Le Bolchévik nº 231

Mai 2020

 

Extraits de Le marxisme et notre époque de Léon Trotsky

L'époque de la décomposition impérialiste et la nécessité de la révolution socialiste

En avril 1939, le dirigeant révolutionnaire Léon Trotsky écrivit une introduction à l’abrégé du premier livre du Capital de Marx établi par Otto Rühle ; cette introduction fut republiée par la suite sous le titre Le marxisme et notre époque. Ce texte de Trotsky, dont nous publions ci-dessous des extraits, réaffirmait l’actualité du marxisme révolutionnaire à la suite de près d’une décennie de récession – la « crise de 1929 » – et à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Le marxisme est toujours d’une actualité aussi brûlante aujourd’hui, plus d’un siècle après le début de l’ère impérialiste, le stade du capitalisme en décomposition.

Le marxisme, c’est-à-dire le socialisme scientifique, repose sur une conception matérialiste de la société. Il n’explique pas seulement le fonctionnement du capitalisme, mais aussi qu’il faudra renverser ce système irrationnel par une révolution ouvrière pour que l’humanité prenne enfin le contrôle de la vie économique et du monde naturel. L’instrument indispensable pour y parvenir, c’est un parti ouvrier révolutionnaire d’avant-garde comme celui des bolchéviks de Lénine et Trotsky, qui a conduit le prolétariat au pouvoir lors de la Révolution d’octobre 1917 en Russie, donnant ainsi chair et sang au programme marxiste.

Seul le pouvoir ouvrier, organisé à l’échelle mondiale, pourra jeter les bases d’une société communiste mondiale sans classes, une société où régneront l’abondance et la liberté humaine, dont Marx avait prédit l’avènement.

* * *

Ayant défini la science en tant que connaissance des phénomènes objectifs de la nature, l’homme s’est efforcé opiniâtrement et obstinément de se soustraire lui-même à la science, se réservant des privilèges spéciaux sous forme de prétendus rapports avec des forces supra-sensibles (religion) ou avec des préceptes moraux éternels (idéalisme). Marx a privé définitivement et pour toujours l’homme de ces odieux privilèges, en le considérant comme un anneau naturel dans le processus de l’évolution de la nature matérielle, en considérant la société humaine comme l’organisation de la production et de la distribution, en considérant le capitalisme comme un stade du développement de la société humaine.

Il n’était pas dans l’intention de Marx de découvrir les « lois éternelles » de l’économie. Il nia l’existence de telles lois. L’histoire du développement de la société humaine est l’histoire de la succession de différents systèmes économiques, qui ont chacun leurs lois propres. Le passage d’un système à un autre a toujours été déterminé par la croissance des forces productives, c’est-à-dire de la technique et de l’organisation du travail. Jusqu’à un certain degré, les changements sociaux ont un caractère quantitatif et n’altèrent pas les fondements de la société, c’est-à-dire les formes dominantes de la propriété. Mais il arrive un moment où les forces productives accrues ne peuvent plus rester enfermées dans les vieilles formes de propriété ; alors survient dans l’ordre social un changement radical, accompagné de secousses. À la commune primitive succéda ou s’ajouta l’esclavage ; l’esclavage fut remplacé par le servage avec sa superstructure féodale ; au XVIe siècle, le développement commercial des villes en Europe entraîna l’avènement du régime capitaliste, qui passa ensuite par plusieurs stades. Dans son Capital, Marx n’étudie pas l’économie en général, mais l’économie capitaliste, avec ses lois spécifiques propres. Des autres systèmes économiques, il ne parle qu’incidemment et seulement pour en dégager les caractères du capitalisme. […]

La loi de la valeur-travail

Dans la société contemporaine, le lien cardinal entre les hommes est l’échange. Tout produit du travail, qui entre dans le processus de l’échange, devient une marchandise. Marx a commencé ses recherches par la marchandise et a déduit de cette cellule fondamentale de la société capitaliste les rapports sociaux qui se sont formés objectivement sur la base de l’échange, indépendamment de la volonté de l’homme. C’est la seule méthode qui permette de résoudre cette énigme fondamentale : comment, dans la société capitaliste, où chacun pense pour soi-même et où personne ne pense pour tous, se sont créés les rapports entre les différentes branches de l’économie indispensables à la vie ?

Le travailleur vend sa force de travail, le fermier porte son produit au marché, le prêteur d’argent ou le banquier accorde des prêts, le commerçant offre son assortiment de marchandises, l’industriel bâtit une usine, le spéculateur achète et vend des actions et des obligations, chacun d’entre eux ayant ses propres considérations, son propre plan, ses propres intérêts concernant les salaires ou le profit. Néanmoins, de tout ce chaos d’efforts et d’actions individuelles, résulte un certain ensemble économique qui, certes, n’est pas harmonieux mais contradictoire, et qui permet cependant à la société, non seulement d’exister, mais encore de se développer. Cela signifie qu’après tout ce chaos n’est d’aucune façon un chaos, que, dans une certaine mesure, il est réglé automatiquement et inconsciemment. Comprendre le mécanisme qui donne aux différents aspects de l’économie un équilibre relatif, c’est découvrir les lois objectives du capitalisme.

Manifestement, les lois qui gouvernent les différentes sphères de l’économie capitaliste, les salaires, les prix, la rente foncière, le profit, l’intérêt, le crédit, la Bourse, sont nombreuses et complexes. Mais, en dernier lieu, elles se ramènent à une loi unique découverte par Marx et qu’il a explorée à fond : c’est la loi de la valeur-travail qui est certainement le régulateur fondamental de l’économie capitaliste. L’essence de cette loi est simple. La société dispose d’une certaine réserve de force de travail vivante. Appliquée à la nature, cette force produit les objets nécessaires à la satisfaction des besoins de l’humanité. Par suite de la division du travail entre les producteurs indépendants, ces objets prennent la forme de marchandises. Les marchandises s’échangent à un taux donné, d’abord directement, plus tard au moyen d’un intermédiaire : l’or ou la monnaie. La propriété essentielle des marchandises, propriété qui les rend, suivant un certain rapport, égales entre elles, est le travail humain dépensé pour les produire, – le travail abstrait, le travail en général, – la base et la mesure de la valeur. La division du travail entre des millions de producteurs dispersés n’entraîne pas la désagrégation de la société parce que les marchandises sont échangées d’après le temps de travail socialement nécessaire exigé par leur production. En acceptant ou en rejetant les marchandises, le marché, l’arène de l’échange, décide si elles contiennent ou ne contiennent pas de travail socialement nécessaire et, par là, détermine les quantités des différentes espèces de marchandises nécessaires à la société et, par conséquent aussi, la distribution de la force de travail entre les différentes branches de la production.

Les processus réels du marché sont infiniment plus complexes que nous ne l’avons exposé ici en quelques lignes. Ainsi, les prix, en oscillant autour de la valeur du travail, sont tantôt en dessous, tantôt au-dessus de leur valeur. Les causes de ces variations sont expliquées en long et en large dans le troisième livre du Capital où Marx décrit « Le procès d’ensemble de la production capitaliste ». Néanmoins, quelque considérables que puissent être les écarts entre le prix et la valeur des marchandises dans des cas particuliers, la somme de tous les prix est égale à la somme de toutes les valeurs, parce qu’en dernier ressort seules les valeurs qui ont été créées par le travail humain sont à la disposition de la société humaine, et les prix ne peuvent pas franchir cette limite, même si l’on tient compte du prix de monopole des trusts ; là où le travail n’a pas créé de nouvelle valeur, Rockefeller lui-même ne peut rien tirer.

L’inégalité et l’exploitation

Mais si les marchandises sont échangées d’après la quantité de travail qu’elles contiennent, comment l’inégalité peut-elle résulter de l’égalité ? Marx a résolu cette énigme en exposant la nature particulière d’une des marchandises qui est à la base de toutes les autres marchandises : la force de travail. Le propriétaire des moyens de production, le capitaliste, achète la force de travail. Comme toutes les autres marchandises, celle-ci est évaluée d’après la quantité de travail qu’elle renferme, c’est-à-dire d’après les moyens de subsistance qui sont nécessaires à l’entretien et à la reproduction du travailleur. Mais la consommation de cette marchandise – la force de travail – c’est le travail, c’est-à-dire la création de nouvelles valeurs. La quantité de ces valeurs est plus grande que celle des valeurs que le travailleur lui-même reçoit et dépense pour son entretien. Le capitaliste achète la force de travail pour l’exploiter. C’est cette exploitation qui est la source de l’inégalité.

Cette partie du produit du travail qui sert à assurer la subsistance du travailleur, Marx l’appelle le produit nécessaire ; la partie que le travail produit en plus, c’est la plus-value [Mehrwert en allemand, ou « survaleur »]. La plus-value doit avoir été produite par l’esclave, sinon le propriétaire d’esclaves n’aurait pas entretenu d’esclaves. La plus-value a été produite par le serf, sinon le servage n’aurait été d’aucune utilité pour la noblesse terrienne. La plus-value est produite de même – mais dans une proportion infiniment plus grande – par le travailleur salarié, sinon le capitaliste n’aurait aucun intérêt d’acheter la force de travail. La lutte de classes n’est rien d’autre que la lutte pour la plus-value. Celui qui possède la plus-value est le maître de la situation ; il possède la richesse, il possède l’État, il a la clé de l’Église, des tribunaux, des sciences et des arts.

La concurrence et le monopole

Les rapports entre les capitalistes qui exploitent les travailleurs sont déterminés par la concurrence, principal ressort du progrès capitaliste. Les grandes entreprises ont sur les petites les plus grands avantages techniques, financiers, organisationnels, économiques et, « last but not least », politiques. Une plus grande quantité de capitaux, permettant d’exploiter un plus grand nombre de travailleurs, donne inévitablement la victoire à celui qui les possède. Telle est la base inaltérable du processus de concentration et de centralisation du capital.

Tout en stimulant le développement progressif de la technique, la concurrence détruit peu à peu non seulement les couches de producteurs intermédiaires, mais elle se détruit elle-même. Sur les cadavres ou semi-cadavres des petits et moyens capitalistes émerge un nombre toujours plus petit de seigneurs capitalistes toujours plus puissants. Ainsi, de la concurrence «  honnête », «  démocratique » et «  progressiste » surgit irrévocablement le monopole «  malfaisant », «  parasitaire » et «  réactionnaire » . Sa domination commença à s’affirmer à partir des années 1880 et prit sa forme définitive au tournant du vingtième siècle. Maintenant la victoire du monopole est ouvertement reconnue par les représentants officiels de la société bourgeoise. L’influence modératrice de la concurrence – déplore l’ex-ministre de la Justice des États-Unis, M. Homer S. Cummings – est peu à peu évincée et, dans de nombreux domaines, elle ne subsiste que comme « un souvenir très vague des conditions d’autrefois ». Et pourtant, lorsque Marx, cherchant à prévoir par l’analyse l’avenir du système capitaliste, démontra pour la première fois que le monopole est une conséquence des tendances inhérentes au capitalisme, le monde bourgeois continua à regarder la concurrence comme une loi éternelle de la nature.

L’élimination de la concurrence par le monopole marque le commencement de la désagrégation de la société capitaliste. La concurrence était le ressort créateur principal du capitalisme et la justification historique du capitaliste. Par là même, l’élimination de la concurrence signifie la transformation des actionnaires en parasites sociaux. La concurrence avait besoin de certaines libertés, d’une atmosphère libérale, d’un régime démocratique, d’un cosmopolitisme commercial. Le monopole réclame un gouvernement aussi autoritaire que possible, des murailles douanières, ses « propres » sources de matières premières et ses propres marchés (colonies). Le dernier mot dans la désagrégation du capitalisme de monopole, c’est le fascisme.

