Spartacist, édition française, numéro 42 |
Été 2015 |
Conséquences de la collaboration de classes stalinienne
Grèce, années 1940 : Une révolution trahie
L’implosion économique de la Grèce, dans le contexte d’une récession économique mondiale, a fait de ce petit pays capitaliste une poudrière. La Grèce se fait dépouiller par les puissances impérialistes de l’Union européenne (UE), avec la complicité agissante de la bourgeoisie grecque qui inflige aux masses laborieuses d’intenses souffrances. Le prolétariat, menacé de se retrouver affamé et à la rue, s’est montré combatif, multipliant ces dernières années grandes manifestations et grèves de protestation. En même temps, les fascistes d’Aube dorée se sont énormément développés ; ces héritiers de Hitler bénéficient d’un soutien considérable dans la police et le corps des officiers, et ils s’attaquent avec une audace toujours plus grande aux immigrés et aux militants de gauche.
Du côté de la classe ouvrière comme de celui de la bourgeoisie, les tensions sociales exacerbées en Grèce font remonter le souvenir amer de la guerre civile des années 1940, qui avait opposé les masses ouvrières et paysannes dirigées par le Parti communiste (KKE) à la bourgeoisie grecque et à ses protecteurs impérialistes. Soixante-dix ans après, ces événements restent gravés dans la conscience de la classe ouvrière.
Par l’ampleur de ses ravages et sa brutalité, la Deuxième Guerre mondiale fut plus terrifiante encore que la Première Guerre mondiale interimpérialiste de 1914-1918. La bestialité impérialiste y trouva son expression la plus achevée avec d’un côté les camps de la mort nazis, où le meurtre était organisé à l’échelle industrielle, et, du côté adverse, le massacre délibéré à coups de bombes incendiaires (et atomiques) de centaines de milliers de civils allemands et japonais. Les Britanniques provoquèrent aussi une famine dans leur colonie indienne, où la spéculation et une politique impérialiste préméditée entraînèrent la mort de plus d’un million de personnes. La population grecque dut elle aussi endurer la barbarie impérialiste. Quelque 550 000 personnes trouvèrent la mort pendant l’occupation du pays par les impérialistes italiens et allemands (et leurs alliés bulgares), et ce, dans un pays comptant alors à peine plus de sept millions d’habitants. La mortalité était surtout due à la famine, mais aussi à des massacres systématiques et à la destruction de villages entiers. Par la suite, des dizaines de milliers de personnes, notamment des ouvriers et des militants de gauche, furent assassinées par la bourgeoisie grecque et ses parrains britanniques (puis américains).
Les masses grecques luttèrent avec courage et détermination. Les exactions des forces d’occupation allemandes et le pillage systématique du pays provoquèrent un mouvement de résistance plus ou moins spontané dans les villes ainsi que dans les villages. Le KKE prit la tête de cette résistance. Il fonda le Front de libération nationale (EAM), une coalition sous son hégémonie incluant de petits groupes de sociaux-démocrates, de libéraux bourgeois et de populistes agrariens petits-bourgeois. Des cadres du KKE comme Aris Velouchiotis transformèrent les bandes de guérilla, qui s’étaient développées dans les régions montagneuses, en une Armée populaire de libération (ELAS), bras armé de l’EAM. Il est à souligner que le Front ouvrier de libération nationale (EEAM), basé sur les syndicats, fut créé en juillet 1941, deux mois avant l’EAM lui-même. L’EEAM, mis en place et dirigé lui aussi par le KKE, devint l’organisation hégémonique du prolétariat grec pendant la guerre. Sous la direction de l’EEAM, les quartiers ouvriers d’Athènes et d’autres grandes villes devinrent des bastions de la résistance aux envahisseurs.
En avril 1944, 90 % de la Grèce continentale était entre les mains du mouvement de résistance. Quand le Troisième Reich commença à s’effondrer sous les coups de boutoir de l’Armée rouge soviétique, et que les Allemands furent contraints de quitter la Grèce, les forces dirigées par le KKE se retrouvèrent sans conteste maîtresses du pays. La population dans son immense majorité soutenait l’EAM. L’Organisation unifiée de la jeunesse grecque, qui lui était affiliée, comptait un demi-million de membres. A la fin de l’occupation, l’ELAS disposait d’au moins 70 000 combattants bien armés, auxquels s’ajoutaient d’importantes réserves.
La classe ouvrière d’Athènes, du Pirée, de Salonique et d’autres villes jouait un rôle central en tant que telle dans la Résistance, organisant plusieurs grèves générales ainsi que d’énormes manifestations contre les exactions des forces d’occupation. Les luttes ouvrières se poursuivirent après le retrait allemand. Il y eut notamment une insurrection à Athènes en décembre 1944 (la Dekemvriana) contre les forces coalisées de l’Etat capitaliste grec et d’un corps expéditionnaire britannique.
Cette situation était de toute évidence propice à une prise du pouvoir par les travailleurs sous la direction des communistes, et à un règlement des comptes avec les oppresseurs capitalistes. Même Chris Woodhouse, agent britannique parachuté en Grèce pendant l’occupation, et anticommuniste féroce, fut obligé de l’admettre :
« Si l’EAM-ELAS avait vraiment voulu prendre le pouvoir par la violence au moment de la libération de la Grèce, la capitale ne demandait qu’à être prise le jour même du départ des Allemands. Si l’EAM en avait décidé ainsi, il n’aurait pu en être chassé qu’au prix d’une invasion coûteuse, que la pression des Alliés et de l’opinion publique aurait rendue impossible. Il est difficile d’imaginer qu’une aussi belle occasion puisse se reproduire. »
– Woodhouse, Apple of Discord : A Survey of Recent Greek Politics in Their International Setting [La pomme de discorde : Etude de l’histoire politique récente de la Grèce dans son contexte international], Hutchinson & Co., Londres, 1948
Et pourtant la direction du KKE refusa de lutter pour le pouvoir. Pourquoi ? Pourquoi la Dekemvriana, tout comme la guerre civile espagnole des années 1930, a-t-elle abouti à une défaite sanglante et non à une victoire comme la Révolution bolchévique de 1917 ? Cette question hante encore le KKE. Mais on ne peut y répondre dans le cadre de la politique stalinienne de ce parti. Pour forger un parti d’avant-garde authentiquement communiste dans ce pays, il faut absolument tirer les leçons de la guerre civile grecque. Mais pour cela il faut se placer du point de vue du trotskysme, qui représente la continuité du bolchévisme de Lénine.
Stalinisme contre bolchévisme
Le KKE reste l’un des rares partis communistes de masse à ne pas avoir renié publiquement la Révolution d’octobre 1917 après l’effondrement contre-révolutionnaire de l’Union soviétique et des Etats ouvriers bureaucratiquement déformés d’Europe centrale et orientale en 1989-1992. Le rôle prépondérant qu’a joué ce parti dans la guerre civile, ainsi que les longues années de répression sanglante et de persécutions qu’il a subies de la part de l’Etat, lui ont conféré une réputation de combativité révolutionnaire qu’il ne mérite pas. Le KKE possède une base parmi les secteurs les plus combatifs de la classe ouvrière et une niche à l’« extrême gauche » du parlementarisme grec. Il déclare ces dernières années qu’il refuse toute coalition électorale avec des partis bourgeois ; et il critique vivement son propre rôle pendant la guerre civile.
Le KKE se trouve actuellement dans une nouvelle phase d’autocritique. De toute évidence, il lui reste encore du travail à faire. Le KKE a publié en 2011 le deuxième tome de son Dokimio istorias tou KKE (Essai sur l’histoire du KKE, Synchroni Epochi, Athènes, 2011). Les thèses défendues dans cet ouvrage ne concordent pas, sur un certain nombre de points, avec le contenu du premier tome, publié initialement en 1995. Le KKE a maintenant annoncé qu’il avait l’intention de sortir une nouvelle version du tome I. En attendant, la presse du parti publie régulièrement de nouvelles révélations sur les erreurs du KKE et du « mouvement communiste international ». Ainsi le KKE affirme dans un article publié récemment dans son quotidien Rizospastis (Radical), « Pages des années 1941-1944 » :
« Le combat du KKE pendant la décennie 1940-1949, ainsi que la lutte armée de l’EAM-ELAS en décembre 1944 et l’Armée démocratique de Grèce (1946-1949), constituent les contributions les plus importantes de notre parti à la classe ouvrière et aux autres couches populaires défavorisées ; c’est également sa plus grande contribution à l’action du mouvement communiste international au XXe siècle.
« Cependant, il s’est avéré, en Grèce comme au niveau international, que les mouvements les plus grandioses sont condamnés à une défaite certaine si leur avant-garde n’est pas capable d’apporter une réponse juste à la question fondamentale de toute lutte politique, c’est-à-dire à la question du pouvoir. C’est ainsi que le dilemme se posait, et il ne pouvait en être autrement : pouvoir bourgeois ou pouvoir ouvrier. Cependant, alors même que la bourgeoisie s’attaquait au KKE, celui-ci lui opposait la stratégie de l’“unité nationale”. »
– Rizospastis, 22 décembre 2013
Cette déclaration pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Pourquoi un parti qui se considère comme une avant-garde communiste détournerait-il la lutte pour le pouvoir ouvrier vers l’impasse de l’« unité nationale » bourgeoise ? Et pourquoi est-ce arrivé non seulement en Grèce, mais aussi en Espagne, en France, en Italie et ailleurs, en Afrique du Sud par exemple ? Les idéologues du KKE ne le disent pas. Et ils n’en sont pas non plus capables, car cela les obligerait à remonter aux racines staliniennes de cette politique de trahison et de collaboration de classes nationaliste.
Le KKE considère Staline comme l’« un des dirigeants les plus éminents du prolétariat d’URSS ainsi que du mouvement communiste international » (« L’immense contribution de Joseph Staline à la cause de la construction du socialisme », Rizospastis, 17-19 décembre 2010). La réalité, c’est que Staline fut le fossoyeur de la révolution. Le stalinisme n’est pas la continuation du programme prolétarien, révolutionnaire et internationaliste des bolchéviks ; c’est au contraire un retour à la politique menchévique de coalitions de collaboration de classes, une politique qui en 1917 avait été l’ennemie mortelle du bolchévisme.
Le renversement de l’autocratie tsariste lors de la Révolution de février 1917 avait introduit une situation de double pouvoir, qui opposa les soviets (conseils) d’ouvriers et de soldats à un gouvernement provisoire bourgeois faible. Durant tout le temps où ils étaient majoritaires dans les soviets, les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires (leurs alliés petits-bourgeois, qui avaient une base paysanne) tentèrent de rendre à la bourgeoisie le pouvoir que les ouvriers avaient conquis ; ils allèrent même jusqu’à participer au gouvernement provisoire, au sein d’une coalition avec les partis bourgeois. Contre ce coalitionnisme menchévique, prototype de ce qu’allait faire plus tard Staline avec le « front populaire », le mot d’ordre des bolchéviks était : « Tout le pouvoir aux soviets ! »
Lénine dut mener une bataille interne acharnée pour gagner le Parti bolchévique à cette perspective révolutionnaire. Jusqu’au retour de Lénine en Russie début avril, la direction bolchévique de Staline et Kamenev avait adopté une attitude conciliatrice envers les menchéviks et accordé un soutien conditionnel au gouvernement provisoire, en prétendant que c’était conforme au vieux mot d’ordre bolchévique de la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ». Lorsque Lénine écrivit ses « Thèses d’avril », c’était pour réarmer le Parti bolchévique, pour tracer une perspective de lutte pour la dictature du prolétariat, et pour convaincre les masses « que les Soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire » (« Les tâches du prolétariat dans la présente révolution », avril 1917). Ce faisant, Lénine abandonnait explicitement la conception qu’il avait défendue auparavant, à savoir que la révolution russe prendrait la forme d’une « dictature démocratique ».
N’en déplaise aux idéologues du KKE qui citent à l’occasion les « Thèses d’avril », les conclusions de Lénine recoupaient en pratique la conception de la révolution permanente formulée par Trotsky : le prolétariat russe pouvait s’emparer du pouvoir avant le prolétariat des pays occidentaux, et il serait alors contraint d’aller au-delà des tâches démocratiques bourgeoises de la révolution et de prendre des mesures socialistes. Trotsky, de son côté, se rallia à la conception du parti d’avant-garde qu’avait Lénine, ce qui leur permit ainsi d’unir solidement leurs forces. La bataille menée par Lénine en avril 1917 jeta les bases de la victoire des bolchéviks en octobre.
