Spartacist, édition française, numéro 41

Été 2013

 

Kautsky récupéré dans les poubelles de la Deuxième Internationale

Karl Kautsky est surtout connu aujourd’hui en France pour avoir été au tournant du XXe siècle un opposant de Jean Jaurès dans la Deuxième Internationale. Cela en dit long sur le réformisme et le chauvinisme de la gauche française que, après la contre-révolution capitaliste en Union soviétique, elle retourne à la social-démocratie française d’avant la Première Guerre mondiale et mette à nouveau Jaurès sur un piédestal : c’était un partisan avoué du parlementarisme bourgeois de la Troisième République ainsi que de la participation des socialistes à des gouvernements bourgeois. Aussi Lénine qualifiait Jaurès et son ami Alexandre Millerand de « représentants les plus en vue de l’opportunisme en France ». Jaurès, qui ne se réclamait même pas du marxisme, fut assassiné en 1914 et Lénine ne lui a guère consacré que quelques lignes, alors qu’il a écrit de longues polémiques contre Kautsky. Celui-ci en effet eut une posture plus à gauche et il servit ainsi d’obstacle à la radicalisation du mouvement ouvrier après la Première Guerre mondiale.

– La rédaction de Spartacist édition française

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La faillite politique de Karl Kautsky apparut irrévocablement au grand jour lorsque la Première Guerre mondiale éclata : d’abord Kautsky approuva le vote des crédits de guerre par le Parti social-démocrate allemand (SPD) et ensuite, au moment de la Révolution bolchévique de 1917, il servit d’idéologue « de gauche » à la contre-révolution soutenue par les impérialistes. Ses positions anticommunistes et ses pratiques parlementaires réformistes ont été dénoncées et réfutées l’une après l’autre par Lénine dans l’Etat et la révolution (1917) et la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky (1918) ainsi que par Trotsky dans Terrorisme et communisme (1920), pour ne citer que les ouvrages les plus complets.

Aujourd’hui Kautsky est le nouveau héros de toute une série de groupes réformistes, notamment ceux qui gravitent autour de la revue Historical Materialism en participant à ses conférences ou en collaborant à ses divers projets éditoriaux. En témoigne l’enthousiasme provoqué par Witnesses to Permanent Revolution : Documentary Record (Témoins de la révolution permanente : Documents d’archives [Haymarket Books, Chicago, 2011]), paru dans la collection Historical Materialism Book Series. Richard B. Day et Daniel Gaido, qui ont publié ce recueil de documents écrits à l’époque de la Révolution de 1905 en Russie, ont déclaré espérer que la publication d’écrits de Kautsky qui jusque-là n’existaient pas en anglais « aidera à dépasser la vision stéréotypée et erronée de Kautsky comme apôtre du quiétisme enrobant son réformisme de phraséologie révolutionnaire ». Cette vision ne daterait pas d’hier et proviendrait, à ce qu’ils disent, d’une « généralisation que l’on fait trop hâtivement à partir des polémiques antibolchéviques écrites par Kautsky après 1917 ».

Même les groupes de gauche se réclamant encore (bien qu’à peine) du marxisme ont pour la plupart fait cause commune avec l’impérialisme « démocratique » contre l’Union soviétique ; et depuis ils sont de plus en plus à l’aise dans la démocratie parlementaire bourgeoise. Ces adversaires du mouvement ouvrier révolutionnaire internationaliste sont hostiles à la Révolution bolchévique, non seulement en actes mais aussi de plus en plus en paroles, et ils contestent la portée historique mondiale qu’elle a en tant que modèle pour la révolution socialiste. Le bolchévisme a acquis sa vigueur non seulement en assimilant l’expérience considérable du mouvement révolutionnaire en Russie mais aussi en s’appropriant les meilleures traditions du mouvement ouvrier européen d’avant la Première Guerre mondiale. Les néo-kautskystes rejettent aujourd’hui cet héritage pour glorifier les pratiques opportunistes de la social-démocratie allemande. Ils tentent dans ce but de faire disparaître l’immense fossé qui séparait la Troisième Internationale de la Deuxième.

