République ouvrière nº 2

Printemps/été 2018

 

Sexe, contrôle et répression sur les campus

Projet de loi 151 : Gouvernement, hors des activités sexuelles consentantes !

(Femmes et Révolution)

Nous réimprimons la traduction d’un article écrit par nos camarades américains du journal Workers Vanguard, paru dans le no 1121 (3 novembre 2017). Il s’agit d’une critique du récent livre de l’universitaire américaine Laura Kipnis, qui se décrit comme une féministe de gauche. Kipnis a pris position publiquement contre l’interdiction des relations entre professeurs et étudiants et s’est opposée au climat anti-sexe qui règne de plus en plus sur les campus universitaires américains.

Depuis la présidence d’Obama, un nombre important de régulations sont venues encadrer ou interdire les relations sexuelles consentantes sur les campus via le Title IX (Titre IX). Le Titre IX est une politique adoptée dans les années 1970, en réponse à des luttes sociales, entre autres pour interdire la discrimination de genre dans le financement public des universités. Mais au cours des dernières décennies, le Titre IX s’est vu confier un usage plus vaste, en s’attaquant notamment à un large éventail de comportements sexuels jugés « inappropriés » et en forçant les écoles à « répondre et remédier aux environnements d’éducation hostiles ». En 2011, l’administration Obama s’est lancée dans une interprétation zélée de ces lignes directrices, tout en leur conférant une définition de violence sexuelle si large qu’elles mettent les agressions et tout ce qui est jugé comme une conduite sexuelle inopportune, y compris des remarques ou commentaires, sur le même plan.

République ouvrière a choisi de réimprimer cet article puisque le gouvernement libéral du Québec vient d’adopter, en décembre dernier, son projet de loi 151, qui prétend s’attaquer aux violences sexuelles sur les campus. Mais sous le prétexte de contrer ces manifestations brutales de l’oppression des femmes, ce projet de loi vise en réalité à rendre impossibles les relations sexuelles consentantes entre professeurs et étudiants, via des « codes de conduite » qui seront mis en place dans chaque établissement. Les prétentions de l’État capitaliste à vouloir « protéger les femmes » avec ses lois sont hypocrites et frauduleuses. C’est ce même État qui s’est attaqué aux femmes musulmanes avec la loi 62 raciste interdisant la réception de services publics pour les femmes au visage voilé. C’est aussi cet État qui fait des coupes d’austérité massives dans les garderies. Et ce sont les flics de l’État qui agressent et persécutent les femmes autochtones, comme les révélations récentes à Val-d’Or l’ont montré de façon révoltante. La réalité est que l’État bourgeois et ses administrations scolaires, qui veulent maintenant contrôler la sexualité sur les campus, ont pour rôle de maintenir et de renforcer ce système violent, répressif et anti-femmes.

Cela n’a pas empêché l’Union étudiante du Québec et la Fédération étudiante collégiale du Québec de critiquer le projet de loi en disant qu’il n’allait pas assez loin ! Celles-ci réclament carrément une interdiction légale de toute relation amoureuse entre professeurs et étudiants. En tant que marxistes, nous nous opposons au projet de loi 151 ainsi qu’à tous les efforts de l’État et de ses administrations scolaires à vouloir réguler ou interdire des relations sexuelles consentantes. Notre principe dans toute relation est le consentement effectif, c’est-à-dire l’accord et la compréhension mutuelle, peu importe l’âge, le genre ou la « situation d’autorité » des personnes impliquées.

Tout comme la nouvelle application du Titre IX dénoncée par Kipnis, la définition dans le projet de loi 151 de « violence à caractère sexuel » est très large. Elle met dans la même catégorie des crimes comme le viol, ainsi que des « paroles » ou « attitudes à connotation sexuelle non désirée ». De plus, les « codes de conduite » prévus par le projet de loi 151 incluent aussi tout un lot de mesures visant à enrégimenter la sexualité sur les campus comme l’encadrement des « activités sociales ou d’accueil » et l’ajout de « mesures de sécurité » supplémentaires, ce qui ouvre la porte à davantage de flics et d’agents de sécurité.

