Spartacist, édition française, numéro 38

été 2008

 

Une biographie de James P. Cannon

Critique du livre de Bryan Palmer 

 

L’article suivant est traduit de Spartacist (édition anglaise) no 60, mais contient une correction factuelle mineure.

La publication d’une biographie majeure de James P. Cannon, un des fondateurs du communisme américain qui fut aussi le dirigeant le plus éminent du trotskysme américain dès sa fondation et pendant plus de 40 ans, est un événement de taille pour les révolutionnaires marxistes. Cannon était le meilleur dirigeant communiste qu’aient engendré les Etats-Unis jusqu’à présent. La Ligue communiste internationale (quatrième-internationaliste) dont les origines remontent à la Revolutionary Tendency, une fraction qui fut exclue du Socialist Workers Party (SWP – Parti ouvrier socialiste) de Cannon en 1963-1964, reconnaît en Cannon un de ses principaux prédécesseurs révolutionnaires. A sa mort en 1974, Cannon était le président d’honneur du SWP. Cette organisation avait en fait abandonné le programme trotskyste plus de dix ans auparavant, mais il est clair que lorsqu’il était dans la force de l’âge, Cannon aurait été capable de conduire une révolution prolétarienne à la victoire aux Etats-Unis.

James P. Cannon and the Origins of the American Revolutionary Left, 1890-1928 [James P. Cannon et les origines de la gauche révolutionnaire américaine, 1890-1928] dont l’auteur est Bryan Palmer, professeur d’histoire sociale connu qui enseigne actuellement à l’Université Trent au Canada, est un ouvrage de grande qualité, bien meilleur que ce que l’on pourrait attendre de quelqu’un qui, s’il est favorable à Cannon, n’en est pas moins un universitaire. La Prometheus Research Library, qui est la bibliothèque d’archives du comité central de la Spartacist League/U.S., section américaine de la Ligue communiste internationale, fait partie des nombreuses institutions et personnes qui ont aidé Palmer à confectionner cet ouvrage, comme il le note dans les remerciements du livre.

Cet ouvrage de 542 pages couvre les premières années de la vie de Cannon jusqu’à son exclusion du Parti communiste en 1928. C’est une contribution importante à la documentation publiée jusqu’à présent sur l’évolution politique de Cannon et son rôle dirigeant pendant les dix premières années du communisme américain, au temps où celui-ci attirait les meilleurs militants ouvriers américains et avant qu’il ne se sclérose dans un dogmatisme stalinien rigide et non révolutionnaire. Le Parti communiste s’était constitué avec l’intention de suivre le modèle des bolchéviks russes, qui avaient dirigé la première révolution ouvrière victorieuse de l’histoire, la Révolution d’octobre 1917. Cannon, ancien membre du Parti socialiste (PS) et de l’organisation syndicaliste américaine Industrial Workers of the World (IWW – Travailleurs industriels du monde), est l’un de ceux qui, aux Etats-Unis, rejoignirent en grand nombre la cause des bolchéviks.

Il est extrêmement important pour les révolutionnaires, non seulement aux Etats-Unis mais au plan international, d’étudier cette période de l’histoire de Cannon en tant que dirigeant communiste. Comme Cannon le remarquait lui-même :

« Du Parti communiste aux Etats-Unis est venu le noyau de la Quatrième Internationale dans ce pays. Nous devons donc nous réclamer de la première période du mouvement communiste dans ce pays ; dire que nous lui sommes indissolublement liés ; et qu’il y a une continuité ininterrompue entre la naissance du mouvement communiste, ses luttes courageuses contre la persécution, ses sacrifices, ses erreurs, ses batailles de faction, sa dégénérescence et la résurgence finale du mouvement sous la bannière du trotskysme. »

– Cannon, l’Histoire du trotskysme américain (1944 ; traduction française chez Pathfinder, New York, 2002)

Et Cannon a gardé le cap. Il est devenu un dirigeant de la Quatrième Internationale lorsqu’elle a été fondée en 1938. Les trotskystes américains, pour diverses raisons historiques, sont devenus un pilier de la Quatrième Internationale. Ils avaient l’avantage de pouvoir travailler dans des conditions de relative stabilité, ce qui n’était pas le cas de nombreux autres groupes de l’Opposition de gauche qui ont été écrasés par la répression avant ou pendant la Deuxième Guerre mondiale. De plus, Cannon, à la différence d’autres dirigeants de l’Opposition de gauche internationale (OGI) de Trotsky, avait entraîné avec lui des membres de sa fraction, des militants qui avaient travaillé ensemble pendant des années dans le Parti communiste.

Le livre de Palmer, basé sur de solides recherches, permet de compléter le tableau qu’a dressé Theodore Draper, récemment décédé, dans son histoire du mouvement communiste américain des premières années, publiée dans deux ouvrages essentiels : The Roots of American Communism [Les racines du communisme américain] (New York, Viking Press, 1957) et American Communism and Soviet Russia [Le communisme américain et la Russie soviétique] (New York, Viking Press, 1960). Draper, un des nombreux ex-communistes devenus anticommunistes, continuait pourtant à avoir une certaine compréhension des préoccupations et des luttes des cadres communistes. Cannon l’avait aidé dans ses recherches en lui écrivant de longues lettres, dont beaucoup ont été par la suite sélectionnées et publiées dans The First Ten Years of American Communism [Les dix premières années du communisme américain] (1962). Ces lettres sont une version plus étoffée des souvenirs de cette période que Cannon avait évoqués dans les premiers chapitres de l’Histoire du trotskysme américain.

Palmer dit que Draper avait consciemment minimisé la contribution de Cannon à son second volume. Mais Draper n’en a pas moins rendu hommage à Cannon ; il a écrit une préface à First Ten Years, dans laquelle il explique pourquoi Cannon se souvenait bien mieux des événements des années 1920 que ses contemporains ; Draper concluait : « A la différence d’autres dirigeants communistes de sa génération, Jim Cannon voulait se souvenir. Cette partie de sa vie est toujours vivante pour lui parce qu’il ne l’a pas tuée en lui. »

La biographie de Palmer complète les discours et textes de Cannon lui-même concernant cette période, notamment ceux qui ont été publiés dans Notebook of an Agitator [Carnets d’un agitateur] et les documents davantage centrés sur la vie interne du parti publiés dans James P. Cannon and the Early Years of American Communism, Selected Writings and Speeches, 1920-1928 [James P. Cannon et les premières années du communisme américain, textes et discours choisis, 1920-1928]. Ce dernier ouvrage a été publié en 1992 par la Prometheus Research Library (PRL) qui, à l’occasion de la préparation du livre, a fait l’acquisition d’un important fonds Cannon couvrant les années 1920.

Dans son introduction à James P. Cannon and the Early Years of American Communism, la PRL faisait remarquer qu’il y avait probablement encore d’autres documents des années 1920 par Cannon dans les archives de l’Internationale communiste (IC) à Moscou. Peu après la contre-révolution capitaliste qui a détruit l’Union soviétique en 1991-1992, des chercheurs de la PRL ont eu accès à ces archives et ils ont pu faire des copies de documents auparavant inaccessibles, écrits par Cannon ou parlant de lui, dans les archives du Comintern, du parti américain, du Profintern (l’Internationale syndicale rouge) et du Secours rouge international. Palmer a obtenu des Archives d’histoire sociopolitique de l’Etat russe (RGASPI) la permission d’utiliser pour son livre des copies de leurs documents qu’avaient faites la PRL. Palmer, en faisant fréquemment référence aux procès-verbaux du Comité politique du Parti communiste, fait un travail d’un autre calibre que celui d’Edward P. Johanningsmeier et de James R. Barrett dans leurs biographies de William Z. Foster (respectivement Forging American Communism, the Life of William Z. Foster [Princeton, Princeton University Press, 1994] et William Z. Foster and the Tragedy of American Radicalism [Chicago, University of Illinois Press, 1999]). Pour Johanningsmeier et Barrett, c’est comme si les batailles fractionnelles de cette période n’étaient qu’une question secondaire par rapport au travail syndical du parti – la chose qui les intéresse avant tout.

Palmer a aussi eu la possibilité d’utiliser les archives de James P. Cannon que le SWP avait déposées à la Société historique de l’Etat du Wisconsin, ainsi qu’une quantité importante de documents sur le communisme américain des premières années provenant d’autres bibliothèques. Palmer a amassé une quantité impressionnante de documents sur les premières années peu connues de la vie de Cannon et sur ses activités dans l’IWW. Il fait une description absolument remarquable de la manière dont Cannon dirigea l’International Labor Defense (ILD – Secours ouvrier international), notamment avec la campagne de défense des anarchistes Sacco et Vanzetti qui dura plusieurs années, jusqu’à leur exécution en 1927. Le portrait que fait Palmer de James P. Cannon n’est pas fondamentalement nouveau, mais il apporte beaucoup de précisions.

L’« âge de l’innocence » ?

Toutefois nous ne sommes pas d’accord avec Palmer lorsqu’il conclut que Cannon représentait « la gauche révolutionnaire à l’âge de l’innocence jusqu’en 1928 » quand elle était dépourvue de ces « certitudes universelles qui ont rendu la politique contemporaine si cynique, qui font douter de la possibilité d’une transformation radicale, qui nient avec dédain la capacité profonde des ouvriers à changer matériellement le monde, et qui maintiennent l’expansivité du radicalisme dans le cadre de divers compromis libéraux avec “l’art du possible” ». Palmer attribue cette supposée perte d’innocence aux effets corrupteurs et corrosifs du stalinisme.

Mais la corruption et le rejet des buts révolutionnaires du mouvement ouvrier américain datent d’avant la Révolution russe et sa dégénérescence stalinienne. C’est en rébellion contre les socialistes réformistes et les bureaucrates syndicaux, qui tenaient à la « politique du possible », que le mouvement communiste a été fondé. La montée de l’impérialisme américain et de ses énormes surprofits avait conduit au développement d’une aristocratie ouvrière et, par conséquent, d’une bureaucratie syndicale particulièrement vénale à la tête de l’American Federation of Labor (AFL). L’expression bien connue du marxiste américain Daniel De Leon qualifiant les dirigeants de l’AFL de « lieutenants ouvriers de la classe capitaliste » a été reprise plus tard par Lénine. Le racisme le plus flagrant et le réformisme municipal (le « socialisme des égouts ») de Victor Berger et de ses semblables sévissaient dans ce Parti socialiste hétérogène, ce qui révolta Cannon et le poussa à en sortir et à rejoindre l’IWW en 1911, sur la trajectoire qui le mena finalement au communisme.

L’idée de Cannon « l’innocent » contraste fort avec la description que le poète antillais Claude McKay fait de Cannon quand celui-ci est en train de se battre au Quatrième Congrès du Comintern en 1922 pour liquider le parti communiste clandestin en faveur du Parti ouvrier (Workers Party) légal. McKay écrit que Cannon « avait tout le magnétisme, la ruse, le punch, et le sac à malices du politicien américain typique, mais lui les utilisait ici d’une manière révolutionnaire » (A Long Way From Home [Loin de chez soi], New York, Arno Press and the New York Times, 1969).

Cannon était un authentique dirigeant communiste américain. Comme le notait la PRL dans son introduction à Early Years of American Communism, « Si Cannon, qui se sentait dans une impasse avec la guerre fractionnelle interne, a pu franchir le pas en 1928 et comprendre l’analyse que faisait Trotsky du stalinisme en termes de programme et au niveau international, c’est en grande partie parce qu’il avait essayé, dans la période qui venait de s’écouler, de tracer pour le parti une voie basée sur le communisme révolutionnaire. » Ce n’est qu’avec l’aide de la Critique du Programme de l’Internationale communiste, une œuvre majeure écrite par Trotsky en 1928 et qui a par la suite été publiée dans l’Internationale communiste après Lénine, que Cannon a pu s’extraire du parti en voie de stalinisation pour continuer la lutte dans laquelle il s’était engagé depuis sa jeunesse : la lutte pour conduire les masses ouvrières américaines à la révolution socialiste. L’Internationale communiste après Lénine a de fait été le document de fondation de l’Opposition de gauche internationale. Le fait que Cannon ait été recruté à l’Opposition de gauche, ainsi qu’une bonne partie de la fraction qu’il avait dirigée dans le PC, confirmait d’une manière extraordinaire la validité de la lutte de Trotsky contre la dégénérescence de la Révolution russe.

Theodore Draper contre les historiens de la Nouvelle Gauche

Palmer a eu la finesse de comprendre qu’une biographie de Cannon, qui avait été largement ignoré des historiens depuis les deux tomes de Draper, pourrait transcender le schisme qui divise les intellectuels étudiant le communisme américain. Ce débat dresse des historiens anticommunistes comme Draper (et surtout des disciples de Draper comme John Earl Haynes et Harvey Klehr) contre les historiens issus de la Nouvelle Gauche comme Maurice Isserman. Klehr est l’auteur d’une importante étude du PC des années 1930, The Heyday of American Communism [L’âge d’or du communisme américain] (New York, Basic Books, 1984), tandis que le principal ouvrage d’Isserman, dans le style Nouvelle Gauche, est intitulé Which Side Were You On ? The American Communist Party During the Second World War [Dans quel camp étiez-vous ? Le Parti communiste américain durant la Deuxième Guerre mondiale] (Middletown, Connecticut, Wesleyan University Press, 1982). Entre les mains de Klehr, Haynes et leurs semblables, les recherches approfondies de Draper ont dégénéré en ouvrages à sensation anticommunistes et superficiels ; ils dépeignent le communisme américain comme s’il n’était guère plus qu’un réseau d’espionnage soviétique qui suivait servilement depuis le début les diktats de la politique étrangère du Kremlin. Par contre, les historiens de la Nouvelle Gauche, dont beaucoup étaient influencés par des parents ou mentors qui avaient milité dans le PC stalinisé après 1928, argumentent que la ligne politique venue de Moscou ne jouait tout au plus qu’un rôle secondaire dans ce qui était essentiellement un mouvement autochtone de la gauche américaine.

L’introduction de Palmer se base sur un de ses articles, « Repenser l’historiographie du communisme aux Etats-Unis », paru dans American Communist History, Vol. 2, no 2, décembre 2003. Palmer argumente que sa biographie de Cannon est un moyen de transcender la stérilité de ce débat intellectuel en y amenant la question de la dégénérescence de la Révolution russe, c’est-à-dire du stalinisme. La profondeur et l’envergure avec laquelle Palmer passe en revue les ouvrages existants sur l’histoire du communisme américain sont impressionnantes, que ce soit les ouvrages d’histoire ou les mémoires de participants. Le volume de documentation qu’il a utilisée est remarquable aussi. Les 155 pages de notes ne seront peut-être pas appréciées du lecteur non spécialiste, mais la liste détaillée que fait Palmer de ses sources, et les commentaires qu’il fait sur celles-ci, représenteront une documentation importante pour les historiens du communisme américain pendant longtemps.