La crise industrielle

La fin du siècle dernier et le commencement du siècle présent furent marqués par des progrès du capitalisme tellement gigantesques que les crises cycliques semblaient n’être plus que des ennuis « accidentels ». Pendant les années d’optimisme capitaliste presque universel, les critiques de Marx nous assuraient que le développement national et international des trusts, consortiums et cartels introduisait dans le marché un contrôle planifié et annonçait la victoire finale sur les crises. D’après [l’économiste allemand antimarxiste] Sombart, les crises ont déjà été « abolies » avant la guerre par le mécanisme du capitalisme lui-même, de sorte que le « problème des crises nous laisse aujourd’hui à peu près indifférents ». Maintenant, à peine dix ans plus tard, ces mots résonnent comme une plaisanterie creuse, car ce n’est que de nos jours que la prédiction de Marx se réalise dans toute sa force tragique. Dans un organisme qui a le sang vicié, toute affection passagère tend à prendre un caractère chronique. Même ainsi, dans l’organisme putrescent du capitalisme monopoliste, les crises prennent une forme particulièrement maligne.

Il est remarquable que la presse capitaliste, qui s’efforce de nier comme elle peut l’existence même des monopoles, a recours à ces mêmes monopoles pour nier aussi, comme elle peut, l’anarchie capitaliste. Si les soixante familles contrôlaient la vie économique des États-Unis, observe ironiquement le New York Times, « cela prouverait que le capitalisme américain, loin de manquer de plan, est organisé avec grand soin ». Cet argument manque son but.

Le capitalisme a été incapable de développer jusqu’au bout une seule de ses tendances. De même que la concentration de la richesse n’abolit pas la classe moyenne, de même le monopole n’abolit pas la concurrence, mais il ne fait que l’opprimer et l’estropier. Non moins que le « plan » de chacune des soixante familles, les diverses variantes de ces plans ne se soucient pas le moins du monde de coordonner les diverses branches de l’économie, mais plutôt d’accroître les profits de leur clique monopoliste aux dépens des autres cliques et de la nation entière. Le choc de tous ces plans dans le compte final ne fait qu’approfondir l’anarchie dans l’économie nationale. La dictature monopoliste et le chaos ne s’excluent pas mutuellement ; au contraire, ils se complètent et s’entretiennent mutuellement.

La crise de 1929 éclata aux États-Unis un an après que Sombart eut proclamé l’entière indifférence de sa « science » au problème même des crises. Du sommet d’une prospérité sans précédent, l’économie des États-Unis a été précipitée dans l’abîme d’un marasme effrayant. Personne, du temps de Marx, n’aurait pu concevoir des convulsions d’une telle ampleur ! Le revenu national des États-Unis s’était élevé en 1920 pour la première fois à 69 milliards de dollars, pour tomber l’année suivante à 50 milliards de dollars (27 % de baisse). À la suite de la prospérité des années qui suivirent, le revenu national monta de nouveau en 1929 à son plus haut point, c’est-à-dire 81 milliards de dollars, pour tomber en 1932 à 40 milliards de dollars, c’est-à-dire plus de la moitié ! Pendant les neuf années 1930-1938, furent perdus environ 43 millions d’années de travail humain et 133 milliards de dollars du revenu national, en calculant le travail et le revenu sur la base des chiffres de 1929, alors qu’il n’y avait « que » 2 millions de chômeurs. Si tout cela n’est pas de l’anarchie, quelle peut bien être la signification de ce mot ?

La théorie de l’effondrement

Les esprits et les cœurs des intellectuels de la classe moyenne et des bureaucrates syndicaux furent presque complètement hypnotisés par les réalisations du capitalisme entre l’époque de la mort de Marx et l’explosion de la guerre mondiale. L’idée du processus graduel (« évolution ») semblait avoir été assurée pour toujours, tandis que l’idée de révolution était considérée comme un pur vestige de la barbarie. On n’amendait pas, en la corrigeant partiellement et en la précisant, la prédiction de Marx d’une concentration croissante du capital, d’une aggravation des contradictions de classe, d’un approfondissement des crises et de l’effondrement catastrophique du capitalisme : on lui opposait la prédiction qualitativement contraire d’une distribution mieux équilibrée du revenu national, de l’adoucissement des contradictions de classe et d’une réforme graduelle de la société capitaliste. Jean Jaurès, le plus doué des social-démocrates de cette époque classique, espérait remplir graduellement la démocratie politique d’un contenu social. C’est en cela que consiste l’essence du réformisme. Telle était la prédiction opposée à celle de Marx. Qu’en reste-t-il ?