Ce projet de loi ne changera rien à l’oppression brutale des femmes, qui est enracinée dans les fondements du système capitaliste et de la famille, et appuyée ici par des siècles de répression de l’Église catholique archi-réactionnaire. Ce projet de loi ne fera que renforcer l’arsenal répressif de l’État bourgeois, s’immiscer dans les relations privées et créer un climat de conformisme social étouffant. Gouvernement et administrations scolaires, hors des activités sexuelles consentantes !


Unwanted Advances

Sexual Paranoia Comes to Campus

Une critique

Le spectre du sexe hante-t-il les campus ? Sous prétexte de cibler le harcèlement et les agressions sexuelles, les administrations universitaires ont créé un climat de peur et imposé des valeurs néo-victoriennes. Comme le soutient le livre récent Unwanted AdvancesSexual Paranoia Comes to Campus [Avances non désirées — La paranoïa sexuelle envahit les campus] (HarperCollins Publishers, avril 2017), « non seulement les nouveaux codes des campus n’empêchent pas les rapports sexuels non consensuels, mais ils les produisent ». Rédigé par Laura Kipnis, professeure de l’Université Northwestern et qui se définit comme une féministe de gauche, le livre expose les définitions considérablement élargies de l’agression sexuelle, qui criminalisent tout, des relations ivres à la romance entre professeurs et étudiants, et permettent même que le consentement soit retiré rétroactivement.

Kipnis se joint à d’autres qui ont dénoncé le dispositif d’enquête sur l’« inconduite sexuelle » du Titre IX. Le Titre IX avait été à l’origine promulgué en 1972 pour interdire la discrimination sexuelle dans les institutions financées par le gouvernement fédéral, pour augmenter le financement des sports collégiaux féminins et l’inscription des femmes dans les facultés de médecine et de droit. Maintenant, il a été transformé en un gigantesque tribunal bidon sans aucun semblant de procédure régulière pour l’accusé. En 2011, l’administration Obama a publié une « Lettre cher collègue » contenant des directives révisées sur l’application du Titre IX, auxquelles les collèges et les universités devaient se conformer s’ils ne voulaient pas perdre leur financement fédéral. La plus frappante de ces directives est l’adoption de la norme de preuve la plus basse, une « prépondérance de la preuve », dans les audiences sur les agressions sexuelles sur les campus. Selon cette norme, l’accusé peut être déclaré coupable si la probabilité de culpabilité dépasse les 50 %, par opposition à la norme « hors de tout doute raisonnable » dans les affaires criminelles. Des étudiants se sont vu retirer leur bourse et ont été expulsés, et des professeurs ont vu leur carrière détruite sur la base de simples spéculations.

Avec le harcèlement sexuel vaguement défini comme « une conduite inopportune », les bureaucrates d’universités ont poursuivi des enseignants ainsi que des étudiants pour des commentaires controversés et des blagues ou des compliments malavisés. Et bien qu’il soit difficile de trouver du sexe sur un campus sans un certain état d’ébriété, selon les directives de l’ère Obama, tout acte sexuel sous influence est considéré comme non consensuel.

Kipnis a été elle-même témoin privilégiée d’un processus qui est normalement couvert d’un voile de secret, lorsqu’elle est devenue la cible d’une enquête de Titre IX pour avoir écrit un essai. Des étudiants se sont plaints qu’elle avait créé un environnement hostile avec son article dans la Chronicle of Higher Education, « Sexual Paranoia Strikes Academe » [La paranoïa sexuelle frappe le milieu académique] (février 2015), qui s’opposait aux interdictions des relations étudiants-professeurs et autres codes sexuels draconiens sur les campus. Après avoir documenté ce sinistre cirque dans un essai de suivi intitulé « My Title IX Inquisition » [Mon inquisition en vertu du Titre IX] (mai 2015), Kipnis est devenue la porte-parole involontaire d’innombrables victimes de la bureaucratie anti-sexe.

Certes, le viol et le harcèlement sexuel se produisent, et les universités sont passées maîtres pour balayer sous le tapis les cas de violence sexuelle criminelle pour préserver leur réputation. Kipnis fait tout son possible pour prouver qu’elle n’est pas indulgente par rapport au viol. Mais ça n’aide en rien les victimes d’abus réels lorsque des actes volontaires et involontaires sont regroupés sous la dénomination parapluie d’« inconduite sexuelle », c’est-à-dire lorsqu’on ne fait aucune distinction entre l’inconfort et la coercition. Comme nous l’écrivions à la suite de l’adoption de la loi « yes means yes » [oui c’est oui] en Californie : « L’idée qu’un malentendu — ou, d’ailleurs, du sexe ordinaire ou déplaisant — équivaut au viol est non seulement grotesque, mais elle banalise dangereusement la violence sexuelle réelle » (« Sex and Consent on Campus » [Sexe et consentement sur les campus], Workers Vanguard no 1056, 14 novembre 2014).

