République ouvrière nº 2 |
Printemps/été 2018 |
Centenaire de la Révolution russe
Pour de nouvelles révolutions dOctobre !
Nous reproduisons ci-dessous la traduction, revue et corrigée pour publication, d’une présentation donnée le 4 novembre dernier à Chicago par Diana Coleman, de la Spartacist League/U.S. Publiée en deux parties dans Workers Vanguard no 1123 et 1124 (1er et 15 décembre 2017), cette présentation a été abrégée pour publication dans RO.
C’est cette année le centenaire de la Révolution russe d’Octobre, l’événement déterminant de l’histoire moderne et la plus grande victoire jamais remportée par les travailleurs. Le prolétariat, dirigé par un parti d’avant-garde léniniste, a brisé l’État bourgeois et créé un État ouvrier. Je me suis demandée ce que je pourrais vous dire en une heure — après tout, Léon Trotsky a eu besoin d’environ 1200 pages dans son Histoire de la révolution russe (1932). Mais si ma présentation vous encourage à lire ou à relire l’Histoire de Trotsky, elle aura servi à quelque chose.
Voici ce que disait James P. Cannon, le fondateur du trotskysme américain :
« Les bolchéviks russes, le 7 novembre 1917, ont une fois pour toutes sorti la question de la révolution ouvrière du domaine de l’abstraction et lui ont conféré une réalité de chair et de sang. [...]
« La Révolution russe a montré [...] comment on doit faire la révolution ouvrière. [...] Elle a montré à la lumière de la vie réelle quel genre de parti doivent avoir les ouvriers. »
— « Nous sommes le parti de la Révolution russe ! » (1939)
Un des thèmes de ma présentation portera sur la nécessité d’un parti révolutionnaire. Au cours de la Révolution russe, le prolétariat multinational, entraînant derrière lui la paysannerie et les nationalités opprimées, a forgé de nouveaux organes à lui de pouvoir de classe : les soviets, ou conseils ouvriers. L’ancien État capitaliste une fois brisé, ces soviets ont formé, sous la direction des bolchéviks, la base du nouvel État ouvrier. L’avant-garde des travailleurs comprenait que les ouvriers ne prenaient pas simplement le pouvoir en Russie : ils ouvraient le premier chapitre de la révolution prolétarienne internationale. La Révolution russe a inspiré des soulèvements ouvriers dans toute l’Europe et des révoltes dans les pays coloniaux.
Le gouvernement soviétique a exproprié les capitalistes et les propriétaires fonciers et il a répudié la totalité de la dette massive que le tsar avait contractée auprès des banquiers étrangers. Il a proclamé le droit des travailleurs à l’emploi, à la santé, au logement et à l’éducation, les premiers pas de la construction d’une société socialiste. C’est pas mal, non ? Le nouvel État ouvrier a donné la terre aux paysans et l’autodétermination — le droit à leur propre État indépendant — aux nombreuses nations opprimées qui avaient été sous la botte du tsar détesté. Je parlerai un peu des luttes que Lénine a menées pour garantir le droit de ces nations à l’autodétermination. Les premiers gouvernements soviétiques ont accordé aux femmes en Russie un niveau sans précédent d’égalité et de liberté.
Comme beaucoup de gens, lorsque j’ai rencontré la Spartacist League, je pensais que dans une situation révolutionnaire toute la gauche se rassemblerait et lutterait pour la révolution socialiste. Les camarades m’ont encouragée à lire sur la Révolution russe, qui montre exactement le contraire. Croyez-moi, si aujourd’hui des groupes comme l’International Socialist Organization ou Workers World ont une approche réformiste revenant à faire pression sur l’État capitaliste, alors, le moment venu, ils finiront par défendre farouchement le capitalisme, comme l’ont fait les menchéviks.
La bourgeoisie a toujours voulu enterrer la révolution d’Octobre sous une montagne de mensonges. Il y a eu beaucoup d’articles dans la presse à l’occasion du centième anniversaire. Quelques-uns étaient intéressants. La plupart disaient : « Quelle horreur ! Ce n’était qu’un accident historique, espérons que cela ne se reproduira plus jamais. » Mais c’est arrivé parce que l’organisation sociale des forces productives de la planète s’était développée au point où les formes bourgeoises de propriété privée et les États-nations bourgeois étaient devenus des entraves au progrès social. Avec la Première Guerre mondiale, le système capitaliste a sombré dans le massacre de masse et dans une folie de destruction barbare. C’était le signe que pour libérer de l’impérialisme capitaliste les forces productives de la planète, il fallait une révolution prolétarienne.
L’impérialisme capitaliste est toujours pris dans ses propres contradictions mortelles ; il crée toujours un prolétariat qui a le pouvoir social de renverser la bourgeoisie, et aussi il crée toujours la barbarie que nous voyons autour de nous. Que ce soit sous les démocrates ou les républicains — deux partis capitalistes —, l’impérialisme américain détruit des pays dans le monde entier. Une grande partie du Proche-Orient a été totalement détruite par des bombardements. Et aujourd’hui, Trump menace la Corée du Nord d’une guerre nucléaire parce que ce pays commet le crime abominable de développer des armes pour se défendre. Nous appelons à la défense militaire de la Corée du Nord et de la Chine, des États ouvriers bureaucratiquement déformés. C’est une bonne chose que la Corée du Nord mette au point une dissuasion nucléaire efficace. Sans cela, les États-Unis l’auraient déjà bombardée et anéantie.
Ici, aux États-Unis, la terreur policière raciste, le cassage des syndicats, l’effondrement du niveau de vie des travailleurs, la surveillance de la population et les expulsions massives se poursuivent sous Trump comme sous Obama. Trump n’est pas un fasciste, mais il a encouragé la racaille fasciste à sortir de son trou. Nous souhaitons tous qu’il y ait une lutte de classe dure dans ce pays, et ça viendra. C’est inévitable sous le capitalisme. Notre travail consiste à assurer qu’il y aura un parti comme celui de Lénine au bon endroit et au bon moment. Donc, ce dont je veux parler ici, ce n’est pas seulement de ce qui s’est passé en 1917 en Russie ; je veux parler aussi de la lutte de la Ligue communiste internationale pour de nouveaux Octobre.
Le développement inégal et combiné de la Russie
Pour l’instant, je vais aborder quelques-uns des antécédents de la Révolution russe et expliquer pourquoi c’est en Russie qu’a eu lieu pour la première et seule fois à date une révolution socialiste prolétarienne. La Russie était un exemple extrême de ce que Trotsky appelait un développement inégal et combiné. Le pays était gouverné par une aristocratie tsariste réactionnaire, et c’était une prison pour de nombreuses nations opprimées. Soixante-dix millions de Grands-Russes constituaient la masse principale du pays, mais il y avait 90 millions d’« allogènes ». La majorité de la population du pays était donc constituée de nationalités opprimées. Cinquante ans à peine après l’abolition du servage, les paysans représentaient environ 85 % de la population et vivaient dans les conditions les plus arriérées qu’on puisse imaginer. L’ignorance et l’analphabétisme étaient la norme. Les anciennes institutions de la famille traditionnelle et du village communal imposaient une hiérarchie patriarcale rigide et l’avilissement des femmes. Les paysannes étaient des bêtes de somme.
Mais les pays sous-développés ne passent pas simplement d’une façon mécanique par toutes les étapes que les pays les plus développés ont traversées : ils sautent par-dessus certains aspects tout en conservant de nombreux éléments très arriérés. En 1914, un nouveau prolétariat urbain (dont un tiers de femmes !) s’était créé dans d’importantes concentrations industrielles à la pointe de la technologie, grâce à des investissements européens massifs. Le pourcentage de travailleurs russes employés dans des usines de plus de 1000 salariés était plus élevé qu’en Grande-Bretagne, en Allemagne ou aux États-Unis. La bourgeoisie russe était apparue tardivement. Subordonnée aux capitalistes étrangers et liée à l’aristocratie russe, elle savait que tout soulèvement des masses contre le tsarisme pourrait la balayer elle aussi.
C’est au vu de ce développement inégal et combiné que Trotsky a formulé sa théorie de la révolution permanente. Trotsky pensait que, malgré l’arriération économique du pays, le prolétariat russe pourrait arriver au pouvoir avant une période prolongée de développement capitaliste. En effet, pour que la Russie se libère de son passé féodal, il fallait que les travailleurs arrivent au pouvoir, parce que ce n’était certainement pas les capitalistes faibles et lâches qui allaient le faire.
Comme Trotsky l’écrivait dans son article d’août 1939 « Trois conceptions de la Révolution russe », l’un des aspects essentiels de sa révolution permanente était que « Seule la victoire du prolétariat en Occident préservera la Russie de la restauration bourgeoise et lui assurera la possibilité de mener l’édification socialiste jusqu’au bout. »
La clé du succès des bolchéviks en 1917, c’est la rencontre du programme de la révolution permanente de Trotsky avec la lutte de Lénine pour construire un parti d’avant-garde programmatique et endurci dans l’opposition à toute forme d’accommodement avec l’ordre capitaliste. Le Parti bolchévique s’est forgé durant les longues années de lutte contre les menchéviks, qui comptaient sur la bourgeoisie libérale pour renverser le tsarisme.
La Première Guerre mondiale a eu un impact profond sur la pensée de Lénine. En 1916, il écrit L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, qui explique que l’impérialisme n’est pas une politique, mais le stade suprême du capitalisme. Les guerres impérialistes pour diviser et rediviser le monde sont inévitables sous le capitalisme monopoliste. La Première Guerre mondiale avait provoqué l’effondrement de la Deuxième Internationale « socialiste » (dont les bolchéviks s’étaient jusque-là considérés comme partie prenante) lorsque la grande majorité des partis qui y étaient affiliés s’étaient rangés du côté de leurs propres bourgeoisies et de leurs efforts de guerre.
Lénine en a tiré la conclusion que la guerre avait démontré que le capitalisme était dans sa phase ultime de décadence. Il soutenait que la voie vers la révolution prolétarienne passait par la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire, et que les socialistes dans les centres impérialistes devaient avant tout être pour la défaite de leur propre État bourgeois dans la guerre. Lénine concluait également qu’il fallait construire une nouvelle Internationale révolutionnaire, la Troisième Internationale, sur le modèle programmatique intransigeant des bolchéviks.
Luttes de libération nationale et révolution socialiste
Si vous lisez ce qu’a écrit Lénine pendant les années qui ont précédé 1917, beaucoup de ces textes traitent de la nécessité d’avoir une position ferme contre la guerre impérialiste. Il appelait aussi à lutter non seulement contre les faux socialistes ouvertement pro-guerre, mais également contre les centristes comme Karl Kautsky qui leur servaient de couverture. Un certain nombre d’articles traitent de la question nationale.
La LCI vient récemment de mener une bataille interne intense contre une perversion de longue date du léninisme sur la question nationale, particulièrement en ce qui concerne les nations opprimées au sein d’États multinationaux comme le Québec et la Catalogne. Au fur et à mesure que la bataille se déroulait à l’échelle internationale, elle mettait au jour un certain nombre d’exemples de positions chauvines en opposition aux luttes nationales légitimes des nations opprimées. Pour avoir une idée de la façon dont ces positions représentaient une capitulation devant les pressions de l’impérialisme anglophone, lisez « La bataille contre l’Hydre chauvine » (Spartacist édition française n° 43, été 2017).
