Le Bolchévik nº 228 |
Juin 2019 |
Pour un parti léniniste-trotskyste ! Pour un gouvernement ouvrier centré sur les noirs !
Afrique du Sud Non aux coalitions avec des partis bourgeois !
Nous reproduisons ci-après la lettre ouverte envoyée le 23 avril dernier par nos camarades de Spartacist/South Africa (SSA) au Socialist Revolutionary Workers Party (SRWP, Parti ouvrier socialiste révolutionnaire). Ce parti venait de se constituer pour participer aux élections législatives et régionales du 8 mai (où l’ANC a réussi à conserver sa majorité parlementaire). Le SRWP se présente comme une réponse à la profonde colère des gens, notamment des travailleurs noirs, qui voient que le régime bourgeois du Congrès national africain (ANC) n’a pas tenu ses promesses d’égalité et d’une vie décente pour tous, 25 ans après la chute de l’apartheid qui reposait sur la suprématie blanche. Mais le SRWP ne s’est pas engagé clairement à renoncer à soutenir des partis bourgeois ou à prendre part à des coalitions avec de tels partis, comme l’ANC ou les Economic Freedom Fighters (EFF, Combattants pour la liberté économique) de Julius Malema, ex-dirigeant de l’organisation de jeunesse de l’ANC. Dans leur lettre, nos camarades sud-africains réaffirment la nécessité de l’indépendance politique de la classe ouvrière, qui dans ce pays est majoritairement noire, envers et contre tous les partis bourgeois.
Après une vague tumultueuse de lutte de classe dans les années 1980, centrée sur les travailleurs noirs, et suite à la destruction contre-révolutionnaire de l’Union soviétique en 1991-1992, les capitalistes blancs ont voulu stabiliser leur domination en se tournant vers l’ANC et ses partenaires de l’« Alliance tripartite » – le Parti communiste sud-africain (SACP) et le Congrès des syndicats sud-africains (COSATU). Le vieux système d’apartheid fut démantelé et l’ANC propulsée au pouvoir lors des élections de 1994. Depuis, l’Alliance tripartite administre le capitalisme de néo-apartheid pour le compte de cette même classe dirigeante blanche, qui a juste ajouté quelques visages noirs à son tableau de service. Le massacre par la police de 34 mineurs de platine noirs en grève à Marikana en 2012 portait la griffe sanglante de ce système inflexible de misère, d’exploitation brutale et de répression violente du prolétariat. Le SRWP a été créé à l’initiative de plusieurs dirigeants du National Union of Metalworkers of South Africa (NUMSA, syndicat des métallos), qui avait été exclu de l’Alliance tripartite après avoir refusé de soutenir l’ANC lors des précédentes élections (voir « Le syndicat des métallos retire son soutien électoral à l’ANC », Workers Vanguard n° 1039, 7 février 2014).
En 1994, alors que pratiquement toute la gauche dans le monde soutenait l’ANC, nous avions dit la vérité : voter pour l’ANC, c’était « voter pour perpétuer l’oppression raciste et la surexploitation des travailleurs noirs, métis et indiens sous une forme politique différente. Les travailleurs et tous les opprimés doivent être mobilisés indépendamment des maîtres capitalistes » (Workers Vanguard n° 598, 15 avril 1994). La Ligue communiste internationale avait alors donné un soutien critique au Workers List Party, un parti réformiste de gauche dont la campagne permettait de se démarquer, selon une ligne de classe sommaire, de l’ANC. Comme les camarades de SSA l’expliquent dans leur lettre, la construction d’un parti ouvrier révolutionnaire opposé à tous les partis capitