Spartacist, édition française, numéro 42

Été 2015

 

Un correctif à notre brochure contre Militant Labour

La police et la Révolution allemande de 1918-1919

La défaite subie par l’armée du Kaiser Guillaume II en novembre 1918 mit fin à la Première Guerre mondiale et ébranla profondément l’ordre capitaliste en Allemagne. Une vague révolutionnaire déclenchée par la mutinerie des marins de Kiel déferla sur le pays. Les mutins envoyèrent des émissaires dans toute l’Allemagne pour entraîner les masses ouvrières dans l’action et les appeler à créer des conseils ouvriers. Le prolétariat allemand prenait exemple sur la révolution d’Octobre en Russie où un an plus tôt la classe ouvrière, sous la direction du Parti bolchévique de Lénine, avait pris le pouvoir et balayé l’autocratie tsariste et la classe capitaliste.

Après l’abdication forcée du Kaiser, arrangée par le prince Max de Bade dans le but d’empêcher une révolution, les rênes du pouvoir gouvernemental furent confiées au Parti social-démocrate (SPD). Les dirigeants de ce parti avaient prouvé, avec leur ardent soutien au camp allemand pendant la guerre impérialiste, qu’ils étaient purement et simplement des traîtres à la classe ouvrière. Lorsque la révolution de novembre éclata, la société se retrouva en équilibre instable entre les conseils ouvriers, alors en constitution, et le gouvernement capitaliste dirigé par les sociaux-démocrates. Cette situation de double pouvoir posait la question dans toute son acuité : quelle classe – les ouvriers ou la bourgeoisie – se rendrait maîtresse du pays.

Pour mener à bien son entreprise contre-révolutionnaire, le SPD bénéficia de l’aide précieuse du Parti social-démocrate indépendant (USPD), qui entra au gouvernement SPD dès le lendemain de la prise de fonction de celui-ci. L’USPD était dominé par des centristes comme Karl Kautsky qui souhaitaient la réunification de ce parti avec le SPD dont il était issu : il était le principal obstacle politique à la révolution prolétarienne. Comme il n’y avait pas de parti communiste jouissant d’une réelle autorité politique, l’USPD avait l’allégeance de dizaines de milliers d’ouvriers combatifs.

Pour leur opposition courageuse à la guerre, les dirigeants spartakistes Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Clara Zetkin, Leo Jogiches et Franz Mehring avaient passé de longs mois dans les prisons du Kaiser. Ils avaient mené un combat acharné contre le social-patriotisme débridé dans lequel le SPD s’était vautré pendant toute la durée de la guerre, et pourtant ils étaient restés à l’intérieur du Parti social-démocrate. Les spartakistes ne quittèrent le SPD qu’en 1917, quand ils furent poussés dehors avec les centristes. Et même après cela, les spartakistes s’incrustèrent dans l’USPD. C’est seulement dans les derniers jours de décembre 1918 qu’ils en sortirent pour créer le Parti communiste (KPD).

Malgré l’immense autorité dont jouissaient Liebknecht et Luxemburg en tant que dirigeants révolutionnaires, le KPD était inconnu des masses ouvrières lorsque des combats de rue éclatèrent quelques jours après sa fondation. Le parti avait au total tout au plus quelques milliers de membres, principalement concentrés à Berlin, avec de petits groupes pratiquement autonomes éparpillés dans le reste du pays. Une direction révolutionnaire se forge, se teste et aiguise son tranchant en intervenant dans la lutte. Le jeune KPD, à qui cette expérience faisait défaut, se trouva confronté à une tâche colossale : construire une organisation et en même temps intervenir dans une situation révolutionnaire. (Pour le contexte historique, voir aussi le livre de Sebastian Haffner, Allemagne, 1918: Une révolution trahie, Complexe, 2001.)

Les événements de janvier

Le SPD une fois aux commandes, Emil Eichhorn devint le chef de la police à Berlin : ce militant de l’aile gauche de l’USPD pensait à tort pouvoir transformer la police, cet organe de l’Etat bourgeois, en instrument révolutionnaire. Le 4 janvier 1919, le Ministère de l’Intérieur prussien limogea Eichhorn. Ce renvoi était une provocation délibérée. Le KPD appela dans son journal Die Rote Fahne du 5 janvier à manifester le lendemain contre le limogeage d’Eichhorn. Cet appel était cosigné par l’USPD et les Délégués révolutionnaires (DR), un groupe de militants syndicaux radicaux dont la base était dans les usines et qui était lié politiquement à l’USPD.