Davantage encore qu’en Grèce, le prolétariat de Russie était numériquement très faible par rapport à la petite bourgeoisie, constituée en grande partie de paysans opprimés, misérables et arriérés. Mais les bolchéviks ne cherchèrent pas à se concilier les bonnes grâces des socialistes-révolutionnaires : ces derniers défendaient l’ordre bourgeois, ce qui en fait allait directement à l’encontre de l’aspiration à la terre de leur base paysanne. Au lieu de cela, le prolétariat, sous la direction des bolchéviks, gagna à sa cause des millions de paysans (y compris les simples soldats d’une armée russe en pleine décomposition) en luttant pour renverser la domination des capitalistes et des propriétaires fonciers et pour exproprier leurs biens.
L’Internationale communiste (IC ou Comintern) fut fondée en 1919 afin de lutter pour la révolution socialiste mondiale. La révolution d’Octobre avait suscité une vague révolutionnaire en Europe après la guerre mais les travailleurs ne parvinrent pas à s’emparer du pouvoir, notamment à cause du manque de maturité de l’avant-garde communiste. Vers la fin de 1923, Lénine était mourant, victime d’une attaque cérébrale ; Trotsky, qui avait forgé l’Armée rouge et qui était après Lénine le dirigeant le plus populaire auprès des masses soviétiques, était de plus en plus mis sur la touche par le triumvirat constitué par Joseph Staline, Lev Kamenev et Grigori Zinoviev. L’échec de la Révolution allemande en octobre 1923 fut un coup particulièrement rude : pour l’Union soviétique, cela signifiait l’isolement pour une durée indéterminée.
C’est dans ce contexte qu’une couche bureaucratique conservatrice, qui s’était formée au sein du parti et de l’Etat soviétique avec Staline comme dirigeant, réussit à usurper le pouvoir politique du prolétariat, ce que mit en évidence le trucage de l’élection des délégués à la Treizième Conférence du parti en janvier 1924. L’Opposition de gauche, en cours de consolidation autour de Trotsky, n’obtint que trois délégués, alors même qu’elle bénéficiait d’un soutien considérable à l’intérieur du parti. La consolidation de cette contre-révolution politique, que combattit jusqu’au bout Trotsky, fut marquée par une série de trahisons de plus en plus éhontées à l’égard du prolétariat international et par l’extermination, avant la fin des années 1930, de pratiquement tous les dirigeants du Parti bolchévique de 1917. L’Union soviétique reposait toujours sur l’économie nationalisée, la planification centralisée et le monopole d’Etat sur le commerce extérieur instaurés par la Révolution bolchévique. Mais à partir de 1924, ceux qui dirigeaient l’Union soviétique, la façon dont elle était dirigée, et les objectifs en vue desquels elle était dirigée, tout cela changea. Le début de la sagesse pour les militants et sympathisants du KKE qui se considèrent comme des révolutionnaires, c’est de reconnaître cette réalité.
En déclarant fin 1924 qu’il était possible de réaliser le socialisme dans un seul pays, Staline se faisait le porte-parole des aspirations d’une bureaucratie conservatrice nationaliste russe qui voulait préserver sa situation relativement privilégiée contre l’« aventurisme » révolutionnaire. Ce dogme était totalement à l’opposé de la vision des bolchéviks pour qui la révolution d’Octobre n’était que la première d’une série de révolutions prolétariennes qui devaient s’étendre aux pays capitalistes avancés d’Europe et au monde entier. C’est dans le dogme de Staline qu’il faut chercher l’origine du révisionnisme inhérent à la quête illusoire d’une « coexistence pacifique » avec l’impérialisme (ce révisionnisme ne provient pas, comme le voudrait la direction du KKE, d’un discours prononcé en 1956 par Nikita Khrouchtchev, le successeur de Staline). En 1926, la bureaucratie soviétique, par l’entremise du Comité anglo-russe pour l’unité syndicale, permit aux dirigeants traîtres des syndicats britanniques de se couvrir sur leur gauche au moment même où ils trahissaient la Grève générale. Lors de la Révolution chinoise de 1925-1927, Staline et Boukharine (son allié d’alors) poussèrent le Parti communiste chinois à se liquider dans le Guomindang, un parti nationaliste bourgeois. Cela permit au nationaliste sanguinaire Chiang Kai-shek, que Staline avait nommé membre honoraire du Comité exécutif du Comintern en 1926, de décapiter le prolétariat chinois.
Cette politique antirévolutionnaire qui avait fait faillite fut codifiée en 1928 dans le projet de programme de Staline et Boukharine pour le Sixième Congrès du Comintern. Jusqu’en 1924, tous les marxistes, y compris Staline, rejetaient l’idée qu’on pût construire une société socialiste égalitaire dans un seul pays. Une telle société devait obligatoirement reposer sur une division internationale du travail et un niveau de productivité bien plus élevé que celui des pays capitalistes même les plus avancés. Dans sa « Critique du programme de l’Internationale communiste », Trotsky montra les implications national-réformistes de ce dogme antimarxiste :
« La nouvelle doctrine dit : le socialisme peut être construit sur la base d’un Etat national, s’il n’y a pas d’intervention. De là peut et doit découler, en dépit de toutes les déclarations solennelles du projet de programme, une politique de collaboration avec la bourgeoisie de l’extérieur. Le but est d’éviter l’intervention : en effet, la construction du socialisme étant ainsi assurée, la question historique fondamentale sera résolue. La tâche des partis de l’Internationale communiste prend alors un caractère secondaire : protéger l’U.R.S.S. des interventions et non pas lutter pour la conquête du pouvoir. […]
« Si le socialisme est réalisable dans le cadre national de l’U.R.S.S. arriérée, il l’est à plus forte raison dans l’Allemagne avancée. Demain, les responsables du Parti communiste allemand développeront cette théorie. Le projet de programme leur donne ce droit. Après-demain viendra le tour du Parti communiste français. Ce sera le début de la désagrégation de l’Internationale communiste suivant la ligne du social-patriotisme. »
– Trotsky, l’Internationale communiste après Lénine (1928)
La politique d’« unité nationale » social-patriote du KKE découle logiquement du « socialisme dans un seul pays », auquel ce parti adhère encore aujourd’hui.
1935 : le congrès de liquidation du Comintern
Peu après le Sixième Congrès, Staline proclama la « troisième période » caractérisée par la soi-disant imminence de la révolution partout dans le monde. Les partis communistes rejetèrent les syndicats existants, qualifièrent les sociaux-démocrates de « sociaux-fascistes » et se lancèrent dans une série d’initiatives sectaires et aventuristes. En conséquence leurs partis se retrouvèrent de plus en plus isolés par rapport à la masse du prolétariat organisé. Pour couronner cet intermède d’apparence gauchiste, la direction communiste allemande refusa d’appeler les réformistes sociaux-démocrates à se joindre à eux dans le cadre d’un front unique ouvrier contre les nazis. Cette politique permit à Hitler d’arriver au pouvoir sans coup férir en 1933.
Jusqu’à la débâcle allemande, Trotsky et ses partisans regroupés au sein de l’Opposition de gauche internationale s’étaient considérés comme une fraction exclue de l’IC. Mais quand il s’avéra que la victoire nazie n’avait pas provoqué la moindre protestation dans l’Internationale, Trotsky déclara que « si, cette fois, le Comintern est resté sourd, c’est qu’il n’est plus qu’un cadavre » (« Il est impossible de rester dans la même Internationale que Staline, Manuilsky, Lozovsky et Cie », juillet 1933). Il fallait maintenant construire la Quatrième Internationale. Trotsky en conclut que pour chasser la bureaucratie soviétique du pouvoir il fallait désormais une révolution politique prolétarienne dirigée par un nouveau parti bolchévique-léniniste – une révolution partant du principe qu’il fallait défendre inconditionnellement l’Etat ouvrier soviétique.
Saisi par la panique après la victoire des nazis, Staline fit machine arrière tout en prétendant que tout allait bien et il prôna ouvertement une politique d’alliance avec les « démocraties » impérialistes. Ce qui était désormais à l’ordre du jour, c’était le « front populaire contre le fascisme », c’est-à-dire une coalition électorale avec des partis bourgeois qui se limitait forcément à un programme de réformes bourgeoises. Cette nouvelle trahison fut formalisée lors du Septième Congrès de l’IC, que Trotsky qualifia de « congrès de liquidation de l’Internationale communiste » (août 1935). Georgi Dimitrov, l’homme de main de Staline, déclara à la tribune du Congrès :
« Aujourd’hui, dans nombre de pays capitalistes, les masses travailleuses ont à choisir concrètement, pour le jour présent, non entre la dictature du prolétariat et la démocratie bourgeoise, mais entre la démocratie bourgeoise et le fascisme. »
– Dimitrov, « Pour l’unité de la classe ouvrière contre le fascisme », Bureau d’éditions Paris, 1935
Quand il leur arrive de mentionner le Septième Congrès, les porte-parole du KKE avancent avec une extrême prudence sur ce terrain politique miné. Pour le moment, le KKE prétend être opposé aux coalitions électorales, mais il ne cesse de parler de « pouvoir populaire », d’« alliance populaire » et autres formules faisant appel au populisme bourgeois pour séduire la petite bourgeoisie. Le KKE claironnait encore il n’y a pas si longtemps : « Le 7e Congrès de l’IC a armé le mouvement ouvrier international d’une conception claire des perspectives pour lutter contre le fascisme et la guerre » (Essai sur l’histoire du KKE, tome I, 1918-1949, Synchroni Epochi, Athènes, sixième édition, 2011).
Ainsi « armés », les staliniens devinrent partout dans le monde de farouches défenseurs de l’ordre bourgeois pourrissant, comme l’étaient les sociaux-démocrates depuis 1914. La politique du front populaire fut appliquée aux Etats-Unis, en Europe et ailleurs. Lorsqu’une grève générale menaça l’ordre capitaliste en France après la victoire électorale du Front populaire en 1936, le dirigeant stalinien Maurice Thorez fit cette déclaration restée célèbre : « Il faut savoir terminer une grève. » Pendant la guerre civile espagnole de 1936-1939, les staliniens devinrent « l’avant-garde combattante de la contre-révolution bourgeoise-républicaine », pour reprendre la formule de Trotsky (« Classe, parti et direction : pourquoi le prolétariat espagnol a-t-il été vaincu ? », août 1940). Les staliniens voulaient absolument rassurer leurs alliés « démocratiques » potentiels que ces derniers pouvaient compter sur eux, et ils firent tout ce qu’ils pouvaient pour réprimer le prolétariat révolutionnaire en Espagne. Ils arrêtèrent et exterminèrent les militants ouvriers qui s’opposaient au gouvernement bourgeois du Front populaire et ils écrasèrent par les armes l’héroïque insurrection de Barcelone en 1937, pavant ainsi la voie à des dizaines d’années de réaction franquiste (voir « Trotskysme contre front-populisme dans la guerre civile espagnole », Spartacist édition française no 39, été 2009).
Trotsky écrivait qu’« à notre époque, le Front populaire est la question principale de la stratégie de classe prolétarienne. Il fournit aussi le meilleur critère pour la différence entre bolchevisme et menchevisme » (« Le R.S.A.P. et la IVe Internationale », juillet 1936). Le stalinisme, c’est du menchévisme réchauffé. C’est cette réalité que doivent affronter programmatiquement les partisans du KKE qui cherchent la voie de la révolution socialiste.
La politique léniniste pendant la Deuxième Guerre mondiale
Le KKE critique aujourd’hui la politique d’« unité nationale », mais tant qu’il n’aura pas renié son soutien aux alliés impérialistes « démocratiques » de Staline pendant la Deuxième Guerre mondiale, ce ne sera qu’un faux-semblant. La politique des véritables léninistes, c’est-à-dire des trotskystes, c’est l’internationalisme révolutionnaire des bolchéviks pendant la Première Guerre mondiale. Dès le début de la guerre en août 1914, Lénine avait lutté pour une rupture complète avec les sociaux-patriotes de la Deuxième Internationale qui avaient trahi la classe ouvrière, et pour une opposition intransigeante à leur politique de « paix civile » – autrement dit de collaboration de classes au nom de la « défense de la patrie ». Les bolchéviks appelaient au contraire à transformer la guerre impérialiste en guerre civile.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la Quatrième Internationale avait une position de défaitisme révolutionnaire vis-à-vis de tous les belligérants impérialistes – les Alliés comme les puissances de l’Axe –, mais elle soutenait la lutte des peuples coloniaux et semi-coloniaux pour se libérer du joug impérialiste, dans la mesure où ces luttes n’étaient pas subordonnées de façon déterminante à l’une ou l’autre des puissances impérialistes. Il y avait toutefois une différence fondamentale avec la Première Guerre mondiale : l’existence de l’Union soviétique, que les trotskystes défendaient de façon inconditionnelle contre les agressions impérialistes et la contre-révolution intérieure.