Le fait est que notre ancienne position allait à l’encontre des très nombreux écrits de Lénine sur la question nationale. Dans son article de 1914 intitulé « Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes », Lénine avance une position programmatique très nette : « Égalité complète des nations ; droit des nations à disposer d’elles-mêmes ; union des ouvriers de toutes les nations : voilà le programme national enseigné aux ouvriers par le marxisme, par l’expérience du monde entier et l’expérience de la Russie. »
Cette position s’appliquait non seulement aux colonies, mais aussi aux pays retenus de force dans les États multinationaux. Lénine écrit que le prolétariat « ne peut pas ne pas lutter contre le maintien par la force des nations opprimées dans les frontières de ces États », car « sinon, l’internationalisme du prolétariat demeure vide de sens et verbal ». Et plus loin :
« D’autre part, les socialistes des nations opprimées doivent s’attacher à promouvoir et réaliser l’unité complète et absolue, y compris sur le plan de l’organisation, des ouvriers de la nation opprimée avec ceux de la nation oppressive. Sans cela, il est impossible de sauvegarder une politique indépendante du prolétariat et sa solidarité de classe avec le prolétariat des autres pays, devant les manœuvres de toutes sortes, les trahisons et les tripotages de la bourgeoisie. »
— « La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes » (1916)
Pendant les années de guerre, Lénine a lutté contre les partisans de ce qu’il appelait l’économisme impérialiste. Les premiers économistes dont il parle dans Que faire ? (1902) pensaient que la lutte économique était tout, et qu’il n’était pas nécessaire de s’embarrasser de problèmes et de luttes politiques. Les économistes impérialistes pensaient que, puisque l’impérialisme avait triomphé, il n’était pas nécessaire de se préoccuper des problèmes de démocratie politique et d’autodétermination. Parmi ceux-ci il y avait divers sociaux-démocrates polonais que Lénine critiquait parce qu’ils pensaient qu’« en régime capitaliste, la libre disposition est impossible, en régime socialiste, elle est superflue » (« Une caricature du marxisme et à propos de l’‘‘économisme impérialiste’’ », 1916).
Lénine était catégoriquement en désaccord avec ces deux propositions. Il écrivait : « Les partis socialistes qui ne prouveraient pas par toute leur activité maintenant, pendant la révolution et après sa victoire, qu’ils affranchiront les nations asservies et établiront leurs rapports avec elles sur la base d’une alliance libre — et l’alliance libre est une formule mensongère si elle n’implique pas la liberté de séparation — ces partis trahiraient le socialisme » (« La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes » [souligné par moi]).
Cette position a été d’une importance capitale pour faire la Révolution russe. Nos anciens articles contenaient des expressions comme « retirer la question nationale de l’ordre du jour », que nous utilisions souvent comme prétexte pour ne pas soutenir les luttes pour la libération nationale. Les bolchéviks voyaient que les luttes de libération nationale pouvaient être des catalyseurs de la révolution socialiste, et ils ont cherché à libérer leur potentiel révolutionnaire. La libération nationale peut être une force motrice pour la victoire prolétarienne si le prolétariat acquiert la conscience communiste et s’il est dirigé par un parti communiste.
La lutte contre l’oppression nationale est l’une des choses pour lesquelles les bolchéviks étaient connus, ainsi que leurs mobilisations ouvrières contre les pogroms antijuifs des Cent-noirs fascistes. Ça nous servirait bien d’avoir ce genre de mobilisation ouvrière contre les fascistes d’aujourd’hui. Comme Lénine l’expliquait dans Que faire ?, le parti doit être « le tribun populaire sachant réagir contre toute manifestation d’arbitraire et d’oppression ».
La révolution de Février
Alors maintenant vous pensez tous, « Assez, assez, passons à la révolution ! » La révolution de Février 1917 qui a renversé la monarchie tsariste a été faite à une écrasante majorité par la classe ouvrière ; les paysans, organisés dans l’armée, ont aussi joué un rôle clé. L’étincelle en a été une manifestation d’ouvrières qui réclamaient du pain le 23 février (le 8 mars selon le nouveau calendrier, la Journée internationale des femmes). Cela montre que c’est une bonne chose pour les femmes de sortir de leur village et d’avoir un certain pouvoir social en tant qu’ouvrières ! Puis, le 25 février, il y a eu une grève générale à Petrograd, suivie d’une mutinerie dans certains régiments de l’armée. Ce qui a brisé les reins de la monarchie tsariste, c’est que l’armée ne voulait plus se battre, et que des unités entières abandonnaient le front ou refusaient d’exécuter les ordres.
L’Histoire de la révolution russe de Trotsky montre le rythme rapide des événements : 23 février, manifestation de la Journée internationale des femmes ; 25 février, grève générale ; la police et les fonctionnaires de l’État sont repoussés et, le 27 février, le Soviet des députés ouvriers et soldats est formé. Les soviets, qui étaient déjà apparus au cours de la Révolution de 1905, sont réapparus pendant la révolution de Février, mais ils incluaient maintenant des soldats, qui étaient principalement des paysans qui auraient autrement été difficiles à organiser. Le 28 février, les ministres du tsar étaient arrêtés et, le 2 mars, le tsar abdiquait.
Le paradoxe de la révolution de Février, c’est que d’un côté l’autocratie et le tsar avaient été renversés par les ouvriers, mais que le gouvernement officiel qui en était sorti était bourgeois. Pendant que les combats de rue faisaient rage à Petrograd dans la nuit du 27 février, un Comité provisoire autoproclamé, composé de politiciens bourgeois et monarchistes, s’était réuni au palais de Tauride, derrière le dos de la révolution populaire. Et ces gens avaient proclamé un gouvernement provisoire, dans l’objectif de mettre en place une monarchie constitutionnelle.
Pendant ce temps, dans une autre aile du palais de Tauride, un « Comité exécutif provisoire du Soviet des députés ouvriers » se constituait. La direction du Soviet était dominée par les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires (SR). Alors que les SR étaient en grande partie basés sur la paysannerie, les menchéviks représentaient les couches urbaines petites-bourgeoises et les ouvriers les plus conservateurs et les plus privilégiés. Selon le programme des menchéviks et des SR, c’était la bourgeoisie qui devait prendre les rênes et gouverner, et ils appelaient désespérément le gouvernement provisoire bourgeois à prendre le contrôle de la situation.
