Spartacist, édition française, numéro 39

été 2009

 

A bas les postes exécutifs de l’Etat capitaliste !

Principes marxistes et tactiques électorales

L’article suivant est traduit de Spartacist (édition anglaise) no 61, printemps 2009, mais contient des corrections factuelles mineures.

La Cinquième Conférence de la Ligue communiste internationale (LCI) a adopté en 2007 la position que les marxistes doivent refuser par principe de se présenter aux élections pour les postes exécutifs de l’Etat capitaliste, comme par exemple celui de président de la République, de maire ou de gouverneur d’Etat ou de province. Cette position découle de notre conception que l’Etat capitaliste est le comité exécutif de la classe dirigeante. Cet Etat consiste fondamentalement en des détachements d’hommes armés – l’armée, la police, les tribunaux et les prisons – dont le rôle est de protéger la domination de classe de la bourgeoisie et son système de production.

Les communistes peuvent être députés seulement en tant qu’oppositionnels, agissant comme des tribuns révolutionnaires de la classe ouvrière au Congrès américain, dans les parlements ou autres instances législatives. En revanche, pour assumer des fonctions exécutives ou encore gagner le contrôle d’un parlement bourgeois ou d’un conseil municipal, que ce soit indépendamment ou dans le cadre d’une coalition, il faut prendre la responsabilité d’administrer la machine de l’Etat capitaliste. La LCI avait auparavant la position suivante : en tant que communistes on pouvait se présenter aux élections pour un poste exécutif à condition d’annoncer par avance que l’on n’avait pas l’intention d’accepter le poste. Mais en réexaminant cette question, nous sommes arrivés à la conclusion que le fait d’être candidat à un poste exécutif implique, qu’on le veuille ou non, que l’on est prêt à accepter de telles responsabilités, quels que soient les démentis que l’on puisse faire par avance. Etre candidat à un poste exécutif, quand on se réclame du marxisme, ne peut que conférer une légitimité aux conceptions réformistes les plus répandues sur l’Etat.

Ainsi que nous l’écrivions en 2007 dans le document de notre conférence :

« En adoptant cette position contre présenter des candidats à des postes exécutifs, nous reconnaissons et codifions ce qu’il faut voir comme le corollaire de l’Etat et la révolution et de la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky de Lénine, qui sont en fait les documents fondateurs de la Troisième Internationale. Cette conception de l’Etat était déjà dégradée au Deuxième Congrès de l’IC, où la distinction ne fut pas faite, à propos de l’activité électorale, entre un poste exécutif et un poste parlementaire. Ainsi, nous continuons à compléter le travail programmatique et théorique des quatre premiers congrès de l’IC. Il est assez facile de promettre que vous n’allez pas accepter de poste exécutif quand les chances de gagner sont infimes. Mais la question est : que se passe-t-il lorsque vous gagnez ? […]
« Notre pratique précédente était conforme à celle du Comintern et de la Quatrième Internationale. Ceci ne signifie pas que nous avons manqué de principes dans le passé : le principe n’avait jamais été reconnu comme tel, que ce soit par nos prédécesseurs ou par nous-mêmes. Le programme évolue au fur et à mesure que de nouvelles questions surgissent, et nous étudions scrupuleusement et de façon critique le travail de nos prédécesseurs révolutionnaires. »

– « A bas les postes exécutifs ! », Spartacist édition française no 38, été 2008

Ce qui est en jeu avec la question de poser sa candidature à un poste exécutif, c’est l’opposition fondamentale entre le marxisme et le réformisme : le prolétariat peut-il utiliser la démocratie bourgeoise et l’Etat bourgeois pour mener à bien une transition pacifique vers le socialisme, ou au contraire le prolétariat doit-il démolir la vieille machine étatique et créer à sa place un nouvel Etat pour imposer son propre pouvoir de classe – la dictature du prolétariat – afin de réprimer et d’exproprier les exploiteurs capitalistes ?

Les sociaux-démocrates et les réformistes de tout bord dénoncent la révolution d’Octobre depuis 1917, à commencer par les menchéviks russes et notablement le social-démocrate et ex-marxiste allemand Karl Kautsky. Ils argumentent que les bolchéviks n’auraient pas dû conduire le prolétariat à la prise du pouvoir. Au lieu de cela, affirment les réformistes, le prolétariat russe aurait dû donner les rênes à la bourgeoisie libérale et la soutenir, le tout au nom de la défense de la « démocratie ». L’Etat et la révolution, écrit à la veille de la révolution d’Octobre, ainsi que la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky écrit un an plus tard, tous deux sur la même question, réfutent de façon décisive ces positions. Dans ces ouvrages, Lénine rétablit la vérité sur Marx et Engels en dénonçant les falsifications et les autojustifications des opportunistes. Ces derniers, en effet, citaient sélectivement, déformaient les propos et faisaient même parfois carrément disparaître les positions de Marx et Engels afin de justifier leur propre trajectoire antirévolutionnaire.

Les révisionnistes et les réformistes en font tout autant aujourd’hui. Leur activité politique se définit complètement à l’intérieur du cadre de la société bourgeoise. Cette politique consiste à faire « l’éducation des masses dans l’idée de l’inébranlabilité de l’Etat bourgeois », comme le disait si pertinemment Trotsky (les Leçons d’Octobre, 1924). Aujourd’hui, dans un monde défini par la liquidation finale de la révolution d’Octobre et l’acceptation générale de la « mort du communisme », les organisations qui prétendent adhérer au marxisme s’accommodent bien plus encore de la domination de la classe capitaliste.

Après avoir fait cause commune avec l’impérialisme « démocratique » contre l’Etat ouvrier dégénéré soviétique et les Etats ouvriers bureaucratiquement déformés d’Europe de l’Est, ces organisations épousent aujourd’hui la démocratie bourgeoise avec encore moins de gêne ; elles ne font dans l’ensemble même plus semblant d’avoir pour but la révolution prolétarienne. En France, les pseudo-trotskystes de Lutte ouvrière, le groupe lambertiste (qui s’appelle maintenant Parti ouvrier indépendant) et la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), section phare du Secrétariat unifié (SU), présentent régulièrement des candidats à la présidence semi-bonapartiste. Aux élections présidentielles de 2007, le candidat des lambertistes était le maire d’une petite commune et il s’est présenté comme « le candidat des maires » ; de leur côté, LO et la LCR financent en partie leurs activités électorales grâce à des subventions directes et substantielles de l’Etat capitaliste français. Au Brésil, Miguel Rossetto, dirigeant du groupe local du SU, avait carrément accepté un portefeuille ministériel dans le gouvernement bourgeois de front populaire dirigé par le social-démocrate Lula. La LCR s’est transmuée en Nouveau Parti anticapitaliste qui rejette toute référence au communisme ou à la révolution. En Grande-Bretagne, le Socialist Party (le noyau central du Comité pour une internationale ouvrière de Peter Taaffe), après avoir passé, dans une précédente incarnation, plusieurs décennies à essayer de réformer de l’intérieur le vieux Parti travailliste, appelle désormais à un « parti ouvrier de masse » défini par un réformisme « travailliste à l’ancienne » comme alternative au nouveau Parti travailliste de Blair et Brown.

Parmi les rares groupes se prétendant marxistes qui continuent encore de temps en temps à utiliser le langage de la révolution d’Octobre, on trouve la Bolshevik Tendency (BT) et l’Internationalist Group (IG). La BT a été constituée par une poignée d’individus qui avaient quitté notre organisation au commencement des années 1980 en réaction au début de la deuxième guerre froide ; elle est dirigée par un sociopathe du nom de Bill Logan, que nous avons exclu en 1979 pour crimes contre la moralité communiste et la décence humaine élémentaire. Les cadres fondateurs de l’IG ont déserté notre parti en 1996 à la suite de la contre-révolution en Europe de l’Est et en Union soviétique pour poursuivre une orientation opportuniste envers divers milieux petits-bourgeois « radicaux ». Ces deux groupes, qui en quelque sorte encadrent la période de la guerre froide chacun à une extrémité, se sont retrouvés pour dénoncer notre refus de présenter des candidats à des postes exécutifs.

L’IG prétend que notre position est en rupture avec « la continuité du trotskysme authentique » (« France : la droite dure au gouvernail », supplément à l’Internationaliste, mai 2007) ; ils font ici allusion à la campagne électorale de 1985 pour la mairie de New York, où nous avions présenté Marjorie Stamberg (qui aujourd’hui soutient l’IG). Nous suivions alors les pratiques de nos prédécesseurs révolutionnaires, et notre position n’enfreignait pas subjectivement les principes communistes. Mais il serait maintenant contraire à ces principes de continuer à défendre de telles campagnes électorales comme le fait l’IG, qui affirme que les communistes peuvent se présenter « à n’importe quel poste », y compris celui de commandant en chef impérialiste. L’IG déclare : « Si – cas extraordinaire – un candidat révolutionnaire avait eu suffisamment d’influence pour pouvoir être élu, c’est que le parti trotskyste aurait déjà commencé la construction de conseils ouvriers et d’autres organes de caractère soviétique. Et il insisterait que, s’ils étaient élus élus [sic], ses candidats se baseraient sur ces organes de pouvoir ouvrier et non sur des institutions de l’Etat bourgeois. » Et la BT de citer ce passage avec approbation en reprenant la caractérisation de « nouveauté » faite par l’IG concernant notre position ; la BT y rajoute sa propre touche parlementariste : « Les camarades de la LCI finiront peut-être par conclure que se présenter aux élections législatives est aussi “un obstacle” parce que le parti majoritaire se retrouve à exercer le pouvoir exécutif » (« La LCI rejette les “postes exécutifs” : des présidents et des principes », 1917, 2008).

L’IG ne s’oppose pas à ce que les communistes se présentent pour des postes exécutifs, et laisse ouverte la possibilité qu’ils assument ces fonctions « s’ils étaient élus », du moins dans une situation révolutionnaire ; en tout cas l’IG ne rejette pas une telle possibilité. La BT, pour sa part, efface toute distinction entre le ministérialisme, c’est-à-dire être ministre dans un gouvernement bourgeois, et le fait de se présenter comme député ouvrier révolutionnaire dans un parlement bourgeois. Derrière les lamentations de la BT perce l’hypothèse implicite (profondément fausse et exprimant des préjugés petits-bourgeois) que les parlements bourgeois sont des assemblées souveraines exprimant « la volonté du peuple ». C’est de toute évidence à « la mère de tous les parlements », le Parlement de Sa Majesté la reine d’Angleterre, que pense la BT. Elle proclame ensuite : « Bien sûr, le seul moyen d’“abolir” les institutions de l’Etat bourgeois, c’est par la révolution socialiste » (ibid.), mais ce n’est là qu’un sermon du dimanche pour esprits crédules.

L’IG et la BT font opportunément tomber du ciel une « situation révolutionnaire » pour camoufler leur position opportuniste. Si les bolchéviks avaient suivi l’exemple des menchéviks, et qu’ils étaient entrés dans le Gouvernement provisoire bourgeois en 1917, au beau milieu d’une situation révolutionnaire, leur appel à « Tout le pouvoir aux soviets » ne serait plus resté qu’une coquille vide et ils seraient devenus l’aile gauche de la démocratie bourgeoise. Quoi qu’en disent l’IG et la BT, l’histoire est jonchée de « cas exceptionnels » où de soi-disant socialistes et communistes ont invoqué les circonstances particulières pour justifier de mettre la main sur les leviers du pouvoir d’Etat bourgeois. De plus, l’IG et la BT oublient à dessein qu’historiquement, il est tout à fait courant que les partis ouvriers réformistes se fassent la main à l’administration de l’Etat bourgeois en gagnant la mairie lorsqu’ils remportent la majorité dans les conseils municipaux, souvent sans qu’il y ait la moindre situation révolutionnaire en vue. Ce municipalisme, ou « socialisme municipal », sert non pas à faire avancer la cause de la révolution prolétarienne, mais à la faire dérailler.

La question des candidatures aux postes exécutifs remonte directement à la bataille inachevée contre le ministérialisme lancée à l’aube du XXe siècle par l’aile gauche de la Deuxième Internationale, et notamment par Rosa Luxemburg. Les arguments avec lesquels l’IG et la BT défendent leur ligne sur les postes exécutifs les placent à droite par rapport à l’aile gauche de la social-démocratie d’avant la Première Guerre mondiale.

Dans cette période postsoviétique, le prolétariat se trouve dans le creux de la vague. Il est d’autant plus important dans ces circonstances que les révolutionnaires défendent les conquêtes programmatiques vitales du passé et qu’ils approfondissent et étendent leur compréhension du programme marxiste, par l’examen critique, la discussion et la mise en pratique. Pour ce faire, il faut se tourner vers l’expression la plus élevée des luttes et de la conscience politique du prolétariat, comme les leçons des révolutions de 1848, celles de la Commune de Paris en 1871 et celles de la plus grande conquête du prolétariat à ce jour, la Révolution d’octobre 1917, qui a démontré de manière définitive qu’il y a incompatibilité totale entre assumer des fonctions exécutives dans un gouvernement capitaliste et lutter pour le pouvoir d’Etat prolétarien.

Marx et Engels sur l’Etat

Dans le Manifeste communiste, rédigé juste avant les soulèvements révolutionnaires de 1848, Marx et Engels expliquent clairement que « la première étape dans la révolution ouvrière » c’est que la classe ouvrière érige son propre Etat (Manifeste du Parti communiste, décembre 1847-janvier 1848). « Le prolétariat », continuent-ils, « se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’Etat, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives. » Comme le fait remarquer Lénine dans l’Etat et la révolution, le Manifeste ne dit pas comment l’Etat bourgeois doit être remplacé par l’Etat prolétarien ; il ne parle a fortiori pas non plus d’une voie parlementaire au socialisme : le suffrage universel existait à peine.

Début 1852, Marx était arrivé à la conclusion que « La République parlementaire, enfin, se vit contrainte, dans sa lutte contre la révolution, de renforcer par ses mesures de répression les moyens d’action et la centralisation du pouvoir gouvernemental. Toutes les révolutions politiques n’ont fait que perfectionner cette machine, au lieu de la briser » (le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, 1852). Mais c’est surtout l’expérience de la Commune de Paris en 1871 qui fit conclure à Marx et Engels que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte » (la Guerre civile en France, 1871). Dans cet ouvrage, Marx remarquait : « Au fur et à mesure que le progrès de l’industrie moderne développait, élargissait, intensifiait l’antagonisme de classe entre le Capital et le Travail, le pouvoir d’Etat prenait de plus en plus le caractère d’un pouvoir public organisé aux fins d’asservissement social, d’un appareil de la domination de classe. » Le premier décret de la Commune fut par conséquent de supprimer l’armée permanente et de la remplacer par le peuple en armes. La Commune, qui remplaçait le pouvoir d’Etat bourgeois, « devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois » (ibid.).