Mais selon une conception très répandue, les Alliés impérialistes menaient pendant la Deuxième Guerre mondiale une guerre progressiste et démocratique contre le fascisme, notamment contre le régime barbare de Hitler en Allemagne ; cela posait aux trotskystes un certain nombre de questions tactiques difficiles. Alors qu’à la fin de la Première Guerre mondiale les sociaux-démocrates étaient largement discrédités, après le deuxième conflit mondial les réformistes (surtout les staliniens) sortirent de la guerre avec une autorité considérablement renforcée par leur rôle de premier plan dans la « résistance antifasciste » front-populiste. En fait, c’est l’Union soviétique qui supporta l’essentiel des combats contre l’Allemagne hitlérienne, et c’est l’Armée rouge qui écrasa le fléau nazi. Pour les impérialistes par contre, c’était une guerre pour repartager le monde, tout comme la Première Guerre mondiale ; cela sautait aux yeux en Afrique du Nord, en Asie du Sud ou dans le Pacifique. Le rétablissement de l’ordre après la guerre montra bien que les impérialistes occidentaux s’étaient battus pour « préserver » partout l’exploitation néocoloniale, la réaction et tous les maux inhérents au capitalisme, parmi lesquels la résurgence actuelle du fascisme.
Dans un texte écrit quelques mois avant le Septième Congrès, Trotsky avait défini la politique à suivre pour les bolchéviks-léninistes dans le conflit interimpérialiste qui se préparait, et il avait prédit le rôle perfide que les staliniens allaient y jouer :
« Le prolétariat international ne refusera pas de défendre l’U.R.S.S. si cette dernière se trouve obligée de s’allier militairement à des impérialismes contre d’autres. Mais, dans ce cas, plus encore, le prolétariat international doit sauvegarder son indépendance politique totale vis-à-vis de la diplomatie soviétique, et ainsi, de même, vis-à-vis de la bureaucratie de la IIIe Internationale. […]
« Le prolétariat d’un pays capitaliste qui se trouve l’allié de l’U.R.S.S. doit conserver pleinement et complètement son irréductible hostilité au gouvernement impérialiste de son propre pays. »
– « La guerre et la IVe Internationale », juin 1934
Frustré de n’avoir pu séduire les impérialistes « démocratiques », Staline négocia un pacte de « non-agression » avec l’Allemagne nazie à la veille de l’invasion de la Pologne par Hitler en septembre 1939. Dans les démocraties occidentales, les partis communistes firent une brève embardée à gauche, dénonçant sans ménagement leur propre impérialisme (sans jamais critiquer l’impérialisme allemand sous les nazis). Le pacte Hitler-Staline vola en éclats le 22 juin 1941, lorsque les troupes allemandes envahirent l’Union soviétique. Staline avait décapité le haut commandement soviétique lors des purges de la fin des années 1930. Il avait aussi ignoré à plusieurs reprises les avertissements des réseaux d’espionnage soviétiques en Europe de l’Ouest et au Japon concernant les plans de guerre des nazis. Au début de l’invasion, il se trouva paralysé. L’Armée rouge et les peuples soviétiques payèrent très cher la touchante confiance que le vojd (le chef, en russe) avait placée dans le führer nazi.
Quand Hitler lança son attaque contre l’Union soviétique, les trotskystes emprisonnés dans les camps de Sibérie demandèrent à combattre en première ligne pour défendre la patrie de la révolution d’Octobre. Dans le monde entier, les partisans de la Quatrième Internationale célébrèrent toutes les victoires de l’Armée rouge contre la machine de guerre nazie, aux côtés des ouvriers avancés de tous les pays. Mais jamais ils ne rampèrent devant le pouvoir capitaliste et jamais ils ne se roulèrent dans la fange de la démocratie bourgeoise. De leur côté, les staliniens se firent soudainement les meilleurs défenseurs des bourgeoisies impérialistes « démocratiques » dont hier encore ils dénonçaient la rapacité.
La Grèce entra en guerre lorsqu’elle fut envahie par l’Italie en octobre 1940. Mais les armées de Mussolini furent repoussées, et en avril 1941 Hitler envoya la Wehrmacht occuper le pays et consolider le flanc sud des puissances de l’Axe. Les ouvriers et les paysans grecs subissaient la dictature de Ioannis Metaxas depuis 1936. Malgré l’admiration de ce dictateur pour les régimes fascistes italien et allemand, son régime avait tenté avant l’invasion italienne de mener une politique de neutralité probritannique. La Grande-Bretagne avait été la puissance tutélaire du pays depuis la naissance de l’Etat grec moderne.
Pendant la Première Guerre mondiale, Lénine avait impitoyablement fustigé les « socialistes » qui se servaient du sort des petits pays entraînés dans la tourmente de la guerre interimpérialiste pour justifier la défense de leur propre patrie. Lénine écrivit plus tard dans une polémique dirigée contre le révisionniste allemand Karl Kautsky : « Si la guerre est une guerre impérialiste réactionnaire, c’est-à-dire si elle est menée par deux groupements mondiaux de la bourgeoisie réactionnaire, exploiteuse, oppressive, impérialiste, toute bourgeoisie (même celle d’un petit pays) devient complice de cette spoliation, et mon devoir, devoir de représentant du prolétariat révolutionnaire, est de préparer la révolution prolétarienne mondiale, seul moyen de salut contre les horreurs de la tuerie mondiale » (la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, 1918). Mais en Grèce il y eut, suite à l’invasion italienne, un épanchement d’« unité nationale » que fit sien Nikos Zachariadis, le numéro un du KKE alors emprisonné aux côtés de nombreux autres militants de gauche dans un des camps de Metaxas. Dans une lettre ouverte (qui à ce jour n’a jamais été désavouée par le KKE), Zachariadis écrivit : « A cette guerre, dirigée par le gouvernement Metaxas, nous devons consacrer toutes nos forces, sans réserve » (Essai sur l’histoire du KKE, tome I, 1918-1949).
C’est seulement après l’attaque contre l’Union soviétique que le KKE créa le Front de libération nationale et son organisation armée, l’ELAS. Le sigle ELAS lui-même – qui en grec évoque Hellas (la Grèce) – souligne le caractère nationaliste que le KKE cherchait à donner à la Résistance. Le manifeste politique de l’EAM, où ne figuraient nulle part les mots « socialisme » ou « communisme », proclamait : « La lutte englobera toutes les classes sociales du peuple, de l’ouvrier au bourgeois, du paysan pauvre au propriétaire foncier » (« Qu’est-ce que le Front de libération nationale, et que veut-il ? », reproduit dans le livre édité par Richard Clogg, Greece 1940-1949 : Occupation, Resistance, Civil War, Palgrave Macmillan, Londres, 2002). Conformément à la politique du front populaire, le KKE réussit à faire entrer dans l’EAM une poignée de sociaux-démocrates et de libéraux bourgeois, ainsi que le Parti agrarien. Cette poignée de politiciens représentait l’ombre de la bourgeoisie, selon la formule employée par Trotsky concernant la petite composante bourgeoise du Front populaire espagnol de 1936 ; l’immense majorité de la bourgeoisie grecque ne voulait rien avoir à faire ni avec les rouges, ni avec la Résistance. Mais cette ombre garantissait que le KKE s’engagerait à défendre les rapports de propriété bourgeois. Elle permettait par la même occasion aux dirigeants du KKE de justifier leurs trahisons vis-à-vis de leur base ouvrière combative, le tout au nom de « l’unité ».
Quelques anciens officiers mirent aussi sur pied des groupes de résistance. Comparés avec l’ELAS, ces groupes n’avaient aucun poids militaire. Les deux plus importants – la Ligue nationale républicaine grecque (EDES) et Libération nationale et sociale (EKKA) – servaient d’instrument au haut commandement britannique du Caire contre les communistes : ils lui étaient utiles non pour résister aux forces d’occupation allemandes, mais surtout pour combattre l’ELAS.
Les luttes ouvrières pendant l’occupation
Toute l’histoire de la Grèce de l’entre-deux-guerres imposait aux travailleurs qui résistaient à l’occupation des forces de l’Axe d’aller au-delà de la lutte pour la « libération nationale » qu’exigeait le schéma stalinien. L’oppression nationale occasionnée par l’occupation étrangère s’ajoutait aux souffrances des travailleurs grecs, mais la chimère réactionnaire stalinienne d’« unité nationale » ne pouvait en aucun cas devenir réalité. La bourgeoisie grecque avait bien trop peur du prolétariat, et la question de classe se retrouvait inévitablement propulsée au premier plan. En outre, le Premier Ministre britannique Winston Churchill n’avait pas oublié la vague révolutionnaire qui avait déferlé sur l’Europe à la fin de la première guerre interimpérialiste, et il tenait absolument à extirper toute influence communiste de la société grecque. Churchill exigeait également de remettre sur le trône le roi Georges II, qui était très impopulaire car c’est lui qui avait installé le dictateur Metaxas au pouvoir.
Confrontés à l’hostilité des « démocrates » avec qui ils voulaient s’allier, les partisans dirigés par les staliniens opéraient pour l’essentiel indépendamment des états-majors impérialistes alliés, et ils n’étaient pas placés sous leur direction et leur discipline militaire – en dépit de la politique pro-impérialiste du KKE. Le Socialist Workers Party (SWP) américain, la section qui jouissait de la plus grande autorité politique au sein de la Quatrième Internationale, écrivait dans un article publié après l’insurrection de décembre 1944 :
« Le mouvement de résistance en Grèce a atteint des proportions massives sans la bourgeoisie – et contre la bourgeoisie. Les masses étaient tout aussi hostiles à ceux qui collaboraient avec Churchill au Caire qu’à ceux qui collaboraient avec les nazis à Athènes. C’est la classe ouvrière qui était la force décisive dans le mouvement de résistance. »
– « La guerre civile en Grèce », Fourth International, février 1945
La classe ouvrière grecque, encore plus déterminée après la victoire héroïque de l’Armée rouge contre les nazis à Stalingrad en février 1943, commença à s’affirmer en menant des grèves et autres mobilisations, et à prendre davantage confiance en elle-même. La deuxième grève générale contre la « mobilisation civile », la version grecque du STO (Service du travail obligatoire) imposé par les nazis, eut lieu le 5 mars 1943 ; elle s’accompagna d’une énorme manifestation à Athènes. Les manifestants, affrontant la police et les forces d’occupation, prirent d’assaut le Ministère du Travail et parvinrent à détruire les listes d’ouvriers qui devaient être déportés en Allemagne. Les autorités allemandes annoncèrent le soir même que le projet de « mobilisation civile » avait été annulé. La Grèce est le seul pays d’Europe où cela se produisit.
Outre ces actions, qui sont les plus connues, l’EEAM, la branche ouvrière de l’EAM, organisa un grand nombre de grèves, de manifestations et d’autres actions. Le 25 juin 1943, suite à l’exécution de 128 communistes, plus de 150 000 personnes manifestèrent contre la terreur d’Etat nazie. Grâce à cette manifestation, 50 employés des tramways qui devaient être exécutés pour avoir participé à une grève eurent la vie sauve. L’historien Angelos Avgoustidis a dressé une longue liste de grèves qui eurent lieu au cours d’un mois typique pendant l’occupation, et il en a conclu que « le rôle actif de l’EEAM dans la Résistance contribua à créer une impression générale de rébellion permanente dans les villes grecques à cette époque » (« EEAM : La résistance ouvrière », Journal of the Hellenic Diaspora, automne 1984). Les Allemands en 1944 se trouvaient assiégés dans les grandes villes. Les quartiers ouvriers d’Athènes, qu’on appelait la « ceinture rouge », étaient des endroits où les troupes allemandes ne s’aventuraient pas ; elles ne pouvaient circuler d’une ville à l’autre qu’en convoi et sous bonne escorte.
Le rôle central que jouèrent les femmes dans la lutte illustrait bien les aspirations à une libération aussi bien sociale que nationale. Le réseau de soutien de la « Solidarité nationale » était dominé par des femmes aux postes de responsabilité, et les jeunes filles jouaient un rôle actif dans le mouvement de jeunesse de l’EAM. C’est en 1944, lors des élections pour le « gouvernement de la montagne » de l’EAM, que les femmes grecques eurent pour la première fois le droit de voter. Entre 1946 et 1949, les femmes représentaient environ 30 % des combattants et 70 % des personnels auxiliaires et médicaux de la guérilla dirigée par les communistes. Tassoula Vervenioti écrit dans son article « Les femmes de gauche entre politique et famille » : « C’est pendant l’occupation allemande que les femmes grecques ont pour la première fois fait leur entrée en masse dans la sphère publique » ; elle ajoute : « Même aujourd’hui, les femmes qui ont été membres de l’EAM ou du KKE estiment qu’elles ont joué un rôle historique actif et qu’elles ont gagné confiance en soi, égalité et considération grâce à leur action dans la Résistance » (After the War Was Over : Reconstructing the Family, Nation, and State in Greece, 1943-1960, recueil de textes établi par Mark Mazower, Princeton University Press, Princeton, 2000).