Palmer écrit du point de vue de quelqu’un dont les sympathies vont, non pas à quelque ersatz universitaire de « marxisme », mais à la Révolution bolchévique de 1917 elle-même. Cette sympathie pour la révolution d’Octobre est inexistante dans le milieu des historiens universitaires du communisme américain, ce que Palmer lui-même faisait remarquer en répondant à l’un de ses détracteurs :

« En 2003, presque personne dans les milieux universitaires ne veut se placer du point de vue de la tradition bolchévique d’origine. L’étude du communisme américain ne fait pas exception. On cherche à éviter de reconnaître les réalisations colossales et extrêmement positives de la Révolution russe de 1917 [...]. On pinaille sur les considérables ressources et conseils politiques que ce bolchévisme-là mit volontiers à la disposition de la seule force pouvant préserver les acquis d’Octobre – la révolution mondiale et ses armées de l’internationalisme prolétarien –, comme si l’Internationale communiste des premières années n’était motivée que par des questions de “domination” et de “contrôle de l’étranger”. »

– Palmer, « Histoire du communisme : à voir dans son ensemble. Réponse à mes détracteurs », American Communist History, Vol. 2, no 2, décembre 2003

Il est donc regrettable que Palmer classe Cannon comme un dirigeant de ce qu’il appelle « la gauche révolutionnaire », et qu’il présente le communisme comme faisant partie d’une continuité d’organisations « de gauche ». Même suivi de « révolutionnaire », le mot « gauche » n’a qu’une signification politique informe et relative (la gauche contre la droite), sans contenu de classe. Selon l’usage, tant courant qu’historique, la gauche comprend non seulement des formations politiques ouvrières mais aussi des partis bourgeois et petits-bourgeois. C’est donc une notion qui inclut la collaboration de classes réformiste, et la classe ouvrière n’est considérée que comme l’une des parties constitutives de toutes les forces « progressistes ».

La constitution du Parti socialiste en 1901 exprimait le fait que l’on reconnaissait maintenant davantage le besoin pour la classe ouvrière de se doter de son propre parti politique, distinct des partis bourgeois. Il fut constitué par la fusion du Parti social-démocrate (qui incluait une scission des populistes bourgeois dirigée par Eugene Debs) avec l’organisation de Morris Hillquit, elle-même une scission du Parti socialiste ouvrier de Daniel De Leon. La formation du mouvement communiste américain fut un très grand pas en avant par rapport au PS parce qu’on reconnaissait qu’il fallait une rupture politique nette non seulement avec les partis bourgeois mais aussi avec les courants réformistes dans la classe ouvrière. Comme l’écrivait Cannon :

« Le lancement du Parti communiste en 1919 ne représentait pas simplement une rupture avec le vieux Parti socialiste, c’était bien plus : une rupture avec toute la conception d’un parti commun rassemblant les révolutionnaires et les opportunistes. Cela voulait dire que c’était un nouveau départ pour le socialisme américain, bien plus important du point de vue historique que tout ce qui s’était produit auparavant, y compris la formation du Parti socialiste en 1901. On ne peut revenir à l’expérience dépassée et discréditée du passé. »

– Cannon, « Eugene V. Debs et le mouvement socialiste de son époque », reproduit dans The First Ten Years of American Communism

Palmer utilise le terme « gauche révolutionnaire » parce qu’il ne veut pas faire de distinction qualitative entre le communisme et les mouvements radical-populiste, social-démocrate, anarchiste et syndicaliste qui s’entremêlaient souvent au niveau international dans la gauche d’avant la Révolution bolchévique. Le communisme, c’est le programme de la classe ouvrière révolutionnaire internationale pour le renversement du capitalisme, et le fait que Palmer le dissolve dans la « gauche » amorphe est une façon pour lui de s’incliner devant la régression générale de la conscience politique qui a suivi la destruction du premier Etat ouvrier du monde en 1991-1992. Cette régression ne se manifeste pas seulement dans les milieux intellectuels, elle est particulièrement évidente dans le mouvement se réclamant du marxisme lui-même. La critique du livre de Palmer par Alan Wald (« L’histoire de James P. Cannon, une vie révolutionnaire », Against the Current, juillet-août 2007), qui se demande si on peut appliquer au XXIe siècle le programme issu de la Révolution russe, en est un exemple frappant.

L’importance de la Révolution russe

La Révolution bolchévique a « sorti la question de la révolution ouvrière du domaine de l’abstraction et lui a conféré une réalité de chair et de sang » comme le disait Cannon dans son discours de 1939 intitulé « Nous sommes le parti de la Révolution russe ! » Elle a démontré la justesse de la conception marxiste, réaffirmée en 1917 dans l’Etat et la révolution de Lénine, à savoir qu’on ne peut pas réformer l’Etat bourgeois pour qu’il soit au service des ouvriers, il faut le détruire et le remplacer par un Etat ouvrier, par la dictature du prolétariat. Elle a montré, comme Cannon l’explique ci-dessus, que pour pouvoir conquérir le pouvoir, le prolétariat a besoin d’un parti d’avant-garde discipliné, basé sur un programme révolutionnaire clair. Cannon et les autres co-fondateurs du mouvement communiste américain, dont beaucoup avaient un long passé dans le mouvement socialiste ou syndicaliste américain, accomplirent une rupture politique – au moins c’était leur intention – lorsqu’ils établirent que l’expérience de la révolution d’Octobre était décisive. La question n’était pas simplement de reconnaître que la Révolution russe avait été victorieuse. Ils avaient compris que les révolutionnaires prolétariens devaient appliquer les leçons de cette victoire sur le terrain américain.

C’était plus facile à dire qu’à faire. Il y avait énormément de conceptions tout à fait erronées dans le mouvement communiste américain des premières années, à savoir qu’il fallait un parti « clandestin », qu’il fallait construire des syndicats « révolutionnaires » contre les syndicats dirigés par les réformistes, qu’il ne fallait pas présenter de candidats aux parlements bourgeois. Ces conceptions fausses n’étaient pas particulières au parti américain. Lénine, dans l’ouvrage essentiel qu’il écrivit pour le Deuxième Congrès de l’IC en 1920, s’adressait aux tendances ultragauches aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, en Allemagne et ailleurs, soulignant l’expérience singulière grâce à laquelle avait été forgé un parti d’avant-garde bolchévique dans la Russie tsariste :

« Les acclamations adressées au pouvoir des Soviets et aux bolchéviks, ne conviendrait-il pas de les accompagner un peu plus souvent d’une très sérieuse analyse des causes qui ont permis aux bolchéviks de forger la discipline indispensable au prolétariat révolutionnaire ? […]

« Pendant près d’un demi-siècle, de 1840 à 1890, en Russie, la pensée d’avant-garde, soumise au joug d’un tsarisme sauvage et réactionnaire sans nom, chercha avidement une théorie révolutionnaire juste, en suivant avec un zèle et un soin étonnants chaque “dernier mot” de l’Europe et de l’Amérique en la matière. En vérité, le marxisme, seule théorie révolutionnaire juste, la Russie l’a payé d’un demi-siècle de souffrances et de sacrifices inouïs, d’héroïsme révolutionnaire sans exemple, d’énergie incroyable, d’abnégation dans la recherche et l’étude, d’expériences pratiques, de déceptions, de vérification, de confrontation avec l’expérience de l’Europe. Du fait de l’émigration imposée par le tsarisme, la Russie révolutionnaire s’est trouvée être dans la seconde moitié du XIXe siècle infiniment plus riche en relations internationales, infiniment mieux renseignée qu’aucun autre pays sur les formes et théories du mouvement révolutionnaire dans le monde entier.

« D’autre part, le bolchévisme né sur cette base théorique de granit, a vécu une histoire pratique de quinze années (1903-1917), qui, pour la richesse de l’expérience, n’a pas d’égale au monde. Aucun autre pays durant ces quinze années n’a connu, même approximativement, une vie aussi intense quant à l’expérience révolutionnaire, à la rapidité avec laquelle se sont succédé les formes diverses du mouvement, légal ou illégal, pacifique ou orageux, clandestin ou avéré, cercles ou mouvement de masse, parlementaire ou terroriste. Aucun autre pays n’a connu dans un intervalle de temps aussi court une si riche concentration de formes, de nuances, de méthodes, dans la lutte de toutes les classes de la société contemporaine, lutte qui, par suite du retard du pays et du joug tsariste écrasant, mûrissait particulièrement vite et s’assimilait avec avidité et utilement le “dernier mot” de l’expérience politique de l’Amérique et de l’Europe. »

– Lénine, la Maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), (1920)

Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, il y eut une période d’intense agitation politique, durant laquelle deux générations d’intellectuels russes cherchèrent le moyen de renverser le terrible joug tsariste. Dans toute cette effervescence, les plus capables se tournèrent vers le marxisme révolutionnaire. Ces intellectuels, à leur tour, orientèrent le prolétariat naissant de l’empire tsariste dans la même direction. La scission de 1903 dans la social-démocratie russe, entre les bolchéviks « durs » de Lénine et les menchéviks « mous », s’était à l’origine produite sur une question étroite : comment définir l’appartenance au parti. Cette scission préfigurait la scission définitive que Lénine effectua en 1912 entre le bolchévisme et le réformisme ouvrier menchévique. Lénine ne généralisa l’importance cruciale de la rupture politique et organisationnelle avec le réformisme qu’en 1914, lorsque, avec l’éclatement de la Première Guerre mondiale, la Deuxième Internationale sombra ignominieusement dans le social-chauvinisme, et qu’il appela à créer une Troisième Internationale. La nouvelle internationale fut fondée au début de 1919, 18 mois après la victoire des bolchéviks en Russie.

La nécessité de rompre avec le réformisme n’était pas la seule leçon que les bolchéviks avaient à transmettre. Les sociaux-démocrates révolutionnaires russes (les bolchéviks ne prirent le nom de « communistes » qu’en 1918) devaient trouver un moyen de mobiliser la paysannerie, qui constituait la vaste majorité de la population dans l’empire tsariste, derrière le prolétariat. C’était crucial pour la victoire en Russie. Il fallait aussi qu’ils aient une approche révolutionnaire prolétarienne de la question nationale. En effet l’ethnie russe ne constituait que 50 % environ de la population de l’empire tsariste. Si les bolchéviks ne s’étaient pas adressés à ces questions de la bonne manière, cela aurait conduit la Révolution russe au naufrage. Par exemple, le Parti communiste polonais fut stérilisé après la guerre par le fait qu’il n’avait pas développé d’approche révolutionnaire par rapport à la paysannerie et il paya cher le fait de n’avoir pas réussi auparavant à traiter la question nationale polonaise.

Lénine dit qu’en Russie une succession rapide de situations politiques forcèrent les bolchéviks à élaborer toute une série de tactiques. Il y avait d’autres endroits en Europe de l’Est où, du fait de l’arriération matérielle et de la répression, les ouvriers attirés par le marxisme ne se virent pas offrir le luxe du réformisme parlementaire. Beaucoup de partis sociaux-démocrates dans les Balkans avaient aussi du mérite (par exemple le Parti ouvrier social-démocrate bulgare « étroit » de Dimitar Blagoev, et les sociaux-démocrates serbes, qui furent les seuls partis des pays belligérants, à part les bolchéviks, à voter contre les crédits de guerre dès le début de la Première Guerre mondiale). Par contre, la relative stabilité démocratique bourgeoise qui régnait avant la guerre dans le monde anglophone rendait plus difficile pour les révolutionnaires de transcender les divisions entre populisme radical, anarcho-syndicalisme et socialisme parlementaire, comme l’avaient fait les bolchéviks.

Palmer comprend bien que l’immense autorité dont jouissaient les bolchéviks dans l’Internationale communiste des premières années venait du fait qu’ils avaient beaucoup de leçons à transmettre, mais il passe trop rapidement sur la substance de ces leçons. Par exemple, il n’aborde nulle part la faillite de la Deuxième Internationale qui avait sombré dans le social-chauvinisme lorsque la guerre avait commencé. C’est là que le terme « gauche révolutionnaire » utilisé par Palmer obscurcit plus qu’il n’éclaire l’évolution politique de ceux qui en sont venus à fonder le communisme américain, et ceci vient à l’appui de sa thèse que les années 1920 étaient « l’âge de l’innocence ».

La corruption n’est pas venue seulement de Moscou

Palmer ne sympathise pas qu’avec la révolution d’Octobre, il sympathise aussi avec la lutte de Trotsky contre la dégénérescence stalinienne de cette révolution. Cette dégénérescence fut une conséquence de la dévastation totale causée par la Première Guerre mondiale et par la terrible guerre civile qui éclata quelques mois après la prise du pouvoir par les bolchéviks en Russie, qui était déjà auparavant un pays économiquement arriéré. Le prolétariat qui avait fait la révolution avait été décimé. Les meilleurs éléments avaient été intégrés dans l’Armée rouge ainsi que dans l’administration du parti et de l’Etat. La grande pénurie matérielle créait de fortes pressions objectives poussant au bureaucratisme, ce qui avait un impact tant sur le parti que sur l’Etat. L’isolement du nouvel Etat ouvrier aggravait encore la situation. Il se fit particulièrement sentir après l’échec d’une occasion révolutionnaire en 1923 en Allemagne. Dans le climat de profonde démoralisation qui gagna le prolétariat soviétique, une caste bureaucratique grandissante prit le pouvoir politique des mains de la classe ouvrière et truqua ouvertement l’élection des délégués à la Treizième Conférence du parti soviétique en janvier 1924, étouffant ainsi la voix de l’Opposition bolchévique dirigée par Trotsky. Rapporter ces événements dépasse le cadre de son ouvrage, mais Palmer indique bien que l’adoption du dogme du « socialisme dans un seul pays », promulgué par Staline vers la fin de 1924, joua un rôle clé dans l’abandon par l’IC de ses buts révolutionnaires.