La vie du capitalisme de monopole de notre époque est une chaîne de crises. Chaque crise est une catastrophe. Le besoin d’échapper à ces catastrophes partielles au moyen de murailles douanières, inflation, accroissement des dépenses gouvernementales, dettes, etc., prépare le terrain pour de nouvelles crises, plus profondes et plus larges. La lutte pour les matières premières, pour les colonies, rend les catastrophes militaires inévitables. Celles-ci préparent inéluctablement des catastrophes révolutionnaires. Vraiment, il n’est pas facile d’admettre avec Sombart que le capitalisme devient avec le temps de plus en plus « calme, tranquille, raisonnable ». Il serait plus juste de dire qu’il est en train de perdre ses derniers vestiges de raison. En tout cas, il n’y a pas de doute que la « théorie de l’effondrement » a triomphé de la théorie du développement pacifique.

Le déclin du capitalisme

Si le contrôle du marché a coûté cher à la société, il n’en est pas moins vrai que l’humanité, jusqu’à une certaine étape, approximativement jusqu’à la guerre mondiale, s’est élevée, s’est enrichie, s’est développée à travers des crises partielles et générales. La propriété privée des moyens de production était encore, à cette époque, un facteur relativement progressiste. Mais aujourd’hui le contrôle aveugle par la loi de la valeur refuse de servir davantage. Le progrès humain est dans une impasse. En dépit des derniers triomphes de la pensée technique, les forces productives matérielles ont cessé de croître. Le symptôme le plus clair de ce déclin est la stagnation mondiale qui règne dans l’industrie du bâtiment, par suite de l’arrêt des investissements dans les branches fondamentales de l’économie. Les capitalistes ne sont tout simplement plus capables de croire à l’avenir de leur propre système. […]

Les possibilités de production et la propriété privée

Dans son message au Congrès du début de 1937, le président Roosevelt exprima son désir d’élever le revenu national à 90 ou 100 milliards de dollars, sans pourtant indiquer comment il y parviendrait. En lui-même, ce programme est extrêmement modeste. En 1929, lorsqu’il y avait environ 2 millions de chômeurs, le revenu national atteignait 81 milliards de dollars. La mise en action des forces productives actuelles suffirait, non seulement pour réaliser le programme de Roosevelt, mais même pour le dépasser considérablement. Machines, matières premières, main-d’œuvre, rien ne manque – pas même les besoins de la population. Si malgré tout cela le plan est irréalisable – et il l’est –, la seule raison est l’antagonisme insupportable qui s’est développé entre la propriété capitaliste et le besoin social d’une production croissante. La fameuse Enquête nationale sur les capacités productives, organisée par le gouvernement, arriva à la conclusion que la valeur totale de la production et des services s’élevait en 1929 à presque 94 milliards de dollars, en calculant sur la base des prix de détail. Cependant, si toutes les possibilités de production réelles avaient été utilisées, ce chiffre se serait élevé à 135 milliards de dollars, ce qui aurait donné une moyenne de 4 370 dollars par an et par famille, somme suffisante pour assurer une vie décente et confortable. Il faut ajouter que les calculs de l’Enquête nationale sont basés sur l’organisation actuelle de la production aux États-Unis, telle que l’histoire anarchique du capitalisme l’a faite. Si cette organisation était refondue sur la base d’un plan socialiste unifié, ces calculs de production pourraient être considérablement dépassés, et un niveau de vie élevé et confortable, sur la base d’une journée de travail extrêmement courte, pourrait être assuré à tout le monde.