Paul LeBlanc, de l’International Socialist Organization (ISO) américaine, affirme dans une critique du livre que « c’est Karl Kautsky qui ressort comme le héros révolutionnaire au point de vue théorique » dans l’ouvrage. Il ajoute : « La qualité de ses analyses marxistes, telles qu’elles sont représentées dans ces pages, est d’un haut niveau » (International Socialist Review, mars-avril 2012). Ben Lewis, du Parti communiste de Grande-Bretagne (CPGB), fait l’éloge du livre en disant notamment que celui-ci montre que trop souvent « l’héritage de Karl Kautsky et plus généralement du “marxisme de la Deuxième Internationale” […] ne reçoit pas la considération qu’il mérite » (« La révolution permanente et la lutte pour la démocratie », Weekly Worker, 9 août 2012).

Beaucoup de militants de l’ISO, du Secrétariat unifié (SU) et du Socialist Workers Party (SWP) britannique ont de l’influence dans les cercles de Historical Materialism. Quant au CPGB, il défend, avec d’autres, les idées de Lars T. Lih, un universitaire de Montréal connu pour professer que Lénine n’avait pas rompu fondamentalement avec la conception du « parti de toute la classe » de la Deuxième Internationale kautskyste, c’est-à-dire d’un parti représentant la classe ouvrière tout entière.

Kautsky a parfois utilisé une phraséologie plus à gauche concernant la Russie de 1904-1906, mais en Allemagne il jouait toujours son rôle habituel : neutraliser la gauche dans le SPD pour permettre à l’aile droite de vaquer à ses affaires. Comme l’a fait remarquer avec ironie Paul Frölich dans sa biographie de Rosa Luxemburg écrite en 1939, Kautsky, à cette époque, « était prêt à tirer des conséquences révolutionnaires quand il s’agissait d’autres pays, du passé ou de l’avenir lointain » (Rosa Luxemburg [Paris, l’Harmattan, 1991]).

Day et Gaido ont recours aux omissions, demi-vérités et falsifications pour redorer le blason de révolutionnaire de Kautsky dans la période d’avant 1914. Ils prétendent par exemple dans l’introduction de leur livre que Trotsky avait conclu sa nécrologie de Kautsky en 1938 en disant que celui-ci « n’était en dernière analyse qu’un “demi-renégat” ». En fait, Trotsky soulignait justement la continuité de l’opportunisme de Kautsky :

« Mais par rapport à lui-même, à son propre passé, il ne fut pour ainsi dire qu’à moitié renégat : quand les problèmes de la lutte de classes se posèrent dans toute leur acuité, Kautsky se trouva contraint de tirer les ultimes conclusions de son opportunisme organique. » [souligné par nous]

– « Karl Kautsky » (novembre 1938)

Day et Gaido citent aussi le fait que Kautsky, lors du Congrès de la Deuxième Internationale à Amsterdam en 1904, avait condamné l’entrée en 1899 du socialiste français Alexandre Millerand dans le gouvernement bourgeois. Mais ce qu’ils ne disent pas, c’est que Kautsky avait été l’auteur d’une résolution adoptée au Congrès de Paris en 1900 où la question avait fait l’objet d’un vif débat – et cette résolution ne condamnait pas Millerand. Elle justifiait au contraire cette trahison de classe en la présentant comme un « expédient forcé, transitoire et exceptionnel » (voir « Principes marxistes et tactiques électorales », Spartacist édition française no 39, été 2009). Day et Gaido affirment également que Kautsky s’était joint à Luxemburg, dirigeante de l’aile gauche du SPD, pour « lutter contre des révisionnistes théoriques et syndicaux en Allemagne ». Mais ce qu’ils ne disent pas, c’est que Kautsky abandonna Luxemburg dans la lutte de 1906 sur la question de la grève de masse : il consentit à un accord avec les dirigeants syndicaux opportunistes qui enterrait une décision de la conférence du parti favorable à cette tactique (voir Carl E. Schorske, German Social Democracy, 1905-1917 [Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1955]).