Dans le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), de soi-disant partisans de Marx et Engels essayèrent à plusieurs reprises d’émousser ou de détourner cette perspective révolutionnaire internationaliste, principalement sur la question de l’Etat. En 1875, lorsque le SPD unifié avança dans son programme de fondation la revendication d’un « Etat libre », Marx la critiqua très durement. Saisissant bien au passage l’essence de l’Allemagne du Kaiser au XIXe siècle, Marx fustigea le programme de Gotha qui recourait à la supercherie de :

« réclamer des choses qui n’ont de sens que dans une République démocratique, à un Etat qui n’est qu’un despotisme militaire, à armature bureaucratique et à blindage policier, avec un enjolivement de formes parlementaires, avec des mélanges d’éléments féodaux et des influences bourgeoises et, par-dessus le marché, à assurer bien haut cet Etat, que l’on croit pouvoir lui imposer pareilles choses “par des moyens légaux”.
« La démocratie vulgaire elle-même, qui, dans la République démocratique, voit l’avènement du millénaire et qui ne soupçonne nullement que c’est précisément sous cette dernière forme étatique de la société bourgeoise que se livrera la suprême bataille entre les classes, la démocratie elle-même est encore à cent coudées au-dessus d’un démocratisme de cette sorte, confiné dans les limites de ce qui est autorisé par la police et prohibé par la logique. »

Critique du programme de Gotha, 1875

Engels fut contraint de revenir sur ce sujet (et en même temps de dénoncer le ministérialisme) dans sa critique du programme d’Erfurt de 1891 :

« Une chose absolument certaine, c’est que notre Parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver à la domination que sous la forme de la République démocratique. Cette dernière est même la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l’a déjà montré la grande Révolution française. N’est-il pas, en effet, inconcevable que nos meilleurs hommes doivent devenir ministres sous un empereur, comme par exemple Miquel ?
« Or, il semble légalement impossible de poser directement dans le programme la revendication de la République, – et pourtant cela a pu se faire même sous Louis-Philippe, en France, aussi bien qu’en Italie aujourd’hui. Mais le fait qu’il n’est pas même permis d’établir en Allemagne un programme de parti ouvertement républicain, prouve combien formidable est l’illusion qu’on pourra, par une voie bonnement pacifique, y organiser la République, et pas seulement la République, mais encore la société communiste. »

Critique du projet de programme social-démocrate de 1891, juin 1891

Johannes Miquel fit partie de la Ligue des communistes jusqu’en 1852 ; ensuite il passa à la bourgeoisie et finit par diriger le Parti national-libéral et être ministre pendant de nombreuses années.

Dans les dernières décennies du XIXe siècle, le SPD allemand s’était énormément développé, en taille et en influence, malgré la loi contre les socialistes promulguée par Bismarck en 1878, et cette croissance s’était encore accélérée après l’abolition de la loi en 1890. Un énorme secteur municipal et parlementaire s’était créé à la suite d’une série de succès électoraux. Le parti disposait désormais d’importantes ressources, financières et autres, et la machine du parti ainsi que son appareil syndical s’étaient alourdis. Tous ces éléments se combinaient pour exercer une influence conservatrice et constituer la base matérielle d’une tendance opportuniste puissante et plus prononcée que jamais. Dans le manuscrit de son introduction de 1891 au principal ouvrage de Marx sur la Commune de Paris, Engels écrivait :

« Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. »

– Introduction à la Guerre civile en France de Marx, mars 1891

Les éditeurs du SPD, lorsqu’ils publièrent le livre, remplacèrent « philistin social-démocrate » par « philistin allemand » !

Dans les années qui suivirent la mort d’Engels en 1895, Eduard Bernstein, un des dirigeants du SPD, donna une expression théorique à cette tendance opportuniste grandissante en rejetant ouvertement le marxisme révolutionnaire en faveur d’un « socialisme évolutionnaire » fondé sur la réforme graduelle de la société bourgeoise. Bernstein annonça que pour lui le « mouvement » était tout et le but final, le socialisme, n’était rien. Les impulsions réformistes de la social-démocratie allemande officielle étaient déjà devenues si fortes en 1895 que lorsque Engels remit son introduction aux Luttes de classes en France, 1848-1850 de Marx, l’exécutif du SPD la trouva trop révolutionnaire et demanda à Engels de la modérer. Il tenta à contrecœur de répondre à leur demande.

L’exécutif du SPD ne publia pas l’intégralité de cette deuxième version. Il en supprima certains passages – derrière le dos d’Engels – pour donner l’impression que ce dernier avait abandonné ses conceptions révolutionnaires. Pour ne prendre que l’exemple le plus fameux, l’exécutif laissa la formule « La rébellion d’ancien style, le combat sur les barricades, qui, jusqu’à 1848, avait partout été décisif, était considérablement dépassé » (introduction du 6 mars 1895 aux Luttes de classes en France, 1848-1850), mais supprima cette affirmation catégorique : « Cela veut-il dire qu’à l’avenir le combat de rues ne jouera plus aucun rôle ? Pas du tout. Cela veut dire seulement que les conditions depuis 1848 sont devenues beaucoup moins favorables pour les combattants civils et beaucoup plus favorables pour les troupes. Un combat de rues ne peut donc à l’avenir être victorieux que si cette infériorité de situation est compensée par d’autres facteurs » (ibid.). Parmi lesquels, explique Engels plus haut dans son introduction, il y a la nécessité pour les insurgés « d’amollir les troupes en les influençant moralement […]. Si cela réussit, la troupe refuse de marcher, ou les chefs perdent la tête, et l’insurrection est victorieuse » (ibid.).

Ce que dit Engels, ce n’est pas, quoi qu’en aient dit par la suite les réformistes, que la révolution est dépassée, mais que les forces du prolétariat doivent scissionner l’armée bourgeoise. Dès 1856 Marx, très conscient que l’armée prussienne était essentiellement constituée d’une large base de paysans, disait sans détour : « Tout dépendra en Allemagne de la possibilité de couvrir la révolution prolétarienne par une sorte de seconde édition de la guerre des paysans. Alors, tout ira pour le mieux » (lettre à Engels, 16 avril 1856).

Marx sur la question d’une voie « pacifique »

Les réformistes sociaux-démocrates se sont aussi emparés de passages isolés de Marx et Engels qui laissent ouverte la possibilité que, dans certains pays, il y ait une transition pacifique au socialisme. Dans un discours prononcé à Amsterdam, rapporté dans le journal la Liberté, Marx disait :

« Nous savons la part qu’il faut faire aux institutions, aux mœurs et aux traditions des différentes contrées, et nous ne nions pas qu’il existe des pays comme l’Amérique, l’Angleterre, et, si je connaissais mieux vos institutions, j’ajouterais la Hollande, où les travailleurs peuvent arriver à leur but par des moyens pacifiques. Si cela est vrai, nous devons reconnaître aussi que, dans la plupart des pays du continent, c’est la force qui doit être le levier de nos révolutions ; c’est à la force qu’il faudra en appeler pour un temps afin d’établir le règne du travail. »

– Marx, « Sur le Congrès de la Haye », 8 septembre 1872

Marx se basait pour cet argument sur le fait que, selon lui, ces Etats particuliers ne disposaient pas d’une clique militariste ou d’un important appareil bureaucratique. Mais cette supposition était erronée : la Grande-Bretagne et la Hollande possédaient toutes deux de vastes empires coloniaux et elles avaient besoin d’une importante bureaucratie et par conséquent d’un appareil militaire pour soumettre les masses. Sous la reine Victoria (1837-1901), outre la guerre de Crimée de 1853 à 1856, la Grande-Bretagne se lança pour étendre et maintenir son empire dans une série quasi ininterrompue d’opérations militaires et de guerres de plus ou moins grande importance, dont la deuxième guerre des Boers [1899-1902] fut le couronnement.

Les Etats-Unis étaient à cette époque dans leur période la plus démocratique, celle de la Reconstruction après la Guerre civile américaine [la guerre de Sécession]. Mais cette guerre [1861-1865] avait provoqué un gigantesque essor du capital nordiste, si bien que lorsque Grant devint président [1868], tous les éléments étaient en place pour que les Etats-Unis deviennent un impérialisme qui allait s’épanouir complètement au fil des décennies suivantes. C’est à cette époque que le capital américain entreprit pour de bon l’asservissement économique du Mexique (dont le territoire avait déjà été sérieusement amputé à la suite de la guerre américano-mexicaine de 1846-1848), s’emparant de terres agricoles de choix, de concessions minières et de chemins de fer. L’écrasement de la grande grève des cheminots en 1877 et le démantèlement de la Reconstruction la même année furent incontestablement des jalons de ce processus.

Au moment de la Révolution de 1848, l’appréciation de Marx concernant la possibilité d’une transition pacifique vers le socialisme en Angleterre était différente. Commentant la défaite de la classe ouvrière française face à la bourgeoisie cette année-là, il souligna qu’il fallait un soulèvement victorieux contre la bourgeoisie anglaise :

« La libération de l’Europe, que ce soit le soulèvement des nationalités opprimées pour leur libération, ou la chute de l’absolutisme féodal, dépend donc du soulèvement victorieux de la classe ouvrière française. Mais chaque bouleversement social français échoue nécessairement contre la bourgeoisie anglaise, la domination industrielle et commerciale mondiale de la Grande-Bretagne. Toute réforme sociale partielle en France et sur le continent européen en général, dans la mesure où elle doit être définitive, est et reste un vœu pieux sans consistance. Et la vieille Angleterre ne sera renversée que par une guerre mondiale qui seule peut offrir au parti chartiste, au parti ouvrier anglais organisé, les conditions d’un soulèvement victorieux contre ses oppresseurs gigantesques. »

– « Le mouvement révolutionnaire », 31 décembre 1848

Après l’échec des révolutions de 1848, le capitalisme connut une croissance phénoménale sur le continent. Mais même en tenant compte du fait que les rapports entre puissances économiques avaient quelque peu évolué, les observations de Marx sur la Grande-Bretagne conservaient l’essentiel de leur validité, au moins jusqu’à la Commune et au-delà.

Mais aujourd’hui les spéculations de Marx en 1872 importent peu, car nous sommes dans une période fondamentalement différente de l’histoire mondiale : l’époque impérialiste, marquée par la domination du capital financier monopoliste où une poignée de grandes puissances capitalistes se font concurrence pour la domination du monde. Dans de telles circonstances, l’idée d’une transition pacifique et parlementaire vers le socialisme est pire qu’une chimère : c’est un programme réformiste qui enchaîne le prolétariat à son ennemi de classe.

La très mal-nommée Bolshevik Tendency, comme pour illustrer cet argument, cite une lettre d’Engels datant de 1893 pour polémiquer contre notre refus d’être candidats à des postes exécutifs. Engels répondait à un socialiste émigré (F. Wiesen, de Baird au Texas) pour qui le fait de présenter des candidats à l’élection présidentielle américaine constituait un déni des principes révolutionnaires. Wiesen voulait qu’on adopte une position de principe, ce qu’Engels rejeta comme « académique » en faisant observer que l’objectif d’une révolution ouvrière aux Etats-Unis « est très lointain » et qu’il était prématuré de faire de la candidature à des élections sénatoriales ou présidentielles une question de principe. Il argumentait :

« Je ne vois pas en quoi le fait de présenter des candidats pour un poste politique élu, ou de voter pour ces candidats, implique forcément une violation des principes sociaux-démocrates, même si nous visons à l’abolition de ces postes-là.
« On peut être d’avis que le meilleur moyen d’abolir la présidence et le Sénat en Amérique est d’élire à ces postes des hommes qui se seront engagés à les abolir ; on agira aussi alors en conséquence. D’autres peuvent penser que cette méthode est inappropriée ; c’est une affaire qu’on peut discuter. Il peut y avoir des circonstances dans lesquelles le premier mode d’action entraînerait la violation des principes révolutionnaires ; je ne vois pas pourquoi il devrait en être ainsi toujours et partout. »

– Lettre d’Engels à F. Wiesen, 14 mars 1893 [traduit par nos soins]

La préoccupation principale d’Engels était d’encourager le Socialist Labor Party (Parti ouvrier socialiste, SLP), essentiellement constitué d’émigrés, à s’investir dans la mise en place d’un mouvement ouvrier politique. Dans cette optique Engels avait quelques années auparavant souligné l’importance de la candidature en 1886 pour la mairie de New York de Henry George, qui était pour l’impôt foncier comme seul impôt, et se présentait sur la liste de l’United Labor Party. Pour Engels c’était une première étape vers un parti ouvrier indépendant sur le modèle des partis sociaux-démocrates européens. En 1893 il ne savait pas quels seraient les principes qui seraient applicables dans l’arène parlementaire, quand sonnerait l’heure de la bataille. Comment aurait-il pu à cette époque avoir une idée de quel genre de parti les travailleurs ont besoin pour prendre le pouvoir ? Ou une idée des principes du parlementarisme bolchévique, ou de la dynamique du soutien critique aux traîtres réformistes ? Mais il en savait tout de même assez pour montrer la voie de la guerre civile.

On ne peut en dire autant de la BT, qui ne cite Engels que pour défendre subrepticement le ministérialisme. En 1920, Trotsky écrivait dans une polémique contre Kautsky :

« L’Etat démocratique bourgeois ne se borne pas à accorder aux travailleurs de meilleures conditions de développement politique par rapport à celles de l’absolutisme ; il limite ce même développement par sa légalité, il accumule et renforce avec art, parmi de petites aristocraties prolétariennes, les mœurs opportunistes et les préjugés légalistes. Au moment où la catastrophe – la guerre – devint imminente, l’école de la démocratie se révéla tout à fait incapable de conduire le prolétariat à la révolution. Il y fallut l’école barbare de la guerre, des ambitions social-impérialistes, des plus grands succès militaires et d’une défaite sans exemple. Après ces événements, qui ont apporté quelques modifications dans le monde et même dans le programme d’Erfurt, resservir les anciens lieux communs sur la signification du parlementarisme pour l’éducation du prolétariat, c’est retomber politiquement en enfance. »

– Trotsky, Terrorisme et communisme (1920)

Peut-être la BT va-t-elle changer le nom de son journal de 1917 (cela fait-il référence à Février ?) à 1893 !

1900 : La lutte contre le millerandisme

Que voulait dire occuper un poste exécutif dans l’Etat bourgeois ? Cette question se posa à brûle-pourpoint en juin 1899, lorsque Alexandre Millerand devint le premier dirigeant socialiste à accepter un portefeuille dans un gouvernement bourgeois. Dans une lettre de 1894, que l’article de la BT ne cite pas, Engels avait précisément mis en garde contre une telle possibilité au cas où les républicains italiens parviendraient au pouvoir à la tête d’un mouvement révolutionnaire soutenu par les socialistes. Engels écrivait au dirigeant socialiste italien Filippo Turati :

« Après la victoire commune, on pourrait nous offrir quelques sièges au nouveau gouvernement, mais toujours en minorité. CECI EST LE PLUS GRAND DANGER. Après février 1848, les démocrates socialistes français (de la Réforme, Ledru-Rollin, L. Blanc, Flocon, etc.) ont commis la faute d’occuper des sièges pareils. Minorité au gouvernement, ils ont partagé volontairement la responsabilité de toutes les infamies & trahisons vis-à-vis des ouvriers, commises par la majorité des républicains purs ; tandis que la présence de ces messieurs au gouvernement paralysait complètement l’action révolutionnaire de la classe ouvrière qu’ils prétendaient représenter. »

– « Engels à Filippo Turati », 26 janvier 1894, reproduite par Jacques Texier dans Révolution et démocratie chez Marx et Engels (Paris, Presses universitaires de France, 1998)

Cinq ans plus tard, Millerand, pour justifier son portefeuille de ministre du Commerce dans le cabinet du président du Conseil René Waldeck-Rousseau, prétendit que, s’il n’entrait pas dans le gouvernement, une alliance réactionnaire d’aristocrates et de monarchistes, de mèche avec le corps des officiers et l’Eglise catholique, risquait de renverser la République française. Au côté de Millerand dans ce cabinet de « défense républicaine » siégeait le général Galliffet, le boucher de la Commune de Paris.