Lorsque la secrétaire [ministre fédérale] de l’éducation, Betsy DeVos, a annoncé en septembre qu’elle abrogerait les directives d’Obama, les féministes et les politiciens du Parti démocrate se sont empressés de dénoncer cette mesure qu’ils considéraient comme une nouvelle attaque par un gouvernement ouvertement raciste et ultraconservateur. Trump et ses acolytes de droite ont un sinistre programme pour éliminer le droit des femmes à l’avortement et mener une guerre raciste contre le peu de mesures d’« actions positives » [promouvant l’insertion des femmes et des minorités] qui restent. Mais les démocrates représentent les intérêts de la même classe bourgeoise que les républicains, et avancent aussi un programme anti-femmes, y compris la répression sexuelle. En fait, le renforcement des pouvoirs du gouvernement et de ses agents dans l’administration universitaire — effectué de façon cynique au nom de la défense des personnes vulnérables — profite aux forces réactionnaires qui visent à démanteler le Titre IX et à s’attaquer aux droits civiques en général.

Les usages et les abus du Titre IX

La campagne anti-sexe actuelle est enracinée dans le démantèlement bipartite [républicain et démocrate] des acquis limités, mais néanmoins réels obtenus à travers les luttes à la fin des années 1960 et au début des années 1970, lors de la radicalisation qui a accompagné les luttes pour les droits des noirs et contre la guerre du Vietnam. Mais des concessions importantes, telles que le droit légal à l’avortement, ont depuis été minées ou annulées par la bourgeoisie, par exemple avec l’érosion massive de Roe vs Wade [jugement de la Cour suprême qui légalisa l’avortement]. Les réformes sont toujours réversibles lorsque le pouvoir reste entre les mains des exploiteurs capitalistes.

Dans les années 1980, des libéraux et féministes ont joué un rôle auxiliaire lors d’une offensive de « valeurs familiales » de la droite, et se sont mis à promouvoir la panique sur le « date rape » [assimilant des expériences sexuelles désagréables au viol] sur les campus. L’appareil du Titre IX est devenu le dernier outil en date de la croisade anti-sexe de la bourgeoisie (qui dure depuis des dizaines d’années) pour justifier l’augmentation des forces de police de l’État et légitimer l’intrusion dans la vie privée — depuis les accusations démentielles d’abus sataniques rituels portées contre les travailleurs de garderies dans les années 1980, jusqu’à l’ostracisme permanent de centaines de milliers de personnes marquées « délinquants sexuels » aujourd’hui. Attiser l’anxiété de masse présente l’avantage de détourner le mécontentement de la majorité de la société des horreurs de la vie : le chômage, la chute des salaires et l’envolée des coûts du logement, des soins de santé et de l’éducation.

Mis à part la propre histoire de Kipnis, qu’elle raconte avec une finesse d’esprit impressionnante, le cas central de Unwanted Advances est celui de Peter Ludlow, professeur de philosophie titulaire très respecté à Northwestern. Ludlow a été chassé de l’université par les autorités du Titre IX qui l’ont reconnu coupable de harcèlement sexuel dans deux affaires. L’une impliquait une étudiante de premier cycle qui l’accusait de l’avoir forcée à boire de l’alcool et de l’avoir attouchée ; dans l’autre, une étudiante diplômée a affirmé qu’il y avait eu un acte non consensuel au cours de leur relation de plusieurs mois. Ludlow a nié toutes les accusations. Au cours de longues procédures de type « Chambre étoilée » [instances souvent secrètes où l’accusé a peu ou pas de droits], il a été banni du campus et sali dans la presse en tant que violeur. Mis sur liste noire, Ludlow a démissionné et a déménagé au Mexique, complètement ruiné par les frais juridiques. Il a remis tous ses documents à Kipnis, ce qui a confirmé les soupçons de celle-ci que l’affaire était un coup monté.