Ainsi, pour sauver la société, il n’est nécessaire ni d’arrêter le développement de la technique, ni de fermer les usines, ni d’accorder des primes aux fermiers pour saboter l’agriculture, ni de transformer le tiers des travailleurs en mendiants, ni de faire appel à des fous comme dictateurs. Aucune de ces mesures, grotesquement contraires aux intérêts de la société, n’est nécessaire. Ce qui est indispensable et urgent, c’est de séparer les moyens de production de leurs propriétaires parasites actuels, et d’organiser la société d’après un plan rationnel. Après quoi, il serait enfin possible de guérir réellement la société de ses maux. Tous ceux capables de travailler trouveraient du travail. La longueur de la journée de travail diminuerait graduellement. Les besoins de tous les membres de la société trouveraient des possibilités de satisfaction de plus en plus grandes. Les mots « pauvreté », « crise », « exploitation » disparaîtraient de la circulation. Le genre humain franchirait enfin le seuil de la véritable humanité.

L’inéluctabilité du socialisme

« À mesure que diminue le nombre des potentats du capital », dit Marx, « s’accroissent la misère, l’oppression, l’esclavage, la dégradation, l’exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste . […] La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L’heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés. »

C’est la révolution socialiste. Pour Marx, le problème de la reconstruction de la société ne surgissait pas de quelque prescription motivée par ses préférences personnelles ; il résultait, comme une nécessité historique inexorable, d’une part de la croissance des forces productives jusqu’à leur pleine maturité, d’autre part de l’impossibilité de développer davantage ces forces productives sous le règne de la loi de la valeur.

Les élucubrations de certains intellectuels, selon lesquelles, en dépit de l’enseignement de Marx, le socialisme ne serait pas inéluctable, mais seulement possible, sont absolument vides de sens. Il est évident que Marx n’a jamais voulu dire que le socialisme se réaliserait sans l’intervention de la volonté et de l’action de l’homme ; une telle idée est simplement absurde. Marx a prédit que, pour sortir de la catastrophe économique où doit conduire inévitablement le développement du capitalisme – et cette catastrophe est devant nos yeux  –, il ne peut y avoir d’autre issue que la socialisation des moyens de production. Les forces productives ont besoin d’un nouvel organisateur et d’un nouveau maître et, l’existence déterminant la conscience, Marx ne doutait pas que la classe ouvrière, au prix d’erreurs et de défaites, parviendrait à prendre conscience de la situation réelle, et, tôt ou tard, tirerait les conclusions pratiques qui s’imposent.

Que la socialisation des moyens de production créés par le capitalisme offre un avantage économique énorme, c’est ce que l’on peut démontrer aujourd’hui, non seulement en théorie, mais aussi par l’expérience de l’URSS, en dépit des limites de cette expérience. Il est vrai que les réactionnaires capitalistes, non sans artifice, se servent du régime de Staline comme d’un épouvantail contre les idées du socialisme. En fait, Marx n’a jamais dit que le socialisme pouvait se réaliser dans un seul pays, et, de plus, dans un pays arriéré. Les privations que les masses subissent toujours en URSS, l’omnipotence de la caste privilégiée qui s’est élevée au-dessus de la nation et de sa misère, enfin l’arbitraire insolent des bureaucrates ne sont pas les conséquences des méthodes économiques du socialisme, mais de l’isolement et du retard historique de l’URSS, prise dans l’étau de l’encerclement capitaliste. L’étonnant, c’est que dans des conditions aussi exceptionnellement défavorables, l’économie planifiée ait réussi à démontrer ses indiscutables avantages.

Tous les sauveurs du capitalisme, ceux de l’espèce démocratique aussi bien que ceux de l’espèce fasciste, s’efforcent de limiter, ou tout au moins de camoufler la puissance des magnats du capital, afin de prévenir « l’expropriation des expropriateurs ». Ils reconnaissent tous, et certains d’entre eux l’admettent même ouvertement, que l’échec de leurs tentatives réformistes doit inévitablement conduire à la révolution socialiste. Ils ont tous réussi à démontrer que leurs méthodes pour sauver le capitalisme ne sont que charlatanisme réactionnaire et impuissant. La prédiction de Marx sur l’inéluctabilité du socialisme est ainsi pleinement confirmée par l’absurde.