En même temps, avec leur politique nationaliste et front-populiste, le KKE et l’EAM allèrent jusqu’à tendre la main à une institution aussi réactionnaire que l’Eglise orthodoxe. Dans l’EAM les prêtres orthodoxes étaient accueillis à bras ouverts et certains d’entre eux combattirent dans les unités de l’ELAS. Le manifeste de l’EAM puait le chauvinisme antiallemand et anti-italien, mêlé à une répugnante arriération misogyne. « Où sont passées “les coutumes et la morale grecques traditionnelles” ? Les soldats étrangers se promènent dans nos villes et nos villages bras-dessus, bras-dessous avec nos femmes, nos filles, nos sœurs » (« Qu’est ce que le Front de libération nationale »). L’EAM s’emportait :
« Il faut par tous les moyens couvrir d’opprobre et stigmatiser les relations sexuelles avec les étrangers. Mettons au ban de la société les femmes qui se donnent à eux. Toute femme qui se donne à un étranger est déjà une indicatrice et une traîtresse. Réservez-leur les qualificatifs et les termes les plus infamants, et faites savoir qu’après la guerre il sera gravé en lettres indélébiles sur chacune de leurs joues une grande lettre Π (pi), l’une pour Porni [prostituée], l’autre pour Prodotissa [traîtresse]. »
Sous la direction des staliniens, l’immense puissance sociale de la classe ouvrière et l’héroïsme de ses combattants furent mobilisés non pas pour en finir avec le système d’exploitation capitaliste, mais pour tirer le char du nationalisme bourgeois, avec toute l’arriération sociale qui l’accompagne.
Révolte au Caire
En août 1943, les Britanniques invitèrent les différents mouvements de guérilla au Caire, où était installé le gouvernement bourgeois grec en exil, afin de coordonner leurs activités. Les représentants du KKE et de l’EAM implorèrent le roi d’attendre la tenue d’un plébiscite pour rentrer d’exil. Mais Churchill rejeta cette demande et les négociations prirent fin avant même d’avoir commencé. Churchill tira la conclusion qu’il fallait faire quelque chose pour couper les ailes à l’ELAS.
Renforcée par l’aide britannique, l’EDES engagea le combat contre l’ELAS en octobre 1943 (un épisode considéré comme le « premier round » de la guerre civile). La réaction fut immédiate. L’EDES se retrouva très vite menacée d’anéantissement complet. C’est l’intervention de l’armée allemande à ce moment-là qui sauva l’EDES (celle-ci collaborait non seulement avec les Britanniques mais aussi avec les nazis contre l’ELAS). L’ELAS reprit rapidement ses opérations et elle aurait facilement pu liquider les forces de l’EDES. Mais l’EAM-ELAS voulait l’unité de « toutes les forces nationales », et en février 1944 il signa l’accord de Plaka, négocié sous les auspices des Britanniques, qui ordonnait la fin des hostilités entre les groupes de guérilla. Cet accord ne tint pas longtemps. L’ELAS ne tarda pas à subir d’autres attaques, cette fois de la part de l’EKKA, l’autre groupe de guérilla soutenu par les Britanniques. Le régiment 5/42 de l’EKKA fut encerclé et liquidé par l’ELAS.
Le 10 mars 1944, l’EAM-ELAS annonça la formation du Comité politique de libération nationale (PEEA). Pour la direction du KKE et de l’EAM, ce « gouvernement de la montagne » ne devait jamais être qu’une monnaie d’échange pour négocier une future répartition des portefeuilles ministériels dans un gouvernement de coalition constitué sous la houlette des Britanniques. Mais cette initiative fut ostensiblement rejetée par Staline, qui ne voulait pas incommoder les Britanniques au moment où l’ouverture d’un deuxième front contre l’Allemagne était sur le point de devenir une réalité. La création du PEEA fut au contraire accueillie avec enthousiasme par les soldats, les marins et les aviateurs des forces armées grecques cantonnées en Egypte – environ 30 000 soldats grecs qui s’étaient échappés après l’occupation du pays par les nazis, sans compter les volontaires recrutés parmi les Grecs vivant en Egypte. Ces soldats des « Forces armées royales helléniques du Moyen-Orient » étaient placés sous le commandement de l’état-major britannique du Moyen-Orient installé au Caire. Ils avaient participé à la bataille d’El Alamein. Mais, dans leur immense majorité, ces soldats et marins étaient favorables à l’EAM-ELAS et leur armée devint un foyer d’agitation révolutionnaire.
Des officiers pro-EAM rédigèrent une résolution exigeant la « formation d’un gouvernement représentatif du peuple combattant, basé sur le Comité politique de libération nationale » (« Le mouvement du Moyen-Orient », Rizospastis, 23 avril 2000). L’arrestation de six de ces officiers provoqua une mutinerie qui s’étendit à la marine ; des marins mutinés prirent le contrôle du Pindos, de l’Averoff, de l’Ajax et d’autres navires. Les marins à bord du destroyer Pindos, qui se trouvait à quai dans le port d’Alexandrie, jetèrent leurs officiers réactionnaires à la mer. Churchill transmit les instructions suivantes à son commandant en chef des forces navales : « Ne laissez aucune illusion à l’officier supérieur sur l’Averoff : nous ne répondrons pas par la réciproque à l’assurance qu’il a donnée de ne pas utiliser ses armes contre nous » (cité par Churchill dans ses mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, l’Etau se referme – De Téhéran à Rome, Plon, 1952). La mutinerie fut écrasée et des milliers de mutins furent expédiés dans des camps de concentration en plein désert. Certains furent condamnés à mort et beaucoup moururent du fait des conditions intolérables.
Le petit groupe stalinien dirigé par Henri Curiel en Egypte apporta son aide aux soldats et aux marins grecs. Il organisa d’immenses manifestations de soutien au Caire et à Alexandrie. Curiel fournit aux mutins des vivres, de l’eau, des locaux et des fonds, et il aida ceux qui étaient parvenus à s’échapper après la mutinerie à se cacher temporairement. Ce sont les dirigeants staliniens grecs qui les poignardèrent dans le dos : une délégation de l’EAM condamna la mutinerie dans un message à Churchill ; elle y dénonçait « la folie des actes de quelques personnes irresponsables » (cité par André Kédros, la Résistance grecque (1940-1944), Robert Laffont, 1966). Le KKE explique aujourd’hui que ce message était « inacceptable et inexplicable » (Essai sur l’histoire du KKE, tome I). Le télégramme avait pourtant été publié à l’époque dans Rizospastis, le journal du KKE (édition d’Athènes, 25 mai 1944).
Fin mai 1944, une délégation de représentants du KKE, de l’EAM et du PEEA rencontra le nouveau Premier ministre Georgios Papandréou au Liban pour signer un accord rédigé par l’ambassadeur britannique Reginald Leeper. Churchill considérait que Papandréou était le politicien grec le plus à même de mener une politique dure contre le KKE. Les accords du Liban stipulaient : « Nous sommes tous d’accord que la mutinerie au Moyen-Orient constituait un crime contre notre pays » (reproduit dans le livre blanc de l’EAM publié en 1945). Pour avoir ainsi craché sur le cadavre de ses camarades, l’EAM se vit accorder 6 des 24 portefeuilles ministériels dans le nouveau gouvernement d’« unité nationale » dirigé par Papandréou. En participant au gouvernement Papandréou, les staliniens conféraient à ce régime fantoche détesté une certaine mesure de légitimité populaire.
En signant en septembre les accords de Caserte (Italie), les dirigeants de l’EAM-ELAS s’engagèrent à placer leurs combattants sous le commandement du général britannique Sir Ronald Scobie – dont l’objectif était d’éliminer l’ELAS ! Comme l’écrivait Woodhouse, « l’accord venait compléter le travail commencé sept mois plus tôt à Plaka : il s’agissait de s’assurer que le retour des Alliés (et avec eux du gouvernement Papandréou) ne serait pas remis en cause par l’EAM-ELAS » (Apple of Discord).
Un mois plus tard, lors d’une réunion à Moscou, Staline acceptait le tristement célèbre « accord des pourcentages » de Churchill. Ce dernier, selon son propre récit, aurait déclaré à Staline : « En ce qui concerne la Grande-Bretagne et la Russie, que diriez-vous d’une prédominance de 90 % en Roumanie pour vous, d’une prédominance de 90 % en Grèce pour nous, et de l’égalité 50/50 en Yougoslavie ? » (Churchill, Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, tome VI). Churchill ajoute qu’il rédigea cette proposition sur un bout de papier : « Je poussai le papier devant Staline à qui la traduction avait alors été faite. Il y eut un léger temps d’arrêt. Puis il prit son crayon bleu, y traça un gros trait en manière d’approbation, et nous le rendit. Tout fut réglé en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. »
Révolte à Athènes
L’armée allemande évacua Athènes le 12 octobre 1944. Deux jours plus tard, Scobie arrivait en Grèce, avec dans ses bagages le gouvernement Papandréou. Sur le trajet entre le port du Pirée et le centre d’Athènes, le convoi britannique fut accueilli par une foule immense qui brandissait des pancartes du KKE proclamant « bienvenue à nos alliés ».
Durant cette période, des comités d’administration populaire prirent en main la distribution de la nourriture et organisèrent un système gratuit de soins médicaux et d’éducation. Les usines abandonnées ou fermées par leur propriétaire furent occupées et gérées par les ouvriers. Mais alors même que les travailleurs cherchaient à exercer le pouvoir qu’ils détenaient, les ministres « communistes » du gouvernement d’« unité nationale » cherchaient à liquider ce pouvoir ouvrier (comme le firent les menchéviks en Russie, le Parti social-démocrate allemand en 1918-1919, les staliniens en Espagne, etc.). La Garde civile nationale dirigée par l’EAM abandonna ses pouvoirs à la police, qui protégeait les collaborateurs des nazis. Les ministres EAM des Finances et du Travail assumèrent la responsabilité de fixer les salaires à des niveaux de famine et de licencier les ouvriers en « surnombre » dans le but d’enrayer une inflation galopante. Les gigantesques profits réalisés par les spéculateurs bourgeois pendant la guerre ne furent pas confisqués comme le réclamaient les travailleurs ; ils furent simplement taxés. Le KKE mettait en garde contre les grèves, mais les ouvriers mécontents commençaient à se mobiliser.
Pour les impérialistes britanniques et la bourgeoisie grecque, la question brûlante était de désarmer le prolétariat et les masses rurales. Début novembre 1944, les Britanniques transférèrent la « Brigade de montagne » d’Italie en Grèce, en vue de l’épreuve de force. Les soldats de cette brigade étaient des anticommunistes fanatiques récupérés dans les forces armées grecques en Egypte. Mais les staliniens ressentaient l’énorme pression des masses ; sommés de désarmer leurs combattants, ils se dérobèrent, cherchant à d’abord obtenir le désarmement des forces collaborationnistes pronazies ainsi que des assassins réactionnaires de la Brigade de montagne et du « Bataillon sacré ».
Fin novembre, Scobie publia un ultimatum : il ordonnait le désarmement des unités de l’ELAS avant le 10 décembre, faute de quoi « la stabilité de la monnaie sera menacée et le peuple ne recevra rien à manger » (livre blanc de l’EAM). En fin de compte, les six ministres EAM démissionnèrent du gouvernement. Dans sa lettre de démission, le ministre Iannis Zevgos, membre du KKE, appela à « la démobilisation de toutes les forces armées », y compris l’ELAS, et se prononça « pour la création d’une véritable Garde nationale, qui sera au service de la nation » (livre blanc de l’EAM). Le KKE demandait que la nation prime sur le conflit de classe alors même que Churchill et Scobie préparaient un bain de sang contre le prolétariat armé organisé au sein de l’ELAS !