Avant 1914, les dirigeants de la social-démocratie révolutionnaire russe voyaient en Kautsky le principal théoricien marxiste depuis Engels, et les écrits historiques de Kautsky ont effectivement permis de former une nouvelle génération de marxistes. Mais ensuite Lénine (suivi de Trotsky peu après) commença à chercher la source de la trahison de Kautsky dans son histoire politique passée. Lénine fit remarquer en 1919 que, sous la Deuxième Internationale, le mouvement prolétarien avait progressé en largeur, « ce qui n’a pas été sans entraîner un abaissement provisoire du niveau révolutionnaire, une intensification provisoire de l’opportunisme qui devait finalement aboutir à la faillite honteuse de cette Internationale » (« La IIIe Internationale et sa place dans l’histoire », avril 1919). Il ajoutait : « La IIIe Internationale a recueilli les fruits du labeur de la IIe Internationale, elle en a amputé la vermine bourgeoise et petite-bourgeoise, opportuniste et social-chauvine, et a commencé à réaliser la dictature du prolétariat. »

C’est à cette même vermine que s’accrochent aujourd’hui des réformistes postsoviétiques divers qui recherchent l’unité sur la base de la démocratie bourgeoise ou pire : le Secrétariat unifié, le SWP et l’ISO soutiennent entre autres Syriza en Grèce et Québec Solidaire au Canada, et quelquefois pire, comme par exemple les Frères musulmans en Egypte. Lewis, porte-parole du CPGB, justifie cela sans mâcher ses mots : « L’interprétation particulièrement simpliste de la Troisième Internationale que fait la gauche actuelle, ainsi que son dédain pour les traditions révolutionnaires de la Deuxième Internationale, voilà en partie ce qui nous a menés là où nous en sommes aujourd’hui : nous sommes organisés dans un tas de projets sectaires en concurrence les uns avec les autres, sans presque aucune perspective de créer un parti révolutionnaire unifié » (« Débats sur la république et la démocratie extrême », Weekly Worker, 17 novembre 2011). Lewis espère donner un nouveau souffle au « cadavre nauséabond », comme Rosa Luxemburg appelait avec justesse la Deuxième Internationale.

Trotsky, Kautsky et la révolution permanente

Day et Gaido confondent crétinisme parlementaire et révolution permanente : ils prétendent que Kautsky « fut le premier marxiste d’Europe de l’Ouest à employer la théorie de la révolution permanente en relation avec des événements survenant dans l’Empire russe ». Cette conclusion n’est confirmée par absolument aucun des huit articles de Kautsky inclus dans le livre. Certes Kautsky utilisait à l’occasion l’expression « révolution permanente », en référence aux écrits de Marx et Engels de 1850, mais il n’a jamais dépassé le concept d’une révolution démocratique bourgeoise radicale en Russie.

Trotsky affirmait catégoriquement vers la fin de l’année 1905 que « la révolution russe, comme nous l’avons déjà dit, n’admet l’établissement d’aucune sorte d’ordre constitutionnel bourgeois qui pourrait résoudre ne serait-ce que la plus élémentaire des tâches de la démocratie » ; il ajoutait que, « du fait même de sa position », le prolétariat au pouvoir « sera forcé d’avancer directement vers la mise en place des pratiques collectivistes » (« Préface à Parijskaïa Kommuna de Karl Marx », décembre 1905 [publié dans Witnesses to Permanent Revolution]). En revanche, même l’article de Kautsky le plus radical dans la forme, « Les forces motrices de la révolution russe et ses perspectives », écrit en novembre 1906, repose sur une « ambiguïté délibérée », comme le reconnaissent Day et Gaido. Kautsky, tout en mettant en garde contre les illusions dans la bourgeoisie libérale, écrivait qu’il « semble impensable que la révolution actuelle en Russie mène déjà à l’introduction d’un mode socialiste de production, même si elle installe temporairement la social-démocratie au pouvoir ».