La révolution socialiste est inévitable

La propagande de la « technocratie », qui a fleuri pendant la période de la grande crise de 1929-1932, était fondée sur cette prémisse correcte que l’économie ne peut être rationalisée que par l’union de la technique élevée à la hauteur de la science et du gouvernement mis au service de la société. Une telle union n’est possible que si la technique et le gouvernement sont libérés de l’esclavage de la propriété privée. C’est là que commence la grande tâche révolutionnaire. Pour libérer la technique de la cabale des intérêts privés et mettre le gouvernement au service de la société, il faut « exproprier les expropriateurs ». Seule une classe puissante, intéressée à sa propre libération, et opposée aux expropriateurs capitalistes monopolistes, est capable d’accomplir cette tâche. Ce n’est qu’alliée à un gouvernement prolétarien que la couche des techniciens qualifiés peut construire une économie réellement scientifique et réellement rationnelle, c’est-à-dire socialiste.

Le mieux serait évidemment d’atteindre ce but d’une manière pacifique, graduelle, démocratique. Mais un ordre social qui s’est survécu à lui-même ne cède jamais la place à son successeur sans résistance. Si la jeune et puissante démocratie s’est révélée en son temps incapable d’empêcher l’accaparement de la richesse et du pouvoir par la ploutocratie, est-il possible d’attendre d’une démocratie sénile et ravagée qu’elle se révèle capable de transformer un ordre social basé sur la domination illimitée des 60 familles ? La théorie et l’histoire enseignent que la substitution d’un régime social à un autre suppose la forme la plus élevée de la lutte de classe, c’est-à-dire la révolution. Même l’esclavage n’a pu être aboli aux États-Unis sans une guerre civile. « La force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail. » Personne n’a encore été capable de réfuter Marx sur ce principe fondamental de la sociologie de la société de classes. Seule une révolution socialiste peut déblayer la voie vers le socialisme. […]

Métropoles et colonies

« Le pays le plus développé industriellement », écrivait Marx dans la préface à la première édition de son Capital, « ne fait que montrer à ceux qui le suivent sur l’échelle industrielle l’image de leur propre avenir ». Cette idée ne peut en aucun cas être prise à la lettre. La croissance des forces productives et l’approfondissement des contradictions sociales sont indubitablement le sort de tout pays qui s’est engagé dans la voie d’une évolution bourgeoise. Cependant, la disproportion entre les « rythmes » et mesures qui se produit dans tout développement humain, et qui a des raisons à la fois naturelles et historiques, n’est pas seulement devenue particulièrement aiguë sous le capitalisme, mais elle a donné naissance à une interdépendance complexe, faite de soumission, d’exploitation et d’oppression, entre les pays de type économique différent.

Seule une minorité de pays a passé par tout ce développement systématique et logique qui part de l’artisanat et aboutit à l’usine, en passant par la manufacture, développement que Marx a soumis à une analyse si détaillée. Le capital commercial, industriel et financier a envahi de l’extérieur les pays arriérés, détruisant en partie les formes primitives de l’économie naturelle, les soumettant en partie au système industriel et bancaire mondial de l’Occident. Sous le fouet de l’impérialisme, les colonies et les semi-colonies se sont vues obligées de négliger les stades intermédiaires, tout en restant cependant artificiellement accrochées à un niveau ou un autre. Le développement de l’Inde n’est pas la copie du développement de l’Angleterre ; il en est le complément. Cependant, pour comprendre le type de développement combiné des pays arriérés et dépendants comme l’Inde, il faut toujours avoir à l’esprit le schéma classique que Marx a tiré du développement de l’Angleterre. La loi de la valeur-travail régit aussi bien les calculs des spéculateurs de la City de Londres que les opérations des changeurs de monnaie dans les coins les plus reculés de Hyderabad, à cette seule différence près que, dans le dernier cas, elle prend des formes plus simples et moins astucieuses.

L’inégalité du développement a procuré d’énormes bénéfices aux pays avancés qui, quoique à des degrés divers, ont continué à se développer aux dépens des pays arriérés, en les exploitant, en se les soumettant comme colonies, ou tout au moins en les empêchant de s’élever jusqu’à l’aristocratie capitaliste. Les fortunes de l’Espagne, de la Hollande, de l’Angleterre, de la France se sont constituées, non seulement par la plus-value prélevée sur leur propre prolétariat, non seulement par le pillage de leur propre petite bourgeoisie, mais aussi par le pillage systématique de leurs possessions d’outre-mer. L’exploitation des classes fut complétée et sa puissance fut accrue par l’exploitation des nations.