Trotsky cite souvent le menchévik de gauche Nicolas Soukhanov, qui était un dirigeant du Soviet à ses débuts et qui a aussi écrit une histoire de la Révolution russe. Trotsky le cite ainsi dans son Histoire de la révolution russe : « il était complètement dans les possibilités du Comité exécutif [du Soviet] de transmettre ou de ne pas transmettre le pouvoir à un gouvernement de la haute bourgeoisie. » Soukhanov ajoute : « Le pouvoir qui vient remplacer le tsarisme ne doit être que bourgeois [...]. Autrement, l’insurrection échouerait et la révolution serait perdue. »
Carrément ! La première fois que j’ai lu ça, j’ai eu du mal à croire qu’un soi-disant socialiste pourrait courir partout dans la ville à la recherche de politiciens capitalistes à qui remettre le pouvoir alors que les ouvriers se mobilisent et que des soviets sont en train de se constituer. Mais je vais vous dire une chose : c’est arrivé de nombreuses fois. Que ce soit pendant la Révolution chinoise avortée de la fin des années 1920, ou en Espagne dans les années 1930, ou encore en Grèce à la fin des années 1940, après la Deuxième Guerre mondiale, les nouveaux menchéviks de ces époques ont trahi des situations révolutionnaires prometteuses et ont délibérément remis le pouvoir aux bourreaux bourgeois encore et encore. Ces réformistes ne croient pas sérieusement que la classe ouvrière puisse prendre et garder le pouvoir.
La révolution de Février avait donc abouti à une situation de double pouvoir. C’est-à-dire qu’il y avait en même temps un gouvernement provisoire de la bourgeoisie et des soviets de députés ouvriers et soldats. Le gouvernement provisoire et les soviets étaient en conflit permanent. Trotsky rapportait qu’un politicien bourgeois se plaignait en ces termes : « le gouvernement, hélas ! ne dispose pas du pouvoir réel, le Soviet détient les troupes, les chemins de fer, les postes, les télégraphes. ‘‘On peut dire nettement que le gouvernement provisoire n’existe qu’autant que le permet le Soviet.’’ » Une situation de double pouvoir est instable et ne peut être résolue que par la révolution ou la contre-révolution.
Le réarmement du Parti bolchévique
Trotsky explique que la révolution de Février a été menée par « des ouvriers conscients et bien trempés qui, surtout, avaient été formés à l’école du parti de Lénine ». Les bolchéviks étaient dans les soviets, bien sûr, mais ils étaient en minorité. Les bolchéviks ont mis du temps à démarrer, leur direction était dans la clandestinité et dispersée et Lénine était en exil. En général, ils étaient en retard sur les masses. Les soviets de février étaient dominés par les SR et les menchéviks, qui soutenaient que la révolution de Février avait accompli la tâche principale de renverser la monarchie, et que maintenant la tâche était de défendre la Russie « démocratique » contre l’impérialisme allemand. Autrement dit, il fallait soutenir les buts de guerre de la bourgeoisie russe : les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires avaient adopté des positions similaires à celles des sociaux-démocrates allemands pro-guerre. Pendant l’exil de Lénine et en particulier après le retour de Staline et de Kamenev, les dirigeants bolchéviques en Russie se sont mis à pencher pour le défensisme des menchéviks, en abandonnant le défaitisme révolutionnaire de Lénine et en allant jusqu’à envisager la possibilité d’une fusion entre les bolchéviks et les menchéviks. Lénine, qui était en exil, essayait désespérément de retourner en Russie. Furieux, il écrivait dans une lettre en mars : « Je préférerais même une scission immédiate avec n’importe qui de notre parti plutôt que de céder au social-patriotisme. »
Quand il arriva finalement à Petrograd, Lénine grimpa sur une voiture blindée pour s’adresser aux ouvriers qui avaient renversé le tsar et qui l’acclamaient. Lénine les salua et, au grand dam du comité d’accueil officiel pro-guerre du Soviet, rendit un hommage internationaliste à Karl Liebknecht, dirigeant marxiste révolutionnaire allemand, qui était en prison à cause de son opposition au militarisme allemand. « L’heure n’est pas loin où, sur l’appel de notre camarade Karl Liebknecht, les peuples retourneront leurs armes contre les capitalistes exploiteurs [...]. Vive la révolution socialiste mondiale ! » (Trotsky, Histoire de la révolution russe).
Puis Lénine alla tout droit à une réunion bolchévique, où il fit un discours de deux heures. Le discours n’a pas été conservé, mais le toujours présent Soukhanov, qui avait été autorisé à assister à cette réunion par le trop conciliant Kamenev, rapporte ainsi les propos de Lénine : « Nous n’avons pas besoin d’une république parlementaire, nous n’avons pas besoin d’une démocratie bourgeoise, nous n’avons besoin d’aucun gouvernement en dehors des soviets de députés ouvriers, soldats et ouvriers agricoles ! »
C’était le coup d’envoi de la lutte de Lénine pour réarmer le parti. Dans ses « Thèses d’avril », pour lesquelles il se battit lors de la conférence du parti en avril, Lénine affirmait que la prise du pouvoir par le prolétariat en Russie mettrait à l’ordre du jour non seulement les tâches démocratiques, mais aussi les tâches socialistes. Il apparaissait maintenant que Lénine se rapprochait de Trotsky et de sa révolution permanente. Comme Trotsky l’a noté dans Les leçons d’Octobre (1924) : « La principale question litigieuse, autour de laquelle pivotaient toutes les autres, était celle-ci : faut-il lutter pour le pouvoir ? faut-il ou ne faut-il pas prendre le pouvoir ? »
Lénine a pu gagner le parti à sa cause parce que son programme correspondait aux besoins du prolétariat et de la paysannerie. Et parce qu’il y avait une base prolétarienne dans le parti qui, comme le dit Trotsky dans son Histoire de la révolution russe, attendait en « grinçant des dents » que Lénine ou quelqu’un propose une stratégie révolutionnaire pour la prise du pouvoir par les soviets. Mais en même temps il y avait aussi une aile conservatrice dans le parti. Comme Trotsky le souligne dans Les leçons d’Octobre : « Un parti révolutionnaire est soumis à la pression d’autres forces politiques ». Le pouvoir de résistance du parti est affaibli lorsqu’il doit prendre des virages politiques et qu’il « devient ou risque de devenir un instrument indirect des autres classes ». Le virage le plus brusque, c’est lorsque la question de l’insurrection armée contre la bourgeoisie est à l’ordre du jour. Nous verrons une deuxième manche de cette bataille juste avant l’insurrection. Après la lutte victorieuse de Lénine pour réarmer le Parti bolchévique, celui-ci a commencé à avancer son programme révolutionnaire, et son influence s’est répandue comme une traînée de poudre.