L’EAM appela à une grande manifestation le 3 décembre sur la place de la Constitution à Athènes, et à une grève générale le lendemain, dans l’objectif de faire pression sur le gouvernement. Quelques heures avant le début du défilé, Papandréou annula brusquement l’autorisation de manifester. Sous la protection des chars britanniques, les gendarmes ouvrirent le feu sur les centaines de milliers de manifestants. Il y eut au moins vingt morts et plus de cent blessés. Un témoin rapportait dans le Chicago Sun :
« Les policiers tiraient sur les manifestants non armés, et pourtant la masse de la foule continuait à défiler la tête haute. Des femmes et des jeunes filles, dont les camarades venaient de se faire tuer, continuaient à crier, le sourire aux lèvres, “Vive Churchill ! Vive Roosevelt ! A bas Papandréou ! Non au roi !” »
– cité dans le livre blanc de l’EAM
Le lendemain du massacre, des bandes armées d’extrême droite et des gendarmes tuèrent ou blessèrent des centaines d’autres personnes qui revenaient des funérailles des manifestants tués le dimanche. Les ouvriers d’Athènes, excédés, prirent d’assaut les commissariats de police dans toute la capitale, aux cris de « A mort Papandréou ! » Au Pirée, les dockers défilèrent avec des matraques, des couteaux et des fusils. Churchill télégraphia à Scobie :
« Vous êtes responsables du maintien de l’ordre à Athènes et devez neutraliser ou détruire toutes les bandes E.A.M.-E.L.A.S. qui approcheront de la ville. […] N’hésitez cependant pas à agir comme si vous vous trouviez dans une ville conquise, où se serait déclenchée une révolte locale. »
– Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, tome VI
Finalement, le 7 décembre, le comité central de l’ELAS proclama : « La bataille générale pour la liberté et l’indépendance complète de la Grèce a commencé. Nous ne l’avons pas cherchée ; on nous l’a imposée » (livre blanc de l’EAM). En quelques jours des détachements ouvriers prirent le contrôle de presque toute la ville d’Athènes, à l’exception d’une petite zone de quelques kilomètres carrés. Le maréchal Alexander, envoyé à Athènes pour évaluer la situation, déclara le 11 décembre à Leeper : « Votre situation est grave. Vous êtes coupés de votre port maritime, vous ne pouvez atteindre votre aéroport qu’en utilisant des chars ou des voitures blindées, vous êtes en infériorité numérique, vos dépôts sont encerclés et vous avez pour trois jours de munitions » (cité par John O. Iatrides dans son livre Revolt in Athens, Princeton University Press, Princeton, 1972).
Effrayés par les implications révolutionnaires des combats, les dirigeants du KKE multiplièrent les concessions envers les Britanniques qui refusaient de se laisser fléchir. Essayant d’éviter tout affrontement direct avec les forces de Scobie, ils allèrent même jusqu’à interdire toute fraternisation avec ses soldats. Au lieu de concentrer ses forces à Athènes, là où se jouait la bataille décisive, l’ELAS lança une grande offensive contre ce qui restait des forces de l’EDES en Epire et contre un autre groupe de guérilla réactionnaire en Macédoine. Alors même que les impérialistes britanniques paniqués s’envoyaient frénétiquement des télégrammes entre Athènes et Londres, le comité central de l’EAM déclarait le 15 décembre : « Il [l’EAM] ne souhaite pas prendre le pouvoir. Il ne souhaite en aucun cas un coup d’Etat. Il ne souhaite pas un gouvernement dirigé uniquement par la gauche » (livre blanc de l’EAM).
Trahison à Varkiza
Le 25 décembre, Churchill arriva à Athènes pour prendre lui-même la direction des opérations. Alors qu’il refusait auparavant de considérer toute autre solution que le retour du roi, il accepta finalement que l’archevêque Damaskinos devienne régent. Les dirigeants du KKE capitulèrent totalement. Un nouveau gouvernement d’« unité nationale » devait être mis en place, sans la participation ni du KKE-EAM ni de Papandréou. Tandis que continuaient à se battre les travailleurs grecs, dont la vie était en jeu, le gouvernement soviétique donna son approbation le 30 décembre à la répression en annonçant la nomination d’un ambassadeur soviétique auprès du gouvernement fantoche d’Athènes.
Avant l’arrivée de Churchill, des partisans avaient réussi à placer une tonne de dynamite dans les égouts au-dessous de l’hôtel Grande-Bretagne, où Churchill avait prévu de loger. Cet épisode illustre les capacités et l’audace de l’ELAS, mais ce n’était là qu’une démonstration de force au service d’une politique traîtresse qui visait fondamentalement à obtenir quelques postes supplémentaires dans un futur gouvernement capitaliste. A son retour en Grande-Bretagne, Churchill dénonça l’ELAS au Parlement, adressant à l’occasion un clin d’œil à Staline : « Je pense que “trotskystes”, c’est une meilleure façon de définir ces gens et certaines autres sectes, plutôt que le terme normal, et l’avantage c’est que les trotskystes sont aussi détestés en Russie » (« La situation militaire et la politique étrangère », discours devant la Chambre des Communes, Hansard, 18 janvier 1945). Dans l’article de Fourth International (février 1945), le SWP déclarait :
« L’ELAS n’est “trotskyste” qu’en un sens – de par les instincts révolutionnaires de ses indomptables combattants, leur immense capacité de lutte et de sacrifice. Mais son programme et sa direction n’ont rien à voir avec le “trotskysme”. Churchill oublie que lors de la vraie révolution “trotskyste”, il n’aurait jamais pu envisager, même dans ses rêves les plus fous, d’aller à Moscou conclure un accord avec les bolchéviks pour nommer le baron garde-blanc Wrangel régent du tsar tandis que l’Armée rouge déposait paisiblement les armes. »
– « La guerre civile en Grèce »
Une délégation de la confédération des syndicats britanniques (TUC) se rendit en Grèce pour épauler consciencieusement la croisade réactionnaire de Churchill contre le prolétariat grec. Elle rentra d’Athènes début février 1945 et dissémina toutes sortes de mensonges sur de prétendues atrocités communistes. C’est Sir Walter Citrine, l’un de ceux qui avaient trahi la Grève générale de 1926, qui était comme il se doit le chef de la délégation. Le rapport du TUC s’inscrivait dans le cadre d’une vaste campagne de propagande accusant les combattants de l’ELAS d’avoir commis de nombreux massacres. L’Organisation pour la protection de la lutte populaire, police politique du KKE, avait certes exécuté un certain nombre de collaborateurs et de réactionnaires. Elle avait aussi profité des combats pour massacrer des dizaines de trotskystes. Mais beaucoup des « preuves » d’exécutions en masse de civils grecs étaient simplement fabriquées de toutes pièces.
Siantos, un des dirigeants du KKE, déclara le 11 février lors d’une conférence de presse :
« Dans la mesure où les Grands Alliés ont décidé qu’il était utile que l’armée britannique soit présente en Grèce, il est bon qu’elle y soit. Nous considérons que le conflit entre les Britanniques et l’E.L.A.S. est le résultat d’un regrettable malentendu, qui, nous l’espérons, sera oublié. »
– cité par Dominique Eudes dans son livre les Kapetanios : la guerre civile grecque de 1943 à 1949, Fayard, 1970
Le lendemain, Siantos et ses camarades signaient les accords de Varkiza. Ce traité stipulait : « Les forces armées de la Résistance seront démobilisées, et en particulier l’ELAS, ceci valant à la fois pour les forces régulières et les réservistes. » Mais il était précisé : « Le Bataillon sacré demeurera tel quel, étant donné qu’il est directement sous les ordres du Haut Commandement allié » (cité dans Apple of Discord).
Les dirigeants staliniens craignaient que la base de l’ELAS ne se révolte contre un accord qui non seulement les forçait à rendre leurs armes, mais qui permettait aussi de les arrêter arbitrairement en vertu de la loi martiale en vigueur. Les dirigeants du KKE réclamèrent donc une amnistie ; après quelques marchandages ils acceptèrent une amnistie des crimes politiques. Mais c’était une amnistie en trompe-l’œil car des dizaines de milliers de combattants étaient toujours susceptibles d’être arrêtés et emprisonnés puisque leurs actions étaient considérées non pas comme des crimes politiques mais comme des crimes de droit commun.
Certains combattants de l’ELAS eurent le bon sens de refuser de rendre leurs armes, préférant les enterrer. En signant l’ordre de désarmement, le dirigeant de l’ELAS Aris Velouchiotis prêta à cette trahison son immense autorité parmi les combattants de l’ELAS. Mais, en préparation d’une reprise des combats, il regroupa ensuite dans les montagnes des combattants armés (dont beaucoup fuyaient la terreur blanche qui régnait dans les villes). Velouchiotis fut taxé d’aventurisme par le dirigeant du KKE Nikos Zachariadis quand celui-ci fut ramené en mai 1945 du camp de concentration de Dachau à bord d’un avion militaire britannique. Velouchiotis et son petit groupe de partisans tombèrent peu après dans une embuscade tendue par les forces gouvernementales. Il se suicida, ou bien il fut tué ; sa tête fut tranchée et exhibée en public comme trophée de guerre.
Zachariadis reprit la tête du parti à la place de Siantos, discrédité, qui allait devenir un des premiers boucs émissaires pour les « erreurs » de la direction du KKE pendant l’insurrection d’Athènes (Zachariadis lui-même allait connaître plus tard le même sort). Le SWP américain écrivit en guise de commentaire dans un article intitulé « Les chefs du PC reconnaissent leur rôle traître dans la lutte en Grèce » :
« Quand quelque chose est tellement sale que cela semble impossible à blanchir, faites appel aux dirigeants staliniens grecs. Ils peuvent blanchir n’importe quoi, même un règne de terreur dont ils sont eux-mêmes responsables. C’est un art où ils sont passés maîtres – celui de blanchir en y ajoutant une petite touche bleue d’“autocritique”. »
– Militant, 7 juillet 1945
La trahison de Varkiza était l’aboutissement logique du Septième Congrès du Comintern en 1935 et de l’alliance avec les « démocrates » impérialistes. Staline avait dissous en 1943 le Comintern, qui était déjà fini pour la révolution, afin de signifier à Roosevelt et à Churchill qu’il n’avait aucune intention révolutionnaire. A la fin de la guerre, les staliniens français et italiens désarmèrent les travailleurs et sabotèrent de réelles possibilités de révolution prolétarienne – tout cela au service de l’illusion stalinienne que l’ordre d’après-guerre reposerait sur la « coexistence pacifique ».
Le « troisième round »
Les accords de Varkiza n’apportèrent qu’un court répit dans la lutte qui déchirait la Grèce. Les combats à grande échelle avaient cessé, mais la paix était loin de régner. Entre les accords de Varkiza et les élections du 31 mars 1946, il y eut une vague de grèves mais aussi une terreur blanche que les staliniens avaient facilitée en désarmant les travailleurs. Près de 1 300 militants de gauche furent assassinés, environ 85 000 arrêtés et plus de 31 000 torturés. Le KKE respecta néanmoins les termes de l’accord et se prépara aux élections.
Il était évident que la fraude électorale allait être massive. Le KKE, vu la persistance des attaques de la droite, réclama le report des élections. Damaskinos refusa. Finalement le KKE, ainsi que des libéraux d’opposition, boycottèrent les élections. Comme il fallait s’y attendre, celles-ci furent remportées par la coalition monarchiste. Cinq mois plus tard on organisait un plébiscite sur la monarchie où le « oui » l’emporta avec un score improbable de 68 %. Les trotskystes américains firent remarquer par la suite dans leur journal qu’au moment même où se tenait le plébiscite « un porte-avions de 45 000 tonnes et six autres navires de guerre croisaient au large de la côte grecque – une véritable démonstration de force militaire » (Militant, 22 mars 1947).
Le comité central du KKE avait tenu son Deuxième Plénum en février 1946. On prétendit plus tard (du côté du KKE comme de celui des anticommunistes) que c’est au cours de ce plénum que le parti décida de déclencher la guerre civile de 1946-1949. On peut douter que les dirigeants du KKE aient jamais pris une telle décision. Ce « troisième round » de combats (l’insurrection d’Athènes ayant été le deuxième) démontra que, malgré la trahison de Varkiza, l’énergie révolutionnaire des masses laborieuses n’était pas épuisée. Makis Maïlis, l’historien officiel du KKE, est pour le moins sur la défensive à ce sujet :
« Cette lutte a prouvé que le KKE était capable de ne pas [!] subordonner les intérêts de la classe ouvrière et des couches populaires aux objectifs et aux plans stratégiques des exploiteurs. Elle a prouvé dans les faits que le KKE ne s’était pas incorporé au système, malgré des erreurs ayant une signification stratégique importante comme les accords du Liban et de Caserte ainsi que ceux de Varkiza. »
– « La stratégie du KKE avec Nikos Zachariadis au poste de secrétaire général du CC (1931-1956) », Kommounistiki Epitheorisi (revue communiste) no 6, novembre-décembre 2013
Le KKE n’avait pas changé de couleur. Il était toujours aussi réformiste. En réalité, c’est « le système » qui avait refusé de l’incorporer. C’est la violence implacable de la réaction grecque qui poussait les masses laborieuses à la lutte armée, par instinct de conservation, et la direction du KKE fut à nouveau obligée d’en prendre la tête. Moins de trois mois après sa fondation en octobre 1946, l’Armée démocratique de Grèce (DSE) dirigée par les staliniens contrôlait une grande partie du nord du pays. L’armée de conscription gouvernementale comptait dans ses rangs beaucoup de partisans de l’EPON, l’organisation de jeunesse stalinienne, et beaucoup d’autres soldats qui sympathisaient avec la guérilla. Mais au lieu de lutter pour la victoire, les staliniens faisaient des pieds et des mains pour trouver un compromis, et ils firent des offres de paix à plusieurs reprises.
