Spartacist, édition française, numéro 34 |
automne 2001 |
Réarmer le bolchévisme
Le Comintern et lAllemagne en 1923: Critique trotskyste
« La révolution prolétarienne ne
peut triompher sans le Parti,
à lencontre du Parti ou par un
succédané de Parti. »
—Léon Trotsky, les Leçons dOctobre
TRADUIT DE SPARTACIST (EDITION ANGLAISE) no 56, PRINTEMPS 2001
La Révolution allemande avortée de 1923 a été un événement charnière dans lhistoire du mouvement ouvrier international, dans la période qui a suivi la Révolution russe doctobre 1917 et la fin de la Première Guerre mondiale. Au sortir de la guerre, lEurope fut secouée par des luttes et des soulèvements ouvriers ; pourtant le pouvoir dEtat prolétarien ne sétendit pas plus loin que les frontières de lancien empire tsariste (moins la Finlande, les Etats baltes et la Pologne). En Russie, lindustrie moderne qui avait été créée avant-guerre grâce aux investissements étrangers fut dévastée par la Première Guerre mondiale et la terrible guerre civile qui la suivie. Le premier Etat ouvrier de lhistoire se retrouva suspendu au-dessus dune économie basée en grande partie sur les paysans et la campagne.
Les bolchéviks, qui, en 1919, fondèrent la Troisième Internationale communiste (Comintern ou IC) afin davoir linstrument nécessaire pour parachever la révolution socialiste mondiale, se sont battus avec tous les moyens et la détermination possibles pour étendre la révolution aux pays industriels avancés dEurope. En août 1920, ayant repoussé une invasion de larmée polonaise commandée par le nationaliste Józef Pilsudski, lArmée rouge se lança à la poursuite des Polonais qui battaient en retraite et prit la décision audacieuse de traverser la frontière pour établir une frontière commune avec lAllemagne. La Russie des soviets fut défaite aux portes de Varsovie. Ce fut un coup darrêt à lavancée du bolchévisme vers louest.
LAllemagne, dont le prolétariat était important et prosocialiste, apparaissait alors comme la meilleure possibilité dextension de la révolution. La direction bolchévique, à commencer par Lénine lui-même, était intervenue fortement dans le Parti communiste allemand (KPD) dès sa fondation. Lénine nétait que trop conscient que le jeune KPD avait rompu très tard avec la social-démocratie et quil navait assimilé que partiellement la politique bolchévique.
LAllemagne, qui avait été vaincue dans la première guerre interimpérialiste, était dans un état de crise politique et économique continuel. Depuis le soulèvement ouvrier qui avait mené au renversement du kaiser Guillaume II en novembre 1918, le pays ne cessait dêtre secoué par des manifestations, des grèves et des révoltes semi-insurrectionnelles. Le Parti social-démocrate (SPD) de Scheidemann, Ebert et Noske avait soutenu lAllemagne pendant le carnage impérialiste et il allait devenir le rempart indispensable de la république de Weimar, qui avait remplacé la monarchie. Le SPD avait politiquement désarmé et démobilisé le prolétariat révolutionnaire, puis il sétait fait le complice et lauxiliaire de la contre-révolution bourgeoise, en réprimant la classe ouvrière dans le sang.
Le Parti socialiste indépendant (USPD), centriste et très hétérogène, jouait un rôle crucial parce quil fournissait une face gauche à la politique de trahison totale du SPD. LUSPD avait scissionné du SPD en avril 1917 et, à lorigine, le groupe spartakiste de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht en faisait partie. Laile droite de lUSPD, à laquelle appartenaient Karl Kautsky, Rudolf Hilferding et Edouard Bernstein, avait été social-pacifiste pendant la guerre. Kautsky en particulier savait utiliser très habilement la phraséologie marxiste pour camoufler le fait que lUSPD navait dautre objectif que de réformer lordre bourgeois. Les spartakistes nont scissionné de lUSPD quen décembre 1918. LUSPD allait encore scissionner en octobre 1920 quand les deux tiers de ses membres actifs votèrent dadhérer à lInternationale communiste, donnant ainsi pour la première fois au KPD une réelle base de masse dans le prolétariat. Mais lhistoire allait montrer par la suite combien la scission avec le centrisme de Kautsky était incomplète au niveau du programme et de la théorie.
Loccupation française de la Ruhr en janvier 1923 provoqua une crise économique et politique de toute évidence propice à une révolution prolétarienne. Ce qui lindiquait clairement cest que le SPD, bien que renforcé par sa réunification en 1922 avec les restes de lUSPD de Kautsky, perdait son contrôle sur les masses ouvrières allemandes. La social-démocratie dirigeait les syndicats et cest le mécanisme par le biais duquel elle enchaînait principalement le prolétariat à lordre bourgeois. Mais avec les bouleversements économiques considérables et lhyperinflation de 1923, les syndicats nétaient pas en mesure de fonctionner ; ils furent paralysés. Les travailleurs les désertèrent massivement, comme ils désertèrent le SPD lui-même. Pourtant, lorsque la possibilité dune révolution se présenta, la direction du KPD ne fut pas à la hauteur. Après avoir refréné les aspirations révolutionnaires des masses ouvrières durant la majeure partie de lannée 1923, elle battit ensuite en retraite, sans combattre, à la veille dune insurrection prévue en octobre.
Au lieu dorganiser la lutte pour le pouvoir prolétarien, la direction du KPD dHeinrich Brandler partait de la conception erronée que linfluence du parti se développerait de façon linéaire. Dans une situation révolutionnaire, la question du temps est décisive. Il ny a pas de situations « impossibles » pour la bourgeoisie ; si le parti révolutionnaire nagit pas, la bourgeoisie finit par reprendre le contrôle. Cest ce qui se produisit en Allemagne en 1923.
Au fond, le KPD misait sur lillusion que laile gauche de la social-démocratie pouvait être amenée à devenir un allié « révolutionnaire ». Cette stratégie fut codifiée dans une fausse interprétation du mot dordre de « gouvernement ouvrier », qui, pour le KPD, en vint à signifier autre chose que la dictature du prolétariat ; de plus en plus, ce que le KPD entendait par là, cétait une coalition gouvernementale incluant le SPD, basée sur le parlement bourgeois. Cétait une révision opportuniste et vouée à léchec de la conception des bolchéviks de Lénine et Trotsky. Pour eux, cest en renversant la machine de lEtat bourgeois et en établissant un nouveau pouvoir dEtat basé sur des conseils ouvriers (soviets) quun gouvernement ouvrier arrive au pouvoir. La fausse conception quavait le KPD du mot dordre de gouvernement ouvrier fut approuvée par le Comintern, que dirigeait alors Zinoviev, et aboutit en octobre 1923 à lentrée du KPD dans des coalitions gouvernementales avec le SPD dans les Länder de Saxe et de Thuringe. En fin de compte, les « bastions rouges » de Saxe et Thuringe fondirent comme neige au soleil quand larmée allemande les confronta ; la participation du KPD à ces gouvernements bourgeois provinciaux servit de prélude à ce qui suivit : le parti annula linsurrection, qui avait été planifiée sur les injonctions du Comintern.
La défaite eut des conséquences énormes, et pas seulement en Allemagne. Pour les impérialistes cela voulait dire la stabilisation de lordre bourgeois. En Russie soviétique, les ouvriers avaient attendu la révolution ouvrière allemande avec beaucoup dimpatience et despoir. La débâcle doctobre provoqua une vague de déception et de démoralisation que la bureaucratie soviétique naissante sempressa dutiliser pour usurper le pouvoir politique du prolétariat en janvier 1924. Vers la fin de cette année-là, Staline tira son bilan des événements en Allemagne, en proclamant le dogme nationaliste de la construction du « socialisme dans un seul pays ». Comme Trotsky le déclara quelques années plus tard : « A partir de 1923, la situation se modifie radicalement : il ne sagit plus seulement de défaites du prolétariat, mais de défaites de la politique de lInternationale communiste » (lInternationale communiste après Lénine, 1928). La défaillance du Comintern mena, en fin de compte, à laccession de Hitler au pouvoir en 1933, sans quun seul coup de feu soit tiré.
En 1923, alors que ces événements se déroulaient en Allemagne, Lénine était déjà gravement malade. Zinoviev, qui dirigeait alors le Comintern, tergiversait tandis que Staline disait quil fallait freiner le KPD. Ce nest quen août que Trotsky réalisa quil y avait une situation révolutionnaire en Allemagne, et ce fut lui qui exigea que le KPD et le Comintern organisent une lutte pour le pouvoir. Mais, à lépoque, Trotsky abordait cela surtout dune manière administrative et centrée sur la fixation dune date pour linsurrection. Il approuva lentrée du KPD dans les gouvernements de Saxe et Thuringe, pensant que cela servirait de « terrain de manoeuvres » pour la révolution.
Ce nest que plus tard que Trotsky chercha à comprendre les raisons politiques sous-jacentes de cet échec. Quelques mois après la débâcle doctobre, dans une série darticles, Trotsky entreprit de faire une évaluation critique des problèmes politiques survenus au cours des événements dAllemagne, et cela lamena à écrire les Leçons dOctobre en 1924. Il y faisait une analogie entre les événements allemands et lOctobre russe, notant quune partie de la direction du Parti bolchévique, dont Zinoviev et Kamenev, avaient renâclé à organiser la prise du pouvoir en 1917. Trotsky détailla toutes les luttes que Lénine avaient menées pour réarmer le parti après le début de la révolution en février 1917. Ce nest que grâce à ces luttes que la victoire dOctobre fut possible. La question fondamentale en jeu cétait « devons-nous oui ou non lutter pour le pouvoir ? » Trotsky affirmait :
« Dans une mesure plus ou moins grande, avec des différences motivées par la situation, ces deux tendances se manifesteront encore, à maintes reprises, en période révolutionnaire, dans tous les pays. Si, par bolchevisme, on entend une éducation, une trempe, une organisation de lavant-garde prolétarienne rendant cette dernière capable de semparer par la force du pouvoir ; si, par social-démocratie, on entend le réformisme et lopposition dans le cadre de la société bourgeoise, ainsi que ladaptation à la légalité de cette dernière, cest-à-dire léducation des masses dans lidée de linébranlabilité de lEtat bourgeois ; il est clair que, même dans un Parti Communiste, qui ne surgit pas tout armé de la forge de lhistoire, la lutte entre les tendances social-démocrates et le bolchevisme doit se manifester de la façon la plus nette, la plus ouverte en période révolutionnaire quand la question du pouvoir se pose directement. »
Trotsky, les Leçons dOctobre
A la recherche des racines de la défaite de 1923
Trotsky réarma le marxisme contre la perversion bureaucratique stalinienne. Ce fut un processus dont les Leçons dOctobre faisaient partie, et qui commença avec lOpposition russe de 1923, pour aboutir, en 1928, à une compréhension fondamentale plus approfondie dans sa critique du « Programme de lInternationale communiste » de Staline et Boukharine, critique qui constitue le document principal de lInternationale communiste après Lénine.
Dans les Leçons dOctobre, Trotsky ne traite toutefois des événements dAllemagne que dans les grandes lignes. Cela ne remplace pas une analyse concrète des événements, comme Trotsky lui-même le nota plus tard :
« Ils [les brandlériens] nous accusent de ne pas avoir encore fourni danalyse concrète de la situation en Allemagne en 1923. Cest vrai. Jai déjà rappelé à maintes reprises aux camarades allemands quils devaient faire ce travail.[...] Je me suis fait une image de la situation allemande, comme je lavais fait de la situation en Russie en 1905 et 1917. Evidemment maintenant, après les faits, et surtout pour le bien des générations futures, il faut reconstruire la situation sur le plan théorique, faits et chiffres en main. LOpposition de gauche devrait faire ce travail et elle le fera. »
Trotsky, « Principled and Practical Questions Facing the Left Opposition » [Questions de principes et questions pratiques auxquelles doit faire face lOpposition de gauche], 5 juin 1931, (Writings of Leon Trotsky, 1930-31)
Peu defforts sérieux ont été faits dans ce sens. Léchange de vue entre Walter Held et Marc Loris (Jean van Heijenoort) dans la presse trotskyste américaine en 1942-1943, est une des exceptions à noter. Mais les vrais architectes de la défaite de 1923 se sont évertués à couvrir leurs traces. Zinoviev mettait tout sur le dos de Brandler, le dirigeant du KPD. Quant à Brandler et ses partisans, ils ont cherché à se dédouaner en prétendant quil ny avait jamais eu de situation révolutionnaire. Lhistorien Isaac Deutscher, biographe de Trotsky, reprit par la suite lalibi de Brandler, et plus tard Revolutionary History, revue pro-travailliste britannique, en fit autant, de même que toutes sortes de gens qui dans la pratique sont des réformistes. En ce qui concerne les adversaires fractionnels de Brandler, les « gauches » du KPD dans lorbite de Ruth Fischer et Arkadi Maslow, les instruments de Zinoviev, ils nont pas été plus capables de tracer une voie révolutionnaire en 1923. Le compte-rendu des événements que fit plus tard Fischer dans son Staline et le communisme allemand (1948) est tout aussi auto-justificateur (et même plus malhonnête) que celui de Brandler.
Pour essayer de comprendre pourquoi il y a eu cette apparente poussée dopportunisme de la part de Trotsky lorsquil a soutenu lentrée dans les gouvernements de Saxe et Thuringe, la Ligue communiste internationale a entrepris des recherches et organisé une discussion sur les événements dAllemagne. Lexposé donné en 1999 par un des dirigeants de notre section allemande fut un des temps forts de cette discussion. Il y a également eu des discussions à deux réunions du comité exécutif international de la LCI et nous avons publié deux bulletins internationaux avec des traductions en anglais de documents originaux en langue allemande.
Les documents en langue anglaise sur ces événements de 1923 sont rares. La documentation en allemand est bien plus abondante, mais ce nest pas tâche facile de séparer ce qui est utile des monceaux dallégations auto-justificatrices. Bien souvent, cest ce quon ne dit pas qui est important. Par exemple, un camarade a épluché les numéros des six premiers mois de 1923 du journal du KPD, Die Rote Fahne (le Drapeau rouge), et il na trouvé exactement quune seule référence à la révolution socialiste... et il sagissait dune résolution du comité exécutif du Comintern ! Il ne trouva aucune référence à la dictature du prolétariat !
Notre étude des événements dAllemagne en 1923 a montré que loin dagir comme un correctif aux aspirations parlementaristes de la direction du KPD, le comité exécutif de lIC (« lexécutif »), dirigé par Zinoviev, a été largement complice de sa politique. La participation à ces gouvernements de coalition bourgeoise avec le SPD en Thuringe et en Saxe avait été approuvée par lIC, qui lui avait fourni une base théorique lors des débats du Quatrième Congrès de lInternationale communiste de 1922. En effet, lors de ces débats, ces gouvernements de coalition avaient été considérés comme des variantes possibles dun « gouvernement ouvrier ». La tendance spartaciste a toujours vu la résolution confusionniste du Quatrième Congrès dun oeil critique ; depuis que nous existons, nous insistons quun gouvernement ouvrier ne peut être que la dictature du prolétariat et rien dautre. Nos récentes études ont révélé que la résolution du Quatrième Congrès était directement inspirée de limpulsion révisionniste qui avait fait échouer la Révolution allemande, et en même temps, sa codification implicite.
Ce que nous nous proposons de faire dans cet article cest une contribution à la reconstitution théorique des événements de 1923 en Allemagne, dont Trotsky avait souligné la nécessité pour réarmer les révolutionnaires des générations futures. Il est clair quaprès 75 ans, certains événements sont difficiles à reconstruire. Nous pensons avoir découvert lessentiel, mais nous ne nous imaginons pas le moins du monde en avoir une image complète.
La Révolution allemande avortée de 1923
A la fin de 1922, le gouvernement de Weimar navait toujours pas pu payer ses réparations à la France sous forme de charbon et autres produits de première nécessité, comme le lui imposait le traité de Versailles de juin 1919 (dont lobjet était de permettre aux vainqueurs impérialistes de la Première Guerre mondiale de dépouiller leur rival battu de sa puissance économique et militaire). Le gouvernement Poincaré occupa donc la Ruhr en janvier 1923. Le gouvernement allemand, dirigé par le chancelier Cuno, adopta alors une politique de « résistance passive », ce qui se traduisait par de la désobéissance civile vis-à-vis des autorités doccupation belges et françaises. Des groupes paramilitaires dextrême droite, entretenus par des industriels conservateurs avec à la fois des fonds privés et des fonds gouvernementaux détournés du budget de larmée, sinfiltrèrent rapidement dans la Ruhr. Ils y menèrent une guerre de guérilla provocatrice, mais largement inopérante, contre les troupes françaises.