Le premier gouvernement provisoire a été renversé par le tollé causé par son engagement à poursuivre la guerre impérialiste exécrée. Un nouveau cabinet est formé le 5 mai. Cette fois, les dirigeants SR et menchéviques des soviets acceptent des postes ministériels, aux côtés du Parti démocratique constitutionnel (Cadet) bourgeois, dans le gouvernement capitaliste. Plus tard Trotsky dira que ce gouvernement de coalition russe était « le plus grand exemple historique de front populaire » (« Le R.S.A.P. et la IVe Internationale », juillet 1936).
Le front populaire est le nom que les staliniens utiliseront, à partir des années 1930, pour désigner leurs trahisons de gouvernements de coalition. En Afrique du Sud, cela s’appelle l’Alliance tripartite. Cette collaboration de classe n’est pas une tactique, mais la plus grande des trahisons ! Quand un parti ouvrier entre dans un front populaire avec des partis capitalistes, que ce soit dans le gouvernement ou dans l’opposition, les dirigeants traîtres de la classe ouvrière s’engagent à ne pas violer l’ordre bourgeois ; en fait, ils vont le défendre.
À Petrograd, l’humeur changeait en faveur des bolchéviks, qui avaient presque la majorité dans les usines. Début juin, après l’interdiction par le Soviet (dirigé par les menchéviks et les SR) d’une manifestation appelée par les bolchéviks, ceux-ci ont reculé et l’ont annulée. Les dirigeants conciliateurs du Soviet ont ensuite organisé une manifestation le 18 juin, mais à leur grande horreur, les ouvriers sont venus en masse sous les mots d’ordre bolchéviques, notamment « À bas l’offensive ! », « Tout le pouvoir aux soviets ! » et « À bas les dix ministres capitalistes ! ».
Trotsky était maintenant de retour en Russie et, comprenant enfin la nécessité d’un parti léniniste dur, travaillait étroitement avec Lénine. Lénine et Trotsky, face au gouvernement de coalition, avançaient le mot d’ordre « À bas les dix ministres capitalistes ! ». Cela signifiait : rompez la coalition avec les capitalistes ; les soviets doivent prendre tout le pouvoir !
Au début de juillet, Petrograd était en état de semi-insurrection. Les ouvriers et les soldats étaient furieux contre le gouvernement de coalition alors dirigé par Alexandre Kérensky ; ils exigeaient : « Tout le pouvoir au Soviet ! ». Dans son Histoire de la révolution russe, Trotsky cite quelqu’un qui avait vu de ses propres yeux Victor Tchernov, un ministre SR, essayant de haranguer une foule d’ouvriers et de soldats : « un ouvrier de haute taille, tendant le poing à la face du ministre cria, en fureur : ‘‘Prends donc le pouvoir, fils de chienne, quand on te le donne !’’ ».
Mais les conciliateurs ne voulaient pas du pouvoir ! Ce n’était pas du tout le cas des bolchéviks. Lénine, prenant la parole lors du Premier Congrès des Soviets en juin 1917, appelait à un gouvernement des soviets ; il affirmait : « [L’orateur précédent] a dit qu’il n’est point en Russie de parti politique qui se déclare prêt à assumer la plénitude du pouvoir. Je réponds : ‘‘Si, ce parti existe ! Aucun parti ne peut s’y refuser, et notre Parti ne s’y refuse pas’’ » (« Discours sur l’attitude envers le gouvernement provisoire », 4 juin 1917).
Les bolchéviks craignaient qu’une insurrection en juillet dans les villes soit prématurée, qu’elle ne soit pas soutenue par la paysannerie et que, par conséquent, les travailleurs ne puissent pas garder le pouvoir. Mais après s’être d’abord opposés aux manifestations de juillet, les dirigeants bolchéviques ont décidé qu’il valait mieux aller avec les masses et essayer d’en prendre la direction et d’empêcher une insurrection prématurée. Leur calcul s’est avéré correct, et les manifestations ont été suivies d’une période de répression féroce : des bolchéviks ont été tués, Trotsky a été arrêté et Lénine a dû passer dans la clandestinité. Mais avec la répression, les travailleurs ont pu voir la véritable nature de ce gouvernement de front populaire — que ce n’était rien d’autre que la dictature de la bourgeoisie.
Dans la clandestinité, Lénine a consacré ce qu’il pensait être peut-être ses derniers jours à écrire L’État et la révolution. Il y explique que la bourgeoisie utilise des mensonges pour cacher sa dictature, mais qu’en vérité l’État n’est pas un arbitre neutre au-dessus des classes. Il défend la conception de Friedrich Engels selon laquelle le noyau de l’État est constitué de bandes d’hommes armés — l’armée, les gardiens de prison et les policiers — qui détiennent le monopole de la violence sur la société. Ces instruments servent à la domination sociale de la classe dirigeante — sous le capitalisme, la domination de la bourgeoisie.
Cette brochure de Lénine codifie une leçon centrale de la lutte révolutionnaire : à savoir que le prolétariat ne peut pas prendre le contrôle de l’État bourgeois et l’utiliser dans l’intérêt de la classe ouvrière. Au contraire, le prolétariat doit briser l’ancien appareil d’État, créer un nouvel État et imposer sa propre domination de classe — la dictature du prolétariat — pour réprimer et exproprier les exploiteurs capitalistes. Comme vous pouvez le voir, ce n’était pas une discussion abstraite ; cela faisait partie d’un débat politique en cours. Il devait y avoir un septième chapitre à L’État et la révolution, mais Lénine a dû arrêter d’écrire et retourner à Petrograd pour diriger la révolution. Comme il l’a noté dans un post-scriptum : « il est plus agréable et plus utile de faire l’‘‘expérience d’une révolution’’ que d’écrire à son sujet. »
En août, la bourgeoisie comprend finalement que seul un coup d’État militaire pourrait arrêter la révolution ; elle fait alors appel au général Kornilov, commandant en chef de l’armée, pour écraser les soviets. Kornilov était un général monarchiste de type « Cent-noirs », antijuif. Trotsky disait de lui qu’il avait un cœur de lion et un cerveau de mouton. Face à l’offensive contre-révolutionnaire, les dirigeants conciliateurs des soviets étaient paralysés, mais les masses se sont rassemblées autour de l’action de front unique organisée par les bolchéviks, qui a arrêté net l’offensive de Kornilov.