La guerre froide contre l’Union soviétique, dirigée par les Etats-Unis, battait maintenant son plein. En mars 1946, Churchill prononça son discours sur le « rideau de fer » à Fulton, dans le Missouri. Un an plus tard Washington proclama la « doctrine Truman » antisoviétique. L’empire britannique, ruiné, était à son crépuscule ; en avril 1947, le gouvernement travailliste anticommuniste de Clement Attlee (qui avait succédé à Churchill) retira finalement ses troupes de Grèce. C’est l’impérialisme américain, aux moyens bien plus considérables, qui prit sa place. Les Etats-Unis commencèrent à fournir une aide militaire massive au régime réactionnaire en place à Athènes, afin d’empêcher la « propagation du communisme ».
Staline était contraint de répliquer aux menaces de plus en plus belliqueuses de l’impérialisme américain : la Bulgarie et la plupart des pays d’Europe centrale et orientale occupés par les forces soviétiques furent transformés en Etats ouvriers bureaucratiquement déformés. Un Etat ouvrier déformé fut également créé en Yougoslavie suite à la victoire des partisans dirigés par le communiste Josip Broz Tito contre les nazis et leurs alliés locaux. Les combattants de la DSE pouvaient ainsi trouver refuge de l’autre côté de la frontière nord de la Grèce.
Mais Staline et Tito, au lieu d’offrir à la DSE l’aide militaire dont elle avait besoin pour remporter la victoire, n’aidaient les combattants grecs qu’au compte-goutte. En 1948, Staline convoqua au Kremlin les dirigeants des PC bulgare et yougoslave et, selon les dires de Milovan Djilas (qui était alors le vice-président de Tito), il leur déclara que « le soulèvement [en Grèce] doit être stoppé » (Milovan Djilas, Conversations avec Staline).
Le fossé se creusait entre la Yougoslavie de Tito et le Kremlin, ce qui commençait à exercer une influence décisive sur les événements. En juillet 1949, alors que le Kremlin avait cessé d’envoyer de l’aide à la Yougoslavie, Tito annonça qu’il fermait sa frontière aux partisans grecs, espérant ainsi obtenir l’aide des Etats-Unis. Ce fut le coup de grâce pour la DSE. Le mois suivant, ses partisans livrèrent leur dernier combat dans la région montagneuse à la frontière avec l’Albanie et la Yougoslavie, affrontant des forces gouvernementales largement supérieures en nombre appuyées par l’aviation américaine, qui larguait des bombes au napalm. La défaite des partisans grecs dans la guerre civile, qui coûta la vie à environ 40 000 combattants procommunistes, montre toute la perfidie inhérente au dogme du « socialisme dans un seul pays ». La rivalité nationaliste entre les bureaucraties staliniennes de Moscou et de Belgrade contribua à saboter la révolution grecque dans sa dernière phase.
La Macédoine : un test décisif pour les révolutionnaires grecs
La Macédoine était le principal théâtre d’opérations de la guérilla, et la DSE comptait dans ses rangs de nombreux Macédoniens : ceux-ci représentaient environ 25 % des forces communistes en avril 1947 et davantage encore par la suite. Le KKE avait à cette époque passé à la trappe la revendication du droit à l’autodétermination pour la Macédoine qu’il défendait auparavant, et il appelait au lieu de cela à l’égalité nationale à l’intérieur des frontières de la Grèce. Mais contrairement aux partis bourgeois, le KKE reconnaissait au moins l’existence nationale du peuple slave macédonien.
La Macédoine avait été partagée entre la Grèce, la Serbie et la Bulgarie lors de la Deuxième Guerre balkanique de 1913, et elle était toujours un terrain d’intrigues et de rivalités entre ces trois puissances régionales. C’est la Grèce qui avait annexé la plus grande partie de ce territoire et elle avait ensuite expulsé ou hellénisé de force une bonne partie de la population slavophone, refusant d’accorder les moindres droits nationaux à ceux qui étaient restés. Le simple fait de reconnaître l’existence de cette minorité nationale – sans parler de son droit de sécession – était une abomination pour ceux qui prônaient la « grande Grèce ». C’est pourquoi les révolutionnaires grecs doivent soutenir le droit à l’autodétermination de la minorité macédonienne dans le nord du pays. C’est depuis longtemps un critère essentiel pour juger de leur détermination internationaliste face à la bourgeoisie grecque.
Trotsky avait abordé la question macédonienne en 1932, lors de discussions avec les « archéiomarxistes », les premiers trotskystes grecs. Ceux-ci s’opposaient à l’indépendance de la minorité macédonienne, affirmant que la Macédoine égéenne était peuplée « à presque 90 % de Grecs ». Trotsky leur répondit : « Notre première tâche est d’adopter à l’égard de ces chiffres [ceux du gouvernement] une attitude de scepticisme total. » Il ajouta à propos de l’indépendance :
« Je ne suis pas sûr qu’il soit juste de rejeter ce mot d’ordre. Nous ne pouvons pas dire que nous sommes contre sous prétexte que la population y sera opposée. Il faut demander son opinion à la population là-dessus. Les “Bulgares” représentent une couche opprimée […].
« Ce n’est pas notre travail d’organiser des soulèvements nationalistes. Nous disons simplement que si les Macédoniens le veulent, nous serons avec eux, qu’ils doivent avoir le droit de décider et que nous soutiendrons également leur décision. »
– « Une discussion sur la Grèce », printemps 1932
Trotsky en vint ensuite à la question primordiale pour les marxistes en Grèce :
« Ce qui me préoccupe, ce n’est pas tellement la question des paysans macédoniens mais plutôt s’il n’y a pas une dose de poison chauvin parmi les ouvriers grecs. C’est cela qui est très dangereux. Pour nous, qui sommes pour une fédération balkanique d’Etats soviétiques, cela revient au même que la Macédoine appartienne à cette fédération en tant qu’ensemble autonome ou fasse partie d’un autre Etat. »
La minorité macédonienne était tellement opprimée sous la botte grecque que pendant la Deuxième Guerre mondiale beaucoup de Macédoniens accueillirent d’abord favorablement l’occupation bulgare. Sur la question macédonienne, il fallait s’opposer au chauvinisme non seulement de la bourgeoisie bulgare mais aussi à celui de la bourgeoisie grecque. Mais la conception des staliniens était tout autre : l’EEAM organisa par exemple en juillet 1943 une grande manifestation à Athènes contre l’annexion par la Bulgarie de la Macédoine « grecque ».
La brutalité des forces d’occupation de l’Axe ne tarda pas à susciter l’hostilité de nombreux Macédoniens. A l’époque de la guerre de 1946-1949, c’est notamment grâce à la révolution sociale qui se déroulait de l’autre côté de la frontière, en Yougoslavie, que la DSE gagna à sa cause le soutien de la minorité slave. En Yougoslavie, les partisans macédoniens avaient formé leur propre état-major, ils étaient commandés par des officiers macédoniens et utilisaient la langue et le drapeau macédoniens. La création d’une république macédonienne autonome dans la Fédération yougoslave allait exercer un fort pouvoir d’attraction sur la population slave de Grèce. L’agitation des Yougoslaves en faveur d’une Macédoine unifiée se heurta à l’hostilité du KKE.
Mais au fur et à mesure que la rupture avec Tito s’approfondissait, le KKE tentait de se concilier les bonnes grâces des Macédoniens afin de saper l’influence titiste. Le KKE déclara en janvier 1949 qu’avec « la victoire de la DSE et de la révolution populaire, le peuple macédonien connaîtra son plein rétablissement national, comme il le souhaite lui-même » (résolution du Cinquième Plénum du CC du KKE, 30-31 janvier 1949, www.rizospastis.gr). Mais quelques mois plus tard à peine, après la défaite dans la guerre civile, le KKE refusa à nouveau aux Macédoniens le droit à l’autodétermination. « Staline nous l’enseigne », proclama en octobre 1949 Vasilis Bartziotas, un porte-parole du KKE : « Aujourd’hui la situation a changé […]. Nous devons revenir au mot d’ordre de l’égalité nationale qui avait été avancé au Sixième Congrès du KKE » en 1935 (cité par Andrew Rossos, « Des alliés incompatibles : le communisme grec et le nationalisme macédonien dans la guerre civile en Grèce, 1943-1949 », Journal of Modern History, mars 1997).
Plus de quarante ans après, en 1991, l’ex-république yougoslave de Macédoine proclama son indépendance lors de la destruction contre-révolutionnaire de l’Etat ouvrier déformé yougoslave ; des affiches déclarant que « la Macédoine est grecque » firent alors leur apparition dans toute la Grèce et Aleka Papariga, porte-parole du KKE, fut victime d’une chasse aux sorcières simplement parce qu’elle avait déclaré qu’il y avait des slavophones en Grèce. Cependant, le KKE fait maintenant écho à la bourgeoisie grecque : il fulmine contre « l’encouragement délibéré d’une conscience nationale turque dans la minorité musulmane et d’une conscience nationale soi-disant “macédonienne” chez certains slavophones ». Le KKE déclare :
« Tenter d’obtenir la reconnaissance d’une “minorité nationale macédonienne” ainsi que d’une “minorité turque”, comme le demandent les Etats-Unis et l’UE, avec tout ce que cela implique, constituerait une étape supplémentaire vers une remise en cause des frontières (par exemple celles du traité de Lausanne) et du statu quo territorial dans la région – ce dont on ne se cache pas dans les cercles nationalistes en Turquie et en ARYM [Macédoine]. »
– Rizospastis, 27 avril 2014
Le fait que le KKE ose aujourd’hui invoquer un traité impérialiste vieux de 90 ans pour défendre l’intégrité territoriale de la Grèce capitaliste en dit long sur les prétentions révolutionnaires de cette organisation. Quel contraste avec Lénine, qui écrivait : « Un membre d’une nation oppressive doit rester “indifférent” à la question de savoir si des petites nations font partie de son Etat ou d’un Etat voisin, ou bien sont indépendantes […]. Pour être un social-démocrate internationaliste, il faut penser non pas seulement à sa propre nation ; il faut placer au-dessus d’elle les intérêts de toutes les nations, leur liberté et leur égalité de droits à toutes » (« Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes », juillet 1916).
Les léninistes doivent combattre le chauvinisme parmi les ouvriers et les éduquer dans l’esprit de l’internationalisme. Pour forger un parti capable de diriger une révolution, il faut que les révolutionnaires gagnent l’avant-garde prolétarienne à l’idée de rompre avec toute loyauté envers son « propre » Etat capitaliste, ainsi qu’à la conception que les prolétaires de tous les pays ont un intérêt commun à renverser le capitalisme et à construire une société communiste à l’échelle mondiale. C’est particulièrement vrai dans les Balkans, où les conflits territoriaux nationalistes servent depuis longtemps à empoisonner la conscience des ouvriers. Nous écrivions à ce sujet dans une déclaration annonçant la fondation du Groupe trotskyste de Grèce en 2004 :
« La péninsule des Balkans est une région qui compte une myriade de peuples interpénétrés et de minorités opprimées. Pour résoudre équitablement la question nationale dans les Balkans, il faut une fédération socialiste. Pour la LCI, la question de la Macédoine est un test d’authenticité pour tout groupe se déclarant internationaliste en Grèce. Le Groupe trotskyste de Grèce défend les droits nationaux de la minorité macédonienne en Grèce, y compris son droit à créer son propre Etat ou à s’unir avec l’Etat de Macédoine existant. Pleins droits démocratiques pour les minorités nationales en Grèce ! Pour une fédération socialiste des Balkans ! »
– Spartacist édition anglaise no 59, printemps 2006
Les trotskystes et la guerre civile grecque
La bureaucratie stalinienne du Kremlin était d’un côté le produit de l’isolement et de la relative faiblesse économique de l’Union soviétique, et de l’autre elle renforçait cet isolement et cette faiblesse. C’était un phénomène contradictoire. D’une manière générale, elle menait une politique réactionnaire dictée par la défense de ses privilèges bureaucratiques, mais elle était parfois obligée de défendre (par ses propres méthodes) l’économie collectivisée – un progrès historique, dont dépendait sa situation privilégiée. Dans les pays capitalistes, les partis staliniens servaient deux maîtres : la bureaucratie du Kremlin et la bourgeoisie locale. Mais ces partis, qui se réclamaient de la Révolution russe, avaient aussi besoin de conserver la loyauté des masses subjectivement révolutionnaires qui se ralliaient à leur drapeau. Les trotskystes américains avaient bien analysé le caractère contradictoire de cette situation dans leur article sur la guerre civile grecque :
« Les masses grecques étaient pleines de détermination révolutionnaire et elles voulaient préparer le renversement de tous leurs oppresseurs – tant nazis que grecs. Mais les staliniens n’ont pas apporté aux masses de programme révolutionnaire semblable à celui des bolchéviks en 1917 et ils n’ont pas préparé les masses à la prise du pouvoir ; au lieu de cela ils ont conduit le mouvement dans l’impasse du front-populisme. Les staliniens, pratiquement hégémoniques dans le mouvement de masse, ont fait cause commune avec des politiciens, des avocats et des professeurs petits-bourgeois qui n’avaient ni base ni influence parmi les masses et ils se sont efforcés de limiter artificiellement la lutte à un combat pour la démocratie capitaliste […].