Kipnis décrit l’inquisition d’inconduite sexuelle, page après page, dans un détail captivant : l’accusé n’a pas le droit de connaître les accusations, ni qui les a faites, ce qui veut dire que c’est presque impossible de se défendre de manière efficace ; les audiences se déroulent en secret et se terminent habituellement par une ordonnance de bâillon à l’accusé ; les enquêteurs agissent en tant que juge et jury, et peuvent soulever des accusations basées sur le ouï-dire. Kipnis expose le parti pris quasi systématique des officiers du Titre IX en faveur des femmes qu’ils appellent « survivantes », un terme qui présuppose que les accusations soient vraies (et que l’homme soit l’agresseur).

En examinant le cas de Ludlow, Kipnis a découvert dans les coulisses de l’affaire une conseillère qui a joué un rôle néfaste dans de nombreuses autres enquêtes en vertu du Titre IX, la professeure Heidi Lockwood. Défiant toute logique, Lockwood nie que le consentement soit le facteur décisif pour déterminer si le sexe est consensuel. Dans son schéma, partagé par de nombreuses personnes dans les milieux académiques féministes, le consentement n’existe pas s’il y a des « différences de pouvoir ». Selon la logique de Lockwood, les femmes ne sont jamais des êtres indépendants pendant les rapports hétérosexuels puisque nous vivons dans un patriarcat.

Le sexe — qui, sous la moralité bourgeoise, est coloré par la honte, la peur et le dogme religieux, sans parler des inégalités de classe et de race — est souvent confus et compliqué. Mais nous ne pensons pas que quelqu’un qui est tout simplement plus âgé, qui a un meilleur emploi ou qui se trouve dans une position d’autorité, transforme inévitablement son « subordonné » en automate passif. Tant que les participants sont consentants au moment de l’acte, personne d’autre, et encore moins les administrateurs de l’État ou du campus, n’a le droit de leur dire si ou comment ils peuvent s’exécuter. Pour les marxistes, le principe directeur des relations sexuelles est le consentement effectif : ce que deux personnes (ou plus) acceptent de faire, indépendamment de l’âge, du sexe ou de la préférence sexuelle, ne relève pas du gouvernement ou des autorités du campus.

Dans son livre et ses essais récents, Kipnis s’oppose à ce que les étudiantes soient infantilisées et traitées de victimes impuissantes des professeurs avec qui elles ont eu des relations sexuelles. Elle revient sur ses propres années en tant qu’étudiante, avant que les rapports sexuels ne soient considérés comme dangereux et lorsque baiser des professeurs « faisait plus ou moins partie du programme scolaire ». Les étudiants et enseignants qui ont été séduits les uns par les autres et ont agi en conséquence au cours des années sont légion. La condamnation de ces actes est une tentative flagrante de contrôler et de criminaliser le sexe (ou tout ce qui pourrait s’en approcher) entre individus consentants. Nous nous opposons à toutes les lois sur « l’âge du consentement », qui interdisent les relations sexuelles consentantes au nom de la « protection » de la jeunesse : nous n’accordons pas à l’État capitaliste le droit de décréter un âge arbitraire auquel les gens peuvent expérimenter, désirer ou batifoler. De même, nous nous opposons à toutes les lois contre les « crimes sans victimes » tels que la prostitution, le jeu, la consommation de drogue ou la pornographie.

L’hystérie anti-sexe recoupe l’oppression raciale au cœur du capitalisme américain. Dans un pays où il suffit simplement d’être un homme noir pour que les flics montent de fausses allégations contre vous, les noirs et les minorités sont particulièrement ciblés et considérés comme des prédateurs présumés. La panique à propos de la sexualité masculine noire et du sexe interracial a longtemps été utilisée comme justification de la terreur de la corde à lyncher (légale ou extralégale) — voir en preuve les Scottsboro Boys et Emmett Till. Unwanted Advances mentionne en passant l’histoire d’un athlète d’université noir accusé d’agression sexuelle pour avoir fait un « hickey » à sa petite amie. Il s’agissait de l’affaire de Grant Neal, étudiant à l’Université d’État du Colorado. Bien que la femme ait signalé avec insistance qu’aucun acte non consensuel n’avait eu lieu, un ou une de ses « amis » a signalé le hickey aux autorités du Titre IX. Grant fut suspendu, sa bourse d’études sportive révoquée et aucune autre université n’a voulu l’admettre. Plus tard, il a poursuivi l’université pour discrimination, et conclu une entente à l’amiable.