Loccupation déclencha un chaos financier total en Allemagne. Non seulement la classe ouvrière fut-elle réduite à la misère, mais la couche inférieure de la petite-bourgeoisie fut elle aussi ruinée. La bourgeoisie française extorqua ses réparations vampiriques par la force des armes, condamnant le reste de lindustrie allemande à la paralysie. Linflation se déchaîna dune façon difficile à concevoir. La valeur du mark allemand se déprécia, de 48 000 pour un dollar en mai au chiffre astronomique de 4,6 millions en août ! Le chômage fit un bond spectaculaire passant de 6 % en août à 23 % en novembre.
Hugo Stinnes et dautres industriels de la Ruhr organisèrent plusieurs manifestations contre loccupation, prêchant quil fallait lunité nationale contre les Français. Il se forma de fait un front national qui allait des fascistes, à droite, jusquau SPD. Le KPD, bien quayant eu au départ des contradictions, finit peu à peu par rentrer aussi dans le rang. Les sociaux-démocrates publièrent des déclarations de solidarité avec les hommes daffaires rhénans arrêtés par les Français. La propagande du SPD cherchait aussi à utiliser la colère provoquée par loccupation française pour justifier le soutien criminel du SPD à limpérialisme allemand durant la Première Guerre mondiale. Mais le prolétariat voyait bien que les appels de Stinnes à « faire tous le même sacrifice » nétaient que pure hypocrisie. Les capitalistes se servaient du malaise économique pour attaquer les syndicats. La dépréciation rapide du mark rendait les produits allemands très peu chers sur le marché mondial, et permettait aux industriels de faire des profits records, tandis que les syndicats étaient totalement incapables de défendre le niveau de vie des travailleurs face à lhyperinflation. Livresse initiale de l« unité nationale » fut de courte durée chez les ouvriers.
LInternationale communiste réagit rapidement et mobilisa ses sections européennes pour répondre aux provocations françaises dans un esprit internationaliste prolétarien. Quelques jours avant loccupation de la Ruhr, une conférence de délégués des partis communistes dEurope de lOuest se réunissant à Essen avait voté une résolution dénonçant le traité de Versailles et la menace doccupation.
Dans la Ruhr, la fraternisation avec les troupes françaises aida beaucoup à tracer une ligne de démarcation politique face aux nationalistes allemands (et aux sociaux-démocrates), et le travail de la jeunesse du KPD dans ce domaine remporta un certain succès. Les communistes français, en collaboration avec lInternationale communiste de la jeunesse, firent une campagne vigoureuse contre loccupation ; ils distribuèrent de la propagande aux soldats à la fois en arabe et en français. Il y eut un incident lors duquel des soldats français essayèrent de protéger des ouvriers allemands en grève contre des flics allemands, et plusieurs soldats français furent tués. Après un massacre douvriers par les troupes françaises à Essen, Die Rote Fahne publia une lettre de solidarité écrite par des soldats français qui étaient en train de collecter de largent pour les familles des ouvriers assassinés. Quand des mineurs français se mirent en grève, le KPD fit également une grande campagne de solidarité.
La campagne à linitiative de lIC raffermit le parti allemand. Lorsque Cuno demanda un vote de confiance sur sa politique de « résistance passive » au Reichstag le 13 janvier, la fraction parlementaire du KPD fit scandale et vota contre. Le KPD publia un appel intitulé « Frappez Poincaré et Cuno sur la Ruhr et sur la Spree [rivière à Berlin] », une déclaration principielle en opposition aux impérialistes tant français quallemands.
Mais le KPD ne fit pas grand chose pour organiser une résistance prolétarienne indépendante contre les déprédations de limpérialisme français. Des grèves et des manifestations dans la Ruhr, faisant appel à la solidarité des prolétaires de France, particulièrement dans larmée française doccupation, auraient très bien pu pousser sur la voie de la révolution et être létincelle dune lutte ouvrière internationale plus large. Le KPD était loin davoir de telles intentions insurrectionnelles. Un manifeste publié par le Huitième Congrès du Parti fin janvier-début février 1923 montre quil était déjà en train de se mettre à la traîne du SPD quant à sa défense de lordre capitaliste européen daprès-guerre dicté par Versailles. Le KPD appelait en fait à ce quun « gouvernement ouvrier » paie la dette impérialiste :
« Le gouvernement ouvrier proposera des négociations à la France ; il déclarera honnêtement et ouvertement le montant que le peuple travailleur écrasé sous le fardeau des dettes qui lui sont imposées par la bourgeoisie pourra payer. Le gouvernement ouvrier semparera de valeurs des capitalistes pour garantir le paiement de ces dettes, fournissant ainsi lassurance que ses paroles expriment une intention honnête. Le gouvernement ouvrier aidera ainsi les ouvriers allemands à supporter le poids que la bourgeoisie impérialiste banqueroutière a mis sur leurs épaules, jusquà ce que le prolétariat français les aide à briser les chaînes de Versailles. »
Manifeste sur « La guerre dans la Ruhr et la classe ouvrière internationale », Huitième Congrès du Parti, 28 janvier-1er février 1923, Dokumente und Materialien zur Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung [Documents et textes sur lhistoire du mouvement ouvrier allemand], Dietz Verlag (1966)
Au fur et à mesure que montait la colère vis-à-vis des troupes françaises doccupation, le KPD pliait sous les pressions nationalistes, parlant de lAllemagne comme si cétait une quasi-colonie, et de la France comme de « lennemi principal ». En février 1923, Thalheimer, le bras droit de Brandler, déclara que la bourgeoisie allemande jouait « un rôle objectivement révolutionnaire » contre son propre gré. Glissant vers une position défensiste à légard de la bourgeoisie allemande, Thalheimer affirma : « La défaite de limpérialisme français dans la guerre mondiale nétait pas un objectif communiste, sa défaite dans la guerre de la Ruhr, cest un objectif communiste » (cité par E.H. Carr, The Interregnum, 1923-1924 [Linter-règne, 1923-1924], 1954). Cest à des communistes tchèques à lesprit internationaliste comme Neurath et Sommer que revint la tâche de réfuter les arguments patriotiques de Thalheimer. Dans Die Internationale (1er avril 1923), journal du KPD, Sommer attaqua la thèse de Thalheimer et la qualifia de « fleur du marécage national-bolchéviste ». Cest sous ce nom de « national-bolchévisme » que sétaient auparavant rassemblés certains militants de gauche allemands, partisans dune « guerre de libération nationale » en alliance avec la bourgeoisie allemande contre les puissances de lEntente. Lénine, dans un rapport le 22 septembre 1920 à la Neuvième Conférence du Parti à Moscou, avait sévèrement condamné le « national-bolchévisme » comme étant un « bloc contre nature », avec cette mise en garde : « Si vous formez un bloc avec les korniloviens [militaristes dextrême-droite] allemands, ils vous berneront. »
Le 13 mai 1923, une vague de grève démarra dans la Ruhr à Dortmund, un des principaux centres industriels. Lancée sur une question de salaires par des mineurs dans un seul puit, la grève sétendit rapidement et toucha jusquà probablement 300 000 grévistes, environ la moitié des mineurs et métallos de la Ruhr. Il y eut des batailles rangées avec la police et des manifestations de plus de 500 000 ouvriers. Des milices ouvrières, quon appelait centuries prolétariennes, semparèrent des marchés et des magasins au nom des « commissions de contrôle » qui faisaient appliquer les baisses de prix.
Mais le KPD, qui avait une réelle influence dans le prolétariat de la région, ne fit rien pendant quatre jours ! Et quand il intervint, ce fut pour conseiller aux ouvriers de ne pas avancer de revendications politiques et de se contenter dune augmentation de salaires de 52 %, qui fut rapidement absorbée par linflation galopante. Dans un rapport sur la situation en Allemagne au cours dune réunion des PC russe, allemand, français et tchécoslovaque du 21 au 25 septembre à Moscou, Brandler se vanta carrément de la façon dont le KPD avait maintenu les grèves de la Ruhr dans les limites de revendications économiques. Il déclara que des fascistes sétaient infiltrés à lintérieur des centuries prolétariennes dans le but de transformer ces luttes sur les salaires en une lutte pour le pouvoir, ce qui était selon lui une provocation pour inviter la bourgeoisie à la répression. Certes il y avait des fascistes dans la Ruhr, mais cétait un bastion prolétarien combatif. Ce que disait Brandler revenait à accuser tout ouvrier qui voulait lutter pour le pouvoir dêtre un agent de la réaction.
Au moment même où le prolétariat commençait à rompre avec le nationalisme, le KPD fit ouvertement appel aux éléments les plus arriérés, carrément fascisants. Dans une déclaration publiée le 29 mai et intitulée « A bas le gouvernement de honte nationale et de trahison contre le peuple ! », Die Rote Fahne faisait ouvertement appel au nationalisme. En juin, au cours dune réunion élargie de lexécutif à Moscou, Karl Radek prononça son fameux discours faisant léloge du fasciste allemand Schlageter qui avait été exécuté par les Français dans la Ruhr. Schlageter sétait battu contre les bolchéviks dans la Baltique ainsi que contre les ouvriers dans la Ruhr. Le KPD adopta la « ligne Schlageter » avec lapprobation de Zinoviev, et se lança dans une campagne dappels aux nationalistes allemands avec y compris des meetings communs et des « débats » avec les fascistes. Cette campagne eut à nen pas douter un effet glacial sur les initiatives de fraternisation avec les soldats français, qui pourtant continuèrent pendant toute lannée 1923.
Le KPD se mettait à la fois à la traîne de la droite nationaliste et à celle des sociaux-démocrates. Dans les universités, les dirigeants du KPD fraternisaient avec les étudiants fascistes. Mais dans le prolétariat, le KPD jouait la carte « antifasciste » dont le contenu réel était de rechercher un bloc avec le SPD contre le fascisme (cest comme ça que lentrée dans les gouvernements de Saxe et de Thuringe fut justifiée plus tard).
L« aile gauche » du KPD acquiesça avec enthousiasme à la « ligne Schlageter ». Ruth Fischer prenait même régulièrement la parole dans ces « débats », qui se poursuivirent jusquà ce que ce soit les nazis qui arrêtent. A un de ces meetings Fischer déclara, « tous ceux qui dénoncent le capital juif » sont « déjà, sans le savoir, des combattants de classe (Klassenkämpfer) » (cité par Pierre Broué, Révolution en Allemagne (1917-1923), 1971). Malgré ses attaques stridentes contre la direction du parti, l« aile gauche » de Fischer-Maslow naspirait pas plus à lutter pour le pouvoir. Ce qui préoccupait principalement lune comme lautre des deux fractions cétait les manoeuvres cliquistes pour gagner les faveurs de Zinoviev.
Malgré les efforts de la direction du KPD pour éteindre lincendie de la lutte de classe, les masses ouvrières rompaient avec la social-démocratie par milliers pour le rejoindre. Arthur Rosenberg, qui était au KPD en 1923 et avait été élu à la Centrale (lorgane dirigeant sur place) en 1924 comme partisan du groupe Fischer, en témoignait en 1936 :
« Au cours de lannée 1923, la puissance du SPD diminua régulièrement. Le parti traversa une crise qui rappelait celle de 1919. Les syndicats indépendants en particulier, qui avaient toujours été le soutien principal de la social-démocratie, étaient dans un état de désintégration totale. Avec linflation les cotisations syndicales ne valaient plus rien. Les syndicats ne pouvaient plus payer leurs permanents, pas plus quils ne pouvaient aider financièrement leurs membres. Les accords salariaux que les syndicats avaient lhabitude de conclure avec les patrons devinrent sans objet puisque la dévaluation de la monnaie faisait perdre sa valeur à tout salaire payé une semaine plus tard. Ainsi le travail syndical à lancienne devint sans objet. Des millions douvriers allemands ne voulaient plus rien avoir à faire avec lancienne politique syndicale et quittèrent les syndicats. La destruction des syndicats provoqua simultanément la paralysie du SPD.[...]
« Le KPD navait pas non plus une politique révolutionnaire, mais au moins il critiquait le gouvernement Cuno haut et fort et montrait la Russie en exemple. Par conséquent les ouvriers sy rallièrent en masse. Jusquà la fin 1922, la grande majorité des ouvriers allemands était encore dans le Parti social-démocrate nouvellement unifié. Pendant la première moitié de lannée suivante, les proportions sinversèrent complètement. Il est clair quen été 1923 le KPD avait la majorité du prolétariat allemand derrière lui. »
Arthur Rosenberg, Geschichte der Weimarer Republik [Histoire de la république de Weimar]
Stillborn Revolution The Communist Bid for Power in Germany 1921-1923 [La révolution avortée la tentative de prise du pouvoir par les communistes en Allemagne 1921-1923] de Werner Angress est louvrage en anglais qui est probablement le plus complet sur cette période. Même Angress, qui manifestement ne pense pas quune insurrection ouvrière était possible en 1923, reconnaît que le KPD se renforçait et parle de l« emprise de plus en plus faible que la social-démocratie était capable dexercer sur sa propre base ».
Si une situation révolutionnaire a jamais existé, cest bien celle-là. Et pourtant, bien quà la base du KPD il y ait eu plusieurs centaines de milliers douvriers qui voulaient une révolution, sa direction naspirait aucunement à mobiliser le prolétariat pour prendre le pouvoir. Lorsque la situation atteignit son point culminant, Brandler déclara dans Die Rote Fahne (2 août 1923) : « Nous devons engager les batailles auxquelles lhistoire nous destine mais nous devons toujours garder en tête que pour linstant nous sommes encore les plus faibles. Nous ne pouvons pas encore lancer loffensive générale et nous devons éviter tout ce qui rendrait notre ennemi capable de nous vaincre par petits morceaux » (cité par Angress).
Brandler maintint sa position longtemps après les événements de 1923. Et cest ce genre de poncifs que nous ressassent aujourdhui encore sur 1923 les sociaux-démocrates de Revolutionary History, une revue qui nest « affiliée à aucun parti », mais qui est soutenue par toute une palette de groupes et individus pseudo-trotskystes. Dans un numéro de Revolutionary History (printemps 1994) consacré à « lAllemagne 1918-1923 », Mike Jones prétendait que lerreur fatale de Trotsky en 1923 fut quil aurait « sous-estimé lemprise du SPD sur des millions douvriers. Il sous-estimait la puissance matérielle quavaient le réformisme, la démocratie bourgeoise, etc., parmi les ouvriers allemands. » Ceci, bien sûr, est une technique des opportunistes qui a fait ses preuves : toujours attribuer les défaites à l« immaturité des masses » et exonérer ainsi les dirigeants.
Le SPD perdait son emprise sur les masses, mais le KPD fit peu pour dénoncer publiquement les réformistes et profiter de sa situation politique avantageuse. On trouve une des expressions les plus monstrueuses de ce conciliationnisme dans Die Rote Fahne du 21 janvier 1923 qui adressait au SPD un appel à la paix civile (« Burgfrieden ») entre ouvriers. « Burgfrieden », cest ce à quoi le kaiser avait appelé en 1914, quand il exigea que cesse toute guerre de classe en Allemagne parce que la bourgeoisie partait en guerre contre ses rivaux impérialistes ! En Saxe, le KPD donna un soutien indirect au gouvernement dErich Zeigner, de laile gauche du SPD. Lorsque les flics tirèrent sur une manifestation douvriers et de chômeurs à Leipzig en juin, faisant plusieurs morts, Brandler refusa dagir en conséquence et au lieu de cela réclama... une commission denquête ! Du côté de lIC, la réaction de Zinoviev et Radek fut tout aussi lamentable : ils exigèrent que le KPD retire son soutien à Zeigner... sil ne nommait pas un nouveau préfet de police ! Dun côté comme de lautre, on avait clairement peur dun affrontement politique avec les dirigeants de l« aile gauche » du SPD qui gouvernaient la Saxe.
Daoût à octobre
Le gouvernement fut renversé en août par la « grève Cuno » déclenchée par les ouvriers de limprimerie nationale à Berlin qui arrêtèrent la planche à billets. Les conseils dusine (Betriebsräte), influencés par le KPD, déclenchèrent pratiquement une grève générale, passant par-dessus les objections des directions syndicales. Mais le parti navait pas de perspective offensive et ne sortit jamais du cadre dune grève combative. Les grévistes exigeaient la démission de Cuno. Quand ils obtinrent satisfaction, les ouvriers reprirent massivement le travail, ce qui nest pas ce que le KPD voulait. Le KPD appelait à un « gouvernement ouvrier » mais nappelait pas à mettre sur pied des organes de double pouvoir, qui auraient servi de pont vers le pouvoir prolétarien.