La dégénérescence de la Révolution russe fut un processus qui commença en 1924 mais qui ne s’arrêta pas à ce moment-là. Palmer fait bien la différence entre le programme et les principes révolutionnaires caractéristiques des décisions de l’Internationale communiste en 1919-1922 et les zigzags de l’IC en pleine dégénérescence dans les années 1924-1928, d’abord sous la direction de Zinoviev puis sous celle de Boukharine. Comme l’avait écrit Palmer dans son essai publié dans American Communist History, « le Comintern avait une immense autorité tout à fait méritée, mais avant 1923 il n’était pas considéré comme une “divinité sacro-sainte” » (« Histoire du communisme : à voir dans son ensemble. Réponse à mes détracteurs »).

Lorsque survint la menace imminente de contre-révolution de la part des koulaks (paysans riches) que la politique conciliationniste de Staline et Boukharine avait enhardis, Staline chassa Boukharine en 1929, changea de politique intérieure et imposa la collectivisation forcée de l’agriculture. Palmer comprend bien que c’est tout cela qui poussa l’IC dans l’aventurisme stérile et sectaire de la « troisième période » entre 1928 et 1934. Durant cette « troisième période », tous les partis (pas seulement le parti américain) quittèrent les syndicats dirigés par les réformistes pour construire des syndicats « révolutionnaires ». L’histoire de la dégénérescence de l’IC est bien documentée dans l’ouvrage en deux tomes de Helmut Gruber (professeur honoraire d’histoire à l’Université polytechnique de Brooklyn dans l’Etat de New York), intitulés International Communism in the Era of Lenin [Le communisme international à l’ère de Lénine] (Ithaca, New York, Cornell University Press, 1967) et Soviet Russia Masters the Comintern [La Russie soviétique se rend maître du Comintern] (Garden City, New York, Anchor Books, 1974).

C’est avec l’adoption de la politique de front populaire, lors du Septième Congrès mondial de l’IC en 1935, que l’IC sombra définitivement dans le réformisme : les partis communistes devaient chercher à faire des alliances de collaboration de classes avec des ailes prétendument « démocratiques » et « antifascistes » de la bourgeoisie. Il y eut toutefois une brève période, durant le pacte Hitler-Staline de 1939-1941, où l’IC adopta une posture de gauche. En 1943 Staline poussa l’ignominie jusqu’à enterrer officiellement l’IC qui le gênait pour poursuivre son alliance avec les impérialistes « démocratiques » dans la Deuxième Guerre mondiale . La plupart des partis communistes restèrent fidèles à Moscou jusque dans les années 1970, ce qui n’en faisait pas des partenaires de coalition gouvernementale très souhaitables du point de vue des bourgeoisies impérialistes. Mais la participation des partis communistes à des gouvernements de front populaire en France et en Italie dans l’immédiat après-guerre a grandement aidé la bourgeoisie dans ces pays à empêcher des révolutions prolétariennes.

Comprendre ce processus de dégénérescence du programme et le rapport entre ce processus et les luttes dans le parti russe, c’est le commencement de la sagesse pour qui veut sérieusement étudier l’histoire du communisme. S’il y a un point faible dans la description que fait Palmer de ce processus dans les années 1920, c’est qu’il insiste trop sur la bolchévisation et ce qu’il appelle « le goût de Zinoviev pour le centralisme bureaucratique » au lieu de montrer comment l’IC s’éloignait progressivement du programme révolutionnaire.

Palmer affirme que c’est « la bureaucratisation et la stalinisation triomphantes du Comintern » qui « ont finalement baissé le rideau sur l’innocence de la gauche révolutionnaire en 1928 ». Il refuse de tenir compte des pressions objectives très réelles aux Etats-Unis mêmes, qui poussaient aussi le parti à s’éloigner de ses objectifs révolutionnaires. Aucun parti du Comintern n’a dégénéré simplement sous l’influence de Moscou. Dans les années 1920 il y eut une co-dégénérescence. Même si les circonstances étaient très différentes en Union soviétique, les pressions objectives sous-jacentes qui s’exerçaient sur les cadres des partis communistes occidentaux étaient les mêmes : le recul de la vague révolutionnaire qui avait suivi la Première Guerre mondiale et la stabilisation du monde capitaliste après la défaite de la Révolution allemande en 1923. C’est l’absence relative d’occasions révolutionnaires qui était à la base tant de la dégénérescence de la Révolution russe que de la corruption des partis nationaux du Comintern. C’est ce que reconnaissait Cannon :

« Le parti subissait des influences de deux côtés – nationalement et internationalement – et maintenant c’était des influences négatives dans les deux cas. On ne doit pas mettre son déclin et sa dégénérescence durant cette période, pas plus que son essor dans la période précédente, sur le compte des seuls facteurs nationaux ou des seuls facteurs internationaux, mais des deux à la fois. Ces influences conjuguées, qui à ce moment-là allaient dans le sens du conservatisme, ont eu un poids écrasant sur le Parti communiste des Etats-Unis encore très jeune.

« C’était difficile d’être un militant révolutionnaire à cette époque en Amérique, de maintenir un travail d’agitation sans rencontrer aucune réaction, de répéter des mots d’ordre sans avoir d’écho. Les dirigeants du parti n’ont pas été grossièrement corrompus par les bienfaits personnels de la prospérité générale ; ils ont été affectés indirectement par l’océan d’indifférence autour d’eux. […]

« Le parti est devenu réceptif aux idées du stalinisme, qui étaient imprégnées de conservatisme, parce que les cadres du parti étaient eux-mêmes en train de céder inconsciemment à leur environnement conservateur. »

– Cannon, The First Ten Years of American Communism

Les années de formation de Cannon

Cannon a peu écrit sur sa jeunesse à Rosedale dans le Kansas (Rosedale fait maintenant partie de Kansas City), mais Palmer a retrouvé ce qu’il a pu sur les parents et la famille de Cannon, des ouvriers immigrés irlandais. Sa mère Ann, qui mourut quand Cannon avait 14 ans, était la deuxième femme de son père. Palmer a réussi à démêler ce qui n’avait jamais été clair sur les relations entre Cannon et ses cinq frères et sœurs de différents mariages. John, le père de Cannon, était souvent au chômage, mais le jeune James allait quelquefois travailler dans le bâtiment avec lui. Alors qu’il travaillait avec son père, Cannon eut un accident où il eut le pouce droit écrasé ; il dut être amputé d’une phalange. Cannon faisait rarement mention de cette petite infirmité.

Le père de Cannon quitta plus tard la classe ouvrière et ouvrit un petit cabinet d’assurances et d’immobilier. Palmer dit que, plus tard dans sa vie, Cannon avait embelli le profil prolétarien de son père. Mais c’est tout de même son père qui le gagna au socialisme, et son éducation fut typiquement celle d’un prolétaire immigré irlandais. Jim quitta l’école à 13 ans pour travailler d’abord dans une entreprise de conditionnement de viande, puis aux chemins de fer et plus tard dans l’imprimerie. Il fréquentait les salles de billard et les bars comme les autres jeunes ouvriers irlandais. Palmer s’est servi d’une œuvre de fiction semi-autobiographique écrite par Cannon dans les années 1950 et jamais publiée, pour donner une idée de la jeunesse de Cannon et de ses attitudes sur les questions de société. Comme il y a si peu d’autres sources, c’était probablement une bonne idée. Mais on imagine aisément Cannon, qui était très discret sur sa vie privée, grincer des dents à la lecture de certaines des suppositions de Palmer.

Ce qui est moins typique dans la jeunesse de Cannon, c’est qu’à l’âge de 17 ans, alors qu’il travaillait déjà et qu’il vivait indépendamment, il décida de retourner au lycée. Depuis qu’il avait participé en 1906-1907 à la campagne de défense de William « Big Bill » Haywood et Charles Moyer, deux dirigeants de la Western Federation of Miners [syndicat des mineurs] accusés à tort de meurtre, Cannon avait de la sympathie pour le socialisme, mais il ne rejoignit le Parti socialiste qu’en 1908, peu de temps après être retourné au lycée. Il trouva difficile de mener de front le travail et le lycée. Il ne fréquenta le lycée que pendant trois ans et le quitta sans obtenir de diplôme. Palmer a retrouvé les annuaires du lycée de Rosedale pour ces années et a ainsi pu glaner quelques renseignements sur les années de lycée de Cannon et avoir une idée plus précise de la personnalité de ce jeune homme qui faisait partie du club de débat de Rosedale en 1910.

Au lycée, Cannon étudia sérieusement l’art oratoire et devint un orateur très éloquent. En 1911, après avoir quitté le lycée, Cannon adhéra aux Industrial Workers of the World et put continuer à parfaire ses capacités oratoires en faisant de l’agitation et en haranguant les foules dans les rues de Kansas City. Puis il devint un wobbly (comme on appelait les membres de l’IWW) itinérant. Plus tard, dans le Parti communiste, Cannon allait être un orateur très demandé. Il pouvait expliquer des concepts politiques compliqués dans une langue facile à comprendre, comme on peut aisément le constater en lisant ses articles publiés dans Notebook of an Agitator. C’était un excellent propagandiste communiste.

La conseillère du club de débat était une jeune enseignante, Lista Makimson. Elle et Cannon eurent une liaison amoureuse à l’époque où il allait au lycée. Ils se marièrent en 1913. Palmer démolit le mythe selon lequel Lista aurait été beaucoup plus âgée que Cannon, elle n’avait en fait que sept ans de plus que lui. Le fait que Cannon avait une relation avec une femme plus âgée, et qu’il était membre de l’IWW où l’agitation pour des idées non conformistes se mêlait au radicalisme ouvrier, contredit l’affirmation de Palmer selon laquelle Cannon « semblait incarner un curieux mélange de conceptions victoriennes traditionnelles sur la sexualité et les relations entre les sexes, et de dédain bohème et avant-gardiste pour les biens matériels et l’attrait de l’argent ».

Cannon avait certainement du dédain pour les biens matériels. Il était aussi très discret sur sa vie privée, en particulier sur les questions sexuelles, comme l’étaient beaucoup de gens de sa génération à cette époque. Mais il fréquentait des cercles bohèmes, et Palmer lui-même raconte comment Cannon aimait se souvenir d’un discours de l’anarchiste Emma Goldman sur l’« amour libre ». James et Lista ne se marièrent que parce qu’il semblait qu’il allait devoir passer six mois en prison à cause de ses activités politiques. Ils eurent par la suite deux enfants. Cannon quitta Lista en 1923 pour vivre avec la communiste Rose Karsner, qui allait devenir la compagne de toute sa vie. Rose et lui ne se marièrent qu’à la fin de leur vie, pensant que c’était nécessaire pour toucher intégralement leur retraite. Tout ceci n’est pas vraiment une preuve d’attachement aux « conceptions victoriennes des relations entre les sexes ».

Palmer se plaint que Cannon pratiquait une « monogamie conventionnelle » et qu’il « ne s’est jamais vraiment engagé dans la politique de genre potentiellement transformatrice qui accompagne l’approche féministe militante de la sphère personnelle ». Ce jugement en dit plus sur les thèmes postmodernes des milieux intellectuels que sur Cannon lui-même. L’ouvrage de Ted Morgan, A Covert Life : Jay Lovestone, Communist, Anti-Communist, and Spymaster [Une vie cachée : Jay Lovestone, communiste, anticommuniste, et maître-espion] (New York, Random House, 1999) est plus une série de ragots qu’une tentative sérieuse d’examiner la vie de cet aventurier sans principes qui dans sa jeunesse rejoignit le mouvement communiste, et devint plus tard un agent de la CIA. Mais les aventures amoureuses de Lovestone dévoilées par Morgan montrent que s’écarter de la « monogamie conventionnelle » ne mène pas nécessairement à une quelconque « politique de genre transformatrice ».

Cannon fut élu délégué de Kansas City à la Septième Convention nationale de l’IWW en 1912. Là, il fut remarqué par Vincent St. John, le légendaire dirigeant wobbly, qui l’envoya alors sur les routes comme organisateur itinérant. Palmer écrit que « c’est St. John, plus que tout autre, qui a fait que Cannon devienne un révolutionnaire professionnel ». Palmer a découvert beaucoup de faits nouveaux sur ce sujet, et les passages de son livre sur la vie de Cannon en tant que wobbly sont excellents. Cannon se rendit à Newcastle, en Pennsylvanie, où il aida à produire le journal de l’IWW, Solidarity. De là, début 1913, St. John envoya Cannon à Akron, où les ouvriers du caoutchouc, Américains de souche et immigrés, faisaient grève pour faire reconnaître leur syndicat. D’après Palmer, « Cannon devint l’un des personnages centraux de l’IWW, écrivant pour la presse rebelle, collectant des fonds, et portant la lutte des ouvriers d’Akron au-delà des frontières de l’Ohio ». Après la défaite de la grève d’Akron, Cannon partit intervenir dans une fabrique en grève à Peoria où il épousa Lista. Selon Palmer, à la fin de l’été 1913 « Il y avait seulement 16 agitateurs wobbly que le Comité exécutif général de l’IWW reconnaissait comme “accrédités volontaires” en tant qu’organisateurs itinérants, et Cannon était l’un d’eux ». De Peoria, Cannon partit à Duluth organiser une grève de dockers immigrés travaillant au déchargement du minerai de fer. Cannon y dirigeait en fait le travail de l’IWW, en collaboration avec le fameux Frank Little.

Palmer écrit que Lista ne pouvait plus travailler au collège de Rosedale du fait qu’elle était mariée à Cannon. Cannon dut donc retourner à Kansas City à l’automne de 1913. Il travailla pour un journal syndicaliste, The Toiler [le Travailleur], et aida à diriger une importante lutte pour la liberté d’expression. Mais du fait de ses responsabilités familiales, il se tint un peu à l’écart de la ligne de front pour ne pas se faire arrêter. Il devint, comme dit Palmer, « un combattant de l’arrière, selon le terme un peu condescendant de certains wobblies ». Palmer dit que Cannon était de plus en plus déçu de voir les wobblies concentrer leurs efforts sur le prolétariat rural plutôt que sur le prolétariat industriel. Il était encore plus déçu qu’il n’y ait pas de campagne de défense coordonnée contre les rafles et les arrestations qui s’abattirent sur les wobblies au moment où les Etats-Unis entrèrent dans la Première Guerre mondiale en 1917. Palmer conclut en disant que pour Cannon, « les années qu’il a passées comme “combattant de l’arrière” wobbly déçu furent parmi les pires de sa vie, alors que l’année qu’il passa comme rebelle sur les routes, immergé dans le tohu-bohu des luttes de son époque, était l’une des périodes dont il avait les meilleurs souvenirs et de laquelle il était le plus fier ».