Lénine était très clair :
« Même à présent, nous ne devons pas soutenir le gouvernement Kérenski. Ce serait ne pas avoir de principes. Comment, nous demandera-t-on, il ne faut donc pas combattre Kornilov ? Bien sûr que si ! Mais ce n’est pas une seule et même chose ; il y a une limite entre les deux ; et cette limite, certains bolchéviks la franchissent en cédant à l’‘‘esprit de conciliation’’, et en se laissant entraîner par le flot des événements.
« Nous faisons et nous continuerons de faire la guerre à Kornilov, comme les troupes de Kérenski ; mais nous ne soutenons pas Kérenski, nous dévoilons au contraire sa faiblesse. »
Lénine était également très clair sur la guerre, même si à ce moment-là l’armée allemande s’approchait de Petrograd : « Nous ne deviendrons partisans de la défense nationale qu’après la prise du pouvoir par le prolétariat » (« Au Comité central du P.O.S.D.R. », 30 août 1917).
Il faut aussi noter qu’une victoire de Kornilov aurait non seulement signifié un massacre des masses pro-bolchéviks, mais qu’elle aurait également été fatale pour beaucoup de conciliateurs. Le coup d’État manqué a montré que la démocratie bourgeoise, représentée par le gouvernement provisoire, n’était pas viable au sens historique en Russie en 1917. Le vrai choix, c’était entre d’un côté les bolchéviks et de l’autre Kornilov et les forces de la réaction militaire.
Vers la prise du pouvoir
Début septembre, un tournant décisif avait été pris. Les masses étaient convaincues que la vieille direction des soviets avait politiquement failli et que seuls les bolchéviks prendraient des mesures décisives pour mettre fin à la guerre, arrêter le sabotage capitaliste de l’économie et mener les soviets au pouvoir. L’état-major de l’armée n’était plus capable de mobiliser des unités militaires contre la population révolutionnaire de Petrograd. Les campagnes étaient en flammes : les paysans revenant du front s’emparaient des champs des propriétaires et incendiaient leurs immenses manoirs. Le 4 septembre, Trotsky est libéré de prison, et le 23 il est élu président du Soviet de Petrograd.
Les bolchéviks obtiennent enfin de solides majorités dans les Soviets de Moscou et de Petrograd. Trotsky proclame : « Vive la lutte directe et ouverte pour le pouvoir révolutionnaire dans le pays ! ». La bourgeoisie et les conciliateurs tentent quelques manœuvres de diversion parlementaires — la Conférence démocratique et le pré-Parlement —, mais c’est trop tard. L’événement crucial à venir, c’est le deuxième Congrès des Soviets de Russie, très populaire auprès des masses, car il était certain qu’il y aurait une majorité bolchévique.
La première confrontation sur l’insurrection dans la direction bolchévique a eu lieu lors de la fameuse réunion du Comité central du 10 octobre, où l’insurrection est votée par dix voix contre deux, celles de Zinoviev et de Kamenev.
Une fois cette résolution décisive votée, les ouvriers arment, entraînent, mettent en place les gardes rouges. Les ouvriers des usines d’armement envoient des armes directement aux gardes rouges. Mais dans la direction, il y a encore des divergences. Le 16 octobre se tient une autre réunion où Lénine plaide de nouveau pour l’insurrection, et où Kamenev et Zinoviev votent de nouveau contre. Kamenev et Zinoviev font alors publier dans un journal non bolchévique une déclaration où ils s’opposent publiquement à l’insurrection. Lénine les traite de briseurs de grève et exige leur exclusion du parti. Heureusement pour eux, la révolution arrive. Staline avait voté avec Lénine pour l’insurrection tout en défendant Kamenev et Zinoviev et en minimisant les divergences. Il gardait ses options ouvertes au cas où la révolution ne se ferait pas.
Un pas décisif vers la prise du pouvoir a lieu lorsque le Soviet de Petrograd, à la demande des bolchéviks, invalide un ordre envoyé par Kérensky de transférer les deux tiers de la garnison de Petrograd au front. Trotsky note à ce sujet :
« Depuis que, sur l’ordre du Comité Militaire Révolutionnaire [soviétique], les bataillons s’étaient refusés à sortir de la ville, nous avions dans la capitale une insurrection victorieuse à peine voilée (par les derniers lambeaux de l’État démocratique bourgeois). L’insurrection du 25 octobre n’eut qu’un caractère complémentaire. »
— Les leçons d’Octobre
La prise du pouvoir
Kérensky, le 24 octobre, a la mauvaise idée de faire fermer le journal bolchévique. Le Comité militaire révolutionnaire envoie immédiatement un détachement pour le rouvrir et prendre le contrôle du central téléphonique et d’autres points névralgiques. Même à ce stade, Lénine, inquiet de l’absence de progrès de l’insurrection, se rend déguisé au quartier général bolchévique de l’Institut Smolny pour y superviser personnellement les préparatifs.
C’est au son des canons du croiseur Aurora tirant sur le Palais d’Hiver que s’ouvre le deuxième Congrès panrusse des Soviets. Lénine se lève alors et commence son discours avec la fameuse phrase : « Maintenant, nous allons nous occuper d’édifier l’ordre socialiste. » L’ordre du jour en trois points était : mettre fin à la guerre, donner la terre aux paysans et instaurer la dictature socialiste. Les proclamations des bolchéviks sont ponctuées par les tirs constants de l’artillerie navale rouge contre les derniers bastions du gouvernement dans le Palais d’Hiver, qui est finalement pris.