Le gouvernement Cuno fut remplacé par la « grande coalition » de Gustav Stresemann dans laquelle il y avait quatre ministres SPD. Pour Mike Jones et Revolutionary History, la coalition Stresemann-SPD mit fin à toutes les possibilités de révolution qui « auraient pu » exister plus tôt cette année-là. Mais le gouvernement Stresemann na pas du tout stabilisé la situation autant que Jones voudrait nous le faire croire. Stresemann lui-même nétait pas si confiant en arrivant au gouvernement ; il déclara même : « nous sommes le dernier gouvernement bourgeois parlementaire ». Létat desprit des masses allemandes était encore à lexpectative en octobre 1923, comme lattesta plus tard Victor Serge, qui travaillait à Berlin en tant que journaliste du Comintern :
« Losschlagen ! Losschlagen veut dire : porter le coup que lon retenait, déclencher laction. Ce mot est sur toutes les lèvres, de ce côté-ci de la barricade. De lautre côté aussi, me semble-t-il. En Thuringe, au sortir des réunions à demi-clandestines où un militant communiste va parler, des ouvriers quil ne connaît pas se campent devant lui. Un cheminot lui demande sans préambule : Quand frapperons-nous ? Quand ?
« Aux considérations de tactique et dopportunité, cet ouvrier, qui a fait vingt lieues de nuit pour poser cette question, entend peu de chose : Mes gens, dit-il, en ont assez. Faites vite ! »
Victor Serge, « Au seuil dune révolution, la retraite dOctobre en Allemagne », décembre 1923, reproduit dans Notes dAllemagne 1923 (1990)
Au début doctobre le KPD entra comme partenaire de coalition dans les gouvernements SPD de Saxe et de Thuringe, soi-disant dans le but de se servir des postes ministériels pour obtenir des armes. Naturellement il ne se produisit rien de tel. Le général Müller marcha sur la Saxe pour exiger le démantèlement des centuries prolétariennes. Lors dune conférence des organisations ouvrières saxonnes qui se déroula à Chemnitz le 21 octobre, Brandler, qui était maintenant ministre, fit dépendre lorganisation de linsurrection de lapprobation des sociaux-démocrates ! Brandler proposa de voter un appel à la grève générale, laquelle était censée déclencher linsurrection. Mais, lorsque les délégués du SPD sy opposèrent, Brandler fit tout simplement marche arrière. Et ce fut la fin de la Révolution allemande, à part quelques combats à Hambourg, où quelques centaines de communistes prirent un certain nombre de postes de police et luttèrent courageusement avant dêtre forcés de battre en retraite.
A-t-on jamais vu des communistes organiser une révolution en donnant un droit de veto aux sociaux-démocrates ? Comme le faisait remarquer avec sagacité lhistorienne Evelyn Anderson :
« La position des communistes était manifestement absurde. Ils avaient deux politiques qui sexcluaient mutuellement : dune part ils acceptaient des responsabilités gouvernementales, et dautre part ils préparaient une révolution. Et pourtant les communistes ont poursuivi ces deux politiques simultanément, avec pour résultat inévitable léchec complet. »
Evelyn Anderson, Hammer or Anvil : The Story of
the German Working-Class Movement [Marteau ou enclume : lhistoire du mouvement ouvrier allemand] (1945)
La différence entre la Russie de 1917 et lAllemagne de 1923
Trotsky, dans son bilan sur les hésitations funestes du KPD en 1923, ne sest jamais basé sur lidée que lautomne était le moment le plus favorable pour la révolution. En automne il était déjà bien tard. Trotsky écrivit en mai 1924 :
« Cest vrai, durant le mois doctobre, il y a eu un brusque tournant dans la politique du parti. Mais cétait déjà trop tard. Au cours de lannée 1923, les masses travailleuses réalisèrent ou sentirent que le moment de la lutte décisive approchait. Mais elles nont pas trouvé du côté du Parti communiste, la résolution et lassurance nécessaires. Quand ce dernier commença ses préparatifs fiévreux de soulèvement, il perdit immédiatement léquilibre et aussi ses liens avec les masses. »
Trotsky, introduction à The First Five Years of the Communist International [Les cinq premières années de lInternationale communiste]
Dans le bureau politique russe cest Lénine qui avait pour tâche de suivre le parti allemand. Trotsky était responsable du parti français. Mais en mars 1923 Lénine fut victime dune attaque dapoplexie qui le paralysa. Ce nest quau mois daoût que Trotsky se rendit compte quil y avait une situation révolutionnaire en Allemagne. Il y eut une réunion du bureau politique russe le 23 août, à laquelle assista Brandler, pour discuter des perspectives du parti allemand. Zinoviev hésitait et tergiversait, Radek aussi. Staline, comme Trotsky allait le découvrir seulement des années plus tard, cherchait à freiner les Allemands ; Staline avait écrit à Zinoviev et Boukharine : « Certes, les fascistes ne dorment pas, mais nous avons intérêt à ce quils attaquent les premiers [...]. Selon moi, on doit retenir les Allemands et non pas les stimuler » (cité par Trotsky, Staline). Le BP nomma un comité permanent chargé de mobiliser le soutien à la Révolution allemande et déclencha une campagne de solidarité qui galvanisa lArmée rouge et la population soviétique dans son ensemble. On stocka les maigres réserves de céréales dans les villes pour pouvoir les envoyer en Allemagne au moment critique. Mais le bureau politique continuait à se demander si le KPD devait ou non mettre le cap sur linsurrection immédiate. On convoqua Fischer et Maslow à Moscou, et finalement en septembre on décida que le KPD devait fixer la date de la prise du pouvoir. Brandler ne cacha pas ses doutes concernant cette perspective et concernant ses propres capacités ; il déclara explicitement quil nétait pas un Lénine et demanda quon envoie Trotsky en Allemagne pour diriger la révolution. Brandler espérait manifestement que Trotsky pourrait faire surgir comme par enchantement des soviets et une révolution !
La question allemande devenait de plus en plus subordonnée aux vicissitudes de la lutte fractionnelle dans le parti russe. Déjà à ce moment-là, la troïka dirigeante, composée de Zinoviev, Kamenev et Staline, avait mis Trotsky sur la touche. Mais la troïka ne pouvait guère se permettre de sopposer ouvertement à une révolution prolétarienne en Allemagne ; elle se rangea donc sur la proposition que fit Trotsky de fixer une date. Trotsky voulait aussi retenir Fischer et Maslow à Moscou pour limiter limpact perturbateur que la « gauche » allemande pourrait avoir pendant linsurrection, et Zinoviev accéda partiellement à cette exigence (Maslow resta à Moscou, mais Fischer fut autorisée à rentrer). Mais la troïka ne pouvait pas prendre le risque de donner à Trotsky loccasion de diriger la Révolution allemande ; ils insistèrent que la présence de Trotsky à Moscou était indispensable.
Derrière Staline, Kamenev et Zinoviev, il y avait lappareil bureaucratique du parti et de lEtat russe qui se développait. Quelques mois plus tard, lors de la Conférence du Parti de janvier 1924, la troïka allait écraser lopposition antibureaucratique et semparer du pouvoir politique pour le compte de la bureaucratie. Mais pendant lété et au début de lautomne 1923 la situation était encore ouverte ; Trotsky pouvait se battre pour une intervention du Comintern qui ferait toute la différence et réarmerait politiquement le KPD pour quil puisse tirer parti de loccasion révolutionnaire. Malheureusement, Trotsky ne comprenait pas politiquement et nétait pas suffisamment renseigné sur ce que le KPD faisait dans la pratique en Allemagne. Son approche à lépoque était largement administrative.
Ce quil fallait en 1923, cétait un réarmement politique des communistes allemands, similaire à celui que Lénine avait effectué dans le Parti bolchévique à son retour de Suisse en avril 1917. Juste après la Révolution de février, Staline, Kamenev ainsi que dautres membres de la direction bolchévique de retour dexil intérieur, étaient revenus sur une décision quavait prise le bureau du comité central et avaient engagé le parti dans une politique de soutien critique au gouvernement provisoire démocratique-bourgeois (constitué après labdication du tsar) « dans la mesure où celui-ci combat la réaction et la contre-révolution ». Lénine, dans ses Thèses davril, argumenta très fortement contre cette ligne capitulatrice ; il sopposait à tout soutien au gouvernement provisoire ou à tout rapprochement avec les menchéviks sociaux-démocrates, et il appelait à « tout le pouvoir aux soviets » et à larmement des ouvriers. Sans cette bataille cruciale, ainsi que dautres luttes contre ceux qui comme Kamenev et Zinoviev reculèrent au moment dorganiser linsurrection, la révolution dOctobre naurait jamais eu lieu.
Lénine insistait en particulier quil fallait être dune clarté absolue sur la nature de lEtat. Même la plus « démocratique » des républiques bourgeoises reste un instrument qui maintient le pouvoir dune minorité dexploiteurs sur les masses exploitées. La révolution socialiste, cela veut dire détruire lappareil dEtat existant (dont larmée, la police, les tribunaux et les prisons constituent le noyau central), et le remplacer par un nouvel appareil reposant sur des organes de pouvoir prolétarien, les soviets. Ceux-ci répriment la classe capitaliste, ce qui constitue la dictature du prolétariat. Cest cette perspective qui devint réalité avec la révolution dOctobre, à laquelle sopposèrent même des menchéviks de gauche comme Martov.
Après la révolution dOctobre, le social-démocrate de gauche allemand Karl Kautsky sen prit aux bolchéviks dans sa polémique de 1918 la Dictature du prolétariat, leur reprochant davoir liquidé lAssemblée constituante. Kautsky prétendait que cet organe parlementaire bourgeois représentait une forme plus élevée de démocratie que les soviets. Lénine, qui avait été contraint dinterrompre son travail sur lEtat et la révolution pour diriger la révolution dOctobre, se servit de matériaux qui lui restaient pour répondre en 1918 au « renégat Kautsky ». Lénine montra que Kautsky, malgré ses prétentions « de gauche » et ses déclarations denthousiasme pour les soviets, avait fondamentalement plus daffinités avec le menchévik Martov, qui était horrifié par lidée que les soviets représentaient le pouvoir dEtat prolétarien :
« Le n oeud, en ce sens précisément quil sagit de savoir si les Soviets doivent sefforcer de devenir des organisations dEtat [...] ou bien les Soviets ne doivent pas sy efforcer, ne doivent pas prendre le pouvoir, ne doivent pas devenir des organisations dEtat, mais rester les organisations de combat dune seule classe (comme la dit Martov, en masquant spécieusement par un pieux souhait le fait que sous la direction menchévique, les Soviets étaient un instrument de subordination des ouvriers à la bourgeoisie).[...]
« Ainsi [pour Kautsky], la classe opprimée, lavant-garde de tous les travailleurs et de tous les exploités dans la société actuelle, doit aspirer aux batailles décisives entre le capital et le travail, mais elle ne doit pas toucher à la machine dont le capital se sert pour opprimer le travail ! Elle ne doit pas briser cette machine ! Elle ne doit pas mettre en oeuvre son organisation universelle pour écraser les exploiteurs ! [...]
« Là, la rupture totale de Kautsky devient manifeste et avec le marxisme et avec le socialisme ; cest, en fait, passer du côté de la bourgeoisie, disposée à admettre tout ce que lon veut, sauf la transformation des organisations de la classe quelle opprime en organisations dEtat. »
Lénine, la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, octobre-novembre 1918
Cette polémique entre Lénine et Kautsky à propos de la révolution dOctobre laissait présager ce qui allait bientôt se produire en Allemagne. Lorsque la révolution de novembre 1918 força le kaiser Guillaume à abdiquer, les masses ouvrières voulurent suivre la voie du prolétariat russe et créèrent des conseils douvriers et de soldats. Le SPD chercha par tous les moyens à liquider ces conseils et à les remplacer par lAssemblée nationale, un parlement bourgeois. Le KPD, qui venait dêtre fondé, était pour « tout le pouvoir aux conseils douvriers et de soldats ». Les Indépendants de lUSPD, dirigé par des gens comme Kautsky et Rudolf Hilferding, prétendaient quils étaient à la fois pour lAssemblée nationale et pour les conseils ouvriers ; ils demandaient que ceux-ci soient intégrés dans la constitution de Weimar. LUSPD rendit ainsi un grand service au SPD en laidant à faire accepter lAssemblée nationale ; après cela il fut relativement facile de démanteler les conseils.
Quand il nexistait pas encore dorganisation communiste, les masses ouvrières radicalisées par la guerre avaient afflué à lUSPD. Celui-ci était complètement réformiste dans les faits, mais sa phraséologie marxiste le rendait encore plus dangereux que le SPD, car elle servait à tromper les ouvriers les plus avancés qui nétaient pas dupes du SPD. En pleine révolution, le Spartakusbund de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht quitta enfin lUSPD et sunit à quelques autres groupements de gauche indépendants plus petits pour former le KPD. Le fait que les spartakistes naient pas rompu plus tôt avec le centrisme de Kautsky condamna la Révolution allemande de 1918 à sa perte. Les communistes allemands ne comprirent jamais vraiment à quel point la rupture politique intransigeante des bolchéviks avec toutes les sortes de réformisme et de centrisme avait été importante.
En septembre 1918, comme personne en Allemagne ne répondait aux attaques de Kautsky contre la révolution dOctobre, Lénine écrivit aux représentants soviétiques en Europe de lOuest :
« La honteuse ineptie, le balbutiement puéril et lopportunisme le plus plat de Kautsky soulèvent cette question : pourquoi ne faisons-nous rien pour lutter contre lavilissement théorique du marxisme par Kautsky ?
« Peut-on tolérer que même des personnes comme Mehring et Zetkin désavouent Kautsky davantage moralement (sil est permis de sexprimer ainsi) que théoriquement. »
Lénine, « A V. V. Vorovski », 20 septembre 1918, (Œuvres, tome 35)
Lénine priait instamment les représentants d« avoir un entretien approfondi avec les gauches (Spartakistes et autres) pour les inciter à publier une déclaration de principe, théorique, indiquant que Kautsky offre sur la question de la dictature un exposé bien plat à la Bernstein et non pas du marxisme ». Cest Lénine et Trotsky, et non pas les dirigeants allemands, qui écrivirent les principales polémiques contre Kautsky : Lénine écrivit lEtat et la révolution (1917), le Renégat Kautsky (1918) et la Maladie infantile du communisme, le gauchisme (1920), et Trotsky : Terrorisme et communisme (1920) et Entre limpérialisme et la révolution (1922).
Les dirigeants communistes allemands ne pouvaient pas démolir Kautsky, qui avait été avant-guerre le dirigeant le plus éminent du « marxisme » allemand, parce quils navaient eux-mêmes jamais rompu de façon décisive avec sa conception du « parti de toute la classe » et avec le parlementarisme du vieil SPD. La social-démocratie davant-guerre sétait de plus en plus adaptée au cadre législatif autocratique du Reich de Guillaume. Cela se voyait par exemple dans le fait que le SPD se soumettait à une loi (qui resta en vigueur jusquen 1918) rendant obligatoire la présence de policiers dans toute réunion annoncée publiquement, y compris dans les réunions de sections locales et même les congrès du parti. Comme la montré Richard Reichard dans Crippled from Birth German Social Democracy 1844-1870 [Paralysée à la naissance la social-démocratie allemande de 1844 à 1870] (1969), cela signifie que les flics pouvaient immédiatement interrompre toute réunion du SPD sils entendaient quelque chose quils naimaient pas.
Les marxistes révolutionnaires se battent pour le droit de mener leurs activités légalement sous le capitalisme. Mais se soumettre a priori à ce que lEtat bourgeois considère comme « légal », cest abandonner la lutte pour la révolution prolétarienne. Pendant la Première Guerre mondiale, même dans les pays capitalistes les plus « démocratiques » il fallait une organisation du parti et une presse clandestines pour pouvoir dire la vérité sur son propre gouvernement impérialiste. Mais, pour la direction brandlérienne du KPD, la conception léniniste du parti davant-garde, et toute lexpérience des bolchéviks, y compris la nécessité de mettre en place une organisation clandestine parallèle, tout cela ne convenait pas à des pays « civilisés » comme lAllemagne. La direction du KPD oscillait entre dune part lopportunisme et le parlementarisme de Brandler et de lautre lultimatisme stupide de Fischer et Maslow ; elle fut ainsi incapable dorganiser la lutte pour le pouvoir et de briser pour de bon lemprise du SPD sur la classe ouvrière.
En 1923, le KPD estompa la ligne de démarcation que Lénine avait si clairement tracée entre un Etat bourgeois et un Etat ouvrier. Il ne lança pas le moindre appel à construire des soviets, ou conseils ouvriers, qui soient des organes de pouvoir ouvrier. Au lieu de cela, la propagande du KPD insistait quil fallait un « gouvernement ouvrier » qui, comme le disait clairement une résolution du Huitième Congrès du KPD fin janvier-début février 1923, nétait censé être « ni la dictature du prolétariat ni la montée pacifique, parlementaire, vers elle », mais « une tentative de la classe ouvrière, dans le cadre et dabord avec les moyens de la démocratie bourgeoise, pour faire une politique ouvrière appuyée sur les organes prolétariens et les mouvements prolétariens de masse » (cité par Broué, la Révolution en Allemagne). En mai lors dune réunion dexécutif de lIC, on concocta une résolution, que les « gauches » de Fischer soutinrent, et qui nétait en rien différente fondamentalement ; elle déclarait : « le gouvernement ouvrier peut être issu des institutions démocratiques existantes ».