« Le simple risque que l’EAM applique ce programme [pour une république démocratique] a suffi pour provoquer la guerre civile et l’intervention britannique. Les staliniens et les dirigeants petits-bourgeois, effrayés par la logique inexorable de la lutte (qui ne pouvait triompher qu’avec la dictature du prolétariat), ont cherché un accord avec le gouvernement bourgeois réactionnaire en exil, et à travers lui avec l’impérialisme britannique […].
« Un gouffre sépare les masses insurgées de leurs dirigeants staliniens traîtres. Mais tant que les staliniens resteront à la barre, ils ne pourront échapper à la pression révolutionnaire des ouvriers et des paysans. Ceux-ci haïssent en effet le roi et ne consentiront jamais paisiblement à son retour ; ils sont déterminés à purger la Grèce non seulement des collaborateurs des Allemands mais aussi de tous les satrapes de la dictature de Metaxas, et ils s’orientent instinctivement vers une solution socialiste. »
– « La guerre civile en Grèce »
Malheureusement, les militants trotskystes sur place en Grèce ne partageaient pas cette approche dialectique. Ils s’opposèrent bien aux dirigeants traîtres staliniens, mais ils n’en restèrent pas là : ils rejetèrent aussi le mouvement de masse que dirigeaient ceux-ci.
Les origines du trotskysme grec remontent au groupe des archéiomarxistes, qui avaient été exclus du Parti communiste grec en 1924. Ils se mirent d’abord à l’étude du marxisme pendant plusieurs années et publièrent notamment des traductions en grec d’ouvrages marxistes essentiels. Puis ils se tournèrent vers le travail syndical, prenant la direction de plusieurs syndicats. Ils rejoignirent en 1930 l’Opposition de gauche internationale dont ils devinrent la section la plus importante, avec un nombre de militants comparable à celui du KKE. Quatre ans plus tard, la majorité des archéiomarxistes rompirent avec Trotsky parce qu’ils s’opposaient à son appel à une nouvelle Internationale. Parmi ceux qui restèrent du côté de Trotsky se trouvait Georges Vitsoris, un cadre chevronné du mouvement. Après son départ forcé en exil, c’est Agis Stinas qui reprit la direction du groupe.
Entre-temps, Pantelis Pouliopoulos, qui avait été secrétaire général du KKE de 1924 à 1926 (il fut exclu un an plus tard), avait créé le groupe Spartakos. Pouliopoulos affirmait soutenir l’Opposition de gauche mais il refusait l’unification avec la section officielle de celle-ci, le groupe archéiomarxiste. Dans un premier temps, il s’était lui aussi opposé à l’appel à une Quatrième Internationale, mais en 1935 il commença à se rapprocher de Trotsky. A la fin des années 1930, il y avait par conséquent en Grèce essentiellement deux groupes qui se réclamaient du trotskysme. Au fil des ans, plusieurs autres groupements se constituèrent (notamment celui de Loukas Karliaftis), passant de l’un à l’autre de ces groupes principaux ou créant d’éphémères organisations indépendantes.
Quand la Deuxième Guerre mondiale éclata, les meilleurs cadres trotskystes européens s’efforcèrent de défendre le programme de l’internationalisme révolutionnaire. Les mouvements de résistance dirigés par les staliniens, par contre, faisaient preuve d’un chauvinisme grossier, symbolisé par le mot d’ordre « A chacun son Boche » du journal du Parti communiste français l’Humanité. Les trotskystes cherchèrent notamment à fraterniser avec les soldats des troupes d’occupation allemandes et italiennes. Ils savaient que beaucoup d’entre eux étaient de jeunes ouvriers issus de milieux communistes ou socialistes et qu’ils pourraient constituer une tête de pont de la révolution socialiste dans toute l’Europe. Le travail des trotskystes français fut exemplaire à cet égard. Ils créèrent une cellule clandestine parmi les soldats allemands à Brest et diffusèrent le journal Arbeiter und Soldat (Ouvrier et soldat). Les Hollandais du Comité des marxistes révolutionnaires firent eux aussi un travail exemplaire. (Lire à ce sujet « Documents on the “Proletarian Military Policy” », Prometheus Research Series no 2, février 1989.)
En Grèce, Pouliopoulos devint un symbole de l’internationalisme prolétarien quand en 1943, face à un peloton d’exécution italien, il s’adressa en italien aux soldats comme à des frères de classe. Ceux-ci refusèrent de tirer, et il revint à un officier fasciste d’exécuter Pouliopoulos.
La lutte pour le programme
Les partisans de la Quatrième Internationale durent appliquer leur programme dans des circonstances terriblement difficiles. Les trotskystes grecs étaient peu nombreux et ils avaient été coupés de la Quatrième Internationale à cause de la guerre. Ils étaient persécutés à la fois par les fascistes, par les impérialistes « démocratiques » et par les staliniens. Au moment de l’invasion italienne en 1940, la majorité des trotskystes grecs étaient dans les camps de prisonniers de Metaxas, en compagnie de beaucoup de militants du KKE. Mais les trotskystes grecs étaient aussi paralysés par de graves problèmes politiques, notamment sur la question russe et la question nationale. (Une étude détaillée du trotskysme en Grèce a été faite par Alexis Hen, dans deux mémoires non publiés : « Les trotskystes grecs et le Parti communiste de Grèce pendant la Seconde Guerre mondiale », INALCO, décembre 2006, et « Les trotskystes entre deux phases de la guerre civile en Grèce 1945-1946 », INALCO, novembre 2011.)
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, plusieurs pays européens subirent durablement l’occupation de l’armée allemande (et dans une moindre mesure de l’armée italienne), ce qui n’avait pas été le cas durant la guerre de 1914-1918. Beaucoup de trotskystes européens furent désorientés par cette occupation et eurent des déviations politiques symétriques sur la question nationale. En France, le groupe autour de Marcel Hic adopta une ligne explicitement nationaliste et front-populiste (à laquelle s’opposèrent d’autres trotskystes français). Il déclara notamment : « C’est à la fraction “française” de la bourgeoisie que nous tendons la main » (texte reproduit par Rodolphe Prager dans l’Internationale dans la guerre (1940-1946), tome 2 des Congrès de la Quatrième Internationale). Les deux groupes trotskystes grecs étaient tombés dans l’erreur inverse : ils refusaient d’admettre qu’il y eût le moindre élément d’oppression nationale sous l’occupation nazie. Karliaftis défendit toute sa vie cette position abstentionniste :
« Une occupation pendant la guerre impérialiste n’est rien d’autre qu’une phase, un incident d’importance plus ou moins grande dans le cadre d’une guerre prolongée […]. Ceci ne pose ni une question nationale ni une question de libération nationale ; finalement, cela ne change rien au devoir essentiel du prolétariat, qui est de transformer la guerre en guerre civile. »
– cité dans « Documents on the “Proletarian Military Policy” »
Trotsky s’opposa aux « demi-internationalistes » qui avaient déclaré, une fois la France occupée par les nazis, qu’il fallait soutenir les Alliés impérialistes ; mais, contrairement à Karliaftis, il se rendait compte que la question nationale reprenait de l’importance. Ce que disait Trotsky, c’est que l’oppression nationale pouvait jouer un rôle auxiliaire dans la révolution prolétarienne :
« Dans les pays vaincus, la position des masses va immédiatement être extrêmement aggravée. A l’oppression sociale s’ajoute l’oppression nationale dont le fardeau principal est supporté par les ouvriers. De toutes les formes de dictature, la dictature totalitaire d’un conquérant étranger est la plus intolérable. […]
« On peut s’attendre avec assurance à la transformation rapide de tous les pays conquis en poudrières. […]
« La nouvelle carte de guerre d’Europe n’invalide pas les principes de la lutte de classe révolutionnaire. »
– « Notre cap ne change pas », juin 1940
Sur la question russe, les deux groupes trotskystes grecs étaient en désaccord total. Le groupe de Pouliopoulos appelait à la défense militaire inconditionnelle de l’Union soviétique. Stinas s’opposait à ce mot d’ordre, et son antisoviétisme devint plus virulent encore quand Staline entra en guerre dans le cadre d’un bloc avec les Alliés impérialistes. Des controverses similaires sur la question russe éclatèrent dans d’autres sections de la Quatrième Internationale. Dans le SWP américain notamment, une opposition petite-bourgeoise dirigée par Max Shachtman, James Burnham et Martin Abern scissionna après la signature du pacte Hitler-Staline pour créer le Workers Party, qui renonça officiellement à la défense militaire inconditionnelle de l’URSS.
Les groupes grecs s’opposaient tous deux à la politique front-populiste des staliniens et ils dénoncèrent le soutien de ces derniers aux Alliés anglo-américains. Ils ne partagèrent pas l’enthousiasme du KKE pour la guerre de Metaxas contre l’Italie, considérant à juste titre que cette guerre était subordonnée au conflit interimpérialiste. Mais les deux groupes trotskystes grecs allèrent plus loin et refusèrent en règle générale de défendre l’ELAS contre l’armée d’occupation allemande et, plus tard, contre les forces réactionnaires britanniques et grecques en 1944-1945. Avec cette ligne abstentionniste, les trotskystes laissaient les masses en lutte à la merci des staliniens et de leur démagogie chauvine.
La profonde désorientation des trotskystes grecs pendant la guerre était due au fait que toutes ces années ils n’avaient jamais compris qu’il fallait avant tout se battre pour la clarification programmatique. Pour forger une organisation de cadres politiquement homogène il est indispensable d’avoir des batailles politiques internes. Mais en Grèce, ceux qui se réclamaient du trotskysme étaient dispersés dans une multitude de groupes confus et hétérogènes qui fusionnaient puis se séparaient sans y gagner en clarté.
Sectarisme et stalinophobie
Une fois le contact avec l’Internationale rétabli en 1945, les trotskystes d’autres pays critiquèrent le sectarisme des organisations grecques envers la Résistance. Mais certaines des admonestations contre le sectarisme allaient dans le sens de l’opportunisme vis-à-vis des staliniens. Cette tendance à l’opportunisme était déjà manifeste dans une résolution adoptée lors d’une conférence clandestine organisée à Paris en février 1944. Parmi les participants à cette conférence figuraient deux exilés grecs – Georges Vitsoris et Michalis Raptis (Michel Pablo). Ce dernier allait après la guerre devenir le principal dirigeant de l’Internationale, et l’architecte d’une politique révisionniste qui conduisit à sa destruction. Cette résolution appelait les membres de la Quatrième Internationale à :
« Se constituer dans les rangs des organisations militaires contrôlées par l’Union Sacrée de la bourgeoisie anti-allemande et les staliniens, en fraction camouflée, ayant sa propre discipline, et orientée résolument vers la rupture avec ces organisations à chaque moment où cela devient avantageux ou nécessaire. »
– « Thèses sur la liquidation de la deuxième guerre impérialiste et la montée révolutionnaire », Quatrième Internationale no 4-5, février-mars 1944
Les trotskystes ne s’opposent pas par principe à la lutte des partisans. Celle-ci peut jouer un rôle auxiliaire utile dans la lutte du prolétariat pour renverser la domination capitaliste. Mais, comme nous le faisions remarquer dans l’introduction à notre brochure de la Prometheus Research Series :
« Les mouvements de partisans en France, en Italie et en Grèce ont suivi des trajectoires très différentes, mais là où ils n’étaient pas dirigés simplement par des nationalistes bourgeois, ils l’étaient par des staliniens, et les staliniens avaient subordonné leurs forces à leur alliance militaire et politique avec les impérialistes “démocratiques”. Si des petits noyaux trotskystes avaient pris part à des formations militaires nationalistes bourgeoises ou staliniennes en s’y subordonnant ou en s’y assimilant, cela aurait signifié qu’ils renonçaient à leur indépendance de classe et qu’ils passaient à la collaboration de classes. De plus, cela aurait pu faire obstacle à la stratégie qui s’imposait : la subversion des armées de l’Axe grâce à la fraternisation révolutionnaire. »
– « Documents on the “Proletarian Military Policy” »
Parmi les trotskystes grecs, ceux qui tentèrent de prendre part à la Résistance dirigée par le KKE furent souvent récompensés par les balles d’un tueur stalinien. Ce qu’il fallait faire, c’était rester avec le prolétariat dans les villes et se préparer pour le moment où celui-ci se soulèverait en tant que classe. On l’a vu au Vietnam en 1945, par exemple, après la défaite des forces d’occupation japonaises. Les trotskystes vietnamiens réussirent à intervenir dans la tourmente sociale que cela provoqua, même s’ils furent finalement vaincus et si beaucoup de leurs dirigeants furent arrêtés et exécutés : ils réussirent à prendre la tête d’une insurrection prolétarienne à Saigon contre un gouvernement de front populaire dominé par les staliniens d’Ho Chi Minh et allié aux forces impérialistes britanniques et françaises. (Voir la brochure spartaciste Stalinism and Trotskyism in Vietnam, 1976.)