Comme l’a rapporté la journaliste Emily Yoffe dans un article intitulé « The Question of Race in Campus Sexual-Assault Cases » [La question de la race dans les cas d’agression sexuelle sur les campus] (Atlantic, 11 septembre), l’Université Colgate a récemment fait l’objet d’une enquête pour discrimination raciale lors des processus d’instruction de plaintes d’agression sexuelle. Sur un campus où seuls 4 % des étudiants sont noirs, au cours de l’année scolaire 2013-14, les garçons noirs représentaient la moitié des personnes accusées de violences sexuelles. Les étudiants noirs et immigrants, qui manquent le plus souvent de ressources financières pour organiser une défense juridique efficace, sont exceptionnellement vulnérables face aux procureurs fanatiques et zélés. Le Titre IX a également été utilisé pour condamner des homosexuels et des militants de gauche.

Le mythe de la « culture du viol » : panique sexuelle et contrôle social

Le contexte idéologique de la paranoïa sexuelle sur le campus est la notion de « culture du viol ». Kipnis conteste deux affirmations très répandues : une étudiante sur cinq est victime d’une agression sexuelle et seulement 2 % des allégations de viol sont fausses. En fait, contrairement à l’idée que les universités seraient les fiefs de violeurs et de prédateurs, les étudiants connaissent en réalité des taux de violence sexuelle plus faibles que leurs homologues non universitaires. Dans les années 1990, Katie Roiphe, une étudiante diplômée de Princeton, a contesté l’idée d’une soi-disant « épidémie » de date rape sur les campus dans son livre frondeur, The Morning After : Sex, Fear, and Feminism on Campus [Le lendemain matin : Sexe, peur et féminisme sur les campus] (voir « La question du ‘‘date rape’’ : hystérie féministe et chasse aux sorcières anti-sexe », Women and Revolution no 43, hiver 1993-printemps 1994).

La fausse donnée du « un sur cinq » est tirée du livre de Susan Brownmiller, Against Our Will : Men, Women and Rape [Contre notre volonté : hommes, femmes et viol] (1975), qui est tristement célèbre parce que Brownmiller soutient que le viol ou la menace de viol est le principal moyen par lequel tous les hommes contrôlent toutes les femmes. Rempli de saletés racistes et anti-sexe, le livre est équivoque par rapport à la défense d’Emmett Till, un jeune noir de 14 ans qui avait été kidnappé et lynché pour avoir prétendument sifflé une femme blanche. Brownmiller présente le sifflet de Till — dont le meurtre était un incident qui avait galvanisé le mouvement des droits civiques — comme une « insulte délibérée s’approchant de l’agression physique ».

Kipnis soutient avec perspicacité que la « culture du viol » est devenue la contrepartie universitaire des attentats du 11 septembre qui ont servi de justification à la destruction massive des libertés civiles sous prétexte de la « guerre contre le terrorisme » :

« Sur les campus, le terme de culture du viol, comme le terme de terrorisme, est devenu la rhétorique de l’urgence. La peur devient la directive, provoquant davantage de peur […]. La guerre échouée exacerbe les peurs, ce qui justifie le renforcement de l’État de sécurité : dépenses énormes, niveaux de bureaucratie supplémentaires, surveillance, restitutions secrètes, justice sommaire — comme le fait d’expulser un étudiant de première année pour ‘‘coercition émotionnelle’’. »

Unwanted Advances aborde le contexte social et économique de la régulation du sexe. Aujourd’hui, où même un misérable 15 $ de l’heure est hors de portée pour des millions de travailleurs, les adultes d’âge collégial voient un avenir précaire. L’emploi bien rémunéré est loin d’être garanti même avec un diplôme de quatre ans, ce qui, de toute façon, laisse aux diplômés d’énormes dettes et les enchaîne au logement et à l’assurance maladie de leurs parents. Combinez cela avec le souci qu’une rencontre amoureuse pourrait aboutir à ce qu’on se fasse marquer comme « criminel sexuel », et vous avez un moyen solide pour la bourgeoisie d’imposer la conformité sociale.