Les travailleurs répondirent en masse à cet appel. Le centre de Berlin fut envahi par des centaines de milliers d’ouvriers en colère brûlant d’en découdre, et dont beaucoup étaient armés. Mais personne ne prit la tête du mouvement. Ce soir-là, des représentants de l’USPD, des DR et du KPD, enivrés par l’ampleur de la mobilisation et comptant sur le soutien de quelques régiments de l’armée et d’unités de la marine, rédigèrent une proclamation où ils annonçaient que le gouvernement SPD de Friedrich Ebert et Philipp Scheidemann avait été déposé, et que le pouvoir était provisoirement entre les mains d’un « Comité révolutionnaire » composé de représentants de ces trois organisations. L’un d’eux était Liebknecht.

Le lendemain matin, les ouvriers descendirent à nouveau massivement dans la rue, s’attendant à ce qu’on les mène au combat. Mais là encore, personne ne prit la direction des opérations. Les soldats attendus en renfort n’arrivèrent pas. Les masses engagèrent spontanément des combats de rue et occupèrent les armes à la main plusieurs bâtiments, dont les locaux de Vorwärts, le journal du SPD honni.

En réalité, l’USPD n’avait nullement l’intention de renverser le régime de ses anciens partenaires (l’USPD n’avait quitté le gouvernement qu’après l’attaque meurtrière lancée par le SPD le 24 décembre contre les marins révolutionnaires de la Division navale populaire). La majorité du Comité révolutionnaire (CR), elle, vota piteusement d’ouvrir des négociations avec le gouvernement SPD que le CR disait avoir renversé deux jours auparavant ! Le KPD dénonça à juste titre cette décision et annonça finalement le 10 janvier qu’il mettait fin à sa participation au CR.

Mais le gouvernement avait gagné un temps précieux pour organiser une contre-offensive. Gustav Noske, un dirigeant du SPD, fut nommé commandant en chef pour la région de Berlin. Noske déclara qu’« il faut bien que quelqu’un fasse le chien sanguinaire » et il aida à mettre sur pied les Freikorps, des corps francs fascisants recrutés par des officiers d’extrême droite et financés par des industriels. Les Freikorps, épaulés par quelques régiments restés fidèles d’une armée en pleine désintégration, ratissèrent les rues, écrasèrent l’insurrection ouvrière et tuèrent beaucoup des meilleurs militants ouvriers.

Ce n’était que le début. La direction du KPD était spécialement visée. L’état de siège ayant été déclaré, Noske fit placarder des affiches calomnieuses traitant les spartakistes de pillards à fusiller sur-le-champ. Vorwärts désigna nommément Liebknecht et Luxemburg comme cibles. Le 15 janvier, tous deux furent assassinés par les Freikorps agissant pour le compte du SPD. Leo Jogiches fut assassiné quelques semaines plus tard. En éliminant les meilleurs dirigeants du KPD, le SPD portait un coup terrible au mouvement ouvrier révolutionnaire allemand et il mit aussi fin à l’espoir, notamment à l’intérieur du fragile Etat ouvrier soviétique, d’une extension internationale immédiate de la Révolution russe.

Une erreur que nous corrigeons

Dans la brochure de la LCI La touchante confiance de Militant Labour dans l’Etat capitaliste, publiée en 1994, nous écrivions à tort :

« Eichhorn n’était pas un flic bourgeois, ni d’ailleurs le noyau de ses forces. Dans une situation d’agitation révolutionnaire, Eichhorn et sa milice ont cherché à remplacer la police bourgeoise existante et se considéraient comme responsables devant les conseils ouvriers et de la gauche, et non devant le gouvernement capitaliste. »

Eichhorn s’imaginait peut-être (et les travailleurs aussi) qu’il pouvait simplement « remplacer la police bourgeoise existante », mais nous ne partageons pas cette opinion. Cela va à l’encontre de l’idée maîtresse de notre brochure : démontrer que les flics ne sont pas des « travailleurs en uniforme », contrairement à ce que prétendent les socialistes réformistes de l’époque et d’aujourd’hui, notamment les héritiers de la tendance Militant (le Comité pour une internationale ouvrière de Peter Taaffe et la Tendance marxiste internationale de Ted Grant). Ces faussaires du socialisme citent à l’occasion l’affaire Eichhorn pour appuyer leurs dires.