Comme nous l’avons vu, les soviets en tant que tels ne règlent pas la question du pouvoir. Ils peuvent être au service de différents programmes et de différentes directions. Comme Trotsky l’écrivait dans Les leçons d’Octobre : « La révolution prolétarienne ne peut triompher sans le Parti, à l’encontre du Parti ou par un succédané de Parti. » À la séance d’ouverture du Congrès des Soviets, les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires de droite, furieux que les bolchéviks aient pris le pouvoir, quittent la salle. Trotsky a dit quelque chose comme « Bon débarras ! »
Comme elle s’oppose à la prise du pouvoir, l’aile droite de la direction du Parti bolchévique, autour de Zinoviev et de Kamenev, plaide alors en faveur d’un gouvernement de coalition. Ils ont dû reculer quand il est devenu clair qu’il n’y avait personne avec qui former une coalition. Loin de vouloir aider à gouverner un État ouvrier, les menchéviks et les SR ont immédiatement commencé à organiser un soulèvement contre-révolutionnaire contre les bolchéviks, soulèvement qui a été rapidement réprimé.
Permettez-moi de dire qu’en règle générale c’est une mauvaise idée de chercher une coalition avec ceux qui essaient activement de renverser l’État ouvrier et de tous vous tuer. Cette aile droite des bolchéviks réapparaîtra après la mort de Lénine et la défaite de la Révolution allemande de 1923, lorsqu’une caste bureaucratique commencera à s’agréger autour de Staline. Mais pour l’instant, une nouvelle grave crise à l’intérieur du parti avait été surmontée. Certains SR de gauche ont même finalement rejoint le gouvernement, au moins pour un certain temps.
Le régime révolutionnaire
Des négociations de paix sont engagées et la terre est donnée à la paysannerie. De plus, un nouveau gouvernement révolutionnaire de commissaires du peuple est formé, qui au cours de la période suivante entreprend de nationaliser les banques, de relancer l’industrie et de jeter les bases du nouvel État soviétique.
Le 15 novembre, le nouveau gouvernement soviétique publie une « Déclaration des droits des peuples de Russie » qui met en avant les principes suivants : l’égalité et la souveraineté des peuples de Russie, le droit à l’autodétermination jusqu’à la sécession et la formation d’un État séparé, l’abolition de tous les privilèges nationaux et religieux et le libre développement de tous les groupes nationaux et ethniques habitant la Russie. Trotsky commente dans son Histoire de la révolution russe :
« Dans la voie du séparatisme, la bourgeoisie des nations de la périphérie s’engage, vers l’automne de 1917, non dans la lutte contre l’oppression nationale, mais dans la lutte contre la révolution prolétarienne qui approchait. Au total, la bourgeoisie des nations opprimées montra non moins d’hostilité à l’égard de la révolution que la bourgeoisie grande-russienne. »
C’est certain. Et il ne fait aucun doute que la bourgeoisie des diverses régions frontalières était volontairement au service des puissances impérialistes, y compris bien sûr des États-Unis, qui ont essayé de renverser la Révolution russe. Mais c’est pour cela que la position de Lénine sur la question nationale parlait tellement aux masses laborieuses. Ce qu’il voulait, c’était une union volontaire des nations. Lénine écrivait en décembre 1919 à propos de la République socialiste soviétique d’Ukraine :
« Considérant que la nécessité d’une étroite union de toutes les républiques soviétiques dans leur lutte contre les forces menaçantes de l’impérialisme mondial est incontestable pour tout communiste et pour tout ouvrier conscient, le P.C.R. estime que les ouvriers et les paysans travailleurs ukrainiens décideront eux-mêmes définitivement des formes que revêtira cette union. »
— « Projet de résolution du Comité central du P.C.(b)R. sur le pouvoir des soviets en Ukraine »
La question des divisions nationales ne disparaît pas dès le lendemain de la révolution socialiste, mais seulement dans un avenir communiste plus lointain. L’idée que la question nationale n’était plus un problème a été rejetée dans le débat de 1919 sur le programme du parti russe. En fait, c’était une nouvelle bataille avec les partisans de « l’économisme impérialiste » avant la révolution.
Le programme du parti ne se contentait pas d’affirmer « la libération complète des nations colonisées et de toutes celles qui sont opprimées ou ne jouissent pas d’une égalité entière des droits, ainsi que l’octroi à ces nations de la liberté de séparation ». Il soulignait aussi que « Les ouvriers des nations oppressives sous le capitalisme doivent prendre des précautions toutes particulières à l’égard du sentiment national des nations opprimées [...], coopérer non seulement pour une réelle égalité en droits, mais encore pour le développement de la langue et de la littérature des masses laborieuses des nations naguère opprimées, afin que disparaisse toute trace de la méfiance et de l’aliénation héritées de l’époque du capitalisme » (« Projet de programme du P.C.(b)R. »).
De fait, Lénine a mené son dernier combat contre le harcèlement chauvin grand-russe des communistes géorgiens par Staline et d’autres. Cela a fait partie de la lutte contre la bureaucratie stalinienne qui se développait. Comme l’écrivait Trotsky : « Quelles que soient les destinées ultérieures de l’Union soviétique — et elle est loin encore de toucher au port — la politique nationale de Lénine entrera pour toujours dans le solide matériel de l’humanité » (Histoire de la révolution russe).
Ma présentation ne peut pas traiter en profondeur la question de la dégénérescence stalinienne de l’Union soviétique. Les marxistes ont toujours affirmé que l’abondance matérielle nécessaire pour extirper la société de classes et les oppressions qu’elle apporte ne peut résulter que du niveau technique et scientifique le plus élevé reposant sur une économie planifiée internationalement. La dévastation économique et l’isolement de l’État ouvrier soviétique ont conduit à de fortes pressions matérielles poussant à la bureaucratisation.
Dans les dernières années de sa vie, Lénine, souvent en alliance avec Trotsky, a mené une série de batailles dans le parti contre les manifestations politiques des pressions bureaucratiques. Les bolchéviks savaient que le socialisme ne pouvait se construire qu’à l’échelle mondiale, et ils se sont battus pour étendre la révolution au niveau international, en particulier aux économies capitalistes avancées d’Europe. L’idée que le socialisme pourrait être construit dans un seul pays est une perversion introduite plus tard, pour servir de justification à la dégénérescence bureaucratique de la révolution.