Tout ceci se déroulait dans le contexte de l’affaire Dreyfus, un scandale qui avait jeté la France dans une profonde crise politique. Alfred Dreyfus, officier d’état-major et Juif, fut en 1894 déclaré coupable, par une cour martiale secrète, d’avoir vendu des secrets militaires à une puissance étrangère. Il fut condamné au bagne à perpétuité. Il s’avéra rapidement qu’il avait été victime d’un coup monté des échelons supérieurs de l’armée pour dissimuler la culpabilité d’un autre officier, un aristocrate. Après des années de captivité sur l’île du Diable, en Guyane, il fut rejugé et à nouveau condamné en septembre 1899, avant de bénéficier finalement d’une grâce présidentielle le même mois. Millerand avait été incorporé au gouvernement pour tenter de désamorcer la crise que cela avait provoquée.

La décision de Millerand créa un profond clivage dans le mouvement socialiste français, qui était déjà divisé par l’affaire Dreyfus. Une partie soutenait Millerand, notamment Jean Jaurès, qui était devenu en 1898 l’un des plus ardents et éloquents défenseurs de Dreyfus – quoique dans les strictes limites du libéralisme bourgeois. De l’autre côté le Parti ouvrier français (POF) dirigé par Jules Guesde et Paul Lafargue avait refusé de défendre Dreyfus et s’opposait à l’entrée de Millerand dans le gouvernement.

Rosa Luxemburg, qui figurait parmi les fondateurs de la social-démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie, et qui était devenue un membre important de l’aile gauche du SPD, notamment dans la lutte contre Bernstein, prit part au débat sur le millerandisme. Elle observa dans son éloquente réfutation du réformisme bernsteinien :

« Quiconque se prononce en faveur de la réforme légale, au lieu et à l’encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus paisible, plus sûre et plus lente conduisant au même but ; il a en vue un but différent : au lieu de l’instauration d’une société nouvelle, il se contente de modifications superficielles apportées à l’ancienne société. »

Réforme sociale ou révolution ? (1898-1899)

Luxemburg disait, avec raison, que les socialistes devaient défendre Dreyfus et qu’ils devaient utiliser cette affaire pour mettre en accusation le capitalisme et le militarisme français, et pour faire avancer la lutte de classes. Mais elle s’opposait à l’entrée de Millerand dans le gouvernement, expliquant :

« Le caractère d’un gouvernement bourgeois n’est pas déterminé par le caractère personnel de ses membres, mais par sa fonction organique dans la société bourgeoise. Le gouvernement de l’Etat moderne est essentiellement une organisation de domination de classe dont la fonction régulière est une des conditions d’existence pour l’Etat de classe. Avec l’entrée d’un socialiste dans le gouvernement, la domination de classe continuant à exister, le gouvernement bourgeois ne se transforme pas en un gouvernement socialiste, mais un socialiste se transforme en un ministre bourgeois. »

– Luxemburg, « Affaire Dreyfus et cas Millerand : réponse à une consultation internationale », Cahiers de la Quinzaine no 11, 1899

Une fois Millerand au gouvernement, la logique du millerandisme devint parfaitement claire : c’était de préserver à tout prix le cabinet Waldeck-Rousseau. Rosa Luxemburg commenta avec ironie : « Hier, ils préconisaient le soutien du gouvernement pour le salut de la République, et aujourd’hui [ils préconisent] le salut du gouvernement par l’abandon de la défense républicaine » (« La crise socialiste en France », 1900-1901). Après la démission de Waldeck-Rousseau, le groupe de Jaurès soutint le gouvernement radical d’Emile Combes et vota pour le budget ministériel, y compris pour le financement de l’armée de terre et de la marine.

Lénine ne manqua pas de souligner le lien évident qu’il y avait entre le révisionnisme de Bernstein et le millerandisme :

« Millerand a fourni un brillant exemple de ce bernsteinisme pratique ; aussi, avec quel zèle Bernstein et Vollmar se sont-ils empressés de défendre et de louanger Millerand ! En effet, si la social-démocratie n’est au fond que le parti des réformes et doit avoir le courage de le reconnaître ouvertement, le socialiste non seulement a le droit d’entrer dans un ministère bourgeois, mais il doit même y aspirer toujours. Si la démocratie signifie, dans le fond, la suppression de la domination de classe, pourquoi un ministre socialiste ne séduirait-il pas le monde bourgeois par des discours sur la collaboration des classes ? Pourquoi ne conserverait-il pas son portefeuille, même après que des meurtres d’ouvriers par les gendarmes ont montré pour la centième et la millième fois le véritable caractère de la collaboration démocratique des classes ? »

Que Faire ? (1902)

La discussion sur le ministérialisme domina le Cinquième Congrès de la Deuxième Internationale qui se tint à Paris en 1900 ; Rosa Luxemburg, Georgi Plekhanov, le pionnier du marxisme russe, Daniel De Leon, dirigeant du SLP américain et d’autres membres de l’aile gauche se dressèrent contre la droite, représentée par Bernstein et Georg von Vollmar, du SPD, qui soutenaient Jaurès et Millerand. Karl Kautsky, le théoricien du SPD encore largement considéré comme le « pape du marxisme » dans l’Internationale, se tenait politiquement au centre, position qu’il occupait de plus en plus dans le parti allemand. Selon l’historien G.D.H. Cole, « c’est à Kautsky que revenait la tâche de trouver les formulations satisfaisant le centre et désarmant l’extrême gauche sans chasser la droite de l’Internationale, et sans mettre Jaurès dans une situation impossible » (Cole, The Second International 1889-1914 [Londres , Macmillan & Co Ltd, 1960]).

La résolution de compromis concoctée par Kautsky est très instructive : elle montre à quel point le réformisme social-démocrate imprégnait la Deuxième Internationale.

« Dans un Etat démocratique moderne, la conquête du pouvoir politique par le prolétariat ne peut être le résultat d’un coup de main, mais bien d’un long et pénible travail d’organisation prolétarienne sur le terrain économique et politique, de la régénération physique et morale de la classe ouvrière et de la conquête graduelle des municipalités et des assemblées législatives.
« Mais, dans les pays où le pouvoir gouvernemental est centralisé, il ne peut être conquis fragmentairement.
« L’entrée d’un socialiste isolé dans un gouvernement bourgeois ne peut pas être considérée comme le commencement normal de la conquête du pouvoir politique, mais seulement comme un expédient forcé, transitoire et exceptionnel.
« Si, dans un cas particulier, la situation politique nécessite cette expérience dangereuse, c’est là une question de tactique et non de principe : le congrès international n’a pas à se prononcer sur ce point ; mais, en tous cas, l’entrée d’un socialiste dans un gouvernement bourgeois ne permet d’espérer de bons résultats pour le prolétariat militant que si le Parti socialiste, dans sa grande majorité, approuve pareil acte et si le ministre socialiste reste le mandataire de son parti. »

Congrès socialiste international, Paris, 23-27 septembre 1900, Compte rendu analytique officiel, Genève, Minkoff Reprint, 1980

L’avertissement gratuit contre le putschisme [« coup de main »], de même que les arguments en faveur de la conquête graduelle des municipalités et des assemblées législatives, étaient conçus pour apaiser les révisionnistes – et c’est bien ainsi que ces derniers le comprirent. Millerand et Jaurès acceptèrent également bien volontiers la clause de sauvegarde (« l’expédient exceptionnel »), parce qu’ils brandissaient sans vergogne cet argument pour défendre leur propre ministérialisme. En réalité, c’était la bourgeoisie qui avait coopté ce ministre socialiste, ce qui était pour elle un « expédient exceptionnel » visant à liquider la crise politique engendrée par l’affaire Dreyfus.

La résolution minoritaire présentée par Guesde et l’Italien Enrico Ferri réaffirme que « par conquête des pouvoirs publics, il faut entendre l’expropriation politique de la classe capitaliste, que cette expropriation ait lieu pacifiquement ou violemment ». Elle continue ainsi :

« Elle ne laisse place par suite, en régime bourgeois, qu’à l’occupation des positions électives dont le Parti peut s’emparer au moyen de ses propres forces, c’est-à-dire des travailleurs organisés en parti de classe, et interdit nécessairement toute participation socialiste aux gouvernements bourgeois, contre lesquels les socialistes doivent rester à l’état d’opposition irréductible. »

ibid.

La résolution minoritaire se réservait ainsi la possibilité de prendre, au sein du régime bourgeois, les positions « dont le Parti peut s’emparer au moyen de ses propres forces ». Plekhanov, allant plus loin, acceptait que la participation à un cabinet bourgeois puisse être une tactique valable dans certaines circonstances exceptionnelles. C’est pourquoi il donna d’abord son soutien à la résolution de Kautsky tout en essayant de l’amender pour y inclure au moins une critique implicite de Millerand : si un socialiste se trouvait contraint de rejoindre un cabinet bourgeois dans une situation extrême, il devait le quitter si celui-ci se révélait partial dans la lutte entre le capital et le travail. Comme le reconnut Plekhanov lui-même, sur le plan théorique, son amendement « ne résiste pas à la critique : quel genre de gouvernement bourgeois pourrait bien être impartial dans la lutte entre le travail et le capital ? » (« Quelques mots sur le dernier congrès socialiste mondial de Paris », avril 1901). Jaurès amenda alors habilement l’amendement de Plekhanov pour dire qu’un socialiste doit quitter le cabinet si un parti socialiste unifié juge le gouvernement partial dans la lutte entre le travail et le capital – mais il n’y avait pas de parti unifié en France ! Piégé, Plekhanov finit par voter avec la minorité tout en se lamentant que, dans la motion de Guesde, l’opposition à l’entrée dans un cabinet bourgeois soit trop catégorique.

Guesde présenta également une résolution contre la participation des socialistes à des coalitions de collaboration de classes avec des partis bourgeois. Tout en affirmant que « la lutte de classes interdit toute espèce d’alliance avec une fraction quelconque de la classe capitaliste », la résolution reconnaissait que « des circonstances exceptionnelles rendent nécessaires par endroits des coalitions » (Congrès socialiste international). La brèche était assez grande pour que même les opportunistes endurcis puissent voter pour cette résolution, et celle-ci fut adoptée à l’unanimité.

Amsterdam 1904 : retour sur le millerandisme

La Deuxième Internationale revint sur la question du millerandisme lors de son congrès de 1904 à Amsterdam. L’année précédente, au congrès du SPD à Dresde, Kautsky s’était joint aux autres et avait soutenu une résolution condamnant le révisionnisme et, implicitement, le millerandisme. Le dirigeant du SLP américain Daniel De Leon, présent à ce congrès, avait alors fait remarquer d’un ton caustique : « Au congrès de Paris l’anti-millerandisme n’était pas de bon ton et Kautsky “détalait avec les lièvres” », tandis qu’à Dresde Kautsky « se mettait à nouveau en avant, et cette fois il “aboyait avec la meute” » (« Le congrès de Dresde », Daily People, 3 janvier 1904).

Les guesdistes proposèrent ensuite à Amsterdam de ratifier la résolution du SPD. Telle qu’adoptée en 1904, la résolution « condamne de la façon la plus énergique les tentatives révisionnistes, tendant à changer notre tactique éprouvée et victorieuse basée sur la lutte des classes et à remplacer la conquête du pouvoir politique de haute lutte contre la bourgeoisie par une politique de concession à l’ordre établi » (Congrès socialiste international d’Amsterdam, Minkoff Reprint, 1978). Elle se proclamait franchement opposée à « un parti se contentant de réformer la société bourgeoise », et déclarait même que « la démocratie socialiste ne saurait accepter aucune participation au gouvernement dans la société bourgeoise, et ce, conformément à l’ordre du jour [la résolution] Kautsky voté au congrès international de Paris en 1900 ». La référence positive à la résolution Kautsky de 1900 était une façon typique d’amadouer l’aile droite. La critique à l’encontre des révisionnistes n’entraîna aucune scission car tous les courants du SPD avaient la même conception du « parti de toute la classe », c’est-à-dire un parti unique et unifié de la classe ouvrière, embrassant toutes les tendances allant du marxisme au réformisme. Néanmoins, pour les délégués d’Amsterdam, de la droite comme de la gauche, la résolution de Dresde en 1903 représentait un coup d’arrêt sévère à la conciliation du millerandisme en 1900.

De Leon avait voté contre la résolution Kautsky au congrès de Paris en 1900. En 1904, De Leon refusa à nouveau de ratifier la position de Kautsky en 1900 et il soumit la résolution suivante :

« Considérant qu’au dernier congrès international, tenu à Paris en 1900, a été adoptée une résolution généralement connue comme la résolution Kautsky, dont les clauses finales envisagent une situation d’urgence où la classe ouvrière accepterait des positions offertes par des gouvernements capitalistes, et qui en particulier PRESUPPOSE AUSSI QUE DES GOUVERNEMENTS DE LA BOURGEOISIE POURRAIENT ETRE IMPARTIAUX DANS LES CONFLITS ENTRE LA CLASSE CAPITALISTE ET LA CLASSE OUVRIERE ; […]
« Premièrement, que ladite résolution Kautsky soit présentement et entièrement annulée comme principe général de tactique socialiste ;
« Deuxièmement, que dans les pays capitalistes pleinement développés comme l’Amérique, la classe ouvrière ne peut sans trahir la cause du prolétariat remplir d’autres positions politiques que celles qu’elle aura conquises pour et par elle-même. »

– De Leon, « Le millerandisme répudié », Daily People, 28 août 1904

Sa résolution n’obtenant aucun soutien, De Leon vota pour la résolution principale.

En laissant ouverte la possibilité que la classe ouvrière remplisse des positions politiques conquises « pour et par elle-même », la résolution De Leon élude une fois de plus la question clé : la nécessité de briser la machine de l’Etat bourgeois et de la remplacer par la dictature du prolétariat. De Leon, qui avait une position de principe contre le ministérialisme bourgeois, était aussi un fervent électoraliste. James P. Cannon, fondateur du communisme puis du trotskysme américain, a rendu hommage au rôle de pionnier joué par De Leon dans la période où se formait le mouvement socialiste américain. En même temps, il faisait remarquer, avec raison, qu’« il était sectaire dans ses tactiques, avait une conception formaliste rigide de l’action politique, qui plus est rendue stérile par un fétichisme légaliste » (Cannon, The First Ten Years of American Communism [Les dix premières années du communisme américain], New York, Pathfinder Press, 1962).

De Leon pensait qu’il était envisageable que le prolétariat, au moins aux Etats-Unis, pût prendre le pouvoir pacifiquement, par les élections ; après quoi le nouveau gouvernement socialiste se dissoudrait de lui-même pour faire place à une administration de « syndicats industriels socialistes » ; il explique ceci clairement dans un discours de 1905 initialement publié comme le « Préambule de l’IWW » (« La reconstruction socialiste de la société », De Leon, Socialist Landmarks [Points de repère socialistes], New York, New York Labor News Company, 1952). Pour De Leon, ces syndicats, créés sous le capitalisme, se développeraient naturellement en s’emparant progressivement du pouvoir économique et en utilisant celui-ci contre les capitalistes. Tous les quatre ans à partir des années 1890, le SLP de De Leon présentait immanquablement son candidat à la présidence américaine. Après la mort de De Leon en 1914, le SLP allait rejeter les leçons de la révolution d’Octobre, les jugeant inapplicables sur le terrain américain ; fossilisé, le SLP n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été.