Cétait là le noeud du problème : la direction du KPD (son aile droite comme son aile gauche) sattendait à ce que le pouvoir politique lui revienne par le biais du mécanisme de lEtat bourgeois. Elle ne pouvait pas concevoir le moins du monde quil fallait prendre le pouvoir, ou quil fallait des organes de pouvoir prolétarien pour servir de base à ce pouvoir. Il faudrait des soviets, ou des organes équivalents, pour remplacer le pouvoir dEtat existant dans un processus qui comprendrait inévitablement un conflit militaire.
Lorsque les communistes acceptèrent des portefeuilles ministériels en Saxe et en Thuringe au mois doctobre, cela ne fit que renforcer les préjugés parlementaristes existants. En effet, sil sagissait déjà là dun gouvernement ouvrier, alors on pouvait présumer que la lutte révolutionnaire extraparlementaire, la formation de conseils ouvriers et de milices ouvrières armées, tout cela était complètement superflu. La grande majorité des ouvriers ne se doutaient absolument pas quun soulèvement armé était prévu. Bien sûr, aucune direction sensée ne téléphonerait à lavance la date dune insurrection. Mais en Russie en 1917 le prolétariat comprenait clairement que les bolchéviks avaient pour programme de prendre le pouvoir en se basant sur les soviets.
Dans les Leçons dOctobre Trotsky défend le conseil que lIC avait donné en 1923 de ne pas appeler à des soviets, mais de tabler plutôt sur les conseils dusine. Trotsky argumentait que les conseils dusine « étaient déjà devenus effectivement les points de concentration des masses révolutionnaires », et que des soviets à ce stade de la lutte feraient organisationnellement double emploi. De plus, comme Trotsky lexpliqua lorsquil réexamina la question en 1931 dans son article « Au sujet du contrôle ouvrier sur la production », après 1917-1918 le mot « soviet » était devenu « synonyme de la dictature bolchevique, donc un épouvantail entre les mains de la social-démocratie. [...] Aux yeux de lEtat bourgeois, et particulièrement de sa garde fasciste, le fait que les communistes se mettraient à créer des soviets équivaudrait à une déclaration ouverte de guerre civile par le prolétariat » (Ecrits 1928-1940, tome III, 20 août 1931).
Le gouvernement SPD avait institué les Betriebsräte (conseils dusine) dans le cadre dune loi de février 1920 pour les substituer aux conseils douvriers et de soldats qui avaient été démantelés. Les conseils dusine devaient être élus dans toutes les entreprises de plus de 50 salariés. Le SPD voulait les garder à la botte de la bureaucratie syndicale, et donc il les chargea dappliquer les clauses des accords négociés par les syndicats. Dans le mois qui précéda son vote, des dizaines de milliers de personnes manifestèrent contre cette loi ; la police de Berlin tira sur les manifestants, tuant 42 personnes.
Cependant, dans les années qui suivirent, les Betriebsräte devinrent de plus en plus le foyer de luttes combatives. Il y eut des conférences dites « sauvages » (non autorisées) de conseils dusine à un niveau régional et même national. Elles étaient dominées par le KPD, et en général le SPD les boycottait. Nous avons fait des recherches pour savoir dans quelle mesure les masses ouvrières avaient fait leurs ces conseils dusine ; nous navons pu en tirer de conclusion ferme, mais il y a beaucoup dindications que ces conseils commencèrent à jouer un rôle de plus en plus important en 1923. Quand Trotsky préconisait de faire des conseils dusine linstrument dune insurrection prolétarienne, cétait une perspective révolutionnaire réaliste en 1923. Potentiellement cétait des institutions bien plus représentatives que de simples organisations basées sur les usines : les conseils dusine tissaient des liens entre eux, et ils travaillaient aussi avec les centuries prolétariennes et les comités de contrôle qui régulaient la distribution et le prix de la nourriture, et qui étaient particulièrement répandus dans la Ruhr.
Le problème, cest que le KPD ne cherchait pas à donner un contenu révolutionnaire à ces formes embryonnaires de double pouvoir prolétarien. Même après que le Comintern eut pressé la direction du KPD daccepter dorganiser un soulèvement armé, il ny a pas la moindre indication que les conseils dusine aient été autre chose que de simples comités de grève combatifs. Cela aurait pu être un point de départ ; en 1905 justement, les soviets russes avaient à lorigine surgi des comités de grève. Mais le KPD ne chercha jamais à faire comprendre au prolétariat quil fallait créer des organes de pouvoir ouvrier. Il ny avait pas de mot dordre du genre « tout le pouvoir aux Betriebsräte ». La direction du KPD ne considérait pas non plus les centuries prolétariennes comme des instruments pour renverser et supplanter lEtat bourgeois, elle les voyait plutôt comme un accessoire de cet Etat. A Gelsenkirchen, une ville de la Ruhr contrôlée dans les faits par le KPD, les communistes demandèrent à la ville de charger un officier de police dentraîner les milices ouvrières ! En Saxe, le KPD proposa au gouvernement régional SPD dintégrer les milices ouvrières à la police. De même, en ce qui concerne les comités de contrôle, le KPD avait pour stratégie de tâcher de les faire « légaliser » par les conseils municipaux.
La question militaire
Comme le dit le dicton : la victoire a de nombreux parents, mais la défaite est toujours orpheline. Dans les Leçons dOctobre, Trotsky faisait remarquer que si Lénine navait pas été là pour entraîner la révolution russe à la victoire, « Les historiens officiels, à nen pas douter, auraient représenté la situation de façon à montrer que linsurrection eût été une véritable folie en octobre 1917 ; ils auraient servi au lecteur des statistiques sur le nombre des junkers, des cosaques, des détachements de choc, de lartillerie disposée en éventail et des corps darmée venant du front. »
Il y a toute une série décrivains, dont certains se prétendent de gauche, qui voudraient prouver que la révolution était impossible en Allemagne en 1923. Lhistorien Helmut Gruber argumente que « les centuries prolétariennes navaient pas pour but de se mesurer avec larmée ou la police, mais de servir de contrepoids aux unités paramilitaires dextrême droite ». Il conclut donc qu« une force de 250 000 hommes bien entraînés et lourdement armés pouvait très bien faire face à un soulèvement même si celui-ci bénéficiait dun soutien populaire massif. Dans ce cas, comme dans dautres, le fait que les Russes y découvraient des analogies avec leur révolution dOctobre dissimulait le danger » (Gruber, International Communism in the Era of Lenin [Le communisme international à lère de Lénine], 1967).
Daprès ces affabulations on devrait ainsi penser que les ouvriers allemands étaient dans une position dinfériorité sans espoir en termes darmes et de combattants et que Brandler, lui, ce dirigeant sensé du KPD, le comprenait, mais quil se laissa forcer la main par les Russes, qui faisaient lerreur de croire que lexpérience de la révolution dOctobre correspondait à la situation. Si la révolution était impossible, alors logiquement la seule alternative cétait le changement par des réformes parlementaires, ce dont le prolétariat allemand était censé se satisfaire.
Et pourtant le prolétariat allemand sétait mobilisé par milliers en 1923, les armes à la main, prêt à prendre le pouvoir. Les ouvriers avaient accès à des dizaines de milliers darmes de petit calibre quils avaient enfouies dans les champs après la guerre, et leurs milices étaient composées danciens combattants de la Première Guerre mondiale qui avaient lexpérience des tranchées. Mais de toute évidence lidée que pour une insurrection il fallait des unités disciplinées dhommes armés non seulement de fusils mais aussi de mitrailleuses et darmes lourdes, dépassait totalement lentendement de la direction du KPD.
La Reichswehr était une armée composée uniquement de volontaires extrêmement motivés dont beaucoup provenaient des rangs des Freikorps (quon rebaptisa plus tard du nom anodin d« associations de défense ») ; cétait des unités paramilitaires fascisantes financées par la grande industrie et qui avaient lexpérience du carnage contre-révolutionnaire. Larmée écartait soigneusement les communistes, les socialistes et les Juifs, et préférait recruter dans les régions rurales. Scissionner larmée nétait donc pas facile, mais, du fait de sa faible taille (elle était limitée à 100 000 hommes daprès les termes du traité de Versailles), elle nétait guère plus quune force de police de bonne dimension. Ce ne serait pas une force armée adéquate pour écraser une insurrection prolétarienne nationale menée avec détermination.
En 1923 une grande partie des Freikorps avaient déjà été intégrée dans larmée régulière. Il y avait aussi la « Reichswehr noire » (auxiliaires de larmée recrutés illégalement, et qui avaient une valeur au combat en général douteuse), et les bandes fascistes. Comme la fait remarquer Trotsky, les forces des fascistes étaient monstrueusement exagérées, et dans une très large mesure elles nexistaient que sur le papier. On peut le voir à la facilité avec laquelle en novembre le « putsch de la brasserie » de Hitler fut dispersé en Bavière. Staline et Radek avaient exagéré la force des fascistes, comme excuse pour éviter dorganiser une insurrection. Cela ne veut pas dire que les fascistes étaient quantité négligeable, mais ce nétait pas non plus une situation comme celle de 1931, où Hitler disposait de cent mille hommes dans ses sections dassaut.
La tourmente insurrectionnelle dans la république de Weimar
Ce nest pas une mythique démocratie parlementaire stable quavait amenée la république de Weimar, mais cinq ans de mouvements insurrectionnels et semi-insurrectionnels, avec dimportants conflits entre les ouvriers armés et lEtat. Il y eut en janvier 1919, et à nouveau au printemps de la même année, des confrontations massives entre les ouvriers insurgés et le gouvernement SPD, qui agit pour le compte de la bourgeoisie en écartant la menace de la révolution. Dans le mois qui suivit labdication du kaiser, lUSPD joua un rôle critique : il entra dans le gouvernement, aidant ainsi à endormir le prolétariat pendant que les contre-révolutionnaires regroupaient leurs forces. Les ouvriers se battirent avec courage dans ces premières insurrections, mais il leur manquait un parti révolutionnaire qui ait assez dautorité et qui puisse coordonner la lutte à un niveau national. Le gouvernement put isoler ces luttes à un niveau local et les éliminer une par une.
Des troupes de la Reichswehr et des Freikorps occupèrent Berlin en janvier 1919, et à nouveau en février. Une expédition punitive fut envoyée pour déposer le conseil douvriers et de soldats de Brême, où une république ouvrière avait été déclarée. Ensuite ce fut le tour du centre de lAllemagne, où des troupes gouvernementales occupèrent les villes les unes après les autres, souvent après de durs combats. Des milliers de personnes furent tuées dans les batailles de rue. Lorsquune grève de cinq jours éclata à Berlin le 3 mars, Noske, le ministre SPD de la guerre, donna à larmée équipée davions et de canons lordre de tirer pour tuer. Environ 1 200 personnes furent tuées. On envoya aussi des troupes à Halle au printemps pour briser une grève générale. Dans la Ruhr il y avait dans les mines des grèves combatives, qui allèrent jusquà impliquer les trois quarts des travailleurs. Elles avançaient non seulement des revendications économiques, mais exigeaient aussi la reconnaissance des conseils ouvriers, larmement des travailleurs contre les Freikorps, et la reconnaissance de lUnion soviétique. La dernière bataille majeure de lannée 1919 fut lécrasement de la commune de Bavière ; plus de mille personnes furent tuées dans les combats, et bien plus dune centaine de révolutionnaires furent assassinés.
Le nouveau Parti communiste ne savait guère comment opérer dans une situation instable où pouvaient se déchaîner subitement des forces révolutionnaires ou contre-révolutionnaires. En 1917, les bolchéviks avaient pris les mesures nécessaires pour faire passer Lénine dans la clandestinité pendant les Journées de juillet réactionnaires ; mais lorsque le gouvernement SPD lâcha les Freikorps en 1918-1919, le KPD ne prit pas de précautions suffisantes pour protéger sa direction. Dans les quelques mois qui suivirent la fondation du KPD, Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et Leo Jogiches furent tous les trois assassinés. En juin, un peloton dexécution fusillait Eugen Leviné pour avoir dirigé la défense de la république soviétique bavaroise.
Le 13 mars 1920, les Freikorps du général von Lüttwitz marchèrent sur Berlin. Il voulait installer un gouvernement militaire dextrême droite sous la direction de Kapp, un haut fonctionnaire prussien. Les officiers qui étaient derrière le putsch de Kapp accusaient les sociaux-démocrates dêtre responsables de lhumiliation nationale du traité de Versailles, et notamment de la clause qui limitait la taille de larmée. Le gouvernement SPD senfuit de Berlin et fit appel au haut commandement de la Reichswehr pour quil intervienne. Mais comme on pouvait sy attendre larmée ne fit rien pour sopposer au putsch de Kapp. En fin de compte Karl Legien, le chef SPD des syndicats, un conservateur, appela à une grève générale.
Laction déterminée du prolétariat écrasa totalement la tentative de putsch. Au bout de deux jours le gouvernement Kapp avait perdu tout pouvoir, et deux jours plus tard il avait disparu. Legien tenta dappeler à la reprise du travail, mais il était impossible de retenir les secteurs les plus combatifs du prolétariat. Les ouvriers déterraient les armes quils avaient cachées après la répression des soulèvements de 1919. Des milices ouvrières apparaissaient, souvent sous la direction de la gauche de lUSPD ou du KPD, et une « armée rouge » comptant 50 000 combattants se forma dans la Ruhr. Elle était très décentralisée et improvisée, mais elle fut néanmoins en mesure de disperser les brigades des Freikorps et même des unités de la Reichswehr. On voit bien les possibilités quavait le prolétariat armé pour se doter darmes et lemporter sur larmée. Comme le décrivait un historien :
« Pendant ce temps les unités de la Reichswehr dans la région (qui étaient largement composée de corps francs non reconstitués) saluaient ostensiblement le nouveau régime. Et le général von Watter, qui commandait la région de Münster, jugea mal la situation ; il fit marcher certaines de ses unités vers les zones où lon suspectait un état desprit insurrectionnel. Les ouvriers armés réagirent agressivement. Le 15 mars dans la petite ville de Wetter, un détachement de corps francs fut encerclé (dans une large mesure par des ouvriers de Hagen) et contraint à se rendre après une bataille de plusieurs heures. Dans la nuit les forces insurgées encerclaient un autre détachement de ces mêmes corps francs dans une autre ville, et enregistraient sa reddition le lendemain matin. Cest grâce à de telles victoires, et en désarmant les milices de villes plus petites, que les forces ouvrières acquirent rapidement leur propre arsenal darmes de petit calibre. Lexemple fut suivi ailleurs. Le 16 mars une armée ouvrière malmena sévèrement une autre unité plus importante de corps francs qui essayait de quitter la zone. Deux jours plus tard toute la partie westphalienne de la Ruhr était entièrement libérée des troupes de la Reichswehr, qui avaient toutes été, soit désarmées par les ouvriers, soit retirées de la région. Il restait des troupes dans la partie rhénane de la Ruhr, ainsi quun important détachement de la police spéciale à Essen. Mais quand cette dernière ville tomba le 20 mars, après trois jours de combat, il ne restait plus de forces armées régulières dans la zone. »
David Morgan, The Socialist Left and the German Revolution [La gauche socialiste et la Révolution allemande] (1975)
Lécrasement du putsch de Kapp par les ouvriers déboucha sur les accords de Bielefeld. Ils furent signés le 24 mars 1920 par des politiciens bourgeois, les syndicats, les deux partis sociaux-démocrates, et deux représentants du KPD. Dans ces accords il y avait une clause exigeant de lEtat quil désarme et liquide les bandes contre-révolutionnaires, et quil épure les fonctionnaires « déloyaux » vis-à-vis de la république. LArmée rouge devrait rendre ses armes, sauf certains ouvriers qui seraient soi-disant intégrés dans la police locale. En contrepartie la Reichswehr resterait soi-disant en-dehors de la Ruhr. Mais, lorsque les ouvriers eurent rendu leurs armes, les forces gouvernementales marchèrent sur la Ruhr avec les unités de Freikorps, qui avaient été dissoutes... dans larmée ! Il sensuivit quasiment une terreur réactionnaire : dans toute la Rhénanie-Westphalie, les quartiers ouvriers étaient pillés et incendiés, des familles entières étaient fusillées. Cétait une leçon cruelle sur ce quil en coûte de faire confiance à la « neutralité » et à l« impartialité » de lEtat bourgeois.