La bourgeoisie des métropoles se trouva en mesure d’assurer une position privilégiée à son propre prolétariat, surtout à ses couches supérieures, au moyen d’une partie des superprofits amassés dans les colonies. Sans cela, toute espèce de régime démocratique stable eût été impossible. Sous sa forme la plus large, la démocratie bourgeoise devint et reste toujours une forme de gouvernement qui n’est accessible qu’aux nations les plus aristocratiques et les plus exploiteuses. La démocratie antique reposait sur l’esclavage, la démocratie impérialiste repose sur le pillage des colonies.

Les États-Unis qui, formellement, n’ont presque pas de colonies, sont néanmoins la plus privilégiée de toutes les nations de l’histoire. Des immigrants actifs venus d’Europe prirent possession d’un continent extrêmement riche, exterminèrent la population indigène, s’emparèrent de la meilleure partie du Mexique et se taillèrent la part du lion dans les richesses mondiales. Les réserves de graisse ainsi accumulées continuent d’être utiles même maintenant, à l’époque du déclin, pour graisser les rouages de la démocratie. […]

Le fait que, à l’époque récente, pas une des colonies ou des semi-colonies n’a accompli sa révolution démocratique, particulièrement dans le domaine des rapports agraires, est entièrement dû à l’impérialisme, qui est devenu le principal frein du progrès économique et politique. Tout en pillant les richesses naturelles des pays arriérés et en freinant délibérément leur développement industriel autonome, les magnats des trusts et leurs gouvernements accordent un soutien financier, politique et militaire aux groupes semi-féodaux d’exploiteurs indigènes les plus réactionnaires, les plus parasites. La barbarie agraire entretenue artificiellement est aujourd’hui le fléau le plus sinistre de l’économie mondiale contemporaine. La lutte des peuples coloniaux pour leur libération, en sautant les étapes intermédiaires, se transforme par nécessité en une lutte contre l’impérialisme et, par là, donne la main à la lutte du prolétariat dans les métropoles. Les soulèvements coloniaux et les guerres sapent les fondements du monde capitaliste et rendent le miracle de sa régénération moins que jamais possible.

Une économie planifiée mondiale

Le capitalisme a le double mérite historique d’avoir porté la technique à un niveau élevé et d’avoir relié toutes les parties du monde par des liens économiques. Il a créé ainsi les conditions matérielles requises pour l’utilisation systématique de toutes les ressources de notre planète. Cependant, le capitalisme n’est pas en état d’accomplir cette tâche urgente. La base de son expansion est toujours l’État national circonscrit, avec ses bureaux de douane et ses armées. Or les forces productives ont depuis longtemps dépassé les frontières de l’État national, transformant ainsi ce qui fut autrefois un facteur historique progressiste en une contrainte insupportable. Les guerres impérialistes ne sont rien d’autre que les explosions des forces productives contre les frontières des États, devenues trop étroites pour elles. […]

Des réformes partielles et des rafistolages ne serviront à rien. Le développement historique est arrivé à l’une de ces étapes décisives où seule l’intervention directe des masses est capable de balayer les obstacles réactionnaires et de poser les fondements d’un nouveau régime. L’abolition de la propriété privée des moyens de production est la condition première d’une économie planifiée, c’est-à-dire de l’introduction de la raison dans le domaine des relations humaines, d’abord à l’échelle nationale et ensuite à l’échelle mondiale. Une fois commencée, la révolution socialiste se répandra d’un pays à l’autre avec une force infiniment plus grande que ne se répand le fascisme aujourd’hui. Par l’exemple et avec l’aide des nations avancées, les nations arriérées seront elles aussi emportées dans le grand courant du socialisme. Les barrières douanières entièrement pourries tomberont. Les contradictions qui divisent l’Europe et le monde entier trouveront leur solution naturelle et pacifique dans le cadre d’États-Unis socialistes, en Europe comme dans les autres parties du monde. L’humanité délivrée marchera vers les plus hautes cimes.