Lénine, qui pourtant a forgé le parti qui a confirmé dans la pratique la perspective de la révolution permanente, ne figure pas parmi les « témoins » du recueil de Day et Gaido. La conception qu’avait Lénine avant 1917 de la relation à établir entre les ouvriers et les paysans dans le cadre de la révolution russe s’exprimait dans la formule d’une « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », qui demeurait à un certain niveau d’abstraction et de généralité. Mais le Parti bolchévique s’était forgé en opposition à la bourgeoisie libérale, et dans l’idée que les travailleurs devaient s’armer en vue d’un soulèvement insurrectionnel contre l’ennemi de classe. Ainsi, pour Lénine, le point culminant de la Révolution de 1905 fut l’insurrection de Moscou à la fin de cette année-là.

Cela n’a rien à voir avec Kautsky : tout ce qu’il écrivit à partir du début des années 1890 était imprégné d’illusions parlementaires et glorifiait la révolution pacifique. Dans « Parlementarisme, référendums et social-démocratie » (1893), Kautsky écrivait explicitement : « Même aujourd’hui, on commence à voir clairement qu’un authentique régime parlementaire peut autant être un instrument de la dictature du prolétariat qu’un instrument de la dictature de la bourgeoisie » (cité par Massimo Salvadori dans Karl Kautsky and the Socialist Revolution, 1880-1938 [Londres, NLB, 1979]). Kautsky affirmait dans l’un des articles inclus dans Witnesses to Permanent Revolution : « La révolution doit s’accomplir avec des méthodes de paix et non des méthodes de guerre » (« Dans quelle mesure le Manifeste communiste est-il obsolète ? », 1903).

Kautsky écarta l’année suivante la perspective d’une insurrection armée dans « Questions révolutionnaires », en réponse à une polémique de Michal Luśnia (« Une révolution sans armes ? »). Pour étayer son argument, Kautsky citait sans vergogne la version falsifiée par le SPD de l’introduction qu’avait écrite Engels en 1895 aux Luttes de classe en France de Marx. Engels avait vigoureusement protesté contre les modifications qui y avaient été portées sans son autorisation ; il avait notamment écrit une lettre à Kautsky, datée du 1er avril 1895, où il accusait la direction du SPD de chercher à le présenter comme « un paisible adorateur de la légalité à tout prix ».

Les idées de Kautsky tranchaient avec l’analyse qu’avaient faite Marx et Engels après l’écrasement de la Commune de Paris en 1871 : ils avaient conclu que la classe ouvrière ne pouvait pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’Etat et qu’elle devait détruire l’Etat bourgeois par une révolution socialiste. La direction du parti allemand censura ou expurgea, avec l’accord explicite ou tacite de Kautsky, un certain nombre d’écrits de Marx et Engels, à commencer par la Critique faite par Marx en 1875 du programme de Gotha et notamment du mot d’ordre pour un « Etat libre » : ces écrits critiquaient le manque d’intransigeance du SPD sur la question de l’Etat bourgeois.

Voilà le genre de « traditions de la Deuxième Internationale » dont se revendiquent les néo-kautskystes d’aujourd’hui. Lewis, du CPGB, décrit la Commune de Paris comme la « république démocratique de 1871 » et il écrit : « La question du républicanisme est importante parce que, pour Kautsky, “quand il était marxiste” – tout comme pour Lénine, Marx et Engels –, la république démocratique (élections annuelles aux postes représentatifs, révocabilité, salaire d’ouvrier pour les bureaucrates, le peuple en armes, etc.) était l’apogée des revendications du programme minimum, c’est-à-dire la domination de la classe ouvrière. C’est pourquoi les soviets sont simplement une forme de la république démocratique. Ce qui est capital, c’est le contenu » (« Débats sur la république et la démocratie extrême »).