La réalité montre que c’est tout le contraire. Beaucoup de policiers du Kaiser avaient déposé les armes et s’étaient enfuis quand Eichhorn avait pris son poste, mais la majorité reprirent le service quand Eichhorn le leur demanda. Il avait en fait recruté fin décembre quelques milliers de flics « socialistes » pour former une nouvelle garde de sécurité (la Sicherheitswehr) chargée de patrouiller dans les rues aux côtés de l’ancienne police. Mais la Sicherheitswehr abandonna Eichhorn en plein milieu des batailles tumultueuses causées par son limogeage : on lui avait promis des récompenses sonnantes et trébuchantes, et elle craignait de se retrouver face à face avec des troupes fidèles au gouvernement (voir Hsi-huey Liang, The Berlin Police Force in the Weimar Republic, University of California, 1970).

L’histoire de la police d’Eichhorn confirme la justesse de la position exprimée par Trotsky dans la Révolution allemande et la bureaucratie stalinienne (1932) : « L’ouvrier, devenu policier au service de l’Etat capitaliste, est un policier bourgeois et non un ouvrier. » Trotsky ajoutait : « Tout policier sait que les gouvernements changent mais que la police reste. » Cela décrit parfaitement ce qui s’est passé en 1918-1919 à Berlin.

Le comité exécutif international de la LCI a voté en décembre 2014 de corriger cette erreur dans notre brochure, en ajoutant la remarque suivante :

« La rupture des spartakistes avec la social-démocratie avait été partielle, notamment sur la question de l’Etat, comme le montre le fait qu’ils continuèrent à défendre la nomination d’Eichhorn au poste de préfet de police. Nous n’aurions pas appelé à le rétablir dans ses fonctions. Nous aurions défendu les ouvriers dans l’éphémère soulèvement de janvier 1919 contre l’offensive lancée par le SPD pour écraser les conseils d’ouvriers et de soldats et désarmer le prolétariat, tout en luttant pour gagner les ouvriers à la conception que l’Etat capitaliste est un instrument de répression bourgeois et qu’il doit être brisé. »

Le KPD écrivait le 5 janvier 1919 dans Die Rote Fahne : « La Sicherheitswehr essayait vraiment d’être une force de police révolutionnaire, au lieu de se mettre activement ou passivement au service de la contre-révolution. » Ceci renforçait l’idée erronée et largement répandue dans la classe ouvrière qu’Eichhorn et ses flics pouvaient être les protecteurs de la révolution. C’est faux. Ce qu’il fallait dire, c’est que sous un gouvernement capitaliste dirigé par le SPD pour le compte de la contre-révolution, la police était forcément au service de la contre-révolution.

Les spartakistes allemands avaient le devoir de défendre les masses qui étaient descendues dans la rue pour protester contre le limogeage d’Eichhorn. Mais l’ampleur de cette mobilisation indiquait que les ouvriers considéraient comme un acquis de la révolution le fait qu’un membre de l’USPD soit chef de la police. Si l’on pouvait simplement prendre le contrôle des organes existants de l’Etat bourgeois, alors il n’y aurait aucune raison pour que les ouvriers forgent leur propre force insurrectionnelle – une milice ouvrière – pour balayer cet Etat.

Cette illusion fatale influença le cours des événements en janvier 1919. Les travailleurs, dont beaucoup étaient armés, n’étaient pas organisés pour lutter pour le pouvoir. Lorsque cela devint évident, même les unités militaires qui avaient montré le plus de sympathie pour la révolution, comme la Division navale populaire, hésitèrent. La voie était libre pour que la contre-révolution passe à l’offensive.

Comme l’expliquait Lénine dans l’Etat et la révolution (1917), l’Etat est « un organisme de domination de classe, un organisme d’oppression d’une classe par une autre ». Plus loin dans cet ouvrage, qui était en grande partie dirigé contre Kautsky et ses comparses à l’intérieur de la Deuxième Internationale, Lénine rappelait une leçon cruciale que Karl Marx et Friedrich Engels avaient tirée de l’expérience de la Commune de Paris en 1871, à savoir que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre la machine de l’Etat, toute prête, et de la faire fonctionner pour son propre compte ». Lénine le soulignait : « L’idée de Marx est que la classe ouvrière doit briser, démolir la “machine de l’Etat toute prête”. » Les spartakistes connaissaient bien cet ouvrage de Lénine, mais ils ne s’étaient pas encore débarrassés de tout leur héritage social-démocrate au moment où ils se retrouvèrent face à face avec la révolution.