Certes, le KPD affirma plus tard que ses deux représentants nétaient pas du tout mandatés pour signer les accords de Bielefeld. Mais la propagande du KPD au début des années 1920 était bourrée dappels de ce genre à lEtat bourgeois pour quil interdise les groupes fascistes et monarchistes, quil épure la fonction publique des réactionnaires, quil constitue une force de police à partir d« ouvriers syndiqués », etc. Cela montrait une touchante confiance dans lEtat bourgeois. La loi sur la défense de la république fut adoptée en 1922 après que des tueurs dextrême droite eurent assassiné le ministre des Affaires étrangères, Walther Rathenau, un éminent politicien juif ; cette loi fut utilisée essentiellement contre la gauche. Il y avait la conception erronée que lon pourrait dune manière ou dune autre rendre lEtat « neutre » en faisant adopter des lois « progressistes ». Cette conception allait à lencontre de ce que la classe ouvrière devait comprendre, à savoir quil fallait quelle prenne en charge elle-même sa propre défense, et que le prolétariat armé devait renverser lEtat lui-même.
LAction de mars et la « théorie de loffensive »
Au moment de lAction de mars en 1921, le KPD était déjà devenu un parti de masse. En octobre 1920, lors de son congrès de Halle, lUSPD avait scissionné sur la question des fameuses 21 conditions dadmission à lIC, qui avaient été conçues pour tracer une ligne de démarcation claire vis-à-vis des centristes et qui, en particulier, demandaient explicitement lexclusion de Kautsky et de Hilferding. Hilferding et Martov sétaient exprimés contre ladhésion ; ce fut Zinoviev qui répondit à Hilferding dans un discours passionné de quatre heures qui remporta la décision. Brandler, il faut le noter, sopposa à la scission de lUSPD. Laile gauche de lUSPD, environ deux tiers des membres actifs, fusionna avec le KPD pour former le Parti communiste unifié (VKPD). Ce parti reprit le nom de KPD quelques mois plus tard.
En mars 1921, en réaction à des provocations policières dans les mines, les grèves, les arrêts de travail pour tenir des meetings et les occupations dusine se succédèrent dans le bassin houiller de Mansfeld en Allemagne centrale et les mineurs affluèrent sous la bannière du VKPD. Le 16 mars, le social-démocrate Hörsing, gouverneur de la Saxe, et Severing, ministre de lintérieur de Prusse, envoyèrent les troupes et la police pour réprimer les ouvriers. Ce quil fallait alors, cétait avoir recours à des tactiques défensives, qui, si elles réussissaient, pouvaient permettre au prolétariat de passer ensuite à loffensive. Mais la réaction de la direction du VKPD à la provocation du gouvernement fut de lancer un appel à la résistance armée. Dans certains endroits les ouvriers répondirent à lappel et se battirent héroïquement, mais même dans ces cas, la lutte fut épisodique et ne se généralisa pas. Ailleurs lappel fut ignoré. Un appel à la grève générale, lancé une semaine plus tard, rencontra le même échec, avec pour résultat des confrontations physiques entre une minorité de communistes et les ouvriers influencés par les sociaux-démocrates.
Le VKPD finit par mettre un terme à laction. Il y eut de très nombreuses victimes et des milliers darrestations. Angress estime, dans son livre Stillborn Revolution, que le VKPD perdit probablement la moitié de ses membres et, selon les chiffres officiels du parti, il ne réussit jamais à rattraper ces pertes, même avec le recrutement rapide de 1923. Plus important encore, sa base syndicale fut considérablement affaiblie.
Au moment de lAction de mars, le KPD était dirigé par Ernst Meyer, qui avait remplacé Paul Levi en février. Levi, dilettante brillant mais opportuniste, avait démissionné de la présidence du VKPD après que la Centrale eut refusé dentériner ses actions lors dune conférence du Parti socialiste italien tenue en janvier. Tout en adhérant au Comintern, la direction italienne sous la direction de Serrati avait refusé daccepter la vingt-et-unième condition dadmission, à savoir, la nécessité de rompre avec les réformistes. Levi avait pris le côté de Serrati. A présent, dans son pamphlet Notre voie Contre le putschisme (3 avril 1921), Levi affirmait calomnieusement que lAction de mars était un « putsch ». En fait, les ouvriers de Mansfeld avaient répondu massivement à une provocation évidente de Hörsing, le flic du SPD. Certes, beaucoup dautres critiques de Levi à lencontre de lAction de mars étaient correctes, mais il avait mis ses attaques contre la direction du VKPD sur la place publique, allant jusquà la comparer au général Ludendorff, comparse de Hitler, alors même que le parti était sous le feu de lennemi de classe. Comme le dit Lénine, Levi na montré aucun sens de solidarité avec le parti et la « mis en pièces » (Clara Zetkin, Souvenirs sur Lénine [1926]). En raison de cet acte dindiscipline lâche et malveillant, Levi fut à juste raison exclu du parti. Il entretint un moment sa propre organisation mais ce nétait quune étape sur la voie du retour au SPD via lUSPD.
Juste avant lAction de mars, le Comintern avait envoyé en Allemagne le communiste hongrois Béla Kun. Sous sa direction, la désastreuse liquidation des communistes hongrois dans un parti commun avec les sociaux-démocrates avait contribué, deux ans seulement auparavant, à condamner à sa perte la république hongroise des conseils. Kun était désormais devenu un ardent partisan de la « théorie de loffensive », insistant quun parti communiste doit toujours être à loffensive contre la bourgeoisie. La direction du VKPD composée de Meyer, Brandler et Thalheimer ainsi que les « gauches » tels que Fischer et Maslow, soutenaient aussi cette soi-disant théorie.
Le politburo russe se scinda par le milieu dans la discussion de lAction de mars. Cet épisode fut le point de départ dun rapprochement politique croissant entre Lénine et Trotsky, après le profond fossé qui sétait creusé entre eux lors de la discussion syndicale au moment du Dixième Congrès du parti en 1921. Ils gagnèrent Kamenev à leur position et purent ainsi acquérir la majorité au politburo. Zinoviev et Boukharine (alors membre stagiaire du BP) soutenaient lAction de mars tout comme Karl Radek, représentant de lIC en Allemagne. Pendant un moment les deux camps tinrent des réunions séparées, ce qui indique quil y avait une situation pré-fractionnelle.
Finalement la délégation russe au Troisième Congrès du Comintern en 1921 se mit daccord sur une résolution de compromis. Au congrès, Lénine et Trotsky eurent raison des tentatives, faites par les gauches allemands et par dautres, dédulcorer la motion par des amendements visant à vider la résolution de toute critique de lAction de mars. Le mot dordre central du Troisième Congrès cétait « Au pouvoir par la conquête préalable des masses ! » Cela revenait à reconnaître que les ressources politiques et organisationnelles des partis communistes nétaient pas encore suffisantes pour la conquête immédiate du pouvoir. Lénine consacra beaucoup de temps et dattention aux thèses sur lorganisation, qui cherchaient à extraire les aspects essentiels du fonctionnement du parti bolchévique et à en imprégner les partis nouvellement formés de lIC. Lénine tenait particulièrement à ce que le parti allemand comprenne ces leçons ; il demanda avec insistance que le rapport soit rédigé en allemand et quun camarade allemand soit chargé den faire la présentation au congrès.
Lautobiographie de Max Hoelz Vom Weissen Kreuz zur roten Fahne [De la Croix blanche au drapeau rouge] (1929) est un récit intéressant de cette période qui montre combien il était absurde de prétendre, comme on la fait plus tard, quil fallait entrer dans le gouvernement saxon pour pouvoir obtenir des armes. Ouvrier et autodidacte, Hoelz organisa une armée rouge dans la région du Vogtland sur la frontière tchèque pendant le putsch de Kapp, et créa une armée de 2 500 partisans en Allemagne centrale pendant lAction de mars. Bien quà une échelle réduite, Hoelz et sa milice sétaient audacieusement procuré des armes en désarmant les flics et les soldats et en réquisitionnant les munitions des usines locales. Hoelz était un communiste impulsif et primitif qui nattendait généralement pas les instructions avant dagir ; mais une direction intelligente aurait cherché à utiliser ses talents évidents de chef militaire.
Après lAction de mars, Hoelz fut condamné à perpétuité et resta en prison sept ans avant dêtre relâché lors dune amnistie. Le Comintern fit campagne pour sa libération et, dans une adresse du 25 juin 1921, salua en lui « lun des plus courageux rebelles contre la société capitaliste », tout en notant : « Les actes de Max Hoelz ne correspondaient pas au but poursuivi ; la terreur blanche ne saurait être brisée quà la suite du soulèvement des masses ouvrières, ce nest quainsi que le prolétariat pourra conquérir la victoire. Mais ces actes lui étaient dictés par son amour pour le prolétariat, par sa haine contre la bourgeoisie. »
Lors de son procès, Hoelz retourna laccusation contre ses accusateurs, et dit que cétait la société bourgeoise qui était le véritable accusé. Après quatre ans dans larmée pendant la guerre, Hoelz était devenu pacifiste mais ses expériences le convainquirent rapidement quon ne peut rien changer par des mots ou par de vains appels à la bourgeoisie pour quelle soit plus juste. Certes, disait-il, il avait eu recours à la force mais cela nétait rien comparé à lorgie de violence gratuite perpétrée sans discernement par les organisateurs de la terreur blanche. Les cruautés commises par la bourgeoisie allaient endurcir les ouvriers et les rendre moins crédules. Hoelz se moqua du procureur lorsque celui-ci prétendit que le changement pourrait venir des élections : « Ce qui sest passé en Allemagne en 1918 nest pas une révolution ! Je ne reconnais que deux révolutions : la française et la russe » (Hoelz Anklagerede gegen die bürgerliche Gesellschaft [Réquisitoire de Hoelz contre la société bourgeoise], 1921).
Brandler fut jugé quelques semaines avant Hoelz. Le contraste est saisissant : avec une couardise et un manque de solidarité déplorables, Brandler nia toute implication dans les appels au soulèvement armé et chercha à sauver sa peau en rejetant la responsabilité de la violence sur Hoelz et les ultra-gauches du Parti communiste ouvrier (KAPD). Brandler assura au procureur que le pouvoir ouvrier était compatible avec la constitution bourgeoise. « Je dis : la dictature du prolétariat est possible même sous la constitution allemande ! » Il ajouta : « Depuis 1918, la possibilité de déterminer le sort de lAllemagne par des soulèvements armés sest de plus en plus réduite. » Se dissociant complètement des autres cibles de la répression de lEtat, Brandler déclara à la cour : « Dans le KAPD, il y en a beaucoup qui pensent quon peut arriver à cette très longue méthode pour prendre le pouvoir par le sabotage et la terreur individuelle. Ces gens-là, nous les avons exclus du parti en 1919 » (Der Hochverratsprozess gegen Heinrich Brandler vor dem ausserordentlichen Gericht am 6. Juni 1921 in Berlin [Le procès pour haute trahison de Heinrich Brandler devant la cour spéciale le 6 juin 1921 à Berlin], 1921).
Voilà qui est révélateur de létat desprit de la direction du KPD après lAction de mars. Après sêtre brûlé les doigts, ceux qui auparavant senflammaient pour « loffensive permanente » comme Brandler, Thalheimer et Meyer se prosternaient maintenant devant le légalisme et la respectabilité bourgeoise. Lors dune réunion du politburo russe en août 1923, Trotsky, parlant de la direction allemande, déclara acerbe : « Cest une mentalité de chien battu quils ont là-bas après lexpérience de léchec de [lAction de] mars » (Compte-rendu de discussion « Sur la situation internationale » à la session du politburo du CC du P.C.(b)R. du 21 août 1923, Istochnik, mai 1995 [notre traduction]).
En 1919 et 1920, il ny avait pas de parti communiste de masse qui soit en mesure dexploiter les possibilités révolutionnaires. En 1921, les communistes ont pris pour une situation insurrectionnelle ce qui nétait quune éruption de lutte de classe, certes très puissante mais limitée à certaines couches. Par contre, la radicalisation généralisée précipitée par loccupation de la Ruhr et la présence dun parti communiste de masse offraient une occasion extraordinaire de lutter pour le pouvoir. Comme la fait remarquer Anderson :
« En 1923, il sétait développé en Allemagne, une situation dans laquelle tout était possible. En 1923 le peuple et pas seulement la classe ouvrière industrielle, loin de là était devenu insurrectionnel et le moment était réellement venu pour cette stratégie de loffensive qui, deux ans auparavant, avait échoué si misérablement. La situation avait incontestablement changé.
« Mais le parti communiste avait, lui aussi, changé. Malheureusement son changement était allé dans un sens exactement contraire. De peur de répéter les erreurs ultra gauches de 1921, les communistes avaient opéré un changement de politique tellement radical quils furent totalement incapables dagir lorsque lheure de laction sonna enfin. »
Hammer or Anvil
Les origines du mot dordre de « gouvernement ouvrier »
Le KPD estompait la ligne de démarcation entre la dictature du prolétariat et une coalition parlementaire de partis ouvriers. Cela remontait au moins à lépoque du putsch de Kapp que Lénine décrivait comme « léquivalent allemand de la révolte de Kornilov », la tentative de renversement militaire du gouvernement provisoire de Kerensky en Russie en août 1917. Les bolchéviks avaient fait un bloc militaire avec les forces de Kerensky mais sétaient opposés à tout soutien politique au gouvernement. Après la défaite de Kornilov, Lénine, comme il lavait fait avant les Journées de juillet, lança un défi aux partis de la démocratie petite-bourgeoise, les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, leur demandant de rompre avec leurs partenaires de bloc bourgeois et de prendre le pouvoir sur la base de leur majorité dans les soviets. Lénine expliqua :
« Ce compromis serait que, sans prétendre à la participation gouvernementale (impossible pour un internationaliste sans que soient effectivement assurées les conditions de la dictature du prolétariat et des paysans pauvres), les bolcheviks renonceraient à réclamer la remise immédiate du pouvoir au prolétariat et aux paysans pauvres et à employer les méthodes révolutionnaires pour faire triompher cette revendication. »
Lénine, « Au sujet des compromis », septembre 1917 (Œuvres, tome 25)
Ce que Lénine voulait dire, cest la chose suivante : comme les bolchéviks étaient alors minoritaires dans le prolétariat, ils renonceraient à la violence révolutionnaire pour renverser un gouvernement formé uniquement de partis réformistes. Mais Lénine ne disait pas quun tel gouvernement était un gouvernement ouvrier, et il ne proposa pas de lui donner un soutien politique, et encore moins dy prendre part.
En réponse au putsch de Kapp, la tactique bolchévique dun bloc militaire sans soutien politique était là aussi ce quil fallait faire. Pourtant, au départ le KPD refusa de prendre part à la grève générale contre le putsch ; lorsquil revint sur sa ligne sectaire le lendemain, il bascula dans lopportunisme vis-à-vis des réformistes. Ainsi après léchec du putsch, lorsque Legien proposa un gouvernement basé sur la fédération syndicale ADGB, le SPD et lUSPD, le KPD annonça quil serait une « opposition loyale » à un tel « gouvernement socialiste » sil excluait les « partis capitalistes bourgeois ». Il déclara :
« Un état de choses où la liberté politique puisse être utilisée sans limites et où la démocratie bourgeoise ne puisse pas agir en qualité de dictature du capital aurait, du point de vue du développement de la dictature du prolétariat [...] une importance considérable pour la conquête ultérieure des masses prolétariennes au communisme. »
Citant ce passage dans une annexe à la Maladie infantile du communisme (« le gauchisme ») (avril-mai 1920), Lénine déclara que la tactique d« opposition loyale » était correcte dans lensemble et la présenta comme « un compromis, réellement indispensable, et qui consiste à renoncer pour un temps aux tentatives de renverser par la force un gouvernement auquel la majorité des ouvriers des villes fait confiance ». Mais, comme Lénine le fit également remarquer :
« [...] Il est cependant impossible de passer sous silence le fait quon ne saurait appeler socialiste (dans une déclaration officielle du Parti communiste) un gouvernement de sociaux-traîtres ; quon ne saurait parler de lexclusion des partis capitalistes, bourgeois, puisque les partis des Scheidemann et de MM. Kautsky-Crispien sont des partis démocrates petits-bourgeois [...]. »
Lénine faisait remarquer quil était totalement faux de prétendre que des escrocs réformistes tels que les chefs du SPD et de lUSPD puissent « sortir du cadre de la démocratie bourgeoise, laquelle à son tour ne peut être quune dictature du capital. »
Cette leçon ne fut jamais assimilée par les dirigeants du KPD. De toute façon, la proposition de Legien échoua parce que laile gauche de lUSPD (qui se rapprochait déjà du KPD) sy opposa. Mais il est évident que la conception de la tactique d« opposition loyale » quavaient les dirigeants du KPD différait de celle de Lénine et ressemblait davantage à la ligne de Staline et de Kamenev de soutien politique au gouvernement provisoire bourgeois en mars 1917, « tant quil lutte contre la réaction ou la contre-révolution ».