La fondation du communisme américain

C’est la révolution d’Octobre qui remit Cannon sur la voie du révolutionnaire professionnel. Cannon pouvait constater que l’IWW antipolitique se faisait écraser par l’Etat bourgeois, alors qu’au même moment un parti marxiste discipliné, qui se consacrait à l’activité politique, dirigeait une révolution victorieuse en Russie. Il réadhéra au Parti socialiste pour travailler avec l’aile gauche probolchévique qui s’y développait. Palmer n’apporte que quelques détails nouveaux sur le rôle de Cannon dans la fondation du mouvement communiste américain, divisé au début en deux partis – le Parti communiste d’Amérique (Communist Party of America) et le Parti ouvrier communiste (Communist Labor Party) – tous deux dominés par l’ultragauchisme.

Cannon était l’un des rares militants américains de souche à rejoindre le mouvement communiste américain, qui était en grande partie composé d’immigrés, et il était l’un des rares qui avaient une réelle expérience des luttes ouvrières ; il fut l’un des premiers à assimiler les leçons de la Maladie infantile du communisme (le gauchisme) de Lénine. Les communistes américains étaient pour des « syndicats rouges », c’est-à-dire pour créer des syndicats révolutionnaires indépendants. Dès le début, Cannon s’opposa à cette conception et il devint très connu dans la lutte contre ceux qui pensaient que le parti devait être clandestin par principe. Il fut nommé rédacteur en chef du Toiler, un journal basé à Cleveland, qui devint par la suite le Daily Worker [le Quotidien ouvrier]. Cannon devint président du Parti ouvrier, un parti non clandestin, lorsqu’il fut fondé en décembre 1921. (Le parti changea de nom pour s’appeler Workers [Communist] Party en 1925 puis Communist Party en 1929.)

Ironie de l’histoire, la campagne du Comintern contre l’ultragauchisme qui sévissait dans les jeunes partis communistes conduisit à revenir sur une position correcte qui avait été initialement adoptée par des sections du mouvement communiste américain : l’opposition à présenter des candidats à des postes exécutifs. Le programme adopté par le Parti communiste unifié (United Communist Party – UCP) lors de sa fondation en mai 1920 avait réaffirmé une position du Manifeste du Parti communiste d’Amérique déclarant :

« Le Parti communiste unifié ne participe aux campagnes électorales et au travail parlementaire que dans le but de faire de la propagande révolutionnaire. La présentation de candidats et la participation aux élections se limitent aux instances législatives, comme le Congrés national, les assemblés législatives des Etats et les conseils municipaux. »

– Programme de l’UCP, reproduit dans Revolutionary Radicalism [Radicalisme révolutionnaire], Rapport de la Commission Lusk au Sénat de l’Etat de New York, soumis le 24 avril 1920

Cette position montre qu’il y avait une révulsion saine et correcte pour la pratique archi-réformiste du Parti socialiste qui, en 1912, comptait dans ses rangs 56 maires et 22 responsables de la police. Toutefois, selon le programme de l’UCP, les représentants communistes élus dans les instances parlementaires « ne doivent pas introduire ou soutenir de réformes », ce qui n’était pas une position correcte.

Comme nous le soulignons ailleurs dans ce numéro (cf. « A bas les postes exécutifs ! », page 22), la distinction entre les postes exécutifs et les postes parlementaires s’est perdue dans la bataille contre les ultragauches au Deuxième Congrès de l’IC. Après les thèses contradictoires sur le parlementarisme du Deuxième Congrès, l’opposition à la candidature aux postes exécutifs – qui était apparemment une position prônée en particulier par C.E. Ruthenberg – provoqua un débat dans le parti américain. L’année suivante, peu avant la fondation du Parti ouvrier en décembre 1921, les communistes new-yorkais présentèrent Ben Gitlow comme candidat à la mairie. Cannon joua un rôle important dans cette campagne : il poussa à ce qu’elle ait lieu et il fut un de ceux qui l’orchestrèrent. Un document du Comintern écrit pour la convention du parti clandestin d’août 1922 déclarait : « Les communistes doivent participer en tant que révolutionnaires dans toutes les campagnes électorales, municipales, législatives au niveau de l’Etat et au niveau fédéral, ainsi que dans les campagnes présidentielles » (« Nouvelles tâches du Parti communiste en Amérique », reproduit dans Reds in America [Les rouges en Amérique], New York City, Beckwith Press, 1924).

Cinq mois après la fondation du Parti ouvrier, Cannon partit pour Moscou en tant que représentant américain au Comité exécutif du Comintern (CEIC). Son séjour de sept mois en Russie soviétique fut pour Cannon une expérience déterminante qui lui permit d’approfondir sa compréhension du bolchévisme et de l’importance de l’Internationale communiste. Cela lui fournit aussi par la suite un moyen d’évaluer la dégénérescence de l’IC. En 1955, dans une lettre à Draper, citée par Palmer, Cannon écrivait :

« Je ne servais plus à rien quand j’étais en mission à Moscou après mon premier voyage de 1922. A cette époque tout était fait ouvertement et sans mystères. Les questions politiques étaient clairement présentées par les deux côtés dans un débat ouvert et elles se réglaient en toute franchise, sur une base politique, sans discrimination ou favoritisme envers les fractions impliquées, et sans que des raisons cachées dérivant de questions russes internes ne motivent les décisions et ne déterminent l’attitude à avoir envers les dirigeants des fractions en désaccord. C’était cela le Comintern de Lénine et Trotsky, et j’y ai fait du bon travail. Mais après 1924 tout était différent. »

– Cannon, The First Ten Years of American Communism

Palmer fournit des détails nouveaux et quelquefois fascinants sur les activités de Cannon à Moscou. Le discours de Cannon devant la commission américaine en novembre 1922 (cf. « Nous demandons l’assistance du Comintern », page 51) n’était que le point culminant d’une longue et dure bataille contre ceux qui voulaient absolument maintenir un parti communiste clandestin parallèlement au Parti ouvrier légal. La victoire à Moscou de ceux que l’on appelait les « liquidateurs » permit aux communistes américains de participer enfin pleinement à la lutte de classe américaine.

Le Comintern et la question noire

Le mouvement communiste américain s’était constitué, comme dans la plupart des autres pays industriels, en chevauchant la vague du radicalisme ouvrier qui avait balayé une grande partie du monde à la fin de la Première Guerre mondiale. Entre 1916 et 1920 le nombre de syndiqués doubla aux Etats-Unis, et la fin de la guerre vit une vague massive de grèves auxquelles participèrent pour la première fois un grand nombre d’ouvriers immigrés non qualifiés de la grande industrie. Durant les années de guerre l’immigration avait chuté de 80 % et il y avait eu un afflux massif de Noirs du Sud des Etats-Unis vers le Nord : la population noire rurale, formée de métayers, commençait à s’urbaniser et à devenir une partie intégrante de la classe ouvrière industrielle. Dans les deux décennies qui suivirent, un des effets de la migration massive des Noirs vers le Nord fut que le racisme anti-Noirs devint l’axe central de division dans le prolétariat américain, supplantant finalement l’hostilité traditionnelle entre les ouvriers blancs américains de souche, protestants pour la plupart, et les ouvriers catholiques d’Irlande, d’Europe méridionale et orientale.

Les révolutionnaires aux Etats-Unis comprenaient mal la signification de la question noire. C’est l’Internationale communiste de Lénine et Trotsky qui fit comprendre au mouvement ouvrier américain que la lutte pour l’émancipation des Noirs était une question centrale et stratégique pour la révolution ouvrière américaine. Dans son essai « La Révolution russe et le mouvement noir américain », Cannon écrivait :

« A ses débuts, le mouvement socialiste duquel le Parti communiste est issu n’avait jamais reconnu la moindre nécessité d’un programme spécifique sur la question noire. Celle-ci était purement et simplement considérée comme un problème économique, faisant partie de la lutte entre les ouvriers et les capitalistes ; rien ne pouvait être fait concernant les problèmes spécifiques de discrimination et d’inégalité avant l’avènement du socialisme. […]

« Les communistes américains des premières années, sous l’influence et la pression des Russes au sein du Comintern, apprenaient lentement et péniblement à changer leur attitude ; à assimiler la nouvelle théorie de la question noire comme une question spécifique de citoyens de deuxième classe doublement exploités, question qui nécessitait un programme de revendications spécifiques faisant partie intégrante du programme d’ensemble – et à commencer à faire quelque chose à ce sujet. […]

« Tout ce qui était neuf et progressiste sur la question noire est venu de Moscou, après la Révolution de 1917, et comme résultat de cette révolution – non seulement pour les communistes américains qui ont réagi directement, mais aussi pour tous ceux qui se préoccupaient de cette question. »

– Traduit dans Spartacist édition française no 30, printemps 1997

En 1917, près du quart des 45 000 travailleurs qu’il y avait dans les abattoirs de Chicago étaient noirs. Les ouvriers noirs constituaient aussi une partie importante de la main-d’œuvre dans la sidérurgie. De 12 à 14 % des ouvriers de la grande aciérie de Homestead étaient noirs. Et pourtant la plupart des syndicats de l’American Federation of Labor refusaient l’adhésion des ouvriers noirs, ou bien les syndiquaient dans des sections locales ségréguées. Les premières tentatives importantes pour intégrer les ouvriers non qualifiés dans l’AFL eurent lieu à la fin de la guerre aux abattoirs de Chicago et dans la sidérurgie au niveau national, sous la direction de William Z. Foster, militant syndicaliste de longue date. Foster avait rompu avec l’IWW en 1911 parce qu’il s’opposait à leur stratégie de constitution de syndicats révolutionnaires ; il préférait « miner les syndicats de l’intérieur », c’est-à-dire combattre la bureaucratie de l’AFL de l’intérieur des syndicats de métier. Mais Foster s’inclina aussi devant la bureaucratie réactionnaire de Gompers sur la question du soutien à la guerre mondiale impérialiste, allant jusqu’à vendre des titres d’emprunt de guerre.

La campagne de syndicalisation aux abattoirs, qui s’était d’abord concentrée sur les immigrés d’origine slave, eut au début un certain succès parmi les ouvriers noirs. En 1919, il y avait quelque 4 000 ou 5 000 Noirs dans les syndicats. En juillet 1919, il y eut un défilé syndical racialement mixte dans le South Side de Chicago, ce qui était prometteur, mais les violentes émeutes raciales qui ravagèrent la ville trois semaines plus tard détruisirent tout le travail de syndicalisation interraciale effectué. En 1921, il y eut une grève désastreuse contre des diminutions de salaire, lors de laquelle une grande partie des travailleurs noirs brisèrent la grève, ce qui fit perdre tous les acquis qui avaient été remportés dans les luttes précédentes. Lors de la campagne de syndicalisation parmi les sidérurgistes, 250 000 ouvriers, soit presque la moitié des ouvriers de cette industrie, se mirent en grève en septembre 1919. En dix jours, 14 ouvriers furent tués. Le gouvernement envoya l’armée occuper Gary dans l’Indiana. Au début, beaucoup de travailleurs immigrés non qualifiés participèrent à la grève, mais peu de Noirs s’y joignirent et beaucoup d’ouvriers américains de souche brisèrent la grève. La grève s’effondra dans le Midwest en novembre, et au niveau national vers la mi-décembre, même si elle ne fut pas levée officiellement avant le mois suivant.

Les défaites de 1919, dues à la répression de l’Etat et à la réaction raciste, eurent lieu alors que les communistes américains commençaient à rompre avec le Parti socialiste. Peu après, une vague de répression gouvernementale s’abattit sur les communistes. Pendant quatre mois à partir de novembre 1919, avec les « Palmer Raids » (rafles nommées d’après le ministre de la Justice d’alors, A. Mitchell Palmer), les locaux des communistes furent mis à sac, leurs journaux interdits et les communistes, anarchistes et autres militants de gauche furent arrêtés en masse (plus de 6 000 rien que dans la première semaine de janvier 1920). Il y eut des expulsions massives de communistes et d’autres militants de gauche d’origine étrangère. Beaucoup de dirigeants communistes furent emprisonnés pour « syndicalisme criminel ». La répression se calma rapidement, même si beaucoup de dirigeants communistes restèrent inculpés pendant plusieurs années. Mais les Palmer Raids fournirent une justification aux ultragauches qui prônaient la clandestinité, et la discussion sur la légalité ou non du mouvement communiste se prolongea.

Les débuts de la Ligue d’éducation syndicale

Il était déjà clair, lorsque le Parti ouvrier fut fondé en décembre 1921, que les communistes américains pouvaient faire connaître leurs positions publiquement. La bourgeoisie américaine se satisfaisait pour l’essentiel d’avoir écrasé les campagnes de syndicalisation et du fait que la répression de 1919-1920 avait eu l’effet désiré. Le républicain Warren G. Harding fut élu Président en novembre 1920 et son programme était de ramener le pays à la normale. Le dernier soubresaut de la combativité ouvrière de l’après-guerre fut une grève nationale dans les ateliers de réparation des chemins de fer en 1922. 256 000 machinistes (membres de l’International Association of Machinists [IAM] et ouvriers de maintenance) se mirent en grève, et les militants du Parti ouvrier participèrent à la direction de cette grève. La grève fut vaincue par le brisage de grève de certains syndicats de métier de l’AFL et par une injonction du gouvernement sur l’ordre du ministre de la Justice Harry Daugherty, qui au fond interdisait aux syndicats en grève de faire quoi que ce soit pour continuer la grève (cette injonction est connue sous le nom d’injonction Daugherty). Cela permit à la bourgeoisie dans les années 1920 d’utiliser à plusieurs reprises la loi Sherman antitrust contre les syndicats. L’offensive antisyndicale fut accompagnée d’une résurgence de la terreur raciste (le Ku Klux Klan avait plusieurs millions de membres dans les années 1920) ainsi que d’une nouvelle législation anti-immigrés, ce qui fit des années 1920 une décennie marquée par la réaction raciste, la répression dans les tribunaux et les attaques anti-ouvrières.

Cette période de réaction coûta très cher aux communistes américains, plus cher que l’intense répression de 1919-1920 ; elle créa de très fortes pressions poussant les communistes à abandonner les objectifs révolutionnaires sur la base desquels leur mouvement avait été fondé. Etant donné les conditions objectives des années 1920, il ne pouvait y avoir dans le Parti communiste qu’une petite minorité de la classe ouvrière. Les communistes américains, y compris Cannon, mirent du temps à le reconnaître, et les zigzags dictés par le Comintern en cours de stalinisation dans la deuxième moitié des années 1920 n’aidèrent pas à clarifier les choses.