La Grèce n’était pas le Vietnam. L’immense majorité de la classe ouvrière grecque était fermement sous le contrôle des staliniens, qui pourchassèrent et assassinèrent des dizaines de trotskystes lors de l’insurrection de décembre 1944. Mais au fond, ce qui manquait aux trotskystes, c’était un programme pour intervenir dans le mouvement de masse dirigé par les staliniens. Les trotskystes auraient dû soutenir l’insurrection ouvrière tout en s’opposant politiquement aux dirigeants traîtres staliniens et en dénonçant leur politique de compromis. Mais au lieu de cela ils adoptèrent une ligne abstentionniste.
Le groupe fondé par Pouliopoulos publia en février 1945 une déclaration sur la Dekemvriana affirmant qu’il était objectivement impossible d’intervenir étant donné que le KKE avait pour politique d’assassiner les trotskystes. Cette déclaration reconnaissait que la lutte entre la droite et le KKE-EAM avait pris « le caractère d’un conflit entre le capital et les couches sociales opprimées », mais elle évitait de faire la moindre allusion à la défense militaire des forces de l’EAM (cité dans « Les trotskystes grecs et le Parti communiste de Grèce pendant la Seconde Guerre mondiale »). Deux mois plus tard, ce groupe (qui avait entre-temps fusionné avec celui de Karliaftis) adoptait lors de sa conférence une résolution, publiée dans son journal Ergatika Nea (Informations ouvrières), où il tirait ouvertement un trait d’égalité entre l’EAM et les forces bourgeoises britanniques et grecques :
« C’est du point de vue de la lutte de classe et de la révolution prolétarienne qu’il faut juger les deux groupes qui se sont affrontés ; c’est la seule perspective historique à partir de laquelle les masses opprimées peuvent et doivent juger ces groupes, et elles doivent les condamner impitoyablement tous les deux tant pour leur ligne politique que pour les rapports de forces sur lesquels ils se sont appuyés, ainsi que leurs objectifs et les moyens et méthodes qu’ils ont utilisés […].
« Le conflit qui s’est produit dans le mouvement de décembre n’était pas un conflit de forces sociales opposées entre le capital et le prolétariat, ce n’était pas non plus un conflit entre le capital et les couches opprimées. »
– « Résolution de la conférence de l’EDKE sur les événements de décembre », Ergatika Nea no 2 (21 avril 1945) et no 4 (8 mai 1945)
Avec cette ligne qui renvoyait avec mépris les deux camps dos à dos, comment les trotskystes auraient-ils pu avoir la moindre chance de gagner un seul des milliers d’ouvriers qui se sentaient trahis par la capitulation des dirigeants du KKE ?
Dès le début de 1945, des membres oppositionnels du groupe de Pouliopoulos commencèrent à critiquer cette ligne abstentionniste pendant l’insurrection. Les discussions internes furent rendues publiques dans le journal du groupe, et on put y trouver des positions plus nuancées sur le rôle des staliniens et les contradictions de la Résistance. Lors d’une conférence en juillet 1946 à laquelle assistait Pablo, le groupe de Stinas et celui de Pouliopoulos (ainsi qu’un autre petit groupe de Salonique) fusionnèrent pour créer le Parti communiste internationaliste de Grèce (Quatrième Internationale), le KDKE. Pablo, qui n’était soutenu que par une minorité du groupe issu de la fusion, réussit tout de même à imposer sa ligne condamnant le sectarisme des trotskystes envers la Résistance et la Dekemvriana. Pendant la guerre de guérilla de 1946-1949, les trotskystes adoptèrent une position claire de soutien militaire aux forces dirigées par le Parti communiste.
A l’automne 1946, le KKE accepta de mener trois débats publics avec le KDKE à Athènes, signe que les trotskystes représentaient pour lui un certain danger politique. Les staliniens étaient sur la défensive à cause de la répression bourgeoise et du mécontentement de leur propre base après la trahison de Varkiza. La question des troupes britanniques fut un des principaux thèmes de ces débats. Contrairement au KKE, les trotskystes avaient à juste titre prévenu que les Alliés impérialistes imposeraient aux masses une nouvelle dictature. Mais les intervenants trotskystes refusèrent de se prononcer explicitement pour le retrait des troupes britanniques, au motif que cela aurait été une concession au nationalisme grec. Stinas, l’antisoviétique, et Karliaftis (qui défendait toujours son refus de prendre le côté de l’ELAS contre la Wehrmacht) faisaient partie des intervenants désignés pour représenter le KDKE, ce qui en soi montre que les trotskystes grecs persistaient à tourner le dos à la base ouvrière des staliniens.
Près de 70 ans plus tard, les groupes qui se revendiquent abusivement du trotskysme en Grèce constituent un méli-mélo social-démocrate et anticommuniste. Ils évitent le KKE comme la peste et n’ont que mépris pour la base ouvrière de ce parti. Par contre, le Groupe trotskyste de Grèce est la seule organisation ayant une perspective visant à gagner les travailleurs – y compris ceux qui se tournent vers le KKE – à un programme révolutionnaire et à la lutte pour un parti d’avant-garde authentiquement léniniste.
Le stalinisme grec, hier et aujourd’hui
Pour tirer les leçons de la Résistance et de la guerre civile, il faut commencer par comprendre que la défaite était due avant tout à la politique stalinienne de la direction, et non pas à la supériorité militaire de l’ennemi, ni aux erreurs commises par des individus. La libération sociale à laquelle les masses aspiraient tant et pour laquelle elles luttaient ne pouvait devenir réalité que si l’on balayait les exploiteurs capitalistes par une révolution ouvrière. C’est aussi ce que des milliers et des milliers de militants communistes attendaient et souhaitaient – pas seulement en Grèce mais aussi en France, en Italie et ailleurs – après la défaite du fléau fasciste. Mais la bureaucratie stalinienne en Union soviétique redoutait la révolution ouvrière, parce qu’elle savait que cela mettrait en péril son propre régime parasitaire ; les dirigeants du KKE, qui marchaient dans les pas de Staline, permirent donc à la bourgeoisie de rétablir son pouvoir. Ceux qui camouflent ou excusent les trahisons du passé en préparent de nouvelles.
C’est une réalité palpable aujourd’hui en Grèce. A mesure que la vie devient de plus en plus insupportable pour les masses, et particulièrement pour les jeunes, le KKE vante les actions de protestation organisées par le PAME, son bras dans les syndicats, tout en demandant au prolétariat d’attendre le jour où une « situation objectivement révolutionnaire » tombera du ciel comme un deus ex machina. En attendant, les fascistes d’Aube dorée paradent en faisant des saluts nazis et leur influence s’étend très rapidement parce qu’ils proposent des réponses « radicales » aujourd’hui. Il faut de toute urgence organiser un front unique ouvrier de combat pour mobiliser contre les fascistes les principaux secteurs du mouvement syndical afin de défendre le mouvement ouvrier, les immigrés, les homosexuels et tous les opprimés. Au lieu de cela, le KKE parle d’« isoler » les « théories criminelles et inhumaines » des fascistes par des moyens éducatifs dans les écoles, ou bien de les vaincre dans les urnes (déclaration du bureau politique du KKE, 27 septembre 2013, www.902.gr).
Les fascistes ne sont ni un club de discussion ni un cercle idéologique réactionnaire, ce sont des bandes paramilitaires violentes dont l’objectif est la « purification » ethnique et l’anéantissement du mouvement ouvrier. Comme le prolétariat ne menace pas encore la domination de la bourgeoisie grecque, celle-ci n’a pas décidé de peser de tout son poids en faveur des fascistes, comme l’avaient fait des secteurs clés de la bourgeoisie allemande au début des années 1930. Mais la mise en garde lancée par Trotsky aux ouvriers allemands est tout aussi valable pour les militants du KKE aujourd’hui :
« Ouvriers communistes, vous êtes des centaines de milliers, des millions, vous n’avez nulle part où aller, il n’y aura pas assez de passeports pour vous. Si le fascisme arrive au pouvoir, il passera comme un tank effroyable, sur vos crânes et vos échines. Le salut se trouve uniquement dans la lutte sans merci. »
– Trotsky, « En quoi la politique actuelle du Parti communiste allemand est-elle erronée ? », décembre 1931
Pour couvrir sa passivité criminelle, le KKE argumente que la révolution socialiste est au bout du compte la seule réponse au fascisme – ce qui est en soi absolument juste. Mais le programme du KKE, ce n’est pas la révolution socialiste, mais la confiance réformiste dans l’Etat bourgeois. Le KKE se plaint que « l’Etat bourgeois dispose du cadre légal pour réprimer les activités criminelles d’AD [Aube dorée]. Si cela n’a pas été fait jusqu’à présent, la responsabilité en incombe aux gouvernements que nous avons eus jusqu’à ce jour » (déclaration du bureau politique du KKE, Rizospastis, 27 septembre 2013). La bourgeoisie garde les fascistes en réserve : elle peut les déchaîner contre le prolétariat si nécessaire et au moment voulu. Et même quand l’Etat, pour ses propres raisons, leur tape sur les doigts, cela sert de précédent juridique à la bourgeoisie pour attaquer et réprimer les « extrémistes » de gauche. Et comme on peut le voir aujourd’hui en Grèce, cela permet aussi aux tueurs fascistes de se poser en martyrs du « petit peuple ».
En droite ligne de son crétinisme légaliste, le KKE cherche à s’attirer les bonnes grâces des flics, un milieu infesté de fascistes, en soutenant leurs « grèves » et en accueillant à bras ouverts dans le mouvement syndical ces nervis appointés de l’Etat capitaliste. Aleka Papariga, dirigeante du KKE, écrivait carrément dans une lettre du 27 février 2013 adressée au président de la Confédération européenne des policiers : « Nous soutenons le droit à l’action syndicale et les luttes pour une vie meilleure de ceux qui portent un uniforme, comme nous le faisons pour tous les autres travailleurs » (Rizospastis, 8 mars 2013).
Le Groupe trotskyste de Grèce cherche à construire une organisation de cadres bolchéviques formée de militants qui veulent tirer les leçons de l’histoire et qui s’engagent à constituer la section grecque d’une Quatrième Internationale reforgée. Nous luttons pour un parti qui dirigera une nouvelle montée révolutionnaire jusqu’à la victoire, et le passage suivant d’un document publié en 1961 par la Socialist Labour League britannique, un des documents fondateurs de notre tendance, est tout à fait approprié aujourd’hui :
« L’histoire des quarante dernières années nous a fait toucher du doigt la vérité de cette leçon que Lénine et Trotsky répétaient si fréquemment : il n’y a pas de situation impossible pour la bourgeoisie. Celle-ci a survécu entre les deux guerres, alors qu’elle était menacée par la révolution et par la crise économique, en ayant recours au fascisme. Elle a survécu à la seconde guerre mondiale, avec la complicité des dirigeants staliniens et social-démocrates, qui ont veillé à empêcher la classe ouvrière de s’emparer du pouvoir ; elle a profité du répit ainsi obtenu pour élaborer de nouvelles méthodes de gouvernement et pour renforcer l’économie. Elle peut sortir des situations les plus désespérées, pourvu seulement que ne soit pas préparée en temps voulu l’intervention des travailleurs, défendant en tant que classe leurs intérêts propres, sous la conduite d’un parti et de dirigeants qui se donnent pour objectif le renversement du capitalisme. »
– « Perspective mondiale : le socialisme », Informations internationales no 2
Les autocritiques du KKE sont creuses ; elles visent à dissimuler la continuité fondamentale qu’il y a entre sa politique actuelle et la politique de collaboration de classes qui dans les années 1940 fut un piège mortel pour les travailleurs grecs. Pour forger un parti capable de diriger la lutte pour le pouvoir ouvrier, il faut dire la vérité et faire prendre conscience au prolétariat que ses intérêts de classe sont incompatibles avec ceux de toutes les ailes de la bourgeoisie et de son Etat.