Lorsque le dirigeant de lUSPD Ernst Däumig (qui adhéra par la suite au KPD) dénonça la proposition de Legien lors dun grand meeting des conseils dusine berlinois le 23 mars, et rejeta toute coopération avec « laile droite compromise » quétait le SPD, cest Wilhelm Pieck, un chef du KPD, qui prit la parole pour critiquer Däumig de la droite :
« La situation actuelle nest pas mûre pour une république des conseils, mais elle lest pour un gouvernement purement ouvrier. Pour nous les ouvriers révolutionnaires, un gouvernement purement ouvrier est extrêmement souhaitable. Bien sûr il ne peut être quun phénomène transitoire [...]. LUSPD a rejeté le gouvernement ouvrier et ainsi na pas saisi une occasion pour le prolétariat à un moment politiquement favorable. »
cité par Arthur Rosenberg, Geschichte der Weimarer Republik
Il est clair que dès le printemps 1920, il y avait au moins certains dirigeants du KPD qui considéraient quun gouvernement parlementaire social-démocrate était à mi-chemin vers le pouvoir ouvrier.
Après sa fusion avec laile gauche de lUSPD, le VKPD, dans les parlements régionaux (Landtag) de Saxe et Thuringe, se trouva dans la position de faire pencher la balance dans un sens ou dans lautre entre dune part le SPD et lUSPD et, dautre part, les partis bourgeois de droite. Après les élections au Landtag de Saxe en novembre 1920, le KPD décida de soutenir la formation dun gouvernement SPD-USPD et vota le budget, qui incluait bien entendu le financement de la police, des tribunaux et des prisons. Le vote du budget constituait un vote de confiance politique dans ce gouvernement capitaliste.
Louvrage de Lénine la Maladie infantile du communisme est depuis longtemps délibérément mal interprété et utilisé à mauvais escient par les pseudo-révolutionnaires pour justifier leurs manoeuvres opportunistes. Mais tant dans cet ouvrage que dans son intervention à la discussion au Troisième Congrès sur le front unique, Lénine cherchait à inculquer aux jeunes partis communistes occidentaux la conception selon laquelle il fallait préparer la conquête du pouvoir par une lutte patiente et méthodique pour gagner le prolétariat au programme du communisme, notamment en ayant recours à des tactiques intelligentes visant à démasquer les chefs sociaux-démocrates traîtres.
Malgré les critiques acerbes que fit Lénine à lencontre du KPD dans la Maladie infantile du communisme, Die Rote Fahne publia en novembre 1921 un projet de résolution « sur les rapports du parti communiste avec les gouvernements dits socialistes ». Selon cette résolution, ces « gouvernements socialistes » étaient le « résultat immédiat » de luttes prolétariennes de masse « à un stade où le prolétariat na pas un niveau de conscience et de pouvoir suffisamment élevé pour établir sa dictature ». Le KPD promettait de faciliter de tels gouvernements et de « les défendre contre la droite bourgeoise, tout comme il défend activement la république bourgeoise contre la monarchie ». Cet énoncé de la théorie du « moindre mal », estompe toute différence entre, dune part, un bloc militaire avec les démocrates bourgeois contre les réactionnaires et dautre part le soutien politique aux démocrates bourgeois sous la forme de la social-démocratie. Il est vrai que les thèses ne sont pas allées jusquà prôner lentrée du KPD dans un gouvernement régional. Mais il y avait là une logique inexorable : si lon peut soutenir du dehors un gouvernement capitaliste, alors pourquoi ne pas y prendre part pour le « pousser à gauche » ? Il na pas fallu attendre longtemps pour que des débats surgissent au sein du KPD précisément sur cette question.
Le Comintern a joué un rôle là-dedans, notamment Zinoviev et Radek. Non seulement il approuva les décisions du KPD, mais il encouragea activement à aller dans le sens de cette perspective. Dans une lettre du 10 novembre 1921 dans laquelle il exprimait de « sérieuses réserves » par rapport aux thèses du KPD, Radek laissa explicitement ouverte la possibilité dentrée dans un gouvernement SPD :
« Le parti communiste peut appartenir à nimporte quel gouvernement ayant la volonté de combattre sérieusement le capitalisme [...]. Le parti communiste ne soppose pas par principe à la participation à un gouvernement ouvrier. Il prend certes pour base le gouvernement des conseils, mais cela ne dit absolument pas par quelle voie la classe ouvrière parvient au gouvernement des conseils. On peut parvenir à un gouvernement des conseils tout autant par la force, dans une révolution contre un gouvernement bourgeois, que dans une lutte de la classe ouvrière se développant en défense dun gouvernement socialiste mis en place par des voies démocratiques et qui défendrait honnêtement la classe ouvrière contre le capital. »
cité par Arnold Reisberg, An den Quellen der Einheitsfrontpolitik : Der Kampf der KPD um die Aktionseinheit in Deutschland 1921-1922 [A la source de la politique du front unique : le combat du KPD pour lunité daction en Allemagne 1921-1922] (1971)
Lessentiel de cela fut fidèlement incorporé dans les déclarations du KPD. Une circulaire du 8 décembre précisait : « Le KPD doit dire aux travailleurs quil est prêt à faciliter, par tous les moyens parlementaires et extra-parlementaires, la formation dun gouvernement ouvrier socialiste et quil est également prêt à entrer dans un tel gouvernement sil a la garantie que ce gouvernement représente les intérêts et les revendications de la classe ouvrière dans le combat contre la bourgeoisie, quil saisira les valeurs réelles, poursuivra les criminels kappistes, libérera les ouvriers révolutionnaires emprisonnés, etc. » (Circulaire politique no 12, 8 décembre 1921).
Le même mois, des thèses de lIC, qui furent plus tard annexées à la « Résolution sur la tactique de lIC » adoptée au Quatrième Congrès de lIC en 1922, endossaient la décision du KPD d« appuyer un gouvernement ouvrier unitaire qui serait disposé à combattre sérieusement le pouvoir capitaliste » (Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de lInternationale communiste 1919-1923, Librairie du Travail, 1934). En janvier 1922, le comité exécutif de lIC conseilla au KPD de déclarer publiquement son intention dentrer dans un « gouvernement ouvrier de lutte contre la bourgeoisie » (Reisberg). Le changement de la terminologie remplaçant « gouvernement ouvrier socialiste » par « gouvernement ouvrier » visait à laisser ouverte la possibilité dy inclure les syndicats catholiques !
Le KPD présentait sa politique opportuniste envers les gouvernements SPD-USPD comme une application de la « tactique du front unique ». Mais le vrai problème cest que les chefs du KPD ne voulaient pas prendre le pouvoir en se mettant à la tête du prolétariat pour écraser lEtat bourgeois et le remplacer par des organes de pouvoir ouvrier. Les dirigeants du KPD (ainsi que Zinoviev et Radek) considéraient les chefs réformistes et centristes non comme des obstacles (cest-à-dire la dernière ligne de défense de lordre capitaliste en désintégration) mais comme des alliés révolutionnaires potentiels (bien que vacillants). En substance, leur politique était de « pousser la gauche du SPD à lutter ! » Cest ce que reflète un article dAugust Kleine (Guralski), représentant du Comintern dans le KPD, qui était connu pour être « lhomme de Zinoviev » :
« Les conditions préalables de la lutte des masses pour des réformes vitales sont de vaincre laile droite du SPD et de lUSPD, de renforcer leur aile gauche ainsi que le contrôle du gouvernement socialiste par la classe ouvrière organisée.
« Ces conditions préalables sont également celles que nous posons pour entrer dans le gouvernement socialiste. Mais la réalisation de ces revendications signifie la création dun gouvernement ouvrier. »
« Der Kampf um die Arbeiterregierung » [Le combat pour un gouvernement ouvrier], Die Internationale, 27 juin 1922
Ces positions ne manquèrent pas de soulever des remous au sein du KPD. Paul Böttcher, un dirigeant de la droite du KPD, cite par exemple Martha Heller, une correspondante de Kiel :
« Tout à coup tout ce que nous tenions jusqualors pour communément admis par tous les communistes a disparu. La révolution, la lutte de masse pour écraser lappareil de domination économique et politique de la bourgeoisie, tout cela est escamoté, et nous obtenons le gouvernement de classe du prolétariat simplement en déposant un bulletin de vote, en acceptant des postes ministériels. »
« Falsche Schlussfolgerungen : Eine Replik zur sächsischen Frage » [Fausses conclusions : réponse sur la question de la Saxe], Die Internationale,
18 juin 1922
Durant lété et lautomne de 1922, un grand débat fit rage dans le KPD à propos du Landtag de Saxe, où le KPD détenait un vote décisif. En juillet, la Centrale se préparait à voter pour le budget provincial. Plus tard, comme le SPD refusait de passer une loi damnistie qui permettait au KPD de sauver les apparences, la Centrale changea de position mais la fraction parlementaire du KPD traîna des pieds. Ce ne fut que fin août que le gouvernement provincial du SPD fut renversé.
Mais tout en votant pour le renversement du gouvernement, le KPD comptait sur les nouvelles élections prévues pour novembre dans lespoir que le nombre de députés du KPD augmente et quil ait la « possibilité délargir la base du gouvernement par lentrée du Parti communiste dans le gouvernement. » Le KPD fit une proposition comportant « dix conditions » pour entrer dans un « gouvernement ouvrier » avec le SPD, lesquelles constituèrent par la suite la base de négociations. Le résultat des élections de novembre fut 10 députés pour le KPD, 42 pour le SPD et 45 pour les partis de droite. Peu après, le SPD envoya une lettre au KPD linvitant à « prendre part au gouvernement, à condition de reconnaître les constitutions du Reich et du Land » (Reisberg, citant le Vorwärts no 535 du 11 novembre 1922). Cette proposition précipita une scission dans la direction du KPD ; la question fut alors remise entre les mains du Comintern au Quatrième Congrès en 1922.
Les profondes divergences dans le parti allemand avaient été ouvertement débattues au Troisième Congrès, mais ce ne fut pas le cas en 1922. Entre-temps, Lénine avait subi sa première attaque et Radek et Zinoviev étaient désormais les principaux responsables du Comintern pour lAllemagne, malheureusement pour le KPD. La maladie de Lénine ne lui permit de jouer quun rôle limité au Quatrième Congrès. Lordre du jour ne prévoyait aucune discussion particulière sur les divergences concernant la Saxe et, plus généralement, la tactique parlementaire du KPD. On ny fit que des références indirectes lors des séances du congrès.
La question de lentrée dans le Landtag régional fut soulevée lors dune consultation entre les délégués allemands et russes (qui apparemment incluaient Lénine, Trotsky, Zinoviev, Boukharine et Radek). Selon Arnold Reisberg, historien est-allemand, les rapports écrits sur cette conversation nont pas été conservés. Toutefois, daprès les mémoires de certains des participants et daprès ce quil est ressorti de la débâcle doctobre 1923, il semble clair que la délégation russe fit échouer la proposition dentrer dans le gouvernement saxon, alors que la majorité de la direction du KPD était pour. Une lettre de Zinoviev à Clara Zetkin le 5 avril 1924 note que les camarades russes étaient unanimement opposés à lentrée. Des déclarations similaires furent faites par Zinoviev et dautres lors de la réunion du comité exécutif de lIC de janvier 1924, consacrée à la discussion de bilan des événements dAllemagne. Néanmoins, nous ignorons les paramètres politiques de lintervention russe, mais elle a sans doute empêché le KPD de franchir ouvertement la ligne de classe à ce moment. La réunion ne fut jamais rapportée devant le Quatrième Congrès. Il ny a jamais eu de vraie discussion au sein du KPD (ou de lIC) pour corriger les dangereuses inclinations parlementaristes du parti allemand, et le KPD aborda les événements cruciaux de 1923 en étant politiquement désarmé.
Le Quatrième Congrès du Comintern de 1922
Le fait que la direction du parti allemand ait été décapitée en 1919 avait accentué tous ses points faibles. Il y avait deux pôles dans le KPD. Dun côté il y avait des parlementaristes empesés comme Meyer, Zetkin, Brandler et Thalheimer et, de lautre, des démagogues petits-bourgeois comme Fischer et Maslow. Les souvenirs de Zetkin sur Lénine à cette période sont particulièrement intéressants puisque dans ses mémoires elle ne prétend pas (contrairement aux mémoires malhonnêtes de Ruth Fischer) que Lénine était daccord avec elle sur tout. Selon Zetkin, Lénine faisait peu de cas de Fischer et Maslow : « Ces gens de la gauche sont comme les Bourbons. Ils nont rien appris et rien oublié. Si je suis bien informé, la critique que fait la gauche des erreurs commises dans lapplication de la tactique du front unique cache le désir denvoyer au diable cette tactique elle-même. » Zetkin rapportait que, pour Lénine, Fischer « cétait un accident personnel, elle était politiquement désemparée » et que si ces gens-là avaient de linfluence auprès des ouvriers révolutionnaires dans le KPD, cétait la faute de la direction du parti :
« Mais je le dis sans détours, votre Centrale ne men impose pas davantage, elle qui ne trouve pas moyen parce quelle ne montre pas assez dénergie den finir avec des démagogues de si peu denvergure. Il devrait pourtant être facile de régler leur compte à des bonshommes comme ceux-là, de détacher deux et déduquer politiquement les ouvriers qui ont des sentiments révolutionnaires. Précisément parce que leurs sentiments sont révolutionnaires, tandis que des radicaux de lespèce de ceux-là sont au fond les pires opportunistes. »
Clara Zetkin, Souvenirs sur Lénine (1926)
Dans le seul discours quil fit devant le Quatrième Congrès, Lénine souligna limportance de la résolution sur lorganisation, adoptée par le Troisième Congrès. Il avait peur que la résolution fût « trop russe », mais ce quil voulait dire ce nétait pas (comme cela a souvent été faussement présenté) quelle nétait pas applicable à lEurope occidentale mais plutôt quelle était difficile à comprendre par les jeunes partis communistes. Il a insisté quils doivent « étudier dans un sens particulier, pour comprendre réellement lorganisation, la structure, la méthode et le contenu de laction révolutionnaire ». Lénine pensait que les partis communistes, en particulier le parti allemand, navaient pas encore assimilé lexpérience révolutionnaire bolchévique. Les faits lui ont tragiquement donné raison.
La discussion sur les « gouvernements ouvriers »
La discussion sur le mot dordre de « gouvernement ouvrier » lors du Quatrième Congrès eut principalement lieu dans le cadre du rapport du comité exécutif de lIC fait par Zinoviev. Ni Lénine, ni Trotsky ne prirent part à cette séance. Dans sa déclaration préliminaire, Zinoviev reprit ce quil avait dit plusieurs mois auparavant lors dun plénum élargi de lexécutif, à savoir que le gouvernement ouvrier nétait quune désignation populaire de la dictature du prolétariat. Mais lorsque Radek et Ernst Meyer protestèrent, Zinoviev recula. La codification qui sen est suivie, reprise dans la « Résolution sur la tactique de lIC » est délibérément confusionniste et se contredit même parfois en incorporant ensemble des notions politiques divergentes. Les thèses reconnaissent cinq variétés possibles de « gouvernements ouvriers » groupées en deux catégories :
« I. Pseudo-gouvernements ouvriers :
1) Un gouvernement ouvrier libéral. Il y a déjà un gouvernement de ce genre en Australie ; il est également possible dans un délai assez rapproché en Angleterre.
2) Un gouvernement ouvriersocial-démocrate (Allemagne).
II. Authentiques gouvernements ouvriers :
3) Un gouvernement des ouvriers et des paysans pauvres. Cette éventualité existe dans les Balkans, en Tchécoslovaquie, etc.
4) Un gouvernement ouvrier avec la participation des communistes.
5) Un véritable gouvernement ouvrier prolétarien révolutionnaire qui, dans sa forme la plus pure, ne peut être incarné que par le parti communiste. »
Protokoll des IV. Weltkongresses der Kommunistischen Internationale [Procès verbaux du Quatrième Congrès mondial de lInternationale communiste]
(Ceci est une traduction vérifiée contre lallemand. La version française des Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de lInternationale communiste 1919-1923 nest pas fiable, omettant par exemple la classification des gouvernements ouvriers en deux catégories).
Ce schéma dune échelle mobile de « gouvernements ouvriers » allant du « pas vraiment bon » au « vraiment très bon » fut considéré par la direction du KPD comme une approbation de sa politique de conciliation et de soumission vis-à-vis des sociaux-démocrates de gauche. La résolution affirme aussi : « Dans certaines circonstances, les communistes doivent se déclarer disposés à former un gouvernement avec des partis et des organisations ouvrières non-communistes. Mais ils ne peuvent agir ainsi que si des garanties sont données que ces gouvernements ouvriers mèneront vraiment la lutte contre la bourgeoisie. »
Zinoviev essaya de délimiter les conditions dans lesquelles le gouvernement ouvrier pourrait être réalisé : « Il ne peut être adopté que dans les pays où les rapports de force rendent son adoption opportune, où le problème de pouvoir, le problème de gouvernement, tant sur le terrain parlementaire quextra-parlementaire est arrivé au premier plan. » Mais dans les situations où la question du pouvoir est en train dêtre posée dans la rue, cest-à-dire les situations pré-révolutionnaires, semer la confusion chez les ouvriers quant à la nature de classe de lEtat, est lerreur la plus fatale.