Mais au niveau de l’électoralisme, il n’y avait pas grande différence entre le SLP, même sous De Leon, et le Parti socialiste d’Eugene V. Debs. A partir de 1900, Debs se présenta cinq fois à la présidence des Etats-Unis. Debs répétait : « Il faut apprendre aux ouvriers à s’unifier et à voter en tant que classe pour le Parti socialiste, le parti qui les représente en tant que classe, et lorsqu’ils le feront le gouvernement leur tombera dans les mains et le capitalisme succombera pour ne plus se relever » (« La croissance du socialisme », 1906, reproduit dans Writings and Speeches of Eugene V. Debs [Ecrits et discours d’Eugene V. Debs], New York, Hermitage Press, 1948). Debs fit campagne pour la dernière fois en 1920, depuis sa cellule d’Atlanta, en Géorgie, où il purgeait une peine de dix ans (plus la privation à vie de ses droits civiques) pour son opposition à la Première Guerre mondiale ; il obtint plus de 900 000 voix. Les campagnes présidentielles de Debs ainsi que son immense autorité établirent une tradition de candidatures socialistes au poste de commandant en chef de l’impérialisme américain ; cette tradition était largement acceptée par tous, à l’exception des anti-parlementaires qui s’opposaient à toute activité électorale quelle qu’elle fût. Mais Debs prônait le renversement du capitalisme, alors que beaucoup de dirigeants socialistes, comme Morris Hillquit, étaient des réformistes farouchement antiléninistes. L’un d’eux, Victor Berger, fut même surnommé, fort à propos, « socialiste des égouts » pour son programme de réformes municipales quasiment identique à celui colporté par le mouvement Progressiste bourgeois.

Le municipalisme et la Deuxième Internationale

Le municipalisme n’était pas l’exclusivité des réformistes déclarés. Les profondes divergences entre l’aile réformiste et l’aile révolutionnaire de la Deuxième Internationale sur la question d’assumer la responsabilité d’un poste ministériel dans un gouvernement bourgeois ne s’étendaient pas au domaine municipal. D’ailleurs, le congrès de Paris de 1900 approuva à l’unanimité une résolution sur le municipalisme qui affirmait :

« Considérant que la commune peut devenir un excellent laboratoire de vie économique décentralisée et en même temps une formidable forteresse politique à l’usage des majorités socialistes locales contre la majorité bourgeoise du pouvoir central, une fois qu’une autonomie sérieuse sera réalisée ;
« Le congrès international de 1900 déclare :
« Que tous les socialistes ont pour devoir, sans méconnaître l’importance de la politique générale, de faire comprendre et apprécier l’activité municipale, d’accorder aux réformes communales l’importance que leur donne leur rôle “d’embryon de la société collectiviste” et de s’appliquer à faire des services communaux : transports urbains, éclairage, eaux, distribution de la force motrice, bains, lavoirs, magasins communaux, boulangeries municipales, service alimentaire, enseignement, service médical, hôpitaux, chauffage, logements ouvriers, vêtements, police, travaux communaux, etc., des institutions modèles tant au point de vue des intérêts du public que de la situation des citoyens qui les desservent. »

Congrès socialiste international

C’est là peut-être l’exemple le plus clair du dilemme auquel devaient faire face les partis de la Deuxième Internationale : un vrai programme de réformes minimales et un programme maximum de socialisme que l’on ne ressortait trop souvent que pour le sermon politique du dimanche, mais rien de plus. Même ceux qui s’opposaient le plus ouvertement et le plus systématiquement au bernsteinisme et au millerandisme pensaient que les socialistes pouvaient participer à la gestion municipale. Rosa Luxemburg écrivait par exemple :

« Tout autrement se pose la question de la participation au conseil municipal. Il est vrai que le conseil municipal comme le maire assument aussi entre autres des fonctions administratives qui leur ont été confiées par le pouvoir central, ainsi que l’exécution des lois bourgeoises. Cependant, historiquement, leur rôle est tout autre que celui du gouvernement. […]
« Cette analyse dicte aux socialistes des attitudes pratiques entièrement différentes dans les deux cas : le gouvernement central de l’Etat actuel est l’incarnation de la domination de classe bourgeoise ; la victoire socialiste ne sera remportée qu’au prix de son indispensable renversement, tandis que l’autogestion municipale est l’élément de l’avenir vers lequel la révolution socialiste doit tendre de façon positive.
« Certes les partis bourgeois cherchent aussi à imposer leur contenu de classe aux fonctions économiques et culturelles de la municipalité. Mais ici les socialistes ne sont jamais amenés à renier leur ligne politique propre. Tant qu’ils sont en minorité au sein des organismes municipaux élus, ils font de l’opposition leur ligne de conduite, exactement comme au parlement. Mais s’ils conquièrent la majorité, ils transforment la municipalité elle-même en une arme de lutte contre le pouvoir central bourgeois. »

– « La crise socialiste en France », 1900-1901, reproduit dans le Socialisme en France (1898-1912), Paris, Pierre Belfond, 1971

C’était là en partie une survivance de la période ascendante de la bourgeoisie révolutionnaire, lorsque la commune était l’arme des classes urbaines contre l’Etat monarchique féodal. A la fin du Moyen Age, les communes françaises et italiennes étaient des bastions de la bourgeoisie mercantile où se développaient les racines du capitalisme au sein de la société féodale, contre l’absolutisme centralisé. Mais une fois la bourgeoisie au pouvoir, elle écarta les communes autonomes en faveur d’un Etat centralisé et fort, afin de défendre ses intérêts de classe au niveau national. L’adhésion de la Deuxième Internationale au municipalisme ne reflétait pas seulement de la confusion théorique, elle reflétait aussi le fait que les réformes arrachées par la lutte des classes dans les dernières décennies du XIXe siècle avaient été souvent dispensées par des municipalités contrôlées par des socialistes.

En fait Marx et Engels avaient tenté à plusieurs reprises de dissiper les illusions municipalistes. Après les révolutions de 1848, ils firent cette mise en garde : les prolétaires « ne doivent pas se laisser induire en erreur par tout ce que les démocrates leur racontent de la liberté des communes, de l’autonomie administrative, etc. » (« Adresse du comité central à la Ligue des communistes », mars 1850). Et dans son ouvrage sur la Commune de Paris, Marx avertissait qu’il ne fallait pas confondre les fonctions de la commune médiévale et les tâches du socialisme prolétarien :

« C’est en général le sort des formations historiques entièrement nouvelles d’être prises à tort pour la réplique des formes plus anciennes, et même éteintes, de la vie sociale, avec lesquelles elles peuvent offrir une certaine ressemblance. Ainsi, dans cette nouvelle Commune, qui brise le pouvoir d’Etat moderne, on a voulu voir un rappel à la vie des communes médiévales, qui d’abord précédèrent ce pouvoir d’Etat, et ensuite en devinrent le fondement. […] L’antagonisme de la Commune et du pouvoir d’Etat a été pris à tort pour une forme excessive de la vieille lutte contre la surcentralisation. […] L’existence même de la Commune impliquait, comme quelque chose d’évident, la liberté municipale ; mais elle n’était plus dorénavant un obstacle au pouvoir d’Etat, désormais aboli. »

la Guerre civile en France

Dans le même ordre d’idées, à la suite de la révolution russe de 1905, Lénine dénonça l’« opportunisme petit-bourgeois » des projets de « socialisme municipal »  élaborés par les menchéviks :

« On oublie que, tant que la bourgeoisie domine comme classe, elle ne peut permettre de toucher, fût-ce du point de vue “municipal”, aux fondements de sa domination ; que si la bourgeoisie permet, tolère le “socialisme municipal”, c’est parce qu’il ne touche pas aux fondements de sa domination, n’atteint pas les sources importantes de sa richesse, ne s’étend qu’au domaine local, étroit des dépenses que la bourgeoisie elle-même met à la disposition de la “population”. Il suffit de connaître tant soit peu le “socialisme municipal” en Occident pour savoir que toute tentative faite par les municipalités socialistes pour dépasser si peu que ce soit le mode de gestion habituel, c’est-à-dire menu, mesquin et qui n’apporte pas d’allègement sérieux à l’ouvrier, toute tentative de toucher un peu au capital provoque toujours et absolument le veto énergique du pouvoir central de l’Etat bourgeois. »

Programme agraire de la social-démocratie dans la première révolution russe de 1905-1907, novembre-décembre 1907

De nombreux sociaux-démocrates révolutionnaires étaient en faveur de la prise des mairies par les socialistes, une position en soi contradictoire : ainsi, Rosa Luxemburg rejetait catégoriquement des arguments parallèles, avancés par les amis politiques de Vollmar pour justifier le vote en faveur du budget régional du Land de Bade en mai 1900. Ces derniers affirmaient que « le budget d’un Land allemand, au contraire de celui du Reich, concerne essentiellement des dépenses culturelles, et non militaires ». Luxemburg répliquait :

« Que le budget comporte plus ou moins de dépenses militaires ou de dépenses culturelles, ce sont des considérations quantitatives qui importent peu – sauf si nous nous placions généralement sur le terrain de l’Etat actuel et si nous ne nous battions que contre ses excroissances, comme par exemple l’Etat militaire. […] En réalité nous refusons de voter le financement du Reich allemand par les contribuables non seulement parce que c’est un Etat militaire, mais surtout parce que c’est un Etat de classe bourgeois. Cette caractéristique s’applique tout autant aux Etats fédérés allemands. »

– Luxemburg, « Le vote du budget de Bade » [traduit par nos soins]

En faisant cette fausse distinction entre gouvernement national ou régional d’une part et municipalités d’autre part, les adversaires du ministérialisme prêtaient le flanc aux attaques des partisans de Millerand. C’est ainsi que Jaurès se saisit du fait que les guesdistes du POF occupaient eux-mêmes de nombreux postes exécutifs au niveau municipal pour accuser les guesdistes d’être contradictoires et hypocrites dans leur opposition au ministérialisme. Lors d’un débat le 26 novembre 1900 à Lille, dont le maire était du POF, Jaurès argumenta :

« On parle de responsabilités qu’assume un ministre socialiste dans un ministère bourgeois ; mais est-ce que vos élus municipaux n’assument pas des responsabilités ? Est-ce qu’ils ne sont pas une partie de l’Etat bourgeois ? […] comme je pourrais vous dire que le maire socialiste, tout socialiste qu’il est, peut être suspendu par le pouvoir central, et pour un an n’être pas rééligible ; comme je pourrais vous dire qu’il accepte forcément, parce qu’il est maire, d’appliquer, d’administrer un grand nombre de lois bourgeoises, comme je pourrais vous dire que, s’il se produit des conflits violents dans vos rues, il est obligé, lui aussi, sous peine de laisser dire que le socialisme c’est le pillage et le meurtre, de faire appel à la force publique. »

– Reproduit dans le Socialisme en débat, supplément à l’Humanité Hebdo, 19-20 novembre 2005

Même si elles étaient au service du millerandisme, les railleries de Jaurès contre le municipalisme des guesdistes faisaient mouche et montraient qu’il y avait une faille dans les conceptions de la Deuxième Internationale, faille qu’on allait retrouver dans la Troisième.

Le tournant décisif de la Première Guerre mondiale

Le réformisme, qui était profondément enraciné dans la Deuxième Internationale, se manifestait dans l’incapacité de celle-ci à régler les questions du parlementarisme, du ministérialisme et du coalitionnisme. La Deuxième Internationale n’avait pas assimilé les leçons de la Commune de Paris sur la nécessité de détruire l’Etat bourgeois et d’ériger à sa place un Etat prolétarien sur le modèle de la Commune de Paris. En fait, la direction du SPD, qui se prétendait l’héritière de Marx et Engels, joua un grand rôle pour ensevelir ou obscurcir les leçons que Marx et Engels avaient tirées de cet événement historique.

La Première Guerre interimpérialiste mondiale porta à leur paroxysme tous les problèmes qui s’étaient accumulés dans la Deuxième Internationale. Lorsque éclata la guerre, en août 1914, l’Internationale sombra de manière spectaculaire dans le social-chauvinisme. Dans les pays belligérants, les bolchéviks et certains menchéviks russes, ainsi que les partis serbe et bulgare, furent les seuls qui votèrent contre les crédits de guerre pour leur propre gouvernement. Les sociaux-patriotes se rallièrent à leur propre bourgeoisie au nom de la « défense de la patrie », invoquant trompeusement le précédent des guerres nationales dans l’Europe du XIXe siècle où la victoire pour l’un ou l’autre côté représentait un progrès social contre la réaction féodale. La Première Guerre mondiale montra que le capitalisme était entré dans l’ère impérialiste : les deux côtés étaient dominés par des grandes puissances qui se battaient pour se repartager le monde. Aussi les marxistes s’opposèrent-ils aux deux côtés dans la guerre, prônant le défaitisme révolutionnaire.

La Première Guerre mondiale fut un tournant décisif. Elle provoqua un profond réalignement des forces politiques dans le mouvement ouvrier révolutionnaire international. Lénine et ses bolchéviks prirent la tête d’un mouvement international revendiquant le drapeau du marxisme révolutionnaire ; ils avaient été préparés à cela par des années de lutte contre les opportunistes russes (les menchéviks) et par une scission décisive avec eux. D’abord dans ses premiers écrits de septembre 1914 sur la guerre, puis dans les interventions des bolchéviks dans les conférences des socialistes antiguerre à Zimmerwald en 1915 et à Kienthal en 1916, Lénine revint sans cesse sur ces deux thèmes étroitement imbriqués : il fallait rompre irrévocablement avec les sociaux-traîtres de la Deuxième Internationale et avec leurs défenseurs centristes et lutter pour une nouvelle internationale, la Troisième, et il fallait appeler à transformer la guerre impérialiste en guerre civile contre le système capitaliste. (Ce combat de Lénine pour une nouvelle internationale est rapporté et documenté dans The Bolsheviks and the World War [Les bolchéviks et la guerre mondiale] de Olga Hess Gankin et H.H. Fisher.) Le massacre interimpérialiste provoqua une vague révolutionnaire qui brisa la chaîne impérialiste à son maillon le plus faible, la Russie tsariste, et la possibilité de transformer ce mot d’ordre bolchévique en réalité se présenta lorsque l’autocratie s’effondra à la suite des soulèvements révolutionnaires de Février 1917. Ce qui fut décisif pour armer politiquement le Parti bolchévique et qui lui permit de diriger la lutte pour le pouvoir d’Etat prolétarien, c’est l’Etat et la révolution de Lénine, écrit pendant l’été de 1917, dans lequel il exhume les écrits de Marx et d’Engels sur l’Etat et les leçons de la Commune de Paris.

L’appel à transformer la guerre impérialiste en guerre civile ne laissait aucune marge de manœuvre pour des coalitions électorales ou parlementaires avec des partis bourgeois. Et pourtant il fallut que Lénine, rejoint quelque temps après par Trotsky, mène des batailles acharnées pour maintenir le Parti bolchévique sur la voie de la révolution et conduire les travailleurs et les paysans de Russie à la victoire en Octobre 1917 ; et à chaque tournant la question posée était quelle classe allait être au pouvoir. Les illusions électoralistes et parlementaristes, provenant d’une incapacité à reconnaître qu’il fallait balayer l’ancien pouvoir d’Etat, menaçaient à chaque instant de faire dérailler la révolution. C’est dans le feu de cette grande révolution que le ministérialisme et le municipalisme subirent leur test décisif.