Si Kipnis a été capable de maintenir son sang-froid pendant son propre procès loufoque en vertu du Titre IX, c’est en partie parce qu’en tant que professeure titulaire, elle sentait que son emploi était stable. Aujourd’hui, la majorité des professeurs ne sont pas aussi chanceux. Plus de la moitié de tous les enseignants universitaires sont des auxiliaires à temps partiel — des employés contractuels faiblement rémunérés, sans représentation syndicale ni sécurité d’emploi. Si un enseignant auxiliaire fait face aux moindres accusations d’inconduite sexuelle, sa carrière est immédiatement en jeu.

Les vendettas du Titre IX contre les « délinquants sexuels » renforcent le pouvoir des administrations universitaires réactionnaires des campus de dépouiller les professeurs titulaires et le personnel des quelques protections dont ils disposent. Les étudiants, les professeurs et les travailleurs des campus devraient avoir plus de moyens de se défendre contre les allégations d’inconduite, pas moins. La lutte pour obtenir et étendre les protections sociales sur les campus, y compris les droits syndicaux, nécessite de lutter contre l’administration, qui dirige l’université au nom de la bourgeoisie anti-femmes, anti-noire et anti-ouvrière.

Féminisme bourgeois contre marxisme révolutionnaire

Dans la société capitaliste, il y a peu de chance que les réelles victimes de viol obtiennent justice. Les femmes qui signalent un viol sont régulièrement harcelées par la police et sont presque jugées elles-mêmes lorsque les tribunaux les interrogent sur leur « moralité ». Dans le système juridique bourgeois, la poursuite des infractions sexuelles n’a pas grand-chose à voir avec la protection des femmes contre la violence, mais sert plutôt à maintenir leur asservissement au sein de la famille. L’institution de la famille est la principale source de l’oppression des femmes et des enfants. Pour la bourgeoisie, la famille sert à transmettre la propriété à la génération suivante. Pour les travailleurs, la famille — dans laquelle les femmes sont confinées à la gestion du foyer et à l’éducation de la génération suivante — inculque et renforce l’idéologie et la morale bourgeoises et, surtout, l’obéissance à l’autorité.

Non seulement les chasses aux sorcières anti-sexe renforcent la famille, mais elles servent également de base idéologique à la répression de l’État. Pour les marxistes, l’État capitaliste — comprenant les flics, les tribunaux et les prisons — est l’instrument des exploiteurs pour réprimer les exploités et les opprimés. Avec la famille et la religion organisée, il joue un rôle important pour maintenir l’oppression des femmes et des jeunes. Les féministes, même celles qui sont radicales ou « socialistes », fonctionnent entièrement dans le cadre de la domination capitaliste et rejettent cette conception. Il y a d’ailleurs aujourd’hui une forme de féminisme que l’on appelle « féminisme carcéral » parce que ces féministes réclament plus d’interventions policières, de poursuites judiciaires et de peines de prison comme solution à la violence contre les femmes.

Kipnis dénonce le féminisme carcéral et le féminisme paternaliste, c’est-à-dire le concept selon lequel les femmes devraient être protégées et les hommes policés, et soutient le « féminisme adulte ». Pour elle, le féminisme de sa génération a été « détourné ». Dans les années 1960 et 1970, des étudiants et étudiantes se sont battus pour mettre fin aux prérogatives in loco parentis [où les autorités universitaires agissent « à la place des parents »] des administrations du campus, tandis qu’aujourd’hui ses étudiants à elle invitent plutôt les fouines de l’administration universitaire dans leurs chambres à coucher.

Pourtant, les féministes se sont souvent rangées du côté de certains des réactionnaires les plus virulents, y compris en s’alliant avec des fondamentalistes religieux, pour soutenir les chasses aux sorcières anti-sexe de la bourgeoisie — de la censure de la porno à la criminalisation du sexe « déviant ». Le féminisme est basé sur la fausse conscience des femmes bourgeoises et petites-bourgeoises qui cherchent à entrer dans le club masculin hétérosexuel du pouvoir et du privilège. Leur stratégie a été de compter sur le Parti démocrate capitaliste pour défendre les femmes, ce qui ne sert qu’à démobiliser les combattants pour les droits des femmes.