La question qui préoccupait vraiment les délégués cétait de savoir si des communistes pouvaient entrer dans un gouvernement de coalition avec la social-démocratie. A ce propos, Zinoviev affirmait :
« Il y a un troisième type, quon appelle gouvernement de coalition ; cest-à-dire, un gouvernement dans lequel des sociaux-démocrates, des dirigeants syndicaux, des sans-parti et peut-être même des communistes peuvent prendre part. On peut imaginer une telle éventualité. Un tel gouvernement nest pas encore la dictature du prolétariat mais cest peut-être un point de départ pour la dictature du prolétariat. Si tout va bien, nous pourrons virer du gouvernement un social-démocrate après lautre jusquà ce que le pouvoir soit dans les mains des communistes. Cest une éventualité historique. »
Protokoll des IV. Weltkongresses der Kommunistischen Internationale
Ces inepties contredisent manifestement les leçons de la révolution dOctobre. Toute la conception de Zinoviev présuppose que lautre camp les sociaux-démocrates et la bourgeoisie est incapable de réfléchir. En pratique, les choses se sont déroulées très différemment en Allemagne un an plus tard, et cétait à prévoir. Dès que le KPD annonça sa coalition avec le SPD en octobre 1923, le gouvernement du Reich prit des mesures immédiates pour le renverser militairement. Lidée quil existe une étape intermédiaire entre la dictature du prolétariat et celle de la bourgeoisie est aussi une remise en cause de la conception marxiste-léniniste de lEtat. La classe ouvrière ne peut pas se contenter de « semparer » de lappareil dEtat existant et de le faire fonctionner pour son propre compte. Il faut que lEtat bourgeois soit renversé par la révolution ouvrière et quun nouvel Etat la dictature du prolétariat soit érigé à sa place.
Il ny avait pas besoin des événements doctobre 1923 en Allemagne pour démontrer les dangers dune coalition avec les sociaux-démocrates ; le Comintern avait déjà fait lexpérience désastreuse de ce genre de coalitions. En Finlande en 1918, une minorité pro-bolchévique du parti social-démocrate avait proclamé la dictature du prolétariat avant même davoir constitué sa propre organisation communiste. Il sensuivit un colossal massacre du prolétariat finlandais par larmée du général Mannerheim, lié à limpérialisme allemand. Au cours du printemps 1919, on proclama des républiques de conseils ouvriers [soviets] en Hongrie et en Bavière. En Hongrie, la République des conseils fut formée sur la base dune réunification entre la petite formation communiste de Béla Kun et la social-démocratie. En Bavière, il y avait les Indépendants et même une partie du SPD dans le gouvernement ; et ce sont certains de ces ministres qui organisèrent une expédition punitive pour écraser le gouvernement révolutionnaire. Eugen Leviné dirigea une défense héroïque contre cet assaut réactionnaire. Mais tant en Hongrie quen Bavière, ces républiques des conseils furent vite noyées dans le sang.
Un des gros problèmes dans la discussion du Quatrième Congrès, cest quon a essayé de faire des généralisations programmatiques à partir de spéculations historiques. Mais les tactiques cest concret et cela dépend de circonstances historiques particulières. Deux délégués polonais, Marchlewski et Domski (membre de laile « gauche » polonaise alliée à Ruth Fischer) sadressèrent particulièrement bien à ce problème. Marchlewski dit :
« Je voudrais dire encore quelques mots sur le mot dordre de gouvernement ouvrier. A mon avis, il y a eu trop de spéculation, et trop de spéculation philosophique à ce sujet. (Très juste, des bancs du KPD.)
« La critique de ce mot dordre porte sur trois points Premièrement, [le gouvernement ouvrier] est soit un gouvernement Scheidemann soit un gouvernement de coalition des communistes avec les social-traîtres. Deuxièmement, cest un gouvernement qui sappuie soit sur le parlement soit sur les conseils dusine. Troisièmement : Cest soit lexpression de la dictature du prolétariat ou ça ne lest pas. Alors, camarades, je pense que sous ce rapport ce nest pas la peine de faire des spéculations nébuleuses, car nous en avons lexpérience historique dans la pratique. Je vous le demande : quont fait les bolchéviks en 1917 avant de conquérir le pouvoir ? Ils ont exigé la réalisation du mot dordre : Tout le pouvoir aux soviets. Et à lépoque cela signifiait : remettre le pouvoir entre les mains des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires qui avaient la majorité dans les soviets. Cela signifiait aussi à lépoque un gouvernement ouvrier auquel participaient les social-traîtres qui étaient contre la dictature du prolétariat. Mais dans le fond ce mot dordre de gouvernement ouvrier a bien servi aux bolchéviks comme arme dagitation. »
Domski fit observer :
« Le camarade Radek ma rassuré en privé quon nenvisage pas un tel gouvernement pour la Pologne (Radek : Je nai pas dit ça !). Ah, alors on va infliger la punition de ce type de gouvernement à la Pologne aussi. Cest donc un problème international.
« Le camarade Radek dit que le gouvernement ouvrier nest pas une nécessité mais une possibilité et que ce serait pure folie de rejeter de telles possibilités. Mais la question est de savoir si il faut inscrire à notre drapeau toutes les possibilités qui se présentent et si en le faisant on accélère leur réalisation. Je pense quil est possible quau dernier moment un soi-disant gouvernement ouvrier qui ne serait pas encore une dictature du prolétariat voie le jour. Mais je pense que lorsquun tel gouvernement verra le jour, il sera le résultat de plusieurs forces : notre lutte pour la dictature du prolétariat, la lutte des sociaux-démocrates contre elle, etc. Est-il convenable de bâtir nos plans sur un tel résultat ? Je ne pense pas, et je pense que nous devons nous concentrer comme avant sur notre lutte pour la dictature du prolétariat. »
Protokoll des IV. Weltkongresses der Kommunistischen Internationale
Comme on disait dans le Comintern, le parti allemand est le plus grand mais le parti polonais est le meilleur.
Trotsky tire les leçons
En décembre 1922, dans un rapport sur le Quatrième Congrès, Trotsky, en introduisant la question de la Saxe, fit lanalogie suivante :
« Dans certaines conditions, le mot dordre de gouvernement ouvrier peut devenir une réalité en Europe. Cest-à-dire quil peut arriver un moment où les communistes mettront sur pied un gouvernement ouvrier avec les éléments de gauche de la social-démocratie, tout comme nous, en Russie, avons créé un gouvernement ouvrier et paysan avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. Une telle phase constituerait une transition vers la dictature du prolétariat, pleine et entière. »
The First Five Years of the Communist International, tome II
Cette analogie est totalement inappropriée. Les socialistes-révolutionnaires de gauche sont entrés dans le gouvernement après la prise du pouvoir par le prolétariat et sur la base du pouvoir des soviets alors quen Allemagne cest dun parlement bourgeois régional dans un Etat capitaliste quil était question ! Trotsky explique que lIC sétait opposée à ce que le KPD entre dans le Landtag de Saxe à ce moment-là. Mais il ajoute :
« Dans le Comintern nous avons donné la réponse suivante : Si vous, nos camarades communistes allemands, étiez de lavis quune révolution est possible dans les prochains mois en Allemagne, alors nous vous conseillerions de participer en Saxe à un gouvernement de coalition et dutiliser vos postes ministériels en Saxe pour progresser dans nos tâches politiques et organisationnelles pour transformer la Saxe pour ainsi dire en terrain de manoeuvres communiste, de sorte que nous ayons un bastion révolutionnaire déjà renforcé dans une période de préparation à léclatement prochain de la révolution. »
La conception dun « terrain de manoeuvres » quavançait Trotsky présupposait que les principaux bataillons du prolétariat allemand étaient prêts à rompre totalement avec lordre bourgeois et à sengager dans la voie de linsurrection sous la direction des communistes. En dautres termes, Trotsky présupposait exactement lexistence de quelque chose qui restait encore à forger, tester et tremper. Lorsque le KPD entra dans les gouvernements de Saxe et de Thuringe au mois doctobre suivant, Trotsky défendit cette décision dans plusieurs discours y compris dans le rapport du 19 octobre au Syndicat des ouvriers métallurgistes de toute la Russie, ainsi que deux jours plus tard à la Conférence des travailleurs politiques de lArmée et de la Marine rouges (The Military Writings and Speeches of Leon Trotsky, How the Revolution Armed, [Ecrits et discours militaires de Léon Trotsky, comment la révolution sest armée], Vol. V). Trotsky ne se rendait peut-être pas compte à quel point le KPD avait sombré dans le parlementarisme, mais la tactique quil défendit ne pouvait que renforcer de telles impulsions.
Trotsky commença à évaluer les raisons de la défaite presquaussitôt après. Les événements dAllemagne navaient pas une place prépondérante dans la bataille de lOpposition de 1923, mais Trotsky fit pourtant cette déclaration préliminaire dans un article de décembre :
« Si le parti communiste avait modifié brusquement lallure de son travail et avait consacré les cinq ou six mois que lui accordait lhistoire à une préparation directe politique, organique, technique de la prise du pouvoir, le dénouement des événements aurait pu être tout autre [...].
« Il fallait à présent une nouvelle orientation, un nouveau ton, une nouvelle façon daborder les masses, une nouvelle interprétation et une nouvelle application du front unique [...].
« Si le parti a cédé sans résistance des positions exceptionnelles, la raison principale en est quil na pas su, au début de la nouvelle phase (mai-juillet 1923), saffranchir de lautomatisme de sa politique antérieure, établie comme pour durer des années, et poser carrément dans lagitation, laction, lorganisation, la technique, la question de la prise du pouvoir. »
Trotsky, « Tradition et politique révolutionnaire », (décembre 1923, publié avec Cours Nouveau)
Trotsky fit un parallèle entre le routinisme de la direction du KPD et le conservatisme de la couche bureaucratique qui était en train de se cristalliser en Union soviétique. Trotsky, qui était stigmatisé comme un « nouveau venu » à cause de son adhésion relativement récente au Parti bolchévique, tourna en ridicule les « vieux bolchéviks » (comme Kamenev) qui, afin de sopposer aux thèses davril de Lénine en 1917, sétaient accrochés à ce que Lénine appela la formule qui « a déjà vieilli » de la « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie ».
En faisant une réévaluation des événements allemands, Trotsky fut amené à faire une autocritique implicite de son insistance administrative dalors sur la nécessité de fixer une date pour linsurrection. En juin 1924, il écrivit qu« un tournant tactique brusque était requis » dès le moment de loccupation de la Ruhr :
« La question de fixer une date pour linsurrection ne peut avoir dimportance seulement en liaison et avec la perspective suivante. Linsurrection est un art. Un art présuppose un but clair, un plan précis et, en conséquence, une planification.
« Cependant, la chose la plus importante était ceci : sassurer bien à temps du tournant tactique décisif vers la prise du pouvoir. Et cela na pas été fait. Ce fut lerreur principale et fatale. Cest de ceci que découlait la contradiction fondamentale. Dun côté, le parti sattendait à une révolution alors que dun autre côté, parce quil sétait brûlé les doigts dans lAction de mars, il évita jusque dans les derniers mois de 1923 lidée même de lorganisation dune révolution, à savoir, préparer une insurrection. »
Trotsky, « Through What Stage Are We Passing ? » [Par quelle étape passons-nous ?] 21 juin 1924 (Challenge of the Left Opposition, 1923-1925) [Le défi de lOpposition de gauche, 1923-1925]
Limportance dun tel tournant, la nécessité de combattre et de vaincre politiquement la résistance menchévique et conservatrice à ce tournant dans le parti, sont développées beaucoup plus à fond dans les Leçons dOctobre.
Alors que Trotsky tentait daller directement à la racine de la défaite allemande, pour Zinoviev la principale raison dêtre du plénum du Comité exécutif de lIC, prévu en janvier 1924 pour discuter la débâcle doctobre, cétait damnistier son propre rôle et de faire de Brandler le bouc émissaire. (Les communistes polonais soumirent une lettre critiquant sévèrement le fait que lexécutif nait pris aucune responsabilité pour le désastre allemand.) Dans sa brochure Probleme der deutschen Revolution [Problèmes de la révolution allemande] (Hambourg, 1923) et encore au plénum, le ô combien flexible Zinoviev se remet à affirmer que le gouvernement ouvrier signifiait la dictature du prolétariat et attaque cyniquement les brandlériens parce quils le nient. Zinoviev, ayant personnellement signé lordre qui obligeait le KPD à entrer dans les gouvernements de Saxe et Thuringe, ne pouvait pas se permettre de critiquer Brandler pour ça. Alors au lieu de cela, il insista que Brandler ne sétait pas comporté comme un ministre communiste le devait... dans ce qui était un gouvernement bourgeois ! La direction du KPD fut bientôt confiée à Fischer et Maslow. Et la ligne majoritaire dans lexécutif, celle que Zinoviev argumenta, fut que la crise révolutionnaire était non pas passée mais imminente, position qui ne pouvait quêtre désorientante et aggraver encore la défaite doctobre.
Au plénum de lexécutif de janvier 1924, Radek soumit une série de thèses dont le but était en partie dexonérer la direction de Brandler (et Radek lui-même) dans les événements de 1923. Trotsky, alors malade, nétait pas au plénum. Radek prit contact avec lui par téléphone pour essayer dobtenir son soutien. Trotsky reconnut plus tard quil avait fait trop confiance à Radek en acceptant que son nom soit apposé au bas dun document quil navait jamais lu, mais il expliqua quil avait apporté son soutien aux thèses parce quon lui avait assuré quelles reconnaissaient que la situation révolutionnaire était passée. Dans une lettre de mars 1926 au communiste italien Amadeo Bordiga, Trotsky réitère : « Jai donné ma signature parce quelles contenaient laffirmation que le parti allemand avait laissé passer la situation révolutionnaire et que commençait pour nous en Allemagne une phase favorable, non pour une offensive immédiate mais pour la défense et la préparation. Cétait pour moi, alors, lélément décisif. »
Comme Radek était lallié de Brandler sur la question de lAllemagne et que Trotsky était associé à Radek dans lOpposition de 1923, le fait que Trotsky ait signé les thèses de Radek rendit la tâche facile à Zinoviev et plus tard à Staline lorsquils voulurent laccuser dêtre un « brandlérien ». Bien entendu, tout ceci nétait quun jeu totalement cynique. Trotsky sopposait au fait que Brandler devienne le bouc émissaire non pas par solidarité politique mais parce quil savait que la direction du Comintern était complice aussi et que Fischer et Maslow ne valaient pas mieux. Trotsky a clairement expliqué ses divergences avec Brandler dans toute une série de discours et darticles. Tout ceci était notoirement connu dans les cercles dirigeants du parti russe mais moins dans les partis communistes européens. Trotsky dut à plusieurs reprises réitérer lexplication quil avait donnée à Bordiga, y compris dans une lettre de septembre 1931 à Albert Treint et dans une autre en juin 1932 au communiste tchèque Neurath.
Ce que Trotsky écrivit plus tard
Dans ses écrits ultérieurs, Trotsky reconnut pleinement que le mot dordre de « gouvernement ouvrier » (ou « gouvernement ouvrier et paysan ») avait fourni au Comintern en dégénérescence une ouverture théorique pour le plus monumental des opportunismes. Dans le Programme de transition (1938), Trotsky écrit :
« La formule de gouvernement ouvrier et paysan apparut pour la première fois, en 1917, dans lagitation des bolchéviks et fut définitivement admise après linsurrection dOctobre. Elle ne représentait dans ce cas quune dénomination populaire de la dictature du prolétariat, déjà établie. [...]
« Laccusation capitale que la IVe Internationale lance contre les organisations traditionnelles du prolétariat, cest quelles ne veulent pas se séparer du demi-cadavre politique de la bourgeoisie. Dans ces conditions, la revendication adressée systématiquement à la vieille direction : Rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir !, est un instrument extrêmement important pour dévoiler le caractère traître des partis et organisations de la IIe et de la IIIe Internationales, ainsi que de lInternationale dAmsterdam. Le mot dordre de gouvernement ouvrier et paysan est employé par nous uniquement dans le sens quil avait en 1917 dans la bouche des bolcheviks, cest-à-dire comme un mot dordre anti-bourgeois et anticapitaliste, mais en aucun cas dans le sens démocratique que lui ont donné plus tard les épigones, faisant de lui, alors quil était un pont vers la révolution socialiste, la principale barrière dans cette voie. »
Cependant, à notre connaissance, Trotsky na jamais explicitement répudié les formulations du Quatrième Congrès sur le mot dordre de « gouvernement ouvrier ».