La Révolution bolchévique et l’Internationale communiste (IC) des premières années établirent clairement l’opposition de principe au coalitionnisme, et les trotskystes allaient maintenir cette ligne contre le Comintern stalinisé, qui allait faire volte-face là-dessus (voir par exemple la brochure de James Burnham parue en 1937, The People’s Front: The New Betrayal [Le front populaire : la nouvelle trahison]). Mais la question des postes exécutifs n’avait pas été clairement résolue, même par l’IC révolutionnaire des débuts.

Les leçons de la Révolution bolchévique

La révolution de Février, comme le notait Trotsky, présentait un paradoxe. (Toutes les dates que nous utilisons concernant la Russie de 1917 sont celles du vieux calendrier julien, qui était en retard de 13 jours sur le calendrier moderne.) La bourgeoisie russe et ses partis libéraux redoutaient la révolution et s’efforçaient de l’empêcher. Les masses firent la révolution, avec beaucoup d’audace et force détermination, créant comme en 1905 des soviets (conseils) qui se rendirent très vite maîtres de la situation. Mais ces soviets furent initialement dominés par les socialistes-révolutionnaires (SR) petits-bourgeois et les menchéviks, qui étaient totalement persuadés que la révolution en Russie devait être une révolution bourgeoise : ils cherchèrent donc à remettre à tout prix le pouvoir à un impuissant gouvernement provisoire bourgeois. Trotsky écrivit de ces conciliateurs :

« Une révolution est précisément une lutte directe pour la prise du pouvoir. Or, nos “socialistes” se soucient non d’arracher le pouvoir à l’ennemi de classe (disent-ils) qui, pourtant, ne le détient pas et ne saurait le prendre par ses propres forces, mais de lui livrer à tout prix ce pouvoir. N’est-ce pas un paradoxe ? Il sembla d’autant plus frappant que l’expérience de la Révolution allemande de 1918 n’existait pas encore et que l’humanité n’avait pas encore été témoin de la prodigieuse opération du même genre, beaucoup mieux réussie, qu’accomplit le “nouveau Tiers-Etat” qui dirige la social-démocratie allemande. »

– Trotsky, Histoire de la Révolution russe (1930)

Trotsky expliquait à propos de cette situation de double pouvoir que « la Révolution de Février avait amené un gouvernement bourgeois, dans lequel le pouvoir des classes possédantes était limité par un pouvoir des soviets d’ouvriers et de paysans non réalisé jusqu’au bout » (ibid.). (En 1918 en Allemagne, les conseils d’ouvriers et de soldats restèrent dominés par les sociaux-démocrates ; ils furent bientôt subordonnés au gouvernement bourgeois et finalement liquidés.)

Dans les premières semaines qui suivirent la révolution de Février, le Parti bolchévique perdit sa voix révolutionnaire : en mars, après avoir évincé de la rédaction de la Pravda les bolchéviks plus à gauche qu’eux, Staline et Kamenev y déclarèrent que les bolchéviks soutiendraient le gouvernement « dans la mesure où celui-ci combat la réaction et la contre-révolution » ; ils ajoutaient : « Notre mot d’ordre est d’exercer une pression sur le gouvernement provisoire pour le contraindre […] à faire une tentative dans le but de disposer tous les pays belligérants à ouvrir immédiatement des pourparlers […]. Mais, jusque-là, chacun reste à son poste de combat ! » (ibid.) Ces déclarations provoquèrent une colère considérable dans les rangs du Parti bolchévique. Certaines organisations locales du parti exigèrent que la nouvelle rédaction de la Pravda fût exclue du parti. Mais les conciliateurs – les « bolchéviks de mars » – n’en démordaient pas pour autant. Staline, par exemple, disait que les ouvriers et les paysans avaient mené à bien la révolution et que la tâche du gouvernement provisoire était de fortifier ces conquêtes !

Quand Lénine revint en Russie le 3 avril 1917, il se lança immédiatement dans un combat acharné contre les bolchéviks de mars et les partis capitulateurs qui avaient la majorité dans les soviets. Lénine voulait que les bolchéviks aient pour perspective de convaincre les ouvriers et les paysans de former, sur la base des soviets, un gouvernement du type de la Commune de Paris. Ce faisant, il abandonnait explicitement la conception qu’il avait eue jusque-là, selon laquelle la Révolution russe prendrait la forme d’une « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ». Les conclusions de Lénine rejoignaient dans la pratique la conception de la révolution permanente de Trotsky, à savoir que le prolétariat russe pouvait prendre le pouvoir avant le prolétariat occidental et qu’il serait contraint de transcender les tâches démocratiques-bourgeoises de la révolution et de prendre des mesures socialistes. Cette convergence se concrétisa quelques mois plus tard avec la fusion que Trotsky arrangea entre les bolchéviks et l’organisation inter-rayons (mejraïontsy) au sein duquel il jouait un rôle influent.

Lénine avait eu une formule analytique erronée. S’il put néanmoins l’emporter, c’est fondamentalement parce que ses conceptions entraient en résonance avec l’état d’esprit révolutionnaire du prolétariat et parce que, tout au long de son existence, le bolchévisme avait toujours fait résolument preuve d’indépendance de classe et s’était opposé irréconciliablement tant au régime tsariste qu’à la bourgeoisie russe. C’est l’exemple le plus clair du rôle crucial que joue la direction d’un parti dans une situation révolutionnaire. Si les bolchéviks en étaient restés à critiquer de la gauche les conciliateurs, le parti aurait bien pu laisser passer l’occasion révolutionnaire, qui ne se serait pas représentée avant très longtemps.

C’est de ce point de vue que l’expérience de la Révolution russe de 1917 est fondamentale pour évaluer le rôle du parlementarisme, du ministérialisme et du municipalisme, et qu’elle met en évidence la question de briguer des postes exécutifs. Le Gouvernement provisoire était issu de l’ancienne Douma tsariste, un parlement croupion. Le grand ministérialiste de 1917, c’est bien sûr Alexandre Kérensky, président adjoint du Comité exécutif provisoire du Soviet de Petrograd, qui, le 2 mars 1917, accepta avec empressement et sans le feu vert de personne le portefeuille de la Justice dans le tout nouveau Gouvernement provisoire. Dans un premier temps aucun des collègues de Kérensky dans le Comité exécutif n’était pressé de le suivre. Mais finalement, le 1er mai, la majorité du Comité exécutif se décida à former un gouvernement de coalition avec la bourgeoisie (seuls les bolchéviks et les menchéviks-internationalistes de Julius Martov s’y opposèrent). Ils espéraient ce faisant réussir à dissoudre graduellement les soviets en les remplaçant au niveau local par de nouvelles institutions municipales (des doumas locales), et au niveau national par une assemblée constituante ; le gouvernement de coalition devait donc servir de transition vers une république parlementaire bourgeoise. Mais les soviets se maintinrent.

A cette coalition qui représentait une trahison de classe, les bolchéviks opposèrent le mot d’ordre « A bas les dix ministres capitalistes ! », avec lequel les masses pétersbourgeoises dirigées par le Parti exigeaient, comme l’explique Trotsky, « que les mencheviks et les narodnikis occupassent les places de ces derniers. “Débarquez les cadets, prenez le pouvoir, Messieurs les démocrates bourgeois ; mettez au gouvernement douze Piéchékhanov [un ministre ‘socialiste’], et nous vous promettons de vous déloger le plus ‘pacifiquement’ possible de vos postes quand l’heure sonnera. Or, elle ne doit pas tarder à sonner” » (les Leçons d’Octobre, 1924). La tactique des bolchéviks n’avait pas pour but de conquérir le Gouvernement provisoire mais de démasquer les réformistes qui refusaient de prendre le pouvoir au nom de la majorité soviétique. Les bolchéviks cherchaient à montrer aux ouvriers qu’il fallait jeter ce gouvernement bourgeois à la poubelle de l’histoire et le remplacer par un gouvernement ouvrier reposant sur les soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats. C’était, pour ainsi dire, une application concrète du mot d’ordre « à bas les postes exécutifs » !

Une vive controverse sur quelle orientation devaient prendre les bolchéviks dans les élections aux doumas locales joua un rôle important dans le réarmement du Parti bolchévique par Lénine en avril 1917. Le fait que l’aile révolutionnaire de la Deuxième Internationale avait été incapable de résoudre la question du municipalisme fut mis en évidence lorsque L.M. Mikhaïlov, président du Comité bolchévique de Petrograd, invoqua l’autorité du congrès de Paris pour justifier un programme social-démocrate classique de réformes municipales :

« Les socialistes de toutes tendances et nuances considèrent depuis toujours la municipalité – l’administration publique urbaine – comme “l’embryon de la société collectiviste”.
« Et tout en gardant en mémoire et comprenant bien que la victoire d’une “société collectiviste” ne peut se faire sans une reconstruction fondamentale de l’Etat de classe moderne tout entier, les socialistes n’en ont pas moins unanimement déclaré à l’occasion de leur congrès international de Paris (1900) que leurs partisans ont le devoir de lutter pour le contrôle de l’auto-administration publique locale, car c’était là pour eux “un excellent laboratoire de vie économique décentralisée et en même temps une formidable forteresse politique”. »

Sedmaïa (aprelskaïa) vserossiiskaïa konferentsia RSDRP (Bolchevikov), Petrogradskaïa obchtchegorodskaïa konferentsia RSDRP (Bolchevikov), Protokoly (Septième Conférence de Russie du POSD[b]R [conférence d’Avril], Conférence de Petrograd-ville du POSD[b]R, rapport sténographique) (Moscou, Gozpolitizdat, 1958)

C’est en se basant là-dessus que Mikhaïlov argumenta en faveur de blocs électoraux avec les menchéviks et les SR, alors que ces partis venaient juste d’accepter docilement que le Gouvernement provisoire promette aux alliés impérialistes de la Russie que celle-ci allait continuer la guerre au côté de l’Entente. A cela Lénine répondit que toute idée d’un bloc électoral avec la bourgeoisie ou avec les défensistes était une trahison du socialisme. Tout en reconnaissant qu’il y avait des problèmes immédiats comme l’approvisionnement alimentaire, etc., Lénine expliqua que dans la campagne électorale pour la douma municipale il fallait principalement expliquer aux ouvriers quelles étaient les divergences des bolchéviks avec la bourgeoisie et les conciliateurs menchéviques et SR sur « toutes les questions fondamentales de la politique actuelle, notamment en ce qui concerne la guerre et les tâches du prolétariat à l’égard du pouvoir central » (Lénine, « Résolution sur la question municipale », Conférence de Petrograd-ville du POSD[b]R, 14-22 avril 1917).

Les commentaires de Mikhaïlov montrent bien que le conflit sur l’attitude à adopter vis-à-vis des conseils municipaux ne faisait que s’inscrire dans le cadre d’un conflit plus fondamental au sein du parti : les bolchéviks allaient-ils se contenter d’être l’aile gauche de la démocratie, ou bien allaient-ils lutter pour le pouvoir prolétarien ? Dans les nouvelles doumas municipales de Petrograd et Moscou, élues au suffrage le plus large, les bolchéviks constituaient une petite minorité, mais ils progressaient. Les menchéviks et les SR, qui avaient la majorité dans les doumas et dans les soviets, considéraient que les doumas devaient supplanter les soviets. Cependant, ainsi que l’explique Trotsky :

« Les municipalités, de même qu’en général toutes autres institutions de la démocratie, ne peuvent agir que sur la base de rapports sociaux parfaitement stables, c’est-à-dire d’un système déterminé de propriété. Or, la révolution consiste essentiellement en ceci qu’elle met en question cette base des bases et que la réponse ne peut être donnée que par une ouverte vérification révolutionnaire des rapports entre les forces de classes. […]
« Dans la marche quotidienne de la révolution, les municipalités traînaient encore une existence à demi fictive. Mais dans les tournants décisifs, lorsque l’intervention des masses déterminait la direction ultérieure des événements, les municipalités sautaient, leurs éléments constitutifs se retrouvaient situés sur les côtés opposés de la barricade. Il suffisait de confronter les rôles parallèles des soviets et des municipalités dans le courant de mai à octobre pour prévoir longtemps d’avance le sort de l’Assemblée constituante. »

Histoire de la Révolution russe

En août, le général Kornilov fit une tentative manquée de coup d’Etat contre-révolutionnaire. Il fut mis en déroute par la contre-offensive dirigée par les bolchéviks, qui se retrouvèrent du coup majoritaires aux soviets de Petrograd et de Moscou. Constatant cet élan décisif vers les bolchéviks et l’agitation sociale qui s’intensifiait notamment dans la paysannerie, Lénine écrivit plusieurs textes disant qu’il fallait préparer l’insurrection. De son côté, le bloc Kérensky-SR-menchéviks tentait d’élever toute une série d’obstacles « démocratiques » à la révolution ouvrière imminente, comme la Conférence démocratique du 14 au 22 septembre et son rejeton, le Préparlement, qui tint sa première session le 7 octobre 1917.

Au sein du Parti bolchévique, ceux-là mêmes qui, en avril, s’étaient opposés à Lénine et à sa perspective de prise du pouvoir par le prolétariat, s’opposaient maintenant à la mise en œuvre de cette perspective. Le 3 septembre, alors que Trotsky était en prison et que Lénine était contraint de se cacher, le Comité central bolchévique décida d’accepter des sièges dans l’administration de la douma de Petrograd, nommant même le chef de la fraction parlementaire bolchévique, Anatoli Lounatcharski, à l’un des trois postes d’adjoint au maire ! Non seulement la fraction bolchévique supervisait ainsi l’administration de la ville conjointement avec les SR et les menchéviks, partenaires de Kérensky dans le Gouvernement provisoire, mais elle siégeait au côté d’un bourgeois adjoint au maire, le Cadet F.M. Knipovitch ! Et tout cela en dépit des grandes déclarations des bolchéviks qui dans leur discours inaugural renonçaient à « toute forme de collaboration avec les ennemis manifestes de la révolution [c’est-à-dire les Cadets] dans les organes exécutifs du gouvernement municipal » (cité dans The Bolsheviks and the October Revolution, Minutes of the Central Committee of the Russian Social-Democratic Labour Party [Bolsheviks], August 1917-February 1918 [Londres, Pluto Press, 1974]).

Les conciliateurs bolchéviques contribuèrent aussi à légitimer les conférences et autres conciliabules « démocratiques » du Gouvernement provisoire. Lénine, encore dans la clandestinité, condamna rétrospectivement la participation des bolchéviks à la Conférence démocratique et félicita Trotsky d’avoir préconisé le boycott du Préparlement dont « l’essence même […] est une fraude bonapartiste ». Il lança aussi cet avertissement : « Il n’est pas possible de douter que dans les “milieux dirigeants” de notre parti, on remarque des hésitations qui peuvent devenir funestes » à la réussite de la révolution (Lénine, « Notes d’un publiciste », 22-24 septembre 1917).

Le 11 octobre, Lounatcharski se solidarisa publiquement avec Zinoviev et Kamenev qui, tels des briseurs de grève, s’étaient opposés au plan d’insurrection et avaient déclaré que « l’Assemblée constituante et les Soviets, voilà le type combiné des institutions étatiques vers lequel nous marchons » (Histoire de la Révolution russe). Lénine et Trotsky l’emportèrent contre ceux qui vacillaient, et ils menèrent la révolution d’Octobre à la victoire. Mais même après l’insurrection, ceux qui avaient reculé devant la tâche continuèrent à mener des actions d’arrière-garde. Le 4 novembre, Lounatcharski, Zinoviev et Kamenev démissionnèrent de toutes leurs responsabilités quand Lénine et Trotsky s’opposèrent à leur demande de céder le pouvoir à un gouvernement de tous les « socialistes » incluant les menchéviks et les SR – un gouvernement qui de surcroît aurait exclu Lénine et Trotsky. Lénine appela alors à les exclure du parti s’ils persistaient dans cette voie, comme il l’avait déjà fait lorsqu’ils avaient dénoncé l’insurrection. Les capitulateurs, ne trouvant aucun soutien dans le parti et aucun menchévik intéressé par un gouvernement de coalition, abandonnèrent bientôt leur position et Lénine conseilla leur réintégration à des postes de responsabilité.