En matière de contenu, c’est à 100 % de la démocratie bourgeoise : pas la moindre trace d’expropriation politique et économique de la bourgeoisie ! Lewis mentionne dans une note de bas de page l’introduction écrite par Engels en mars 1891 à la Guerre civile en France de Marx, mais c’est pour faire disparaître ce que disait Engels. Celui-ci expliquait que l’on constatait toujours une « vénération superstitieuse de l’Etat » parmi de nombreux travailleurs allemands, et qu’il fallait donc insister sur ce que Marx avait dit de la Commune, à savoir qu’elle devait détruire la puissance de l’Etat tel qu’il était jusqu’ici. Il écrivait :

« Et l’on croit déjà avoir fait un pas prodigieusement hardi, quand on s’est affranchi de la foi en la monarchie héréditaire, et qu’on jure par la République démocratique. Mais, en réalité, l’Etat n’est rien d’autre qu’une machine pour l’oppression d’une classe par une autre, et cela, tout autant dans la République démocratique que dans la monarchie. »

Parti et programme

Day et Gaido présentent à tort Kautsky comme l’incarnation de la révolution permanente et dissimulent ses services rendus à l’opportunisme dans le SPD, mais ils critiquent avec dédain la lutte de Lénine pour la construction d’un parti marxiste discipliné. Ils attaquent dans leur introduction « la conception très autoritaire qu’avait Lénine du contrôle centralisé du parti ». Ils citent sans les critiquer des diatribes de David Riazanov contre le « fétichisme organisationnel », le « sectarisme » et le « culte de la personnalité » de Lénine. Riazanov dirigeait en 1901-1903 Borba (la lutte), un minuscule groupe opportuniste, et il s’opposa aux bolchéviks jusqu’en 1917. Trotsky avait formulé le même genre de critiques contre Lénine à cette époque mais il y avait un gouffre entre la perspective de la révolution permanente de Trotsky et le suivisme opportuniste des menchéviks par rapport à la bourgeoisie libérale.

Quant à Lars Lih, il essaie de tisser une continuité imaginaire entre Kautsky et Lénine sur la question du parti en faisant une analyse textuelle aride de quelques écrits de Lénine. Lih refuse de prendre en considération la Conférence de Prague de 1912 où les bolchéviks, rejoints par quelques-uns des « menchéviks pro-parti » de Georges Plekhanov, rompirent définitivement avec le liquidationnisme des menchéviks et avec leur organisation. Passant outre toute l’histoire du bolchévisme depuis 1903, Lih déclare : « Lénine et les bolchéviks ne cherchèrent pas à organiser leur fraction en parti séparé ; ils nièrent frénétiquement l’avoir fait après la conférence et ils avaient raison de le nier » (Lih, « Falling Out Over a Cliff », Weekly Worker, 16 février 2012).

Lih exprimait dans un article précédent la même position concernant l’appel de Lénine à fonder une nouvelle Internationale (une Troisième) après le déclenchement de la Première Guerre mondiale ; il affirmait : « Si l’on prend les écrits de Lénine postérieurs à 1914, on a l’impression qu’il rejette catégoriquement la Deuxième Internationale et en particulier son principal représentant théorique, Karl Kautsky » (Lih, « Lenin’s Aggressive Unoriginality, 1914-1916 », Socialist Studies, automne 2009). Lih soutient qu’il s’agit d’une « impression trompeuse » et il prétend que « Lénine partageait sous ses principaux aspects la vision de Kautsky et d’autres ». Lih ajoute : « Même la perspective de scissionner la social-démocratie au cas où l’opportunisme deviendrait trop puissant repose sur l’autorité de Kautsky. »

Quelle mauvaise plaisanterie ! Kautsky n’avait évoqué une telle scission, à propos du courant révisionniste du SPD personnifié par Eduard Bernstein (avec qui Kautsky ne rompit jamais), que comme une éventualité lointaine et hypothétique. Mais c’était en contradiction totale avec tout ce que Kautsky faisait dans la pratique, tant avant qu’après la révolution d’Octobre.

Dire que l’analyse que fait Lih du développement du bolchévisme n’est pas dialectique, c’est jeter des perles aux pourceaux. Comme nous le faisions remarquer dans Lénine et le parti d’avant-garde (brochure en anglais de Spartacist, 1978), qui retrace toute l’évolution du bolchévisme, Lénine n’avait pas saisi en 1912 l’importance historique mondiale de la scission avec les menchéviks. Mais la chose qu’il avait comprise, c’est que le parti russe ne pouvait pas avancer vers son objectif, la révolution socialiste, s’il ne rompait pas totalement et définitivement avec l’opportunisme. Il généralisa en 1914 son analyse au niveau international. Comme nous l’écrivions : « Quelques semaines après le début de la guerre, Lénine décida de rompre avec les sociaux-chauvins et de travailler à la construction d’une nouvelle Internationale révolutionnaire. Mais il n’expliqua pas immédiatement au niveau théorique (c’est-à-dire historique et sociologique) pourquoi et comment les partis ouvriers de masse d’Europe occidentale avaient succombé à l’opportunisme » (ibid.).

Ce que ne mentionnent pas du tout les articles de Lih cités ici, c’est que Lénine, l’homme « sans originalité », élabora une analyse théorique pour comprendre pourquoi il fallait absolument rompre avec les tendances opportunistes pour forger une Internationale révolutionnaire. Dès le début de 1915, Lénine avait déjà commencé à étudier les bases matérielles de l’opportunisme et du social-chauvinisme dans les pays impérialistes : « Certaines couches de la classe ouvrière (la bureaucratie au sein du mouvement ouvrier et l’aristocratie ouvrière qui bénéficiaient d’une parcelle des revenus provenant de l’exploitation des colonies et de la situation privilégiée de leur “patrie” sur le marché mondial), ainsi que les compagnons de route petits-bourgeois au sein des partis socialistes, ont constitué le principal appui social de ces tendances et se sont faits les véhicules de l’influence bourgeoise sur le prolétariat » (« La conférence des sections à l’étranger du P.O.S.D.R. », mars 1915).

Lih dévoile le pot aux roses à propos de la Conférence du Parti social-démocrate indépendant allemand (USPD) de 1920 à Halle, où l’affiliation à l’Internationale communiste (IC) fut adoptée à une large majorité : il se range du côté du dirigeant menchévik Julius Martov (et de Kautsky) contre l’IC et son porte-parole Grigori Zinoviev. L’introduction de Lih au discours de Martov revient à approuver ses idées, y compris lorsque Martov affirme que « la Révolution russe est malade et ne peut pas être guérie par ses propres moyens » (Martov and Zinoviev : Head to Head in Halle [Londres, November Publications, 2011]). Lih argumente implicitement contre l’opinion de Zinoviev qu’il paraphrase ainsi : « le “centre”, représenté par les Indépendants allemands, était au mieux désespérément indécis et au pire crypto-opportuniste ».

David North se joint au chœur

Traînant derrière cette coterie d’adorateurs de Kautsky et de détracteurs de Lénine, il y a les bandits politiques du World Socialist Web Site de David North. Ce dernier, tout en émettant quelques critiques des positions de Day et Gaido, les félicite, dans un article dithyrambique, pour avoir réhabilité Kautsky :

« Si la contribution essentielle de Kautsky dans l’élaboration de la théorie de la révolution permanente de Trotsky doit être soulignée, c’est justement parce que tant d’encre a été versée par la petite-bourgeoisie de gauche antimarxiste dans ses efforts pour discréditer entièrement le patrimoine historique du socialisme dans le développement duquel Kautsky a occupé un rôle important. »

– « Importante contribution à la compréhension de la révolution permanente », wsws.org (13 septembre 2010)

L’article de North est bourré d’éloges sur la « longue carrière révolutionnaire » et sur les « écrits révolutionnaires » de Kautsky, que North qualifie de « remarquablement perceptif, visionnaire et résolu ». Il émet l’idée farfelue que « les dénonciations de l’ensemble des œuvres de Kautsky », y compris par « divers types de radicalisme petit-bourgeois, provenaient de la droite. Elles ne visaient pas à expliquer la nature et la source objective des faiblesses de la social-démocratie d’avant 1914, mais étaient plutôt dirigées contre sa plus grande force – à savoir que la social-démocratie était basée sur la classe ouvrière qu’elle cherchait à éduquer politiquement et culturellement. »

L’idée que « l’ensemble des œuvres » de Kautsky soit assailli par divers « radicaux petits-bourgeois » ne peut sortir que de l’esprit tordu de North et ses partisans. La réalité, c’est que North lui-même prie devant l’autel de la social-démocratie kautskyste (voir « Le démocratisme bourgeois contre la révolution d’Octobre », page 4).