Cette résolution est utilisée depuis comme justification théorique par les révisionnistes pseudo-trotskystes de tous bords. En octobre et novembre 1953, dans une série darticles de Labor Action, le journal de Max Shachtman, Hal Draper cita la discussion du Quatrième Congrès pour tenter dargumenter quil nétait pas nécessaire quun « gouvernement ouvrier » soit un Etat ouvrier. Tout ceci dans le but de présenter sous un meilleur jour le gouvernement travailliste britannique dAttlee élu en 1945. De même au début des années 1960, Joseph Hansen, du Socialist Workers Party (SWP) américain, se basa sur la discussion de lIC en 1922 pour étayer sa thèse que le régime de Castro à Cuba était un « gouvernement ouvrier et paysan ». Là, cétait pour pouvoir justifier lenthousiasme acritique du SWP pour la direction castriste de lEtat ouvrier déformé cubain. Hansen étendit même cette caractérisation au gouvernement néocolonial de lAlgérie de Ben Bella, lutilisant comme base théorique pour soutenir politiquement les régimes nationalistes et populistes bourgeois.
Les justifications révisionnistes dHansen remplissent tout le numéro dEducation for Socialists davril 1974 sur le « gouvernement ouvrier et paysan ». En plus du Quatrième Congrès, Hansen sempara aussi de lhypothèse prudente, émise par Trotsky dans le Programme de transition :
« Il est, cependant, impossible de nier catégoriquement par avance la possibilité théorique de ce que, sous linfluence dune combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses, etc.), des partis petits-bourgeois, y compris les staliniens, puissent aller plus loin quils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie. En tout cas, une chose est hors de doute : si même cette variante, peu vraisemblable, se réalisait un jour quelque part, et quun gouvernement ouvrier et paysan, dans le sens indiqué plus haut, sétablissait en fait, il ne représenterait quun court épisode dans la voie de la véritable dictature du prolétariat. »
Tout comme les staliniens (et dautres opportunistes) se sont servis à mauvais escient de la Maladie infantile du communisme de Lénine pour justifier leurs pires trahisons de collaboration de classe, des révisionnistes futés comme Hansen cherchèrent à imputer à Trotsky leur propre capitulation réformiste devant des forces non-prolétariennes.
La Revolutionary Tendency (RT) prédécesseur de la Spartacist League mena une lutte acharnée à lintérieur du SWP contre la capitulation de la direction devant Castro. Dans un texte du 11 juin 1961 intitulé « A Note on the Current Discussion Labels and Purposes » [Remarque sur la discussion actuelle Etiquettes et Objectifs] (Discussion Bulletin du SWP vol. 22, no 16 [juin 1961]), James Robertson, un des dirigeants de la RT, faisait remarquer quil y avait un lien entre la terminologie et les aspirations politiques :
« Et sur la question cubaine, le même problème fondamental se pose quest-ce que vous voulez, camarades ? Prenez lutilisation de la revendication transitoire de gouvernement ouvrier et paysan. Cest une revendication de transition nest-ce pas, cest-à-dire un pont, mais les ponts vont dans deux directions. Soit le gouvernement ouvrier et paysan est la revendication centrale des trotskystes encourageant les ouvriers et les paysans à prendre le pouvoir entre leurs mains avec leurs organisations de masse autrement dit, la lutte pour le pouvoir des soviets (cest lutilisation quen font les trotskystes cubains) ; soit cest une étiquette quon donne de loin au gouvernement existant et qui donc sert, et pas pour la première fois, de formule apparemment orthodoxe pour éviter daccomplir une révolution prolétarienne et pour justifier la révolution den haut par des dirigeants dont une des difficultés principales est dinculquer aux travailleurs le sens de la responsabilité sociale révolutionnaire.
« Bref, la révolution cubaine va-t-elle aller de lavant et traverser le pont vers le pouvoir des soviets ou bien la majorité du SWP américain va-t-elle rebrousser chemin ? »
La capitulation du SWP devant Castro fut effectivement le premier pas dans sa dégringolade vers le centrisme et, quelques années plus tard, vers le réformisme.
En 1971, au cours des discussions de fusion avec le Communist Workers Collective (CWC) qui avait rompu sur la gauche avec le maoïsme, nous avons découvert que le Quatrième Congrès leur posait les mêmes problèmes (voir Marxist Bulletin no 10, « From Maoism to Trotskyism »). Les camarades du CWC connaissaient très bien les oeuvres de Lénine sur lEtat. Ils savaient quà lépoque impérialiste il ny avait que deux types dEtat, la dictature du prolétariat et la dictature de la bourgeoisie, qui correspondaient aux deux classes fondamentales alors que pouvait bien être ce vague « gouvernement ouvrier », situé entre les deux ? La convergence dopinion sur cette question fut de bon augure pour un solide regroupement révolutionnaire !
Au début des années 1930, Trotsky écrivit abondamment sur lurgence dappliquer la tactique du front unique contre les fascistes de Hitler. Cependant le « gouvernement ouvrier » à la Zinoviev, cest-à-dire un gouvernement KPD-SPD, napparaît jamais dans la propagande de Trotsky. De même, ses formulations sur lEtat sont beaucoup plus incisives et claires quen 1923. Par exemple, Trotsky dit catégoriquement que les flics sont lennemi de classe, même sils sont sous influence social-démocrate :
« Le fait que les policiers ont été choisis pour une part importante parmi les ouvriers sociaux-démocrates ne veut rien dire du tout. Ici encore cest lexistence qui détermine la conscience. Louvrier, devenu policier au service de lEtat capitaliste, est un policier bourgeois et non un ouvrier. »
« La Révolution allemande et la bureaucratie stalinienne », 27 janvier 1932 (Comment vaincre
le fascisme)
Cherchant à justifier leur soutien électoral indéfectible à la social-démocratie, les centristes et réformistes daujourdhui prétendent que le « gouvernement ouvrier » est la forme la plus élevée du front unique. Par contraste, Trotsky a écrit dans « La Révolution allemande et la bureaucratie stalinienne » :
« De même que le syndicat est la forme élémentaire du front unique dans la lutte économique, le Soviet est la forme la plus élevée du front unique, quand arrive pour le prolétariat lépoque de la lutte pour le pouvoir.
« Le Soviet en lui-même ne possède aucune force miraculeuse. Il nest que le représentant de classe du prolétariat avec tous ses côtés forts et ses côtés faibles. Mais cest précisément cela, et seulement cela, qui fait que le Soviet offre la possibilité organisationnelle aux ouvriers des différentes tendances politiques et qui sont à des niveaux différents de développement, dunir leurs efforts dans la lutte révolutionnaire pour le pouvoir. »
Mais contre les fétichistes du front unique, Trotsky insista que les soviets « en tant que tels » nétaient pas un substitut à une avant-garde communiste qui dirige la lutte pour le pouvoir :
« Dune manière générale, le front unique ne saurait remplacer un puissant parti révolutionnaire. Il peut seulement laider à se renforcer.[...]
« Mais penser que les Soviets peuvent par eux-mêmes diriger la lutte du prolétariat pour le pouvoir, revient à propager un grossier fétichisme du Soviet. Tout dépend du parti qui dirige les Soviets. »
La lutte pour de nouvelles révolutions dOctobre
La dernière étude sérieuse des événements dAllemagne dans le mouvement trotskyste a été un débat dans les pages de la revue Fourth International du SWP américain en 1942-1943 entre le trotskyste allemand Walter Held (« Why the German Revolution Failed » [Pourquoi la révolution allemande a échoué], décembre 1942 et janvier 1943) et Jean van Heijenoort, sous le pseudonyme de Marc Loris (« The German Revolution in the Leninist Period » [La révolution allemande à lépoque léniniste], mars 1943). Léchange a le mérite dessayer de situer les problèmes du KPD de 1923 dans le contexte des faiblesses politiques qui avaient handicapé le parti allemand depuis sa naissance. Held considérait que lexclusion (entièrement justifiée) de Paul Levi en 1921 avait été lerreur fatale qui avait condamné la révolution allemande de 1923 à la défaite, détectant même dans lexclusion de Levi les germes de la dégénérescence bureaucratique stalinienne du Comintern. Van Heijenoort épingle Held pour son soutien à Levi. Mais van Heijenoort a tort dattaquer Held quand celui-ci critique Trotsky, à juste titre, pour navoir pas mis à exécution les instructions de Lénine lui demandant dengager la bataille contre Staline au Douzième Congrès du parti russe en 1923. Held pensait vraiment quil y avait des possibilités révolutionnaires en 1923, et il méprisait Brandler. Held condamnait aussi avec juste raison lentrée du KPD dans les gouvernements de Saxe et Thuringe tout en ne reconnaissant pas que Trotsky lui-même lavait soutenue.
Lappréciation que lon fait de lhistoire du mouvement ouvrier est en corrélation directe avec les conceptions programmatiques quon adopte. Toutes sortes de soi-disant trotskystes abordent les événements de 1923 à travers le prisme déformant de la social-démocratie. Pierre Broué, dans la Révolution en Allemagne 1917-1923 (1971) soutient sans critique la position du Quatrième Congrès de lIC sur le « gouvernement ouvrier ». Une brochure publiée par le groupe allemand de Pouvoir ouvrier (Arbeitermacht) sur la révolution de novembre affirme que le gouvernement dEbert-Scheidemann les assassins de Liebknecht et Luxemburg était un « gouvernement ouvrier », bien que dun type « non authentique ». Pierre Frank, qui fut longtemps un des dirigeants du Secrétariat unifié, a écrit une polémique attaquant Zinoviev parce que celui-ci (à loccasion) affirmait avec raison quun gouvernement ouvrier signifiait la dictature du prolétariat.
Ces organisations voudraient faire croire quun régime parlementaire gouverné par un parti social-démocrate est un « gouvernement ouvrier » ou un « gouvernement réformiste »; mais cest un gouvernement capitaliste. Ceci correspond à leur politique qui est dopérer comme groupes de pression sur les partis réformistes de masse. Au Chili, au début des années 1970, lUnidad Popular (UP) dAllende, coalition bourgeoise entre les socialistes dAllende, les communistes et quelques petites formations capitalistes, représentait la parfaite réalisation de cette vision social-démocrate. LUP a bercé les masses ouvrières dillusions suicidaires dans larmée « constitutionnelle » et a pavé la voie au coup dEtat meurtrier de Pinochet.
Quant à Brandler, il séloigna brusquement du léninisme, devint un des dirigeants de lOpposition communiste de droite et se consolida sur une politique social-démocrate. Dans un échange de vues avec Isaac Deutscher, Brandler sue par tous les pores une satisfaction suffisante de social-démocrate allemand provincial qui pense quil ny a absolument jamais rien eu à apprendre des bolchéviks :
« Je ne réalise que maintenant combien est formidable le trésor didées que le mouvement ouvrier allemand a acquis par sa propre expérience et très indépendamment. Nous étions tellement impressionnés par les réalisations des bolchéviks que nous en avions oublié les nôtres. Prenez lImpérialisme de Lénine qui est à juste raison considéré comme un ouvrage de référence. Déjà au congrès de lInternationale à Stuttgart en 1907 et dans dautres conférences à la fin du siècle dernier, la plupart des idées que Lénine a développées dans son Impérialisme étaient déjà débattues, principalement par Kautsky. »
New Left Review no 105, septembre-octobre 1977
LImpérialisme de Lénine était une polémique contre Kautsky dont la théorie du « superimpérialisme » (aujourdhui ressuscitée par le milieu « anti-mondialisation ») est basée sur le mensonge que les antagonismes nationaux et donc la guerre impérialiste ne sont pas inhérents au système capitaliste. Cest en opposition à ce social-pacifisme et à ce social-chauvinisme que Lénine lança la bataille pour la Troisième Internationale !
Pour ce qui est des pro-travaillistes britanniques de la revue Revolutionary History, léditorial de son numéro de 1994 sur lAllemagne déguise en questions ses thèses anti-révolutionnaires :
« Cette série dévénements était-elle une occasion révolutionnaire qui a échoué ? Linsurrection avorta-t-elle pour déboucher dans une république bourgeoise à cause de la traîtrise de la social-démocratie et léchec de la gauche révolutionnaire ? Une république bourgeoise libérale était-elle une possibilité ? Les énormes erreurs des communistes étaient-elles le résultat de leur propre inaptitude ou dues au fait que lInternationale communiste sen soit mêlée ? Jusquà quel point la politique du Parti communiste allemand fut-elle influencée par les préférences soviétiques pour une alliance avec laile droite militariste allemande, une coalition des deux outsiders, les laissés pour compte du traité de Versailles ? Aurait-on pu tirer plus de la situation que ce qui est advenu ? La victoire ultérieure de Hitler fut-elle rendue inévitable par les événements de lépoque ? Si le Parti communiste navait pas été formé et si la classe ouvrière avait maintenu son unité organisationnelle, la victoire de Hitler aurait-elle pu être évitée ? »
On voit clairement où mène la ligne de Revolutionary History, même sil faut lire entre les lignes, comme cest généralement le cas avec ces revues qui disent nêtre « affiliées à aucun parti ». Le raisonnement est le suivant : la révolution prolétarienne na pas triomphé en Allemagne en 1918-1923 et il ny a que des sectaires et des fous qui puissent imaginer quelle se profilait à lhorizon ; en Union soviétique, où la révolution a effectivement triomphé en 1917, la direction bolchévique a vite montré quelle se composait principalement dimposteurs et de fanatiques égarés. Alors, pour RH, que reste-t-il à faire sinon se lamenter que les forces révolutionnaires prolétariennes aient scissionné de la Seconde Internationale ? Ils cherchent à tout prix à éviter de reconnaître que cest lattachement pusillanime du SPD à la République de Weimar combiné à lincapacité du Parti communiste dy mettre un terme définitivement en 1923, qui a permis à Hitler darriver au pouvoir. Le fascisme, loppression brutale des masses coloniales par limpérialisme, les guerres interimpérialistes, le racisme tout cela, aux yeux dun social-démocrate, ce nest pas le produit inévitable de lordre social bourgeois pourrissant, ce sont des aberrations malheureuses qui sécartent de temps en temps de la norme bourgeoise démocratique et bien ordonnée.
Au fond, cest la validité de la révolution dOctobre et la tentative des bolchéviks de létendre internationalement quils remettent tous en question. La position de Brandler fut toujours celle de « lexceptionnalisme russe », autrement dit, le programme de Lénine a peut-être marché en Russie mais il ne pouvait pas sappliquer à lAllemagne avec sa classe ouvrière soi-disant plus « cultivée », prétendument attachée au cadre de la démocratie parlementaire pour léternité. Avec la destruction de lUnion soviétique, les révisionnistes ont maintenant « découvert » que le programme de Lénine ne marchait pas pour la Russie non plus, que lEtat ouvrier soviétique avait été « lexpérience dun échec ». Cest pourquoi tous les réformistes finissent aujourdhui dans le camp de la « campagne anti-mondialisation », implorant les impérialistes dêtre « responsables » et « humains ».
Des groupes soi-disant d« extrême » gauche comme Workers Power et le Secrétariat unifié sont allés très à droite avec leur soutien aux forces contre-révolutionnaires qui ont détruit lUnion soviétique et les Etats ouvriers déformés dEurope de lEst en 1989-1992. Ils se sont fait les champions de la prétendue « démocratie » des impérialistes et de leurs agents contre-révolutionnaires, et ont ainsi aidé à détruire le premier Etat ouvrier du monde, condamnant le prolétariat dEurope de lEst et de lex-URSS à la misère imposée par la mainmise impérialiste sur le marché mondial. Cest ce qui est à lorigine de lattachement que ces imposteurs du marxisme ont en fait pour le bac à sable parlementaire réformiste de la « démocratie » bourgeoise, se mettant à la traîne de sociaux-démocrates de droite tels que le Parti travailliste de Tony Blair en Grande-Bretagne ou, dans des pays comme lItalie et la France, de coalitions de front populaire entre des partis ouvriers réformistes et des partis ouvertement bourgeois.
La révolution dOctobre demeure notre boussole. Elle a démontré comment un parti révolutionnaire enraciné dans le prolétariat peut arracher les masses laborieuses des griffes des traîtres réformistes et les mener au pouvoir. Cest lélément subjectif, le parti révolutionnaire, qui joue le rôle central. Cest toute la différence entre la Russie de 1917 et lAllemagne de 1923.
La tâche stratégique qui incombe aux communistes allemands, cest de faire rompre le prolétariat avec la social-démocratie. Comme Trotsky la justement conclu, cela aurait pu se faire en 1923. Lobstacle nétait ni la situation objective ni l« omnipotence » de la social-démocratie ; cétait lincapacité de mener une politique révolutionnaire, particulièrement au moment décisif. Là, la faiblesse programmatique du Parti communiste allemand, accentuée plutôt que corrigée par un Comintern qui commençait lui-même à dégénérer, fut déterminante. Nous cherchons à assimiler de façon critique les leçons de 1923 afin de renforcer notre parti international pour les luttes révolutionnaires qui nous attendent.