Au début il semblait que le Parti ouvrier allait avoir un grand succès dans le mouvement ouvrier. William Z. Foster fut recruté par son ancien camarade syndicaliste Earl Browder pour faire partie d’une délégation ouvrière en Union soviétique en 1921, et fut gagné au bolchévisme par tout ce qu’il y vit et vécut lors des trois mois et demi qu’il y passa. Après avoir assisté à la conférence de fondation de l’Internationale syndicale rouge à Moscou, Foster retourna à Chicago à la fin de l’été et adhéra au Parti communiste encore clandestin.

Sous l’influence de la Maladie infantile du communisme, les communistes américains avaient abandonné leur perspective de construire des syndicats rouges, et leur politique correspondait maintenant à la stratégie que Foster prônait depuis longtemps ; il restait toutefois quelques divergences parce que Foster s’opposait strictement à toute organisation de syndicats en dehors du cadre de l’AFL. La Ligue d’éducation syndicale (Trade Union Educational League – TUEL), que Foster avait fondée fin 1920, fut mise au service du Parti ouvrier pour lui servir d’outil dans les syndicats à partir de début 1922. L’appartenance de Foster au parti resta secrète jusqu’en 1923 ; la TUEL avait son quartier général à Chicago alors que le siège du parti était à New York. Foster avait cultivé et conservé des liens étroits avec la Chicago Federation of Labor (CFL – Fédération du travail de Chicago) de John Fitzpatrick, sous l’égide de laquelle il avait débuté ses campagnes de syndicalisation. Fitzpatrick, ardent nationaliste irlandais et syndicaliste « progressiste », avait pendant un temps été pour la formation d’un parti des travailleurs [labor party]. Il était une source d’irritation constante pour la bureaucratie de l’AFL sous la direction de Samuel Gompers. La collaboration de Foster avec la CFL donnait une vraie protection à la TUEL vis-à-vis de l’anticommunisme virulent de Gompers.

Dans la TUEL, organisée autour du journal Labor Herald [le Messager ouvrier], il n’y avait ni cotisation ni membres afin d’éviter l’accusation de double appartenance syndicale. Ses revenus publics provenaient de la vente de journaux et de dons ; elle recevait aussi des subventions du Comintern. Elle se battait pour « transformer les syndicats, qui sont aujourd’hui dans un état archaïque et stagnant, en organisations de travailleurs puissantes capables de mener des batailles victorieuses contre le capital » (William Z. Foster, « Les principes et le programme de la Ligue d’éducation syndicale », Labor Herald, mars 1922). La TUEL, qui prônait l’abolition du capitalisme et l’établissement d’une république ouvrière, cherchait à affilier les syndicats américains à l’Internationale syndicale rouge. Le programme de la TUEL ne mentionnait pas les restrictions racistes qui empêchaient les Noirs d’adhérer aux syndicats de métier de l’AFL ; il ne s’opposait pas non plus aux restrictions draconiennes à l’immigration que le gouvernement venait d’imposer. Le fait qu’il ne s’attaquait pas aux préjugés contre les Noirs et contre les immigrés, répandus dans la classe ouvrière, était un vrai problème. La lutte contre le racisme anti-Noirs était une question à laquelle les communistes américains, poussés par le Comintern, commençaient seulement à s’adresser.

La TUEL considérait que sa tâche immédiate était de faire une campagne agressive pour fusionner les syndicats corporatistes de l’AFL dans des syndicats organisés par industrie, et elle avait pour mot d’ordre « fusion ou annihilation ». Pour commencer, la TUEL fit passer une résolution pour la fusion de la CFL en mars 1922, puis réussit dans les 18 mois suivants à faire passer des résolutions pour la fusion dans 16 syndicats internationaux, 17 fédérations d’Etat, de nombreux comités syndicaux de ville (labor councils) et des milliers de sections syndicales.

La question épineuse du parti des travailleurs

A la sortie de la clandestinité, les communistes américains commencèrent à se demander si oui ou non il fallait appeler à un parti des travailleurs. Dans un chapitre intitulé fort à propos « Pepper spray » [jeu de mots sur le nom de Pepper et une bombe lacrymogène], Palmer explique en détail comment le Parti ouvrier embrouilla la question sous la tutelle d’un communiste d’origine hongroise qui s’appelait Jószef Pogány (et qui était connu sous le nom de John Pepper aux Etats-Unis).

Dans la Maladie infantile du communisme, Lénine recommandait aux communistes britanniques d’entrer dans le Parti travailliste britannique et de lui donner un soutien critique aux prochaines élections. Le programme et la direction du Parti travailliste étaient réformistes mais il était basé sur des syndicats qui lui étaient affiliés et il avait été constitué expressément en tant que parti de la classe ouvrière. Lénine le qualifiait de « parti ouvrier bourgeois ». Pour garder le contrôle de la classe ouvrière face à l’impact de la Révolution bolchévique et de la radicalisation d’après-guerre, les dirigeants du Parti travailliste avaient adopté un discours de gauche ; en 1918 ils ajoutèrent une clause à leur programme (la Clause Quatre) appelant à la nationalisation à grande échelle de l’industrie. Lénine recommandait aux communistes de voter pour le Parti travailliste – tout en gardant toute leur liberté d’agitation, de propagande et d’action politique – afin de pouvoir prouver aux masses qu’une fois élus les dirigeants du Parti travailliste trahiraient en fait les intérêts de la classe ouvrière. En les démasquant, les communistes pourraient plus facilement gagner la base ouvrière du Parti travailliste.

Au Deuxième et au Troisième Congrès de l’IC, Lénine, dans ses discussions avec les délégués américains, avait soulevé la question de savoir si on pouvait ou non créer l’équivalent du Parti travailliste britannique aux Etats-Unis. Le Parti ouvrier décida finalement d’appeler à un parti des travailleurs en mai 1922. Dans son discours de novembre 1922 Cannon soutient l’idée d’un parti des travailleurs, « quelque chose du genre du Parti travailliste anglais ».

La formation d’un parti des travailleurs peut être un grand pas en avant vers un parti communiste de masse, mais cela peut aussi facilement devenir un obstacle considérable. Le problème avec le mot d’ordre est objectif, comme l’expliqua plus tard Trotsky, et tout dépend dans quel contexte il est avancé:

« On peut dire que dans les conditions américaines, un parti des travailleurs à la britannique serait un “pas en avant” et en le reconnaissant et en le disant, nous aidons nous-mêmes quoique indirectement à établir ce parti. Mais c’est précisément la raison pour laquelle je ne prendrai jamais la responsabilité d’affirmer dans l’abstrait et d’une façon dogmatique que la création d’un parti des travailleurs serait un “pas en avant” même aux Etats-Unis, parce que je ne sais pas dans quelles circonstances, sous la direction de qui et dans quel but ce parti serait créé. Il me semble plus probable qu’en Amérique notamment, où il n’y a pas de tradition importante d’action politique indépendante de la classe ouvrière (comme le chartisme en Angleterre, par exemple) et où la bureaucratie syndicale est plus réactionnaire et plus corrompue qu’elle ne l’était au zénith de l’empire britannique, la création d’un parti des travailleurs ne pourrait être provoquée que sous la puissante pression révolutionnaire des masses travailleuses et par la menace croissante du communisme. Il est absolument clair que, dans ces conditions, un parti des travailleurs ne serait pas un “pas en avant” mais un obstacle à l’évolution progressiste de la classe ouvrière. »

– Trotsky, « La question du parti des travailleurs aux Etats-Unis », 19 mai 1932

Dans la bureaucratie syndicale aux Etats-Unis, certains avaient commencé à avancer l’idée d’un parti des travailleurs lors de la vague de grèves qui avait suivi la Première Guerre mondiale. John Fitzpatrick s’était présenté pour la mairie de Chicago en 1919 sur une liste Parti des travailleurs et avait reçu 56 000 voix. Fitzpatrick cherchait à réunir dans un seul parti national les partis des travailleurs qui s’étaient formés dans plusieurs villes, y compris à Seattle et Minneapolis. Mais lorsque les communistes américains, qui venaient de sortir de la clandestinité, se décidèrent enfin à prêter attention à ces efforts, le parti de Fitzpatrick ne représentait plus une tentative non ambiguë de créer un parti de la classe ouvrière organisationnellement indépendant de la bourgeoisie. Lors d’une convention en 1920, le Parti des travailleurs avait fusionné avec le Comité des 48, une formation bourgeoise, ce qui restait du mouvement « progressiste » qui avait dominé les deux partis bourgeois au début du siècle, mais qui n’était clairement plus en faveur dans l’Amérique du Président Harding.

Les progressistes voulaient présenter Robert La Follette – un vétéran du Parti républicain – comme candidat à la présidence des Etats-Unis. Fitzpatrick ne voulait pas soutenir un candidat aussi ouvertement bourgeois. Mais le changement de nom de son parti en Parti fermier-ouvrier (Farmer-Labor Party – FLP) indique bien qu’il abandonnait son orientation prolétarienne. Le FLP présenta son propre candidat aux présidentielles, Parley Parker Christensen, qui obtint un quart de million de voix. Ses électeurs ne provenaient pas essentiellement des centres ouvriers urbains. Ils venaient en grande majorité des Etats agricoles de l’Ouest, où des familles de fermiers américains étaient au bord de la faillite et où la tradition populiste bourgeoise était restée forte.

Au début, les communistes américains n’arrivèrent pas à se mettre d’accord sur quelle attitude adopter vis-à-vis du FLP de Fitzpatrick. Cette question donna lieu à des débats jusqu’au Quatrième Congrès du Comintern. Le Comité exécutif de l’IC conseilla aux communistes américains de se joindre au mouvement pour un parti des travailleurs :

« L’idée qui prédomine maintenant d’établir un parti des travailleurs en Amérique a une énorme importance politique. Nous devons baser toute notre activité sur l’aile gauche du mouvement syndical. Nous devons consacrer toute notre attention et toute notre énergie au travail parmi les masses à l’aile gauche du mouvement syndical. Si nous réussissons à construire un grand parti des travailleurs – qui n’aura dans un premier temps qu’un programme politique modéré – ce sera un événement d’importance historique, non seulement pour le mouvement ouvrier américain, mais aussi pour le mouvement ouvrier du monde entier. »

– « Lettre du Comité exécutif de l’Internationale communiste au Parti communiste d’Amérique », non datée mais écrite peu après le Quatrième Congrès de l’IC, reproduite dans Spartacist édition anglaise no 40, été 1987

La décision de l’IC se basait sur des rapports présentés au Quatrième Congrès qui affirmaient qu’il y avait un mouvement grandissant en faveur d’un « parti des travailleurs indépendant » dans l’aile gauche du mouvement syndical aux Etats-Unis (cf. « Nous demandons l’assistance du Comintern », page 51). La décision de l’IC ne faisait pas mention du FLP lui-même.

Les communistes américains ne laissèrent même pas le temps de sécher à l’encre de la lettre du Comité exécutif. Ils se mirent immédiatement en campagne pour un parti des travailleurs. Ils le firent implicitement en bloc avec la Chicago Federation of Labor de Fitzpatrick et sans critiquer explicitement l’orientation de Fitzpatrick vers le Parti fermier-ouvrier. Le Labor Herald déclarait :

« Le travail pionnier de ce mouvement est venu de la Federation of Labor de Chicago, comme pour beaucoup d’autres choses. Cette organisation a été à l’initiative du Parti fermier-ouvrier, la première tentative de donner aux syndicats une expression dans le domaine politique. »

– Déclaration du comité national de la Ligue d’éducation syndicale : « Un parti politique pour le mouvement ouvrier », Labor Herald, décembre 1922

L’article ne mentionne pas la fusion de Fitzpatrick avec le Comité (bourgeois) des 48, ni le fait que le soutien au FLP provenait essentiellement de petits fermiers capitalistes. Il dit : « Pour mobiliser toute la force potentielle du Parti des travailleurs, il faut qu’il prenne des mesures pour inclure la classe des petits fermiers exploités en même temps que les ouvriers de l’industrie. Mais ce sont les ouvriers proprement dits, la seule classe qui a des intérêts lui fournissant en tout temps une ligne d’action claire et définie, qui doivent dominer le parti […]. Il faut que ce soit un parti des travailleurs dans les faits et pas seulement de nom. » Mais en l’absence de la moindre critique concrète du FLP de Fitzpatrick, ces déclarations insistant sur un parti « des travailleurs » n’étaient que des mots creux.

A ce moment-là, la seule façon de participer de manière conforme aux principes communistes au mouvement pour un parti des travailleurs aurait été d’essayer de gagner des militants du FLP à leur cause et de le scissionner en exigeant qu’il rompe avec les progressistes bourgeois et qu’il adopte sans ambiguïté une orientation ouvrière. Le Parti ouvrier s’était embarqué sur la voie de l’opportunisme et de la collaboration de classes.

Le parti accepta de participer à une conférence nationale convoquée par le FLP de Fitzpatrick pour le 3 juillet afin de fonder un parti d’ouvriers et de fermiers. Il faut dire que l’impulsion opportuniste du Parti ouvrier lui-même, qui voulait profiter de la popularité de Fitzpatrick, allait ici de pair avec l’insistance sur un front unique « ouvrier et paysan » qui émanait alors du Comintern de Zinoviev. Une internationale paysanne fut constituée à l’automne 1923 ; peu de temps après, l’IC commença à prôner la formation de partis biclasses, ouvriers et paysans. John Pepper était arrivé aux Etats-Unis en 1922 avec une délégation du Comité exécutif de l’IC et s’était désigné lui-même représentant permanent de l’IC. Pepper se faisait un devoir de coller à tous les méandres de la politique de l’IC en pleine dégénérescence et il se rendit vite indispensable à la direction du Parti ouvrier à New York autour de C.E. Ruthenberg. Pepper, que Palmer qualifie judicieusement d’« expression vivante de la dégénérescence commençante de la Révolution russe », fut au premier rang lorsque le parti américain adopta totalement l’idée du parti fermier-ouvrier.