La police « socialiste » d’Eichhorn n’avait rien à voir avec le socialisme, parce que la classe ouvrière ne s’était pas emparée du pouvoir et n’avait ni instauré un gouvernement ouvrier ni brisé l’Etat capitaliste. Sous le capitalisme, la police ne peut pas être « réformée », pas plus que les citoyens ne peuvent la « contrôler » pour la mettre au service des exploités et des opprimés. La tâche des flics (tout comme celle des tribunaux et des prisons), c’est de protéger et défendre la propriété privée et le système capitaliste lui-même.

Pour une direction révolutionnaire

Bien que l’insurrection ouvrière de janvier 1919 soit restée dans l’histoire sous le nom d’« insurrection spartakiste », le KPD ne l’avait ni prévue, ni dirigée. Le nouveau parti fut au contraire emporté par la révolte des masses. Liebknecht, en particulier, resta empêtré dans les tergiversations du Comité révolutionnaire dirigé par l’USPD. Selon une version des événements, Rosa Luxemburg lui aurait adressé le reproche suivant à son retour de la réunion où fut signée la proclamation « déposant » le gouvernement : « Karl, est-ce cela notre programme ? »

Au fil des ans, les socialistes avaient poussé très loin leur adaptation aux contraintes imposées par l’Etat du Kaiser. Par exemple, une loi adoptée en 1853 exigeait la présence à tous les meetings politiques d’un agent de police, qui pouvait arbitrairement ordonner la fin de la réunion. Les socialistes s’en étaient accommodés et ils avaient modifié leur langage et leur travail pour se conformer à la loi. Toute organisation était obligée de tenir compte de cette loi, mais cela impliquait, entre autres, de créer une organisation clandestine, ce que le SPD et ses prédécesseurs directs ne firent pas.

Par contre, les bolchéviks avaient construit leur fraction au sein du Parti ouvrier social-démocrate de Russie séparément des menchéviks réformistes. En 1917, ils disposaient d’une équipe de cadres forgée par des années de lutte et soudée tant sur le plan du programme que sur celui de l’organisation, et ils avaient constitué leur propre appareil clandestin. Quelques semaines après le début de la guerre, Lénine avait pris la résolution de rompre avec la Deuxième Internationale social-démocrate et de lutter pour une nouvelle internationale révolutionnaire.

Les spartakistes avaient lutté contre la guerre sur une base internationaliste, mais comme ils n’avaient pas mesuré la profondeur du fossé qui séparait les révolutionnaires des opportunistes, ils restèrent dans le SPD. Lénine l’expliqua plus tard dans sa « Lettre aux camarades allemands » (août 1921) : « Et au moment de la crise, les ouvriers allemands se trouvèrent sans parti révolutionnaire, et cela par suite du retard apporté à la scission, par suite du joug de la maudite tradition de “l’unité” avec la bande vénale (Scheidemann et Legien, David et C-ie) et veule (Kautsky, Hilferding et leurs pareils) des laquais du Capital » (l’Internationale communiste no 19, décembre 1921).

Dès les premiers jours de la révolution de novembre, le SPD traîna « Spartakus » dans la boue ; dans les colonnes de Vorwärts, on présentait les spartakistes comme des violeurs et des incendiaires, et Rosa Luxemburg comme une bête sauvage assoiffée de sang. Mais alors même qu’autour d’eux l’étau se resserrait, Luxemburg, Liebknecht et Jogiches restèrent à Berlin. Ils étaient toujours persuadés que l’organisation et la conscience nécessaires surgiraient des masses elles-mêmes et ils ne comprenaient pas le rôle indispensable de la direction. Ils ne se mirent donc pas à l’abri au moment où ils en avaient la possibilité. Très différente fut l’attitude de Lénine, qui se réfugia en Finlande quand les forces contre-révolutionnaires prirent temporairement le dessus en juillet 1917 en Russie.

En 1918-1919, l’Allemagne avait désespérément besoin d’un parti révolutionnaire de la trempe du Parti bolchévique – un parti basé sur l’indépendance absolue de la classe ouvrière par rapport à l’Etat capitaliste. Quand les ouvriers s’engagent dans la lutte révolutionnaire contre la domination capitaliste, ils doivent avoir leurs propres organes d’autodéfense et leurs propres organes de pouvoir, sous une direction communiste. Dans le feu des événements, la direction du KPD se rapprocha de cette conception léniniste, mais trop tard. La sanglante tragédie de janvier 1919 montre combien il est dangereux de croire qu’il est possible de prendre le contrôle de l’Etat bourgeois pour le mettre au service de la classe ouvrière. Ce genre d’illusions peut s’avérer fatal pour la révolution.

D’après Workers Vanguard no 1060, 23 janvier 2015