Alors que Kipnis déplore le fait que les droits à l’avortement, l’égalité des salaires, la garde des enfants et les congés de maternité ont été relégués à de simples questions secondaires, elle compte encore sur le féminisme pour répondre à ces préoccupations. En fait, la lutte pour des revendications comme des services de garde de qualité gratuits et ouverts 24 heures sur 24, le principe « à travail égal, salaire égal », la contraception et l’avortement gratuits doit être liée à la lutte pour renverser le système économique qui est la source de l’oppression des femmes. Pour obtenir la libération des femmes, il faut une révolution socialiste, qui déracinera le système de propriété privée et remplacera la famille par des services de garde et de tâches ménagères socialisés, intégrant ainsi pleinement les femmes dans la vie sociale et politique.

Les pseudo-socialistes adhèrent à la frénésie anti-sexe

La majorité de la gauche a ignoré, ou alors traité avec mépris, la publication d’Unwanted Advances, ce qui témoigne du climat politique réactionnaire. Kipnis a plutôt été saluée par des groupes libertaires de droite comme FIRE et Reason, tous deux liés aux frères Koch [milliardaires américains qui financent des groupes de droite]. Ces groupes se font passer pour des champions du (faux) programme de « liberté d’expression » sur le campus pour couvrir des provocations racistes et sexistes. Kipnis est perplexe devant ces éloges venant de ceux qui veulent détruire la gauche. En confiant à l’État capitaliste des pouvoirs qui seront inévitablement utilisés contre eux, les libéraux et les féministes ont tendu des armes à la droite. Lorsque les socialistes réformistes marchent au même pas que les féministes (lire : Démocrates) pour promouvoir les codes de comportement bourgeois, cela montre à quel point ils se sont adaptés aux « valeurs familiales » puritaines. Dans l’article « DeVos Is Turning the Clock Back on Survivors » [DeVos fait reculer les survivantes] (Socialist Worker, 13 septembre), l’International Socialist Organization (ISO) se plaint de la dernière action de DeVos, qui selon eux fait partie d’une « série d’attaques contre les survivantes par l’administration actuelle ». Ils déclarent : « Nous ne reviendrons pas en arrière ». L’ISO salue la « Lettre cher collègue » d’Obama et publie des statistiques douteuses sur l’agression sexuelle afin de rejoindre ce qu’ils considèrent comme un mouvement « de plus en plus important » contre la violence sexuelle sur le campus. Ce mouvement fait la promotion du système éducatif bourgeois raciste, sexiste et élitiste et le présente comme un « espace » dans lequel les femmes, les personnes transgenres ou les minorités raciales peuvent être « à l’abri » de l’oppression.

Socialist Alternative (SAlt) [lié à Alternative socialiste au Québec] s’est accrochée au même mouvement, en particulier à l’UCLA [Université de Californie à Los Angeles], où ils ont été actifs lors du cas Titre IX de Gabriel Piterberg. Professeur d’histoire israélien pro-palestinien, Piterberg a été accusé en 2014 de harcèlement sexuel par deux étudiantes diplômées. Tout en niant les accusations, il a conclu un règlement avec l’université, qui comprenait une amende, une suspension d’un trimestre sans salaire, et son licenciement du poste de directeur du Center for Near Eastern Studies [Centre d’études sur le Proche-Orient] de l’université. Mais cela ne suffisait pas à SAlt et à ses cohortes du «  Bruins Against Sexual Harassment » féministe. Des manifestants étudiants ont fait annuler ses cours à plusieurs reprises, fulminant que l’UCLA protégeait un « prédateur sexuel ».

Quoi qu’il se soit passé entre Piterberg et ses accusatrices, nous nous opposons à la punition éternelle, qui revient à être marqué à vie comme un délinquant sexuel. Piterberg est également un défenseur bien connu du peuple palestinien opprimé, et est visé depuis des années par de puissantes forces sionistes. Son traitement pose la question de savoir si les dispositifs du Titre IX sont en train d’être utilisés pour faire le sale boulot des sionistes.

Alors que personne ne peut résoudre tous les problèmes des relations sexuelles dans cette société pourrie, nous nous opposons à toute tentative d’adapter la sexualité humaine à des « normes » préétablies. Créer des relations véritablement égales entre les êtres humains dans tous les domaines, y compris le sexe, requiert rien de moins que la destruction du système capitaliste à travers une série de révolutions socialistes au niveau international, ouvrant la voie à la création d’un monde communiste. Dans une société sans classes, les contraintes sociales et économiques sur les relations sexuelles seront inexistantes et, selon les mots de Friedrich Engels : « Alors, il ne reste plus d’autre motif que l’inclination réciproque. »