En se joignant à l’appel de Fitzpatrick à un parti fermier-ouvrier, les communistes américains faisaient sombrer le mot d’ordre crucial de l’indépendance politique de la classe ouvrière vis-à-vis de la bourgeoisie dans le marécage du radicalisme petit-bourgeois « progressiste » qu’ils avaient entrepris de combattre. Les partis biclasses, censés unir la classe ouvrière à la paysannerie ou aux petits fermiers, sont inévitablement et invariablement des partis bourgeois, comme Trotsky l’a amplement démontré dans l’Internationale communiste après Lénine. Trotsky ironisait ainsi sur sa variante américaine :

« Le parti, qui comptait quelques milliers de membres, et surtout des émigrants, aurait dû, suivant la conception de Pepper, “s’emboîter” avec les paysans, par l’intermédiaire d’un parti bourgeois, puis, après avoir formé un parti “bipartite”, assurer la révolution socialiste, face à la passivité ou à la neutralité d’un prolétariat corrompu par la super-plus-value. »

– Trotsky, l’Internationale communiste après Lénine

Pepper, un champion invétéré de la manœuvre opportuniste, ne montrait pas la moindre connaissance de l’histoire du populisme agrarien bourgeois aux Etats-Unis. Il avait des illusions grandioses et pensait que si le Parti ouvrier pouvait s’emparer du mouvement fermier-ouvrier, le parti serait catapulté en avant et acquerrait une influence nationale. Sous sa direction, les communistes, ne faisant aucun cas des préoccupations de Fitzpatrick, bourrèrent la Convention du Parti fermier-ouvrier du 3 juillet avec des délégués communistes, ce qui provoqua le départ du dirigeant de la CFL furieux. Le Parti fermier-ouvrier fédéré (Federated Farmer-Labor Party – FFLP), qui fut créé le 3 juillet, était essentiellement composé de communistes et de personne d’autre.

La scission avec Fitzpatrick eut des effets totalement inverses à ce que recherchait Pepper. Le Parti ouvrier perdit la protection de ses partenaires de bloc dans l’AFL. Gompers, avec l’appui total de Fitzpatrick, lança une chasse aux sorcières qui poussa les partisans de la TUEL hors des fédérations locales et des syndicats dans tout le pays, si bien qu’en 1925 la TUEL avait été réduite à la clandestinité dans pratiquement tous les syndicats de métier de l’AFL, qui eux-mêmes perdaient des membres. Quoique forcée par les idioties de Pepper, la rupture avec Fitzpatrick aurait probablement eu lieu de toutes façons, étant donné la série de défaites ouvrières et le climat politique aux Etats-Unis à l’époque. Gompers avait supprimé toutes les subventions à la Federation of Labor de Chicago pour la forcer à rompre avec le Parti ouvrier. Mais une séparation sur la base de divergences politiques claires aurait fait beaucoup moins de dégâts qu’une rupture pleine de rancœurs sur des questions organisationnelles.

La désastreuse Convention du 3 juillet poussa Foster et Cannon à conclure un pacte pour se battre pour la direction du parti, contre Pepper et ses partisans américains. Foster et Cannon étaient horrifiés de voir à quel point la TUEL était de plus en plus isolée dans l’AFL. Mais ils avaient totalement accepté l’adaptation opportuniste au Parti fermier-ouvrier et l’appel sans principe au parti « biclasse » qui avait conduit à la débâcle du 3 juillet. Ils contribuèrent donc à mener le Parti ouvrier encore plus loin des principes marxistes et conduisirent finalement le FFLP à soutenir le sénateur républicain La Follette dans les élections présidentielles de 1924.

Dans sa biographie, Palmer minimise les problèmes politiques qu’il y avait avec l’adoption par le Parti ouvrier, sans la moindre critique, de la perspective du parti fermier-ouvrier. Palmer dit que tout le problème venait de Pepper et de Moscou, et non des impulsions opportunistes dans le parti américain lui-même. Le Comintern était loin d’être la seule source d’opportunisme. Ce fut d’ailleurs l’IC qui empêcha le parti américain de soutenir La Follette. Trotsky s’était violemment opposé au soutien à La Follette. Il écrivait :

« Pour un parti communiste jeune et faible, à qui il manque la trempe révolutionnaire, jouer le rôle d’avocat et de pêcheur de “voix progressistes” pour le sénateur républicain La Follette, c’est se diriger tout droit vers la dissolution politique du parti dans la petite bourgeoisie. »

– Trotsky, introduction de 1924 à The First Five Years of the Communist International [Les cinq premières années de l’Internationale communiste]

Palmer a tort de dire que la décision soudaine de l’IC de ne pas soutenir La Follette, c’était « encore une fois la même chose » que la rupture avec Fitzpatrick. Il dit que « le retournement politique mécanique des communistes montrait à quel point le Parti ouvrier était maintenant assujetti au bureaucratisme de l’Internationale communiste, insensible aux réalités internationales et peu flexible quand il devait renégocier localement des erreurs de programme ». Lorsque la question fondamentale de la ligne de classe dans les questions électorales est en jeu, il n’y a pas de place pour de la « flexibilité ». Si le Parti ouvrier avait persisté en soutenant un candidat bourgeois, ses cadres auraient été finis en tant que force révolutionnaire.

Confondre des « troisièmes » partis bourgeois [c’est-à-dire ni démocrate, ni républicain] avec des partis ouvriers authentiques a toujours été une source d’opportunisme aux Etats-Unis. Comme l’explique Palmer, Cannon chercha sérieusement à tirer des leçons et à redresser le parti. Mais le Comintern sous Zinoviev ne fit qu’accroître la confusion dans le parti en insistant que celui-ci devait maintenir comme paravent le Parti fermier-ouvrier fédéré, qui était une fiction. Cannon et les trotskystes américains tirèrent d’abord les mauvaises leçons de l’expérience des communistes américains dans les années 1920 : ils enlevèrent totalement de leur arsenal le mot d’ordre de parti des travailleurs. Trotsky les convainquit de le reprendre en pleine montée des luttes ouvrières qui conduisirent à la construction des syndicats industriels de masse en 1938. Espérons que cela sera un des sujets du deuxième tome de Palmer.

Questions en dispute dans les guerres fractionnelles

Palmer fait une bonne description de la lutte victorieuse de Cannon et Foster pour gagner la majorité des délégués à la Troisième Convention du Parti ouvrier en décembre 1923, et donc une majorité dans le Comité exécutif central (CEC, l’instance dirigeante entre les conférences). Ils gagnèrent à leur fraction les partisans de Ludwig Lore dans la fédération allemande et les syndicats de la confection, et surtout ils gagnèrent la fédération finnoise, celle qui représentait le plus de voix. Cannon joua un rôle crucial pour établir et cimenter cette alliance.

Si la lutte fractionnelle fut si féroce, c’est en partie à cause du rôle joué par Jay Lovestone, un agent infatigable de la fraction Ruthenberg, qui avait beaucoup appris à l’école de Pepper. La scission entre Foster-Cannon et Ruthenberg-Lovestone était en partie le reflet d’une bifurcation nationale entre la TUEL, basée dans la ville industrielle de Chicago, et la direction centrale du parti basée à New York. Dans son livre It Had to Be Revolution : Memoirs of an American Radical [Ca devait être la révolution : mémoires d’un radical américain] (Ithaca, Cornell University Press, 1993), Charles Shipman donne une idée des tensions sociales et politiques dans le parti à l’époque. Shipman (connu alors sous le nom de Manuel Gomez) était membre du Parti ouvrier à Chicago en 1923-1924 ; il rejoignit par la suite la fraction Cannon et devint le dirigeant de la Ligue anti-impérialiste panaméricaine (All-American Anti-Imperialist League) affiliée au parti.

Ruthenberg considérait le bloc Foster-Cannon comme une bande d’opportunistes syndicalistes. Il y avait là une part de vérité : comme l’écrivit plus tard Cannon lui-même, il n’était « pas très sensible » aux risques d’erreurs opportunistes à l’époque. Il y avait, certes, des différences d’approche et des nuances entre les groupes, mais il n’y avait pas de désaccords fondamentaux sur le programme. Après leur victoire de décembre 1923, Cannon et Foster réussirent à faire déménager le siège du parti à Chicago. Mais selon eux Ruthenberg devait rester secrétaire du parti. Cannon était le secrétaire adjoint et Foster le président du parti. Ils réussirent à faire renvoyer Pepper à Moscou. Pourtant les lignes se durcirent, conduisant à la guerre fractionnelle qui domina le parti jusqu’à l’exclusion de Lovestone en 1929.

A Moscou Pepper continua de jouer le rôle d’agent de Ruthenberg. La fraction majoritaire de Cannon-Foster dans la direction du parti fut renversée par un diktat du Comintern lors de la Quatrième Convention du parti en 1925. Cannon et Foster se séparèrent en réaction à l’ordre du Comintern : Cannon se mit à la tête des membres de la fraction qui refusaient d’organiser une révolte contre la décision du Comintern. Après 1925, Cannon eut sa propre fraction. Ce que Palmer écrit sur la scission Foster-Cannon et ce qui a suivi est remarquable.

Il utilise les archives du Comintern, qui apportent un éclairage nouveau sur les questions en débat dans le Parti ouvrier. Il rapporte par exemple que la formation du Conseil unifié des femmes et épouses ouvrières et la formation d’organisations locales similaires de femmes dirigées par des militants du parti, fut source de controverse en 1924. Palmer affirme que la fraction Ruthenberg-Lovestone avait tendance à soutenir ces organisations de femmes affiliées au parti alors que Cannon ne les soutenait pas. Cannon craignait que « la théorie d’opérer sous un autre nom est une sorte de survivance de l’époque où notre parti était obligé de travailler dans la clandestinité » (lettre de Cannon à Jeanette Pearl, 22 septembre 1924). Cannon écrivait que « le travail politique parmi les femmes doit être dirigé directement par le parti, au nom du parti […] et non sous couvert d’une autre organisation – qu’elle soit réelle ou du camouflage ». Cependant, il écrivait aussi qu’il avait « longtemps hésité sur la question », ajoutant : « le travail femmes est très compliqué et je suis loin de pouvoir être qualifié d’“expert” sur la question. Pourtant son importance est évidente. »

Palmer a tort de critiquer Cannon parce qu’il voulait placer le travail parmi les femmes sous le contrôle politique direct de la direction du parti. Palmer voit cela comme la preuve que Cannon avait un « point aveugle » sur la nécessité de faire un travail spécifique parmi les femmes. Le Parti ouvrier avait créé une commission/bureau femmes interne en 1922, comme l’exigeait la résolution du Troisième Congrès de l’IC sur les formes et les méthodes du travail communiste parmi les femmes. Ce qu’il fallait, c’était la transformer en une réelle instance supervisant un vrai travail du parti. Mais, comme le note Palmer, cette commission était « largement une organisation potiche ». En fait, le Parti ouvrier semble avoir produit très peu de propagande sur l’oppression des femmes, et avoir fait très peu de travail sur la question femmes elle-même, ce qui reflète une tendance à s’adapter aux attitudes arriérées de la classe ouvrière. C’était vrai quelle que soit la fraction au pouvoir. Ni les uns ni les autres ne poussaient les femmes à jouer des rôles dirigeants. Il n’y eut que quelques femmes au Comité exécutif central, essentiellement des intellectuelles comme Juliet Stuart Poyntz et Rose Pastor Stokes. Les femmes constituaient pourtant une grande part de la base du parti dans l’industrie de la confection, où il y avait beaucoup de Juifs ; Rose Wortis faisait partie de ceux qui y dirigeaient ce travail. Ceux-ci faisaient à l’origine partie du groupe Foster-Cannon, mais ils passèrent du côté de Ruthenberg-Lovestone après 1925.

Le travail syndical, en particulier la TUEL, était toujours une source de controverse dans les guerres fractionnelles du parti. Les seuls syndicats de l’AFL dans lesquels le parti garda une base après le début des années 1920 étaient la confection et les mines de charbon. C’était toutes deux des industries en déclin où, durant toute cette décennie, les travailleurs durent subir des diminutions de salaires et des licenciements, ce qui les rendait particulièrement prompts à se mettre en lutte. Comme le décrit Ian Angus dans son excellente histoire des premières années du Parti communiste canadien, Canadian Bolsheviks [les Bolchéviks canadiens] (Montréal, Vanguard Publications, 1981), les communistes canadiens gagnèrent la direction des mineurs de Cap Breton, qui étaient syndiqués dans le district no 26 du syndicat des mineurs, l’United Mine Workers (UMW). Le parti dirigea une grève partiellement victorieuse contre des diminutions de salaire en août 1922, puis accomplit un travail exemplaire en protégeant le district no 26 des attaques des patrons et en empêchant John L. Lewis, le chef de l’UMW, d’en reprendre le contrôle. L’UMW s’effondra dans presque tout le reste du Canada. Le parti américain n’était dans aucune région importante à la direction d’un syndicat de l’AFL, jusqu’à ce qu’il gagne le contrôle de quelques sections syndicales dans la confection à New York en 1925. Le parti dirigea une grève victorieuse des travailleurs de la fourrure en 1926 mais, la même année, une autre grève longue et combative dans la confection ne réussit pas à imposer sa revendication principale. Après cela, les dirigeants réformistes de la confection se retournèrent contre les partisans de la TUEL et réussirent à en purger beaucoup des postes de direction. En 1926-1928, la bataille héroïque des communistes dans le mouvement « Sauvons le syndicat » en opposition à la bureaucratie de Lewis dans l’UMW, et qui fut soutenue par de nombreux mineurs noirs, échoua aussi.

Foster avait la position qu’il n’y avait pas d’autre voie que de « miner l’AFL de l’intérieur », ce qui gênait considérablement le travail du parti, tant dans les syndicats que parmi la population noire en particulier (Foster allait finalement devoir abandonner cette position de longue date pour rester à la direction du parti pendant la « troisième période »). Pendant toutes les années 1920 les syndicats de l’AFL maintinrent pour la plupart leur interdiction raciste d’adhérer pour les Noirs. Cannon, avec raison, s’opposait à ce qu’on se cantonne à l’AFL, mais William F. Dunne, qui dirigeait sa fraction avec lui, penchait plutôt pour la position de Foster.

Avec Foster et Cannon en URSS pour assister au Sixième Plénum de l’Exécutif de l’IC en 1926, Albert Weisbord et d’autres membres et sympathisants du parti se propulsèrent à la direction d’une grève pour organiser les ouvriers du textile de Passaic, dans le New Jersey, en dehors du cadre de l’AFL. Palmer accorde à la grève de Passaic l’attention qu’elle mérite. La grève se prolongeant, le parti prit la décision d’en donner le contrôle à l’AFL et accepta que, comme elle l’avait demandé, la bureaucratie de Gompers chasse Weisbord de la direction de la grève. Cannon écrivit plus tard que cela avait été une erreur (cf. The First Ten Years of American Communism). Il est bien plus important pour le parti d’acquérir la réputation d’aller jusqu’au bout dans ses engagements lorsqu’il dirige la classe ouvrière. Même des grèves qui échouent, si on s’est bien battu, peuvent aider un parti à conquérir une influence de masse dans les luttes suivantes.