Il est ainsi révélateur que North fasse si peu de cas du combat intransigeant de Lénine pour construire le Parti bolchévique contre toutes sortes d’opportunistes et de conciliateurs (dont Trotsky) entre 1905 et 1917, à une époque où le suivisme des menchéviks à l’égard de la bourgeoisie libérale se manifestait pleinement. Dans son livre Défense de Léon Trotsky, North prend en effet la défense de Trotsky… contre Lénine : « A ce stade de l’histoire du mouvement social-démocrate russe, les différences entre les fractions étaient bien moins marquées qu’elles ne devaient l’être en 1917. En effet, la position politique de Trotsky fut effectivement renforcée par son indépendance relative vis-à-vis des différentes fractions politiques. »

Laissons Trotsky lui-même prendre position contre ces sottises. Il a écrit à propos du Bloc d’août 1912, qui représentait le point culminant de ses efforts conciliationnistes :

« J’étais beaucoup plus proche des bolcheviks sur l’orientation politique générale, mais j’étais hostile au “régime” léniniste, car je n’avais pas encore réussi à comprendre qu’un parti solidement soudé et centralisé est indispensable pour atteindre le but révolutionnaire. [...]

« En dépit de ma conception de la révolution permanente qui, sans aucun doute, dessinait la perspective juste, je ne m’étais pas encore affranchi à cette époque, en particulier dans le domaine de l’organisation, des traits caractéristiques du révolutionnaire petit-bourgeois. Je souffrais de “conciliationnisme” envers les mencheviks et de méfiance envers le centralisme de Lénine. »

– « D’une égratignure au danger de gangrène », Défense du marxisme (1940)

Lénine réussit à transcender sa propre conception théorique inadéquate et à tracer un cap vers la révolution ouvrière en 1917. Quant à Trotsky, il mit un terme à ses hésitations centristes sur la question du parti et devint un dirigeant bolchévique de premier plan. Si l’on veut lutter pour le communisme authentique, il faut tirer les leçons du combat de Lénine pour forger un parti prolétarien d’avant-garde. Par contre, exhumer l’héritage de Kautsky ne peut que mener une fois de plus les ouvriers à un cul-de-sac « démocratique ». Tout en reconnaissant en 1919 que « Kautsky était sans le moindre doute le théoricien le plus éminent de la IIe Internationale », Trotsky résuma de la façon suivante son rôle historique :

« Il s’imprégna du marxisme comme de quelque chose de tout fait et le vulgarisa comme un bon maître d’école du socialisme scientifique. C’est dans la période de profond reflux entre l’écrasement de la Commune et la première révolution russe qu’il fut à l’apogée de son activité. Le capitalisme triomphant était en pleine expansion. Les organisations ouvrières se développaient presque automatiquement, mais le but ultime, la tâche qu’avait le prolétariat d’accomplir la révolution sociale, s’était séparé du mouvement lui-même et n’avait plus qu’une existence purement académique.

« Pendant ce temps-là, les relations entre les principaux Etats capitalistes se tendaient de plus en plus ; le dénouement approchait. Tous les partis socialistes devaient trancher : fallait-il être pour son Etat national, ou contre lui ? Soit on tirait les conclusions qu’imposait la théorie révolutionnaire, soit on poussait la pratique opportuniste jusqu’à sa conclusion logique. Mais toute l’autorité de Kautsky reposait sur sa capacité à réconcilier la politique opportuniste et la théorie marxiste.

« La guerre fit éclater au grand jour tout le mensonge et la pourriture du “kautskysme”. »

– « Karl Kautsky », Guerre et révolution, 1922 (édition russe)