Malgré le triomphe de la caste bureaucratique en 1924 et la dégénérescence de la Révolution russe qui en a résulté, les acquis centraux de la révolution ont subsisté, comme le renversement des rapports de propriété capitalistes et l’instauration d’une économie collectivisée et planifiée. Nous, de la Ligue communiste internationale, nous sommes fidèles à l’héritage de l’Opposition de gauche de Trotsky, qui a lutté contre Staline et la dégénérescence de la révolution. Nous étions pour la défense militaire inconditionnelle de l’Union soviétique contre les attaques impérialistes et toutes les menaces de contre-révolution capitaliste, intérieure ou extérieure. En même temps, nous savions que la caste bureaucratique dirigeante était une menace mortelle pour la survie de l’État ouvrier. Nous appelions à une révolution politique prolétarienne pour balayer la bureaucratie, restaurer la démocratie ouvrière et poursuivre la lutte pour la révolution prolétarienne internationale.
Les acquis de la révolution se voyaient, par exemple, dans la situation matérielle des femmes. Malgré l’horrible pauvreté de la Russie au moment de la révolution d’Octobre, le jeune État ouvrier avait mis en place pour les femmes des mesures d’égalité d’une grande portée. Le gouvernement soviétique avait instauré le mariage civil et autorisé le divorce à la demande de l’un ou l’autre des partenaires ; toutes les lois contre les actes homosexuels et autres activités sexuelles consensuelles avaient été abolies.
Grigori Batkis, directeur de l’Institut d’hygiène sociale de Moscou, explique dans une brochure, intitulée La révolution sexuelle en Russie (1923), que la position bolchévique était basée sur le principe suivant : « la non-ingérence absolue de l’État et de la société dans les affaires sexuelles, tant que cela ne porte atteinte à personne et que les intérêts de personne ne sont lésés. » C’est en avance de plusieurs années-lumière sur la conscience des libéraux et de la pseudo-gauche d’aujourd’hui, comme Socialist Alternative [associée à Alternative socialiste au Québec], qui enragent parce que nous défendons Roman Polanski, persécuté pour activité sexuelle consensuelle, et NAMBLA (l’Association nord-américaine pour l’amour entre hommes et garçons), qui prône le droit à des relations consensuelles entre des jeunes et des hommes plus âgés.
Les bons articles du New York Times sur la Révolution russe sont rares. Il y a celui de Kristen R. Ghodsee, « Pourquoi les femmes avaient une meilleure vie sexuelle sous le socialisme » (12 août 2017). Il y est surtout question des pays d’Europe de l’Est, devenus des États ouvriers déformés après la Deuxième Guerre mondiale : « Une étude sociologique comparée des Allemands de l’Est et de l’Ouest, réalisée après la réunification en 1990, a révélé que les femmes de l’Est avaient deux fois plus d’orgasmes que les femmes de l’Ouest. »
Quelques exemples :
« Prenez Ana Durcheva, une Bulgare […]. Ayant vécu les 43 premières années de sa vie sous le communisme, elle se plaignait souvent que la nouvelle économie de marché entrave le développement de relations amoureuses saines pour les Bulgares. ‘‘Bien sûr, il y avait du mauvais à cette époque, mais ma vie était remplie d’amour’’, dit-elle. ‘‘Après mon divorce, j’avais mon travail, j’avais mon salaire et je n’avais pas besoin d’un homme pour m’entretenir. Je pouvais faire ce que je voulais.’’ »
Venant d’une travailleuse allemande d’une trentaine d’années qui parle du désir de sa mère d’avoir des petits-enfants : « Elle ne comprend pas que c’est beaucoup plus difficile maintenant ; c’était si facile pour les femmes [en Allemagne de l’Est] avant la chute du mur », se référant au démantèlement du mur de Berlin en 1989. « Elles avaient des maternelles, des garderies et elles pouvaient prendre des congés de maternité et retrouver leur travail en revenant. Moi, je vais de contrat en contrat et je n’ai pas le temps de tomber enceinte. »
Une autre citation de chercheurs en Pologne du temps où c’était encore un État ouvrier : « Même les stimulations les meilleures […] ne permettent pas d’atteindre l’orgasme lorsqu’une femme est stressée ou surchargée de travail, préoccupée par son futur ou sa stabilité financière. » C’est bien vrai ! En fait, ce qu’il y a de plus surprenant avec cet article est le fait même que le New York Times l’ait publié.
Apôtres « de gauche » de la contre-révolution
La destruction de l’Union soviétique et la restauration du capitalisme là-bas en 1991-1992, et en Europe de l’Est, ont transformé le paysage politique de la planète et ont fait reculer la conscience de classe du prolétariat. La contre-révolution capitaliste a provoqué un effondrement économique sans précédent dans toute l’ex-Union soviétique, avec des taux de pauvreté et de maladie qui sont montés en flèche. Sur le plan international, avec la destruction du contrepoids que représentait l’Union soviétique, les impérialistes ont estimé qu’ils avaient le champ libre pour projeter leur puissance militaire.
Nous avons activement combattu la contre-révolution, de l’Allemagne de l’Est à l’Union soviétique elle-même. Il y avait alors toutes ces organisations de « gauche » qui ont acclamé la contre-révolution. Le Socialist Workers Party de Grande-Bretagne, qui était alors dans la même organisation internationale que l’International Socialist Organization aux États-Unis, était simplement le plus explicite quand il a proclamé triomphalement : « Le communisme s’est écroulé [...]. C’est une chose qui doit réjouir tout socialiste » (Socialist Worker [Grande-Bretagne], 31 août 1991).
Rosa Luxemburg disait, pendant la Première Guerre mondiale, que le choix était entre socialisme ou barbarie. C’est encore vrai aujourd’hui. Nous savons que la tâche est difficile, et que nous sommes un petit groupe de propagande marxiste révolutionnaire et international. Nous savons aussi que le vent tournera et que les futures révolutions ouvrières auront besoin de l’arsenal politique bolchévique. Il faut que leurs cadres soient éduqués par l’expérience de la révolution d’Octobre. Ça, c’est notre travail, et celui de personne d’autre. Pour citer James Cannon : « Nous sommes, en fait, le parti de la Révolution russe. Nous avons été les gens, et les seuls, qui ont eu la Révolution russe dans leur programme et dans leur sang » (« Nous sommes le parti de la Révolution russe ! », 1939).