Dans cette période de réaction, la TUEL aurait pu, et dû, jouer essentiellement un rôle d’éducation politique pour véhiculer la propagande communiste dans l’AFL, et organiser de temps en temps des actions de solidarité avec les grèves et autres actions ouvrières. Si la TUEL avait simplement été maintenue comme une force de combat pour la lutte des classes, cela aurait mis en bonne position pour l’avenir les militants du parti qui étaient dans les syndicats. Mais, dans les années 1925-1926, la TUEL devint un enjeu dans les luttes fractionnelles, et les détails des batailles retrouvés par Palmer dans les archives de Moscou sont très utiles. Cannon et Ruthenberg voulaient liquider la TUEL et la remplacer par des groupes d’opposition « plus larges » dans les syndicats. Foster s’y opposait avec véhémence. Lorsque le Comintern intervint pour maintenir la TUEL, Cannon insista néanmoins que la TUEL s’organise sur une base plus large qu’on ne l’avait fait jusqu’alors. Mais le soutien qu’avait rencontré la TUEL lors de ses campagnes de 1922-1923 pour fusionner les syndicats et pour un parti des travailleurs reposait sur son alliance avec les forces de Fitzpatrick dans la CFL. Et, pour des communistes, vouloir organiser des oppositions syndicales « larges » sans programme clair et sans principes solides, c’est ouvrir la voie à l’adaptation opportuniste.

L’ILD… et Lovestone

Le « retour à la normale » du Président Harding étant ce qu’il était, la répression contre les militants ouvriers et les militants de gauche faisait partie des réalités de la vie. Défendre ceux qui étaient menacés par l’Etat était urgent et important ; le travail de défense est le seul domaine où le travail du parti pouvait rencontrer un soutien approchant le soutien de masse. Cannon était toujours fier du rôle qu’il avait joué dans la fondation et la direction de l’International Labor Defense (ILD), dont le travail sert de modèle au Partisan Defense Committee (PDC) aux Etats-Unis et aux organisations de défense non sectaires des autres sections de la LCI dans le monde. L’ILD, dont le travail se basait largement sur les liens que Cannon avait tissés lorsqu’il était agitateur dans l’IWW et sur sa réputation dans le mouvement ouvrier et socialiste, était une réelle organisation continue de front unique (chose impossible dans la période actuelle pour les minuscules organisations de défense exemplaires associées aux sections nationales de la LCI).

Plus de cent délégués participèrent à la convention de fondation de l’ILD en 1925. A la fin de 1926 elle avait 20 000 membres individuels et 156 sections (la cotisation s’élevait à dix cents par mois, et passa à 15 cents en 1927). Les syndicats et autres organisations ouvrières qui s’y affilièrent en tant qu’organisations représentaient quelque 75 000 membres. L’excellent passage du livre de Palmer sur l’ILD rapporte en détail et avec soin les activités de l’organisation et sa manière méthodique et scrupuleuse de rendre des comptes financièrement. Il prend soin de noter le rôle important que Rose Karsner jouait dans cette organisation, qui était liée au Secours rouge international de l’IC. Palmer dit que Martin Abern, qui secondait Cannon dans sa fraction, reprit plus tard certaines des responsabilités de Karsner, et put mettre en pratique ses excellentes qualités d’administrateur ; le jeune Max Shachtman gagna une expérience nouvelle en tant que journaliste communiste rédacteur en chef de Labor Defender, le journal de l’ILD.

La campagne la plus connue de l’ILD à cette époque est la défense des anarchistes immigrés italiens Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti. Sacco et Vanzetti furent arrêtés juste après les Palmer Raids de 1920 et accusés à tort d’avoir commis un vol à l’usine de chaussures de Braintree, dans le Massachusetts, et d’avoir à cette occasion tué le caissier. Ils furent jugés coupables en 1921 lors d’un procès débordant de chauvinisme anti-italien et d’hystérie anti-anarchistes. Leur condamnation à mort fut prononcée en avril 1927. Les écrits de Cannon sur Sacco et Vanzetti, que l’on peut lire dans Notebook of an Agitator, sont des exemples remarquables d’agitation communiste combinant la pédagogie et la polémique. Cannon s’attaquait aux illusions dans les tribunaux capitalistes ; il soulignait que c’était « une question de lutte de classe et pas simplement une erreur judiciaire exceptionnelle de la soi-disant justice ».

A la lecture de James P. Cannon and the Revolutionary Left, on ne peut s’empêcher de remarquer les parallèles entre la vendetta de l’Etat capitaliste américain contre ces deux immigrés anarchistes, et sa détermination actuelle à exécuter Mumia Abu-Jamal, ancien Black Panther, et partisan de MOVE. L’Etat considérait Sacco et Vanzetti comme des symboles de tous ceux qui voulaient mettre en cause la domination capitaliste. Mumia, un journaliste de Philadelphie connu comme la « voix des sans-voix », a été accusé à tort d’avoir tué un agent de police ; il a été condamné à mort en 1982 lors d’un procès débordant de racisme et de haine pour son passé de militant des Black Panthers. Il est considéré comme un symbole de tous ceux qui veulent mettre en question le système capitaliste d’exploitation et d’oppression raciale.

Et tout comme l’ILD dut combattre les tentatives de différents libéraux bourgeois et syndicalistes réformistes de saboter une politique de lutte de classe pour défendre Sacco et Vanzetti, le PDC doit démasquer ceux qui cherchent à dévier la lutte pour libérer Mumia vers une vaine confiance dans les tribunaux et les politiciens capitalistes. Malheureusement Palmer passe rapidement sur les moyens auxquels Cannon eut recours pour démasquer la traîtrise des socialistes, anarchistes et libéraux divers dans le cas de Sacco et Vanzetti. Mais il montre bien comment l’ILD a organisé des actions de front unique les plus larges possible contre la menace de l’exécution.

Comme l’écrit Palmer, l’affaire Sacco et Vanzetti « a remué l’âme de l’Amérique dans les années 1920 ». Pas seulement celle de l’Amérique mais celle du monde entier. Au printemps et à l’été de 1927, des dizaines de milliers de personnes participèrent à des manifestations dans des villes américaines. De Moscou à Paris, ce furent des millions de personnes qui descendirent dans la rue. A l’approche de la date d’exécution, il y eut quelques grèves et autres actions ouvrières sporadiques. L’Etat bourgeois était déterminé à exécuter Sacco et Vanzetti pour leurs opinions politiques. Cannon avait appris de son expérience dans la campagne pour libérer Big Bill Haywood et Charles Moyer, qui furent acquittés en 1907, que des manifestations de masse peuvent quelquefois obliger les forces de la réaction bourgeoise à reculer. Mais, malgré un mouvement massif de protestation, l’Etat exécuta Sacco et Vanzettti en août 1927. 100 000 personnes assistèrent à leurs funérailles à Boston.

Palmer considère à juste titre que, lorsqu’il travaillait pour l’ILD, Cannon était « au meilleur de lui-même au plan organisationnel et journalistique », mais il voit aussi cette participation de Cannon à l’agitation de masse comme quelque chose de distinct et séparé de son rôle de dirigeant du Parti ouvrier. « L’ILD était une sorte d’interlude de coexistence pacifique dans les batailles internes du Parti ouvrier (communiste), marquées par la guerre de gang fractionnelle entre le milieu et la fin des années 1920 », écrit-il. Beaucoup d’exemples, donnés par Palmer lui-même, contredisent cette affirmation et montrent comment la fraction Ruthenberg-Lovestone essaya de saboter le travail de l’ILD. L’ILD fut conçue et fondée au beau milieu de l’une des périodes les plus intenses de la lutte fractionnelle, qui dura du Cinquième Plénum du CEIC au printemps 1925 jusqu’à la Quatrième Convention du parti en août de la même année. Comme le notait la PRL dans son introduction à James P. Cannon and the Early Years of American Communism, Ruthenberg essaya de faire capoter l’ILD avant même qu’elle ne voie le jour.

La bataille fractionnelle fit rage à nouveau au printemps et à l’été de 1927, suite à la mort soudaine de Ruthenberg en mars, et alors que la campagne pour Sacco et Vanzetti battait son plein. Lovestone fit tout ce qu’il put pour se faire sacrer successeur de Ruthenberg au poste de secrétaire du parti et se précipita à Moscou en mai pour assister au Huitième Plénum du CEIC. Cannon, Foster et d’autres dirigeants du parti étant obligés de suivre Lovestone à Moscou, le travail de l’ILD dans la campagne Sacco et Vanzetti dut pendant un temps se poursuivre sans Cannon. Cet été-là, le bloc Cannon-Foster, qui s’était reformé, consacra toutes ses forces à empêcher Lovestone de gagner la majorité à la Cinquième Convention du parti en août. En vain. Cannon essaya de reporter la Convention à plus tard, mais elle eut lieu quand même, précisément au moment où l’ILD faisait d’ultimes efforts pour faire de l’agitation contre l’exécution de Sacco et Vanzetti.

Ce qu’a accompli l’ILD est encore plus impressionnant lorsqu’on sait à quel point Cannon devait se préoccuper de la lutte fractionnelle au même moment. Mais l’ILD ne fut créé et ne fit son travail que parce que Cannon était un dirigeant important du Parti ouvrier qui, du fait qu’il avait sa propre base fractionnelle, pouvait protéger le travail de défense des intrigues fractionnelles.

La direction collective n’est pas une panacée

Il est d’une importance capitale d’avoir des batailles fractionnelles de temps en temps pour maintenir fermement le programme d’un parti léniniste face aux pressions incessantes de la société bourgeoise, mais le fait qu’il y avait constamment des batailles fractionnelles dans le parti américain montre qu’il y avait quelque chose qui n’allait vraiment pas. Le fait que la base essentiellement syndicale de Foster voyait les choses d’un point de vue différent de celui des partisans de Ruthenberg-Lovestone, qui tendaient à compter dans leurs rangs plus d’immigrés et d’anciens ultragauches, aurait provoqué, dans un véritable parti léniniste, un débat politique sain. Ce n’était pas, pour l’essentiel, des divergences sur le travail réel du parti qui alimentaient les divisions fractionnelles, ni l’ambition personnelle démesurée de Lovestone, même si cela y contribuait certainement. Ce qui alimentait la bataille dans le parti américain, c’était en partie la bataille dans le parti russe et dans le Comintern, entre l’Opposition de gauche de Trotsky (qui en 1926-1927 fit bloc avec Kamenev et Zinoviev dans l’Opposition unifiée) et la bureaucratie montante dirigée par Staline, pour qui la cause de la révolution prolétarienne mondiale passait de plus en plus rapidement à l’arrière-plan.

Palmer, qualifiant judicieusement la situation de « balkanisation de la direction américaine », écrit :

« Il y avait une majorité affaiblie au Comité exécutif central, où l’autorité politique de Ruthenberg s’opposait à l’hégémonie de Foster sur le travail syndical ; quant à Cannon, il était mis sur la touche dans un rôle servant en quelque sorte d’appendice à chacun des deux autres (son travail de défense le reliait nécessairement à ces deux ailes divergentes tout en étant subordonné aux deux) ; tout cela arrangeait sans aucun doute les secteurs du Comintern en concurrence et convenait fort bien aux objectifs de Staline. »

La lutte de Staline contre Trotsky eut un impact énorme sur la situation dans le parti américain : l’une des principales raisons pour lesquelles la majorité Foster-Cannon fut renversée par le Comintern en 1925 était de toute évidence qu’elle s’était alliée à Ludwig Lore, qui avait défendu Trotsky publiquement. Lore, qui était plus un social-démocrate de gauche qu’un bolchévik, fut dûment chassé du parti. Il est possible que les tendances politiquement droitières en général de ce militant se disant trotskyste aient donné aux cadres du Parti ouvrier une idée fausse de la nature véritable de la bataille que menait Trotsky dans le parti russe. Après 1925, il était de rigueur pour les dirigeants des partis du Comintern de faire des dénonciations rituelles de Trotsky. Comme le fait remarquer Palmer : « Toutes les fractions du Comité exécutif central se précipitaient pour condamner Trotsky ; Cannon se distinguait parce qu’il refusait de s’adonner à l’invective politique, mais en fait il a laissé faire. »

Il y a certainement des indications que Cannon avait quelques soupçons sur la lutte dans le parti russe. Mais, comme il l’expliqua plus tard :

« Mon état d’esprit alors était le doute et l’insatisfaction. Bien sûr, si on ne prend aucune responsabilité dans le parti, si on n’est qu’un simple commentateur ou observateur, on peut simplement exprimer ses doutes et en être quitte. Vous ne pouvez pas faire ça dans un parti politique sérieux. Si vous ne savez pas quoi dire, vous n’êtes pas obligés de dire quoi que ce soit. La meilleure chose à faire, c’est de garder le silence. »

– Cannon, Histoire du trotskysme américain

L’état de guerre fractionnelle permanente dans le Parti ouvrier contrariait profondément Cannon. Palmer fait remarquer que Cannon, après sa rupture avec Foster en 1925, argumentait que le programme était plus important que la fraction, et il disait que l’on devait voter sur la base de la « ligne politique principale, sans tenir compte de qui est pour ou contre ». Fin 1926, Cannon réussit à gagner deux importants partisans de Ruthenberg-Lovestone à New York – Jack Stachel et William Weinstone – à un programme de lutte pour mettre fin au fractionnisme dans le parti. C’était une évolution prometteuse. Il y a des signes que la campagne de Cannon rencontrait un écho auprès de Ruthenberg lui-même juste avant sa mort subite en 1927 mais, malheureusement, Palmer n’en parle pas.

Comme le Comintern alimentait le feu, maintenant la marmite fractionnelle du parti en bouillonnement constant, « la fraction pour mettre fin aux fractions » de Cannon n’avait aucune chance de gagner. Palmer décrit comment la direction de l’IC balaya d’un revers de la main le groupe de Cannon, qu’elle trouvait gênant. Après la mort de Ruthenberg, Foster se joignit à Cannon et Weinstone pour faire campagne pour que Weinstone devienne le secrétaire général du parti. Mais c’est Lovestone qui gagna l’approbation du Comintern, et par la suite Weinstone retourna progressivement dans le giron de Lovestone.

Cannon fut le seul dans la direction du parti à se battre avec énergie pour mettre fin au fractionnisme. Mais la direction collective n’est pas, en soi, une panacée. L’expérience du Parti communiste canadien démontre que ni la direction collective, ni le refus de se joindre au chœur anti-Trotsky du Comintern, ne garantissaient qu’on résisterait à la dégénérescence stalinienne. Dans Canadian Bolsheviks, Ian Angus décrit en détail une situation remarquable où il n’y avait pas de fractions permanentes – ni même d’ailleurs la moindre lutte fractionnelle – dans la direction du Parti communiste du Canada (PCC) jusqu’en 1928. Dès la fondation du parti en 1921, la direction canadienne travailla collectivement autour de Maurice Spector, rédacteur en chef du Worker [l’Ouvrier] et président du parti de 1923 à 1928, et de Jack MacDonald, qui fut d’abord président, puis secrétaire du parti.

Spector alla en Allemagne pour suivre la Révolution de 1923 qui s’y déroulait et où le Parti communiste flancha face à l’opposition des sociaux-démocrates : il refusa d’essayer de diriger une insurrection dans une situation où il avait derrière lui les masses de la classe ouvrière. Spector assista ensuite à la Treizième Conférence du parti à Moscou en janvier 1924, celle où la bureaucratie stalinienne remporta sa victoire décisive. Ce qu’il venait de vivre sema vraiment le doute dans son esprit sur la campagne contre Trotsky, et plus tard, lorsqu’il lut les Leçons d’Octobre, il tomba d’accord avec l’analyse que faisait Trotsky de la défaite allemande. Pendant toute l’année 1924, alors que la campagne contre Trotsky prenait de l’ampleur, le Worker observa là-dessus un silence manifeste, et le reste de la direction canadienne accepta cette politique de Spector. Le parti resta délibérément et soigneusement neutre sur le trotskysme jusqu’au début de 1927. Il n’y eut qu’une seule exception, un article publié dans le Worker en novembre 1926, d’un certain Tim Buck, le seul aspirant stalinien dans la direction canadienne.

Personne dans la direction canadienne n’avait de griefs fractionnels vis-à-vis de Spector ; c’était un petit parti et, sur toutes les autres questions, il suivait à la lettre la ligne du Comintern en dégénérescence. La direction canadienne réussit au début à éviter de prendre position, comme on le lui demandait, contre l’Opposition russe. Tout changea après le voyage de Tim Buck à Moscou. Délégué au Septième Plénum du Comité exécutif de l’IC à l’automne de 1926, non seulement il vota pour les résolutions s’opposant à l’Opposition unifiée de Trotsky-Zinoviev-Kamenev, mais il rentra déterminé à obliger le parti canadien à trancher. Lors d’une réunion du Comité exécutif central en avril 1927, Buck proposa une motion condamnant l’Opposition russe et défendant le programme du socialisme dans un seul pays. La direction canadienne savait à ce moment-là qu’un refus de voter pour la motion de Buck provoquerait une confrontation majeure avec le Comintern. Tous votèrent pour la motion de Buck, excepté Spector. Mais lorsque Spector offrit de démissionner de tous ses postes, le Comité exécutif central refusa et proposa de le couvrir (s’il acceptait de ne rien dire) ; il présenta la motion anti-Trotsky comme ayant été votée à l’unanimité. Le subterfuge dura plus d’un an.

A cette époque Spector avait une bien meilleure idée que Cannon de ce que défendait l’Opposition de gauche, mais il était loin d’être trotskyste. Sous la direction de Spector, le journal canadien soutint pleinement la désastreuse liquidation du Parti communiste chinois dans le Guomindang, qui conduisit à la défaite de la Deuxième Révolution chinoise de 1925-1927. Spector chercha à discuter de ses doutes et insatisfactions avec Cannon lors d’une réunion plénière du CEC américain en février 1928. Par la suite, ils assistèrent tous deux au Sixième Congrès du Comintern. Ils faisaient tous les deux partie de la commission du programme et reçurent chacun un exemplaire de deux des trois parties de la cinglante Critique du projet de programme de l’Internationale communiste rédigée par Trotsky. Pour une raison ou une autre, une traduction de ce document crucial de Trotsky avait été distribuée aux membres de la commission. Mais les exemplaires étaient numérotés et il fallait les rendre. Spector et Cannon lurent et étudièrent ce document et furent totalement convaincus, en particulier par l’analyse pénétrante que faisait Trotsky de la défaite en Chine. A Moscou, ils conclurent un pacte pour faire sortir clandestinement la Critique de Trotsky et se battre dans leur parti respectif pour le programme de l’Opposition de gauche. Ils réussirent tous deux à faire sortir le document. Cannon gagna une centaine de partisans, Spector seulement quelques-uns.

Spector avait compris suffisamment de choses sur la lutte de l’Opposition de gauche contre la dégénérescence de la Révolution russe pour voter contre le « socialisme dans un seul pays » lors du CEC canadien en avril 1927. Il était bien connu dans le parti canadien qu’il avait des doutes sur la campagne contre Trotsky. Il avait auparavant hésité à se battre pour ses positions dans le Parti communiste canadien, ce qui réduisit probablement ses chances de gagner au trotskysme une couche plus importante de cadres. Beaucoup des militants qu’il aurait pu gagner partaient du point de vue que les sympathies de Spector pour le trotskysme n’avaient pas grand-chose à voir avec le travail réel du parti canadien. D’un autre côté, le choc provoqué par la conversion soudaine de Cannon aux positions de Trotsky prédisposa les membres de sa fraction à les examiner sérieusement.

Mais surtout, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les démarcations fractionnelles dans le parti américain jouèrent en faveur de Cannon, alors que la direction collective de Spector joua contre lui. Les loyautés fractionnelles aidant, Cannon gagna rapidement Karsner, Shachtman et Abern, ce qui lui donna le temps, avant de se faire exclure, de parler à d’autres militants susceptibles d’être gagnés. Et même ceux qui ne purent pas lire l’exemplaire de la Critique ramené d’URSS clandestinement furent disposés à mettre en question l’exclusion de Cannon, Shachtman et Abern. Spector avait peu de marge de manœuvre dans le parti canadien, et le petit groupe de jeunes cadres qu’il avait attirés autour de lui (d’après Angus c’était surtout sur la base de griefs personnels contre MacDonald) étaient loin de s’intéresser à l’Opposition de gauche : ils devinrent les acolytes de Buck. Les rapports de Spector avec MacDonald, qui avait été son principal collaborateur pendant sept ans, étaient apparemment devenus très tendus. MacDonald ne rejoignit les trotskystes qu’en 1932 ; avant de décider qu’il en avait eu assez, MacDonald vécut plus de deux ans d’enfer dans le PC canadien qui zigzaguait, en entrant dans la « troisième période », et dans lequel Buck consolidait son pouvoir.

Les trotskystes de Toronto se constituèrent d’abord en section locale de l’organisation que Cannon et ses partisans avaient formée, la Ligue communiste d’Amérique (Communist League of America – CLA). Les Canadiens ne créèrent leur propre organisation nationale qu’en 1934. Le rôle de Spector dans la CLA, où il fit partie de la clique anti-Cannon d’Abern, est décrit en détail dans Dog Days : James P. Cannon vs. Max Shachtman in the Communist League of America, 1931-1933 (New York, Prometheus Research Library, 2002), ainsi que dans un article de Palmer, « Maurice Spector, James P. Cannon et les origines du trotskysme canadien » (Labour/Le Travail no 56, automne 2005). Dans ces ouvrages on peut trouver des explications sur les points faibles probables de la lutte de Spector en faveur de l’Opposition de gauche en 1928. Le fait que Cannon soit devenu le dirigeant d’un parti léniniste montre ses points forts :

« La genèse de la CLA, partie d’un petit groupe dans le Parti communiste qui avait des années de collaboration et d’accord politique derrière lui, lui a donné une stabilité organisationnelle et une cohésion politique qui manquaient aux autres sections de l’Opposition de gauche en dehors de l’Union soviétique elle-même. La plupart des autres dirigeants des partis de l’Internationale communiste qui furent gagnés à l’Opposition de gauche ne le furent qu’une fois discrédités et après avoir perdu tous leurs partisans. Cannon est le seul à avoir été exclu alors qu’il était encore un dirigeant crédible du parti, capable de gagner d’autres cadres à ses perspectives politiques. »

– Introduction de la PRL à James P. Cannon and the Early Years of American Communism

L’introduction de la PRL explique aussi pour quelle raison Cannon fut le seul parmi les principaux dirigeants du parti américain à être gagné au trotskysme. D’un côté, certains aspects du profil politique de la fraction de Cannon militaient contre le fait qu’il soit gagné à l’Opposition de gauche : elle se préoccupait étroitement des questions américaines, insistait beaucoup sur une stratégie de bloc avec les « progressistes » dans les syndicats et s’intéressait peu aux oppressions spécifiques des Noirs et des femmes. En même temps, comme le note l’introduction de la PRL :

« La fraction Cannon-Foster avait lutté contre l’orientation vers le mouvement de La Follette pour un troisième parti bourgeois après les élections de 1924 ; Cannon avait insisté sur le rôle dirigeant de la classe ouvrière dans tout parti fermier-ouvrier ; l’internationalisme solide, quoique mal placé, de Cannon, l’avait poussé à rompre avec Foster et à refuser en 1925 de prendre la tête d’une révolte droitière contre l’Internationale communiste ; après 1925, Cannon avait essayé de mettre fin à l’impasse des guerres fractionnelles qui paralysaient et déformaient le parti ; il était prêt à rompre avec l’adaptation du parti aux syndicats de l’AFL en 1928 : c’est tout cela qui prédisposait Cannon à faire le saut et à rejoindre l’Opposition de gauche quand l’occasion se présenta. Les manœuvres corrompues à l’intérieur du Comintern en dégénérescence n’avaient pas rendu Cannon cynique, à la différence des autres dirigeants du Parti ouvrier. »

Le zénith du Comintern révolutionnaire

Le regain de luttes prolétariennes révolutionnaires qui faillirent submerger la plus grande partie du monde capitaliste vers la fin de la Première Guerre mondiale, et qui culminèrent dans la Révolution russe et la fondation de l’Internationale communiste, représente l’apogée de la lutte de classe révolutionnaire jusqu’à présent. Il est essentiel pour des révolutionnaires marxistes d’étudier cette période exceptionnelle ainsi que le programme et les principes établis par les quatre premiers congrès de l’Internationale communiste. Cela l’est d’autant plus aujourd’hui, face à la propagande incessante et omniprésente sur la « mort du communisme ». Il est important aussi d’étudier comment, par quels processus, les sections du Comintern ont été détruites en tant qu’organisations révolutionnaires, même si cette expérience n’est pas unique en son genre. (Dans des circonstances différentes, la Première et la Deuxième Internationale ont aussi dégénéré.) La biographie, écrite par Palmer, d’un homme qui a été l’un des premiers à se battre pour construire un « parti de la Révolution russe » bolchévique sur le sol américain mérite l’attention de tous les jeunes qui cherchent un programme cohérent, une théorie et une organisation qui puissent changer le monde.

Il y a certaines ressemblances entre les années 1920 et la période de réaction actuelle, mais il y a une différence énorme : dans les années 1920, l’Union soviétique existait et servait d’exemple au prolétariat mondial. A cette époque, la classe ouvrière européenne dans sa vaste majorité avait des sympathies pour le socialisme et le communisme. La classe ouvrière américaine était de loin la plus arriérée politiquement de tout le monde industriel, et il y avait un grand déséquilibre entre son poids social et sa conscience politique. Cette énorme classe ouvrière, qui n’avait toujours pas de parti politique de masse indépendant des partis bourgeois, détenait pourtant la clé de l’avenir de l’humanité. L’impérialisme américain était en plein essor et allait dominer le monde. Le Parti communiste américain avait une importance dans le Comintern qui dépassait de beaucoup son poids numérique.

La disproportion entre le poids social de la classe ouvrière américaine et sa conscience politique est toujours un problème qui hante les révolutionnaires américains. Le prolétariat aux Etats-Unis reste sous la coupe des partis capitalistes démocrate et républicain. Mais l’impérialisme américain est en déclin. Avec la contre-révolution en Union soviétique, les Etats-Unis restent la seule superpuissance du monde dans la conjoncture actuelle ; leur puissance militaire est en disproportion totale avec leur poids économique actuel. C’est une situation qui ne peut pas durer, même à moyen terme historique, mais le transfert de tant de capacité productive vers la Chine, un Etat ouvrier déformé très instable, rend difficiles les pronostics pour l’avenir. Le poids économique diminué du prolétariat des Etats-Unis sur l’arène mondiale ne détermine pas en soi le rôle qu’il jouera dans la révolution socialiste mondiale, qui dépend de l’évolution historique. La bourgeoisie américaine, avec ses armes nucléaires, reste le gendarme le plus dangereux et le plus puissant du système impérialiste mondial.

En tout cas ce que Cannon a légué n’en reste pas moins important aujourd’hui pour les révolutionnaires, aux Etats-Unis et dans le reste du monde. James P. Cannon and the Origins of the American Revolutionary Left, 1890-1928 est une contribution très importante à l’étude de l’histoire du communisme. Cet ouvrage réfute les arguments de ceux qui ont cru à la ligne anti-Cannon propagée par Max Shachtman, alors que celui-ci, de révisionniste, devenait un renégat pur et simple après avoir rompu avec la Quatrième Internationale de Trotsky en 1940. Shachtman prétendait – de façon intéressée – que Cannon n’avait jamais été qu’un zinoviéviste incorrigible, irréversiblement transformé en bureaucrate par son expérience dans l’Internationale communiste en dégénérescence. Cette opinion de Cannon est perpétuée avec une hargne particulière par des soi-disant trotskystes en Grande-Bretagne, en particulier Al Richardson (décédé récemment) et ses partisans dans la revue Revolutionary History (RH).

La bande de RH n’est pas capable d’apprécier une des principales forces de la fraction Cannon : son antipathie pour l’opportunisme de Lovestone, qui s’épanouit lorsque celui-ci reprit la direction du Parti ouvrier en 1925. Après son exclusion, Lovestone devint le chef de l’Opposition de droite boukharinienne aux Etats-Unis. La CLA était ainsi immunisée contre l’idée de faire un « bloc gauche-droite », manœuvre sans principe qu’on ne cesse de porter aux nues dans les pages de RH. Ailleurs dans le monde, les « blocs gauche-droite » ont coulé la section espagnole de l’Opposition de gauche sous la direction d’Andrés Nin (pavant la voie à la défaite de la Révolution espagnole de 1936-1938), et aussi, par exemple, fait sombrer le trotskysme polonais et empêché la construction d’une organisation trotskyste danoise.

Nous espérons que le deuxième tome que promet Palmer, sur les années trotskystes de Cannon, alors qu’il devenait un dirigeant léniniste de premier ordre, trouvera aussi un éditeur.