Spartacist, édition française, numéro 41 |
Été 2013 |
Lettre de Fiodor Dingelstedt
C’est avec l’autorisation de la Houghton Library, université de Harvard (MS Russ 13 [T2755]), que nous publions (traduite du russe par Spartacist) la lettre suivante adressée à Trotsky.
11 octobre 1928
Cher camarade Léon Davidovitch,
Nous avons reçu le chapitre III de la « Critique » il y a à peine quelques jours, puis (par d’autres conduits) le chapitre I. C’était une grande joie. Le chapitre III regorge d’arguments précieux contre les positions petites-bourgeoises sur l’expérience de la Révolution chinoise ; c’est ce que nous avons particulièrement aimé. Nous l’étudions en rapport avec les critiques des erreurs de Radek. De plus, ce chapitre prédétermine aussi à mon sens la réponse à la question d’une assemblée constituante en Chine. En fait, on peut y lire que:
1. La Révolution de février s’était produite en Chine en 1911.
2. Il n’y a pas eu et il n’y aura pas d’autre dictature « démocratique » que celle que le Guomindang exerçait en 1925.
3. Pour avancer vers une véritable solution des problèmes démocratiques bourgeois de la révolution il faut concentrer tout le pouvoir entre les mains du prolétariat.
4. La formule de la dictature démocratique pour cela (pour la Révolution chinoise) est définitivement périmée.
5. Les tâches de la révolution bourgeoise et démocratique devront remplir la première période de la dictature imminente du prolétariat et des paysans pauvres chinois.
C’est sur ces thèses brillantes et concises que doivent reposer les fondements de la section correspondante du programme du Comintern. Je crois que vous aussi vous avez écrit tout cela dans le même but. On ne peut pas garder ces thèses en réserve pour le jour où une situation révolutionnaire se présente, et les ressortir ensuite pour l’arène politique.
Donc, si tel est le cas, si l’on ne peut véritablement pas et si l’on ne doit pas cacher notre point de vue sur les perspectives de la Révolution chinoise, pourquoi avancer le mot d’ordre de l’assemblée constituante ?
Peut-on diviser simultanément l’attention du prolétariat entre la lutte pour une assemblée constituante démocratique de toutes les classes et celle pour la dictature prolétarienne, qui en Chine approche à grands pas ?
Peut-on accepter l’idée que le mot d’ordre d’une assemblée constituante aura la moindre importance réelle dans le sens de neutraliser ne serait-ce qu’une partie de la bourgeoisie, si la bourgeoisie a non seulement franchi son étape de Février, mais qu’elle a aussi réalisé son Octobre ?[1]
Peut-on compter sur l’idée que le prolétariat et les paysans pauvres soutiendront ce mot d’ordre si toute la période précédente de lutte révolutionnaire a mené logiquement au mot d’ordre des soviets, et si tout le sens de cette lutte a mené au fait que l’assemblée constituante a déjà été dispersée par avance ?
J’ai reçu aujourd’hui votre carte postale du 27 septembre où vous avancez qu’en Chine aujourd’hui il n’y a pas de révolution, qu’elle a maintenant reculé encore plus en Chine qu’elle ne l’a fait en Inde[2], et que les questions « constitutionnelles » reviennent inévitablement au premier plan. J’ai peur qu’en posant la question de cette façon vous vous retrouviez dans la jungle des illusions constitutionnelles. Il ne fait aucun doute que nos camarades chinois vont devoir pendant une période transitoire trouver des mots d’ordre différents de ceux qui mobilisent les masses en vue du but final. Ils doivent également trouver des mots d’ordre qui reflètent les revendications quotidiennes mineures des masses ; ils doivent même entrer au parlement s’ils en ont la possibilité, sans dédaigner aucun cadre légal.
Mais tout ceci n’a aucune incidence sur le mot d’ordre d’une assemblée constituante ; parce que ce n’est pas un mot d’ordre constitutionnel mais un mot d’ordre révolutionnaire (emprunté il faut le dire de l’époque des révolutions bourgeoises). Ce serait une illusion de penser que le mot d’ordre pour la destruction d’un ordre existant, parlementaire ou d’autre nature, par une assemblée constituante, pourrait être réalisé pacifiquement et « constitutionnellement ». L’établissement d’un ordre nouveau n’est possible qu’après une révolution, et comme résultat de la révolution. Bien sûr, on peut argumenter que cela nous a bien servi de convoquer au moment opportun l’Assemblée constituante en 1917 ; mais précisément, le contexte à ce moment-là était révolutionnaire.
C’est pourquoi le mot d’ordre d’une assemblée constituante dans une période de réaction n’a pas plus d’importance politique réelle que celui des soviets. Au contraire, dans les conditions concrètes qui existent en Chine, ce mot d’ordre est réduit à néant et doit même avoir une valeur négative.
Voilà les opinions que je voulais exposer en plus de ce que j’ai dit précédemment.
Concernant le premier chapitre de la « Critique », on peut maintenant dire que Boukharine et Staline, avec tous leurs « disciples », ont maintenant le dos au mur, une fois pour toutes : aucun prestidigitateur manipulant la citation ne pourra plus jamais rien dire d’intelligent en défense de la théorie du socialisme dans un seul pays. Ce chapitre contient une clarification définitive de cette question sur laquelle Zinoviev avait, à son heure, jeté plus de confusion que de clarté, parce qu’il était incapable de comprendre ce que Lénine avait dit sur ce sujet.
Quant à « Et maintenant ? » nous n’en avons à ce jour pas encore la totalité : nous en avons reçu des morceaux, espacés par de longs intervalles. Nous attendons avec impatience votre bilan complet du travail du Congrès.
Mes salutations à L.L. [Léon Sedov, fils de Trotsky],
Cordiale poignée de main
Bien à vous
F. Dingelstedt
1. Je ne vais pas répéter la question connexe que je vous ai envoyée dans l’une de mes précédentes lettres : est-il possible de tromper la bourgeoisie avec une assemblée constituante ?
2. Je ne peux absolument pas être d’accord avec cela non plus. Aurait-on pu dire alors qu’en Russie, après 1907, la révolution avait reculé encore plus loin que, disons, en Chine à l’époque ?