ce que nos camarades prennent la relève quinze ans plus tard dans une lutte pour reforger la Quatrième Internationale : lorsque le SWP se réconcilia avec le pablisme au début des années 1960, il exclut de ses rangs les cadres fondateurs de la Spartacist League/U.S. et de notre tendance internationale. C’est par eux que passe la continuité du trotskysme.