Soutien critique contre ministérialisme

Les traits fondamentaux de la révolution d’Octobre n’étaient pas propres à la seule Russie. Son impact dépassait aussi les frontières. Une sélection s’opéra dans le mouvement ouvrier mondial : les internationalistes révolutionnaires prirent parti pour la révolution d’Octobre et se battirent pour forger, à partir de ses enseignements, de nouveaux partis révolutionnaires. Encouragés par leur victoire, les bolchéviks entreprirent de forger la nouvelle Internationale communiste à laquelle Lénine appelait depuis l’effondrement de la Deuxième Internationale devenue social-patriote.

Lors de son Premier Congrès en 1919, le Comintern souleva bien haut le drapeau de la dictature du prolétariat, en s’appuyant sur l’Etat et la révolution. L’année suivante, le Deuxième Congrès discuta, entre autres, du parlementarisme et des tactiques électorales révolutionnaires. Afin d’éliminer les poseurs réformistes et les éléments centristes qui se retrouvaient fortuitement dans l’orbite du Comintern, un ensemble de conditions furent imposées à tous les partis désirant s’affilier. Sur le front parlementaire, la onzième condition stipulait :

« Les Partis désireux d’appartenir à l’Internationale Communiste ont pour devoir de réviser la composition de leurs fractions parlementaires, d’en écarter les éléments douteux, de les soumettre, non en paroles mais en fait, au Comité Central du Parti, d’exiger de tout député communiste la subordination de toute son activité aux intérêts véritables de la propagande révolutionnaire et de l’agitation. »

– « Conditions d’admission des Partis dans l’Internationale communiste », Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste, 1919-1923

Des ouvrages polémiques comme la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky de Lénine, Terrorisme et communisme de Trotsky, entre autres, avaient pour but d’établir clairement la distinction avec le programme de la social-démocratie et notamment avec celui du centre kautskyste. Lénine cherchait aussi en même temps à gagner des anarcho-syndicalistes et des ultragauches qui rejetaient le parlementarisme social-démocrate et du coup renonçaient à toute activité électorale ou parlementaire, considérée comme réformiste. A la veille du Deuxième Congrès, en avril-mai 1920, Lénine avait écrit la Maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), son manuel de tactique communiste. Il y pressait les communistes d’adopter une attitude de soutien critique, par exemple, en Grande-Bretagne, envers le Parti travailliste dans les élections qui approchaient. Lénine expliquait :

« Que les Henderson, les Clynes, les MacDonald, les Snowden soient irrémédiablement réactionnaires, cela est exact. Il n’est pas moins exact qu’ils veulent prendre le pouvoir (préférant d’ailleurs la coalition avec la bourgeoisie) ; qu’ils veulent “administrer” selon les vieilles règles bourgeoises et se conduiront forcément, une fois au pouvoir, comme les Scheidemann et les Noske. Tout cela est exact. Mais il ne suit point de là que les soutenir, c’est trahir la révolution ; il s’ensuit que les révolutionnaires de la classe ouvrière doivent, dans l’intérêt de la révolution, accorder à ces messieurs un certain soutien parlementaire. […]
« De ce que la majorité des ouvriers d’Angleterre suit encore les Kérenski ou les Scheidemann anglais ; de ce qu’elle n’a pas encore fait l’expérience du gouvernement de ces hommes, expérience qui a été nécessaire à la Russie et à l’Allemagne pour amener le passage en masse des ouvriers au communisme, il résulte au contraire, avec certitude, que les communistes anglais doivent participer à l’action parlementaire, doivent de l’intérieur du parlement aider la masse ouvrière à juger le gouvernement Henderson-Snowden d’après ses actes, doivent aider les Henderson et les Snowden à vaincre Lloyd George et Churchill réunis. Agir autrement, c’est entraver l’œuvre de la révolution, car si un changement n’intervient pas dans la manière de voir de la majorité de la classe ouvrière, la révolution est impossible ; or ce changement, c’est l’expérience politique des masses qui l’amène, et jamais la seule propagande. »

la Maladie infantile du communisme

Lénine est catégorique : les communistes britanniques devaient garder « la plus entière liberté de propagande, d’agitation, d’action politique. Sans cette dernière condition, impossible de faire bloc, évidemment, car ce serait une trahison : les communistes anglais doivent exiger et s’assurer absolument la plus entière liberté de dénoncer les Henderson et les Snowden comme l’ont fait (quinze ans durant, de 1903 à 1917) les bolchéviks russes à l’égard des Henderson et des Snowden russes, c’est-à-dire des menchéviks » (ibid.).

L’objet de la tactique avancée par Lénine n’était évidemment pas de chercher à remplacer la majorité travailliste par une majorité communiste – au contraire, souligne Lénine, « ce qui nous importe, ce n’est pas du tout le nombre des sièges au parlement » (ibid.). Non, ces tactiques avaient plutôt pour but de mettre en évidence les obstacles réformistes à la révolution : « mon intention, en faisant voter pour Henderson, est de le soutenir exactement comme la corde soutient le pendu ; et que le rapprochement des Henderson vers un gouvernement formé par eux prouvera que j’ai raison, mettra les masses de mon côté, hâtera la mort politique des Henderson et des Snowden ». Nulle part dans la Maladie infantile Lénine ne caresse l’idée de s’emparer d’un poste exécutif dans un gouvernement bourgeois, ou de gagner la majorité au parlement, ce qui revient au même. Et il le dit clairement dans une déclaration antérieure :

« Seuls des misérables ou des benêts peuvent croire que le prolétariat doit d’abord conquérir la majorité en participant aux élections organisées sous le joug de la bourgeoisie, sous le joug de l’esclavage salarié, et après seulement conquérir le pouvoir. C’est le comble de la stupidité ou de l’hypocrisie, c’est substituer à la lutte de classes et à la révolution des votes sous l’ancien régime, sous l’ancien pouvoir. »

– Lénine, « Salut aux communistes italiens, français, allemands », 10 octobre 1919

Les tactiques électorales proposées par Lénine concordent tout à fait avec le refus de présenter des candidats à des postes exécutifs. Dans un document écrit à la veille du Deuxième Congrès de l’IC, Lénine établit clairement que tout ce que le parlementarisme révolutionnaire signifie c’est avoir un « groupe de membres du parti députés au sein des institutions représentatives bourgeoises (d’abord Parlement, ensuite, également, institutions locales, municipales, etc.) » (« Thèses sur les tâches fondamentales du IIe Congrès de l’Internationale communiste », 4 juillet 1920). Il ne mentionne que des députés ouvriers dans des instances législatives : Lénine n’a jamais dit que les administrateurs, maires, gouverneurs ou présidents d’une branche de l’exécutif pouvaient représenter une conquête des ouvriers dans le camp ennemi.

Le Deuxième Congrès, le municipalisme et les communistes bulgares

Le projet de thèses sur « le Parti communiste et le parlementarisme » (14 juin 1920) soumis pour discussion au Congrès par le Comité exécutif de l’IC (CEIC) était tout à fait dans la ligne des documents de Lénine. Il ne parlait pas non plus d’accepter des postes exécutifs, même au niveau municipal, il argumentait même le contraire. Mais les thèses présentées par la commission parlementaire à la séance plénière du Congrès, et adoptées ensuite par celui-ci, furent modifiées sur plusieurs aspects essentiels par rapport au projet initial. Trotsky, qui, avec Boukharine, avait été désigné pour faire partie de la délégation russe dans cette commission, écrivit une nouvelle introduction historique qui remplaçait la première thèse du projet. La troisième partie, d’abord rédigée séparément par Zinoviev sous la forme d’instructions à l’usage des députés au parlement, fut revue et corrigée par le bureau politique du parti russe avant soumission au Congrès ; elle fut adoptée sans changement substantiel. La seconde partie en revanche, rédigée à l’origine par Boukharine, fit l’objet d’un certain nombre d’amendements antimarxistes qui en atténuaient les intentions révolutionnaires. Ainsi les paragraphes 4 et 6 (dans la nouvelle numérotation) ne rejetaient plus catégoriquement la possibilité que les communistes s’emparent de parlements bourgeois ; ils en donnaient au contraire la possibilité tant que c’était temporaire (les amendements sont indiqués par nous en gras) :

« 4. Les Parlements bourgeois, constituant un des principaux appareils de la machine gouvernementale de la bourgeoisie, ne peuvent pas plus être conquis par le prolétariat que l’Etat bourgeois, en général. La tâche du prolétariat consiste à faire sauter la machine gouvernementale de la bourgeoisie, à la détruire, y compris les institutions parlementaires, que ce soit celles des Républiques ou celles des monarchies constitutionnelles;
« 5. Il en est de même des institutions municipales ou communales de la bourgeoisie, qu’il est théoriquement faux d’opposer aux organes gouvernementaux. A la vérité, elles font aussi partie du mécanisme gouvernemental de la bourgeoisie : elles doivent être détruites par le prolétariat révolutionnaire et remplacées par les Soviets de députés ouvriers;
« 6. Le communisme se refuse donc à voir dans le parlementarisme une des formes de la société future ; il se refuse à y voir la forme de la dictature de classe du prolétariat ; il nie la possibilité de la conquête durable des Parlements ; il se donne pour but l’abolition du parlementarisme. Il ne peut dès lors être question de l’utilisation des institutions gouvernementales bourgeoises qu’en vue de leur destruction. C’est dans ce sens et uniquement dans ce sens que la question peut être posée ».

– « Le Parti Communiste et le parlementarisme », Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste, 1919-1923

La Commission ajouta une nouvelle thèse no 13 qui contredisait en pratique la thèse no 5, ce qui en dit long :

« 13. Les communistes, s’ils obtiennent la majorité dans les municipalités, doivent : a) former une opposition révolutionnaire à l’égard du pouvoir central de la bourgeoisie ; b) s’efforcer par tous les moyens de rendre service à la partie la plus pauvre de la population (mesures économiques, création ou tentative de création d’une milice ouvrière armée, etc…) ; c) révéler en toute occasion les obstacles suscités par l’Etat bourgeois contre toute réforme radicale ; d) développer sur cette base une propagande révolutionnaire énergique, sans craindre le conflit avec le pouvoir bourgeois ; e) remplacer, dans certaines circonstances, les municipalités par des Soviets de députés ouvriers. Toute l’action des communistes dans les municipalités doit donc s’intégrer dans l’œuvre générale de désagrégation du système capitaliste ».

ibid.

C’est à l’exact opposé des arguments de Lénine contre le municipalisme, par exemple en 1907, comme nous l’avons cité plus haut.

Les rapports sténographiques du Deuxième Congrès et de ses commissions sont notoirement incomplets, et nous n’avons pas trouvé ceux de la Commission parlementaire. Les éléments disponibles permettent tout de même de comprendre l’importance politique des amendements en question, à savoir une concession aux pratiques municipales répandues dans certains partis. Il est à cet égard remarquable que la Commission amenda également la thèse no 11, en ajoutant le Parti communiste de Bulgarie (PCB) aux exemples de Karl Liebknecht en Allemagne et des bolchéviks, comme modèles de travail révolutionnaire au parlement. Quelques mois avant le congrès, le PCB, dont la fraction parlementaire était déjà conséquente, avait remporté une victoire impressionnante aux élections municipales dans toute la Bulgarie. Le Parti socialiste français, qui à cette époque avait fait acte de candidature à l’IC, contrôlait également quelque 1 500 à 1 800 municipalités ; le Parti socialiste italien gérait de même un nombre important de municipalités.

Boukharine, qui donna le rapport principal sur le parlementarisme à la session plénière, ne mentionna pas du tout les amendements de la Commission. Ils furent présentés aux délégués dans un court rapport complémentaire par la déléguée allemande Wolfstein (Rosi Frölich), sans le moindre commentaire. La discussion qui suivit fut dominée par un débat avec Amadeo Bordiga, l’ultragauche italien, qui présenta un rapport minoritaire s’opposant à toute activité parlementaire, accompagné d’un ensemble de thèses au nom de la Fraction communiste-abstentionniste du Parti socialiste italien. La discussion n’autorisait que trois orateurs pour la résolution majoritaire et trois contre ; Lénine consacra ses remarques aux arguments de Bordiga.

Un seul orateur de la majorité, le Bulgare Nikolaï Chabline (Ivan Nedelkov), aborda la question du municipalisme. Il se vanta que :

« Lors des élections municipales en décembre 1919 et des élections de district en janvier 1920, le parti a obtenu 140 000 suffrages, remportant la majorité dans les conseils de pratiquement toutes les villes importantes et dans une centaine de villages. Dans de nombreux autres conseils de village et de ville, le parti dispose d’une large minorité. Dans les assemblées municipales et de district, le parti a un programme pour organiser des soviets d’ouvriers et de paysans dans les villes et villages ; ces soviets locaux remplaceront, en temps de révolution, les assemblées représentatives locales et provinciales et assumeront leurs fonctions. […]
« Nous menons des campagnes dans les municipalités communistes pour expliquer aux masses qu’elles seules, à travers leurs organisations, peuvent contraindre le gouvernement central à respecter les décisions des conseils municipaux communistes en ce qui concerne la nourriture, le logement, l’inflation et tous les autres besoins immédiats de la population travailleuse. »

– « Le parlementarisme », Proceedings and Documents of the Second Congress [Rapport sténographique et documents du Deuxième Congrès]

Seul le délégué suisse Jakob Herzog répondit à Chabline ; il était d’avis que le travail parlementaire du PCB n’était pas aussi reluisant que Chabline ne le prétendait :

« En commission, nous avons eu une longue discussion sur la manière dont les représentants communistes doivent se conduire au sein des conseils municipaux, sur ce qu’ils doivent faire quand ils sont en majorité. Le camarade Boukharine a dit : “quand ils sont majoritaires ils doivent essayer d’améliorer la condition des travailleurs afin d’exacerber la contradiction entre le conseil municipal communiste et l’Etat”. C’est exactement ce que les opportunistes nous disent aussi lorsqu’ils vont au parlement. »

ibid.

Mais Herzog s’opposait à toute forme d’activité parlementaire et ne faisait aucune distinction entre avoir la majorité dans un conseil municipal, ce qui voulait dire administrer un organe local de l’appareil d’Etat bourgeois, et être un communiste oppositionnel dans une instance législative bourgeoise. Cette distinction est pourtant d’une importance décisive. Trotsky, dans son introduction à ces Thèses, déclare que les députés communistes doivent agir « dans les institutions parlementaires de la bourgeoisie [comme] des éclaireurs » au nom de la classe ouvrière révolutionnaire. De plus, la thèse no 8, dans la troisième partie de la résolution, affirme que :

« Tout député communiste au Parlement est tenu de se rappeler qu’il n’est pas un “législateur” cherchant un langage commun avec d’autres législateurs, mais un agitateur du Parti envoyé chez l’ennemi pour appliquer les décisions du Parti. »

– « Le Parti Communiste et le parlementarisme »

Une majorité communiste dans une assemblée législative nationale ou locale a un tout autre rôle, au fond identique à celui d’un poste exécutif : elle décide du budget et de la façon de gouverner. Il aurait fallu dûment examiner la question de savoir si l’on peut prendre le contrôle d’un parlement, et on aurait dû s’y opposer explicitement.

Dans ses remarques au congrès, Chabline lui-même fit allusion au problème qu’il y avait à ce que des communistes gèrent des municipalités. Il affirma que le PCB avait pour programme de remplacer ces organes par des soviets « en temps de révolution ». Mais en attendant, les communistes bulgares se retrouvaient à administrer ces organes locaux et à prendre la responsabilité, dans le cadre du pouvoir de classe capitaliste, du maintien de l’ordre et du rationnement des maigres ressources. De plus, Chabline ne disait pas la vérité sur les pratiques réelles du PCB : le parti bulgare n’était pas en train de mettre en place des soviets pour remplacer les municipalités bourgeoises ; il avait en fait en tête de transformer organiquement ces municipalités en soviets, lorsque serait venu le temps de la révolution. Dimitar Blagoev, le fondateur du PCB, le disait clairement en 1919 :

« Remporter les municipalités peut être le début du système de pouvoir soviétique. […] La lutte pour s’emparer du pouvoir municipal, et notamment la lutte que notre parti devra mener pour renforcer le pouvoir du prolétariat et des classes pauvres partout où nous dirigeons la municipalité, cette lutte sera fondamentalement une lutte pour l’extension du pouvoir soviétique (PC), une lutte pour le système soviétique dans son ensemble. »

– cité par G. Tsonev et A. Vladimirov, Sentiabrskoïe vosstanie v Bolgarii 1923 goda [Le soulèvement de septembre 1923 en Bulgarie], Moscou, Gosizdat, 1934

Les communistes bulgares n’étaient pas des socialistes municipaux à la manière de l’américain Victor Berger. Le PCB était un parti révolutionnaire qui s’était retrouvé brutalement aspiré par le vide créé par l’effondrement de la Bulgarie à la fin de la Première Guerre mondiale et porté à ces postes par une vague de soutien populaire à la Révolution russe. Le précurseur du PCB, le Parti ouvrier social-démocrate « étroit » bulgare, les tesniaki de Blagoev, avait enduré de vives persécutions parce qu’il s’était opposé aux guerres des Balkans en 1912-1913 et qu’il avait voté au parlement contre les crédits de guerre. Le PCB prit la direction des municipalités non pour trahir le socialisme, mais pour tenter de le réaliser dans la meilleure tradition de la social-démocratie d’autrefois, et des rudiments de bolchévisme qu’il avait assimilés. La contradiction entre les intentions du PCB et le fait qu’il administrait l’appareil d’Etat bourgeois au niveau local ne pouvait pas durer et elle ne dura pas.

Même s’il s’identifiait au bolchévisme, le PCB avait hérité un important bagage social-démocrate de l’aile gauche de la Deuxième Internationale. La politique abstentionniste du parti en septembre 1918 vis-à-vis de la rébellion de Radomir, une mutinerie à grande échelle des paysans enrôlés dans l’armée bulgare, avait alors beaucoup préoccupé Lénine. A la veille de cette rébellion, les soldats, directement inspirés par la révolution bolchévique, avaient déjà commencé à former des soviets. Des militants tesniaki de base s’étaient joints aux quelque 15 000 soldats rebelles déterminés à renverser le tsar Ferdinand, dans une bataille rangée qui dura trois jours. Mais le parti s’était opposé à toute intervention organisée dans le soulèvement, ce qui contribua par la suite à catapulter au pouvoir Alexandre Stamboliski, le dirigeant de l’Union paysanne. Le PCB ne tint pas compte des critiques de Lénine. Plus tard Blagoev défendit le fait que le Parti n’avait pas cherché à orienter le soulèvement vers la révolution prolétarienne. Ce refus d’intervenir dans la rébellion de Radomir reflétait en grande partie une vieille hostilité du PCB envers la paysannerie.

Pendant la guerre, puis au fil des soulèvements qui eurent lieu après-guerre, le parti avait connu une croissance rapide, mais cela voulait dire qu’il y avait eu un afflux de militants de fraîche date, qui en majorité n’étaient pas des ouvriers d’industrie. Le PCB mettait alors aussi en place un important réseau de maisons d’édition, de coopératives et autres entreprises ; en même temps un énorme appareil parlementaire et gouvernemental se développait. En 1922 plus de 3 600 communistes siégeaient dans les conseils municipaux, 115 dans les conseils provinciaux et près de 1 500 dans les conseils d’administration des écoles ; tout cela représentait une proportion importante des 38 000 membres du PCB.

L’expérience bulgare démontrait une fois de plus qu’être à la tête des municipalités bourgeoises est incompatible avec la lutte pour le pouvoir des soviets. Quand la bourgeoisie parvint enfin à « restabiliser » le pays en juin 1923, avec le coup d’Etat sanglant de Tsankov contre le gouvernement à base paysanne de Stamboliski, le PCB se fit chasser de ses « communes municipales ». Les communistes auraient dû préparer des actions de front unique avec les forces de l’Union paysanne contre le coup d’Etat qui se préparait, des fronts uniques basés sur la mobilisation indépendante des ouvriers et des paysans. Au lieu de cela le PCB tergiversa ; il mendia secrètement des armes au régime dans les journées précédant le coup d’Etat, puis il refusa de s’y opposer lorsqu’il se produisit.

Après cela, le PCB s’embarqua dans une série d’actions militaires aventuristes, dont une tentative d’insurrection en septembre 1923, ce qui ne fit qu’intensifier la répression bourgeoise. Le parti qu’on tenait jusque-là pour modèle fut annihilé physiquement par la terreur blanche des années 1923-1925. Chabline lui-même ainsi qu’au moins 5 000 communistes payèrent de leur vie les erreurs politiques du PCB. L’IC, zigzaguant sous la direction de Zinoviev, avait encouragé le cours aventuriste du parti bulgare alors même qu’elle établissait le Krestintern, l’Internationale paysanne rouge, et qu’elle soutenait la formation de « partis ouvriers et paysans », des partis bourgeois, à travers le monde. L’IC n’était plus alors le parti révolutionnaire international qu’elle avait été lors de ses quatre premiers congrès ; à partir de 1923-1924 le parti soviétique, et avec lui l’IC, passa par un processus de dégénérescence bureaucratique qualitative qui fut codifié politiquement fin 1924 lorsque Staline promulgua le dogme anti-internationaliste du « socialisme dans un seul pays ».

L’IC et le municipalisme : un héritage problématique

Le Deuxième Congrès était parti de perspectives correctes sur le municipalisme, mais il conclut la question avec des amendements qui en faisaient un salmigondis contradictoire autorisant en germe le ministérialisme. Pour comprendre pourquoi le Comintern n’a pas poursuivi cette question, il faut garder à l’esprit que le Deuxième Congrès était en réalité le premier véritable congrès de travail de l’IC, et en tant que tel il avait à aborder beaucoup d’autres questions, notamment les conditions d’admission au Comintern, les questions nationale et coloniale, la question syndicale, etc. De plus, le Congrès se déroulait au plus fort de la guerre avec la Pologne et de la contre-offensive de l’Armée rouge contre Pilsudski et ses protecteurs impérialistes français. Si les forces soviétiques avaient réussi à prendre Varsovie, elles auraient ouvert une tête de pont donnant accès au puissant prolétariat allemand ; une victoire de l’Armée rouge à Varsovie aurait fait voler en éclats l’Europe de Versailles et les incendies révolutionnaires de 1920 se seraient peut-être propagés dans un embrasement général de toute l’Europe. La question de la participation à la gestion municipale se serait alors posée directement dans le contexte de la lutte du prolétariat pour le pouvoir, tout comme en 1917.

Mais si le Deuxième Congrès ne fit que toucher implicitement à la question des postes exécutifs, celle-ci se posa explicitement dans le mouvement communiste américain car, à la différence des systèmes parlementaires européens, le système présidentiel américain fait une distinction nette entre les postes législatifs et exécutifs. Cette distinction était complètement absente de la discussion plénière sur le parlementarisme lors du Deuxième Congrès, malgré la désignation à la Commission parlementaire d’Alexander Stoklitsky, membre du Parti communiste d’Amérique (PCA), et d’origine russe. En 1919, lors de sa conférence de fondation, le PCA avait adopté une position correcte en refusant de présenter des candidats aux élections pour des postes exécutifs. Lorsqu’une fraction de ce parti s’en sépara en mai 1920 pour fusionner avec le Parti ouvrier communiste (Communist Labor Party), créant le Parti communiste unifié (United Communist Party, UCP), cette position, défendue par C.E. Ruthenberg, fut reprise par le nouveau parti. A sa conférence de fondation l’UCP déclara que « les candidatures aux fonctions officielles et la participation aux élections sont limitées aux instances législatives, comme le Congrès, les instances législatives d’Etat et les conseils municipaux » (Programme de l’UCP, reproduit dans Revolutionary Radicalism, Rapport de la commission Lusk au Sénat de l’Etat de New York, déposé le 24 avril 1920).

Cette position fut contestée lors de la conférence de l’UCP : il y avait une tendance qui la soutenait, une seconde qui s’opposait à toute activité électorale tandis qu’une troisième était en faveur de se présenter à toutes les sortes d’élections. Selon un compte rendu de l’époque, « ceux qui s’opposent à la candidature aux postes exécutifs ont argumenté qu’élire des communistes gouverneur, maire et shérif les corrompra et se fera au détriment du mouvement, et que nous n’avons pas le droit d’assumer nous-mêmes la responsabilité de l’Etat bourgeois » (The Communist, 1er septembre 1920). Toutefois ces arguments, pour corrects qu’ils soient, allaient de pair avec une position ultragauche dans le programme de l’UCP insistant que les représentants communistes dans les assemblées législatives « ne doivent ni introduire ni soutenir de mesures de réformes ». Après la bataille contre l’ultragauchisme au Deuxième Congrès, le mouvement communiste américain abandonna la distinction entre se présenter à des fonctions exécutives et se présenter à des fonctions législatives. En 1921, le communiste Ben Gitlow se présenta à la mairie de New York. L’année suivante, un document de l’IC pour la convention communiste américaine d’août 1922 insista : « les communistes doivent participer en tant que révolutionnaires à toutes les campagnes électorales générales, de la municipalité au Congrès en passant par l’Etat, ainsi que la présidence » (« Les prochaines tâches du Parti communiste en Amérique », publié dans Reds in America, New York City, Beckwith Press, 1924). En 1924 le parti américain présenta William Z. Foster à l’élection présidentielle.

Le manque de clarté sur la question des postes exécutifs et celle des municipalités, deux questions liées, allait constamment créer des problèmes dans le Comintern et ses partis, comme on peut le voir jusque dans les écrits de Trotsky. Dans la résolution sur la France qu’il écrivit pour le Quatrième Congrès, et qui fut adoptée le 2 décembre 1922, il faisait l’amalgame entre « les parlementaires, conseillers municipaux et généraux, et maires communistes » et déclarait que ces derniers pouvaient, comme les autres, devenir « un des instruments de la lutte révolutionnaire des masses » (« Résolution sur la question française », Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste, 1919-1923). Dans son introduction de mai 1924 à The First Five Years of the Communist International [Les cinq premières années de l’Internationale communiste] (New York, Monad Press, 1972), il écrivait : « Le fait que notre parti a reçu approximativement 900 000 voix représente un sérieux succès, particulièrement si nous prenons en compte la croissance rapide de notre influence en banlieue parisienne. » Trotsky faisait probablement référence aux élections législatives qui avaient eu lieu le même mois, mais « l’influence » du PCF en banlieue parisienne se manifestait aussi dans le fait qu’il administrait plusieurs municipalités.

Il faut noter aussi que Trotsky n’a jamais changé d’avis sur cette question. Dans un article de 1939 (non publié à l’époque), il écrivait :

« La participation des syndicats à l’administration de l’industrie nationalisée peut être comparée à celle des socialistes aux gouvernements municipaux, dans lesquels les socialistes remportent parfois la majorité et sont amenés à diriger une économie municipale importante, tandis que la bourgeoisie continue à dominer l’Etat et que les lois bourgeoises de propriété continuent. Dans les municipalités, les réformistes s’adaptent passivement au régime bourgeois. Les révolutionnaires, dans ce domaine, font tout ce qu’ils peuvent dans l’intérêt des ouvriers et en même temps enseignent à chaque pas aux ouvriers que la politique municipale est impuissante sans la prise du pouvoir d’Etat.
« La différence est bien entendu que, dans la sphère du gouvernement municipal, les ouvriers s’emparent de certaines positions au moyen d’élections démocratiques, tandis que, dans le domaine de l’industrie nationalisée, c’est le gouvernement lui-même qui les invite à occuper certains postes. Mais cette différence est purement formelle. Dans l’un et l’autre cas, la bourgeoisie est contrainte de céder aux ouvriers certaines sphères d’activité. Les ouvriers les utilisent à leurs propres fins. »

– « Industrie nationalisée et administration ouvrière », 12 mai 1939

Que Trotsky puisse, en 1924, parler du PCF et de ses mairies et dire que ce dernier était « libre de toute sorte d’obligations politiques envers le régime bourgeois », et en 1939 suggérer une formule similaire sur les municipalités, ne veut pas dire qu’il était un réformiste municipal, mais il faut reconnaître que nous avons hérité d’un problème de stratégie communiste qui n’avait pas été résolu.

Relatant dans Spartacist la discussion sur les postes exécutifs de la Cinquième Conférence de la LCI en 2007, nous observions :

« La position que les communistes ne doivent, en aucune circonstance, se présenter à des postes exécutifs de l’Etat bourgeois, approfondit la critique que nous faisons depuis longtemps de l’entrée du Parti communiste allemand (KPD) dans les gouvernements régionaux de Saxe et de Thuringe en octobre 1923, avec l’appui du Comintern. Le soutien du KPD à ces gouvernements bourgeois dirigés par des sociaux-démocrates “de gauche” – d’abord de l’extérieur du gouvernement, puis de l’intérieur – a aidé à faire dérailler une situation révolutionnaire (voir “Le Comintern et l’Allemagne en 1923 : Critique trotskyste”, Spartacist édition française no 34, automne 2001). »

Spartacist édition française no 38, été 2008

L’entrée du KPD dans ces gouvernements avait été préparée par la résolution confuse et défectueuse sur les « gouvernements ouvriers » adoptée par le Quatrième Congrès de l’IC moins d’un an plus tôt. Cette résolution confondait l’appel à un gouvernement ouvrier – qui pour les révolutionnaires n’est qu’une autre manière de désigner la dictature du prolétariat – avec toutes sortes de gouvernements sociaux-démocrates administrant l’appareil d’Etat bourgeois ; elle ouvrait la porte à la participation des communistes dans des gouvernements de cette sorte, en coalition avec les sociaux-démocrates. Trotsky se battit pour une perspective révolutionnaire en Allemagne en 1923 et il insista, tout comme Lénine en septembre-octobre 1917, que le KPD devait faire des préparatifs concrets pour l’insurrection et en fixer la date. Mais le KPD avait pour politique d’entrer dans les gouvernements de Saxe et de Thuringe et Trotsky, à tort, soutenait cette politique, argumentant que cette participation gouvernementale fournirait un « champ d’exercices » pour la révolution. Or, si ces gouvernements étaient vraiment des « gouvernements ouvriers », comme on le disait aux masses, il en découlait alors qu’il était complètement superflu de mener une lutte révolutionnaire extraparlementaire et de former des conseils ouvriers et des milices ouvrières. En fin de compte, le KPD et la direction de l’IC sous Zinoviev laissèrent passer cette occasion révolutionnaire. Il s’ensuivit une profonde démoralisation du prolétariat soviétique. Ceci fut l’un des facteurs déterminants qui permirent à la bureaucratie stalinienne d’usurper le pouvoir politique.

Suite à la débâcle allemande de 1923, Trotsky entreprit d’évaluer les causes politiques de cet échec. Dans les Leçons d’Octobre (1924), une autocritique implicite, Trotsky souligne le contraste entre la bataille victorieuse que mena Lénine en 1917 pour surmonter la résistance des Kamenev, Zinoviev et Staline – qui avaient reculé devant la tâche au moment où la question du pouvoir s’était posée – et la politique capitularde qui avait eu cours en Allemagne en octobre 1923. Trotsky fit remarquer plus tard qu’il fallait faire une critique plus systématique et plus approfondie de l’intervention de l’IC et du KPD dans les événements allemands de 1923. Pourtant, il ne critiqua jamais explicitement l’entrée du KPD dans les gouvernements de Saxe et de Thuringe, ni la résolution défectueuse du Quatrième Congrès sur les gouvernements ouvriers.

Conséquence logique du fait qu’il approuvait que les communistes gèrent des municipalités, Trotsky acceptait aussi que les communistes se présentent aux élections à des postes exécutifs. En plus de ses nombreuses campagnes pour des postes de maire, le PC français présenta un candidat à la présidence en 1924. En Allemagne, le KPD présenta Ernst Thälmann à la présidence en 1925, et à nouveau en 1932. Trotsky se battit pour que le KPD forme des fronts uniques avec les sociaux-démocrates et qu’il mobilise des milices ouvrières pour écraser les nazis et engager les ouvriers, sous la direction des communistes, dans la voie de la lutte directe pour le pouvoir. C’était là la tâche urgente à l’ordre du jour ; mais la campagne électorale du KPD de 1932 ne fut qu’une façon tapageuse de dissimuler son refus de s’atteler à cette tâche : le KPD, dans le style outrancier typique de la « troisième période », y qualifiait en effet les sociaux-démocrates de « social-fascistes ». Trotsky frappa à coups redoublés contre la caractérisation de « social-fasciste » faite par les staliniens, dont la ligne menait à la débâcle, mais il ne mentionna la campagne électorale du KPD qu’en passant et ne critiqua pas le fait qu’il présentait un candidat à la présidence.

En 1940, Trotsky suggéra explicitement au Socialist Workers Party américain de présenter un candidat à la présidence contre le démocrate Franklin D. Roosevelt (« Discussions avec les visiteurs américains du SWP », 12-15 juin 1940). Lorsque les dirigeants du SWP repoussèrent cette idée pour des raisons purement logistiques, Trotsky souleva la possibilité de se battre pour que le mouvement ouvrier présente un candidat indépendant contre Roosevelt. Il envisagea aussi que l’on donne un soutien critique à Earl Browder, le candidat du PC, qui se présentait alors en opposition à Roosevelt et à la guerre impérialiste. Au cours de ces discussions, Trotsky fit clairement savoir qu’il craignait une certaine adaptation du SWP à la bureaucratie syndicale « progressiste » pro-Roosevelt. Il ressort aussi de ces discussions que ni Trotsky ni les dirigeants du SWP ne voyaient au niveau des principes matière à controverse dans le fait de se présenter à la présidence. A partir de 1948, le SWP se présenta régulièrement aux élections présidentielles. La première fois, ce fut contre Henry Wallace, ancien vice-président de Roosevelt et candidat du Parti progressiste, un parti bourgeois soutenu par les staliniens.

La proposition de Trotsky concernant la candidature Browder était tout à fait appropriée. Après le pacte Hitler-Staline d’août 1939, les staliniens américains avaient temporairement pris un virage à gauche, se posant en combattants contre l’impérialisme américain… après avoir été les plus fervents partisans du « New Deal » de Roosevelt. Ils allaient retourner dans le giron de ce dernier au nom de la « lutte contre le fascisme » après l’invasion de l’URSS par Hitler en juin 1940. En argumentant pour un soutien critique à Browder, Trotsky cherchait à tirer parti de la position anti-impérialiste que prenait temporairement le PC, afin de démasquer ce parti devant sa base ouvrière.

Nous refusons de nous présenter à des postes exécutifs, mais nous n’excluons pas la possibilité de donner un soutien critique à une autre organisation ouvrière, si les circonstances s’y prêtent – c’est-à-dire si cette candidature trace une ligne de classe rudimentaire. Lorsque, en tant qu’organisation léniniste, nous accordons un soutien critique à un de nos opposants dans les élections, ce n’est évidemment pas parce que nous pensons qu’il appliquera les mêmes principes que nous. Sinon nous ne pourrions jamais donner de soutien critique à un parti réformiste de masse, puisque si celui-ci gagne les élections il cherchera inévitablement à former un gouvernement, c’est-à-dire à gérer le capitalisme. Cet argument même est en fait un aspect polémique essentiel de notre soutien critique. Ce dont il s’agit précisément avec le soutien critique, c’est de démontrer que les partis réformistes, en dépit de toutes leurs assurances qu’ils représentent les intérêts des travailleurs, ne font dans la pratique que trahir ces intérêts.

Leur héritage et le nôtre

Il est indispensable, si nous voulons maintenir notre continuité révolutionnaire, d’assimiler de façon critique les leçons des luttes passées du mouvement ouvrier international. Nous nous battons pour reforger la Quatrième Internationale trotskyste, fondée en 1938 sur les cadavres politiques de la Deuxième Internationale et du Comintern stalinisé. Nous nous réclamons des quatre premiers congrès de l’IC, ce qui ne signifie pas que nous ne faisons aucune critique du Comintern des premières années. Dès le début de notre tendance, nous avons exprimé des réserves concernant les résolutions sur le « front unique anti-impérialiste » et sur le « gouvernement ouvrier » adoptées au Quatrième Congrès.

Nos opposants politiques, par contre, rejettent ou vident de leur sens les principes de la révolution d’Octobre et les bases programmatiques de l’Internationale communiste de Lénine et Trotsky ; ils n’en conservent que les « traditions » bien choisies susceptibles de donner un vernis de légitimité historique à leurs activités opportunistes. C’est le cas de l’Internationalist Group et de la Bolshevik Tendency, dont les raisonnements avocassiers en faveur de la participation aux élections à des postes exécutifs de l’Etat bourgeois ont beaucoup plus à voir avec l’aile kautskyste de la Deuxième Internationale qu’avec le bolchévisme de Lénine. Quant aux grands frères réformistes de l’IG et de la BT, en dépit de leurs références occasionnelles au trotskysme, leur tradition est celle des Millerand et des MacDonald.

La préoccupation feinte de l’IG et de la BT sur le dilemme qui se poserait si des communistes étaient élus à un poste exécutif ou gagnaient la majorité au parlement, révèle une impulsion totalement opportuniste de leur part. L’historienne Noreen Branson pose au fond la même question dans son histoire très flatteuse du conseil d’arrondissement de Poplar [à Londres], géré par des travaillistes de gauche dans la Grande-Bretagne des années 1920 ; elle demande : « Que faire lorsque vous remportez une majorité ? Jusqu’où le cadre légal et administratif existant vous permet-il de mettre en œuvre les changements pour lesquels vous vous déclarez ? » (Branson, Poplarism, 1919-1925, Londres, Lawrence and Wishart, 1979). Pour répondre à la question de Branson, le groupe britannique Workers Power (WP, qui était alors centriste et qui a depuis scissionné en deux branches réformistes concurrentes) renvoyait, dans un article de 1982 sur le municipalisme, à la thèse no 13 du Deuxième Congrès de l’IC (« La lutte à Poplar en 1919-1921 : communisme contre municipalisme », Workers Power, mai 1982) !

Dans son article, WP fait un éloge dithyrambique de la combativité de ce conseil travailliste (qui comprenait deux communistes, Edgar et Minnie Lansbury) dans l’East End, un quartier ouvrier pauvre de Londres, pour faire valoir ce qu’il appelle « l’attitude révolutionnaire dans la lutte municipale ». L’IC n’ayant pas réussi, pendant et après le Deuxième Congrès, à gagner les militants du mouvement révolutionnaire britannique qui penchaient vers l’anarcho-syndicalisme, le communisme britannique était resté mort-né. Les communistes se retrouvèrent donc sous l’autorité de dirigeants qui étaient plus qu’à l’aise dans le marais parlementaire travailliste (voir « L’avortement du communisme britannique », Spartacist édition anglaise no 36-37, hiver 1985-1986). Dans la pratique, les deux conseillers communistes étaient quasi indiscernables politiquement du reste de la majorité travailliste du conseil emmenée par le pacifiste chrétien George Lansbury (le père d’Edgar). Et cela alors même que la Grande-Bretagne traversait une période d’intense agitation sociale ; au plus haut de l’activité du conseil de Poplar, en 1920, le pays était secoué par des grèves et des manifestations protestant contre les livraisons d’armements britanniques à la Pologne de Pilsudski, avec des mots d’ordre comme « Bas les pattes devant la Russie ! » Les comités d’action qui surgirent lors de cette campagne indiquaient la perspective à avoir : la formation d’organes de double pouvoir.

Quand la tâche à l’ordre du jour est l’expropriation et la réorganisation des moyens de production sous la direction du prolétariat, les réformistes, eux, font simplement quelques retouches au système de distribution. Les conseillers de Poplar étaient certes plus combatifs que les politiciens travaillistes ordinaires (ils organisèrent des manifestations de masse pour défendre leur politique et firent de la prison) mais leurs pouvoirs, tout comme leur horizon politique, se limitaient au rationnement des misérables ressources à leur disposition en augmentant pendant un temps les allocations pour les pauvres et les chômeurs et les maigres salaires des employés municipaux. Selon les mots de George Lansbury, « il faut que les ouvriers constatent de manière tangible que l’administration travailliste signifie autre chose que l’administration capitaliste, et en bref cela veut dire redistribuer aux pauvres une partie de la richesse des riches contribuables » (cité par Branson dans Poplarism). En fait, contrôler les conseils municipaux de districts ouvriers fut pour le Parti travailliste une étape essentielle dans sa transformation en un parti de gouvernement sur le plan national, un pas qu’il franchit pour la première fois en 1924. Lorsque le roi visita l’East End en 1921, les conseillers de Poplar, qui venaient d’être élus, l’accueillirent avec cette pancarte : « Le conseil d’arrondissement de Poplar attend aujourd’hui du Roi qu’il fasse son devoir et qu’il demande du gouvernement de Sa Majesté qu’il trouve du travail pour les chômeurs de la nation ou qu’il subvienne pleinement à leurs besoins » (ibid.) !

Soixante ans plus tard, la Militant Tendency, des pseudo-trotskystes dirigés par Ted Grant et Peter Taaffe (qui ont scissionné depuis pour former deux organisations distinctes), prenait le contrôle du conseil municipal travailliste de la ville totalement délabrée de Liverpool. La Militant Tendency n’arrivait pas à la cheville du chrétien pacifiste Lansbury et de sa bande ; ces administrateurs « trotskystes » du gouvernement capitaliste local allèrent à un moment jusqu’à menacer de licencier la totalité des plus de 30 000 employés municipaux de la ville, prétendant qu’il s’agissait d’une « tactique » en réponse aux coupes budgétaires imposées par le gouvernement conservateur de Thatcher. Il semble toutefois qu’ils n’aient pas adressé de supplique à la reine Elizabeth II.

Au niveau historique, la gestion des municipalités et instances locales a permis d’intégrer les partis de la classe ouvrière à l’ordre bourgeois, non seulement en Grande-Bretagne mais aussi en France, en Italie et ailleurs. Un échange paru dans la New York Review of Books (11 mai 2006) sur « Les communistes italiens et les USA » observait que « le fait que les communistes administraient des régions et des municipalités […] a contribué de façon importante à renforcer au sein du PCI la tendance au réformisme pragmatique ». En briguant ou assumant un poste exécutif à quelque niveau que ce soit, on ne pose pas les jalons de la mobilisation révolutionnaire des masses travailleuses ; on ne fait au contraire que renforcer les illusions que l’Etat capitaliste est réformable et consolider les chaînes qui attachent le prolétariat à son ennemi de classe.

Par contre, ce que ferait un parti ouvrier marxiste, c’est chercher à gagner quelques élus dans les assemblées législatives bourgeoises. Les députés du parti profiteraient de leur position pour y présenter des « projets de loi purement démonstratifs conçus, non en vue de leur adoption par la majorité bourgeoise, mais pour la propagande, l’agitation et l’organisation » (« Le Parti Communiste et le parlementarisme », 1920, Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste, 1919-1923). C’est ce que firent les bolchéviks dans la Douma tsariste où ils condamnèrent l’antisémitisme et les pogroms. Un parti marxiste utiliserait ainsi ses positions parlementaires comme « points d’appui secondaires de son action révolutionnaire », par exemple en proposant l’abolition de la peine de mort au Japon ou aux Etats-Unis, et il placerait « le député communiste […] en tête des masses prolétariennes, au premier rang, bien en vue, dans les manifestations et les actions révolutionnaires » (ibid.) et les meetings de soutien aux grèves. C’est une perspective qui ne cadre vraiment pas avec celle de briguer ou assumer des postes exécutifs.

Pour les communistes, se présenter aux élections n’est pas qu’une simple campagne de propagande ou un coup de publicité politique, comme c’est le cas pour l’Internationalist Group et consorts. En période de relative stabilité, et quand les bourgeoisies des « démocraties » impérialistes ne pensent pas que leur domination de classe est menacée, elles peuvent tolérer que des révolutionnaires se présentent aux élections, afin de mieux renforcer l’illusion que le gouvernement représente « la volonté du peuple ». Mais l’inverse est possible aussi, comme on l’a vu lors de la « chasse aux rouges » aux Etats-Unis après la Première Guerre mondiale : cinq socialistes dûment élus par leur circonscription à l’Assemblée de l’Etat de New York en novembre 1919 furent empêchés de siéger pour la seule raison qu’ils appartenaient au Parti socialiste. Dans les pays semi-coloniaux, où les institutions démocratiques sont bien plus fragiles et où les masses subissent de plein fouet l’exploitation impérialiste, les campagnes électorales comportent bien souvent leur lot de confrontations mortelles avec les forces de l’Etat bourgeois et des nervis d’extrême droite. Demander à des travailleurs déjà terriblement surexploités et terrorisés de sacrifier leur sueur et leur sang pour un candidat à un poste exécutif alors qu’il promet de renoncer à son siège s’il est élu, c’est vraiment se moquer d’eux.

En fin de compte, tout cela démontre que la question de l’Etat est, pour un parti ouvrier révolutionnaire, une question de vie ou de mort. C’est la question de la révolution. En adoptant cette position de ne pas nous présenter aux élections pour des postes exécutifs de l’Etat bourgeois, et en réexaminant les politiques et pratiques héritées de nos prédécesseurs, nous voulons mettre en évidence le gouffre politique qui sépare la LCI de tous les opportunistes qui se réclament frauduleusement du marxisme et prétendent représenter les intérêts historiques de la classe ouvrière. Notre tâche, c’est tout simplement d’organiser, éduquer et tremper les partis d’avant-garde prolétariens, sections d’une Quatrième Internationale reforgée, l’instrument indispensable à la prise du pouvoir d’Etat et à l’établissement du pouvoir des travailleurs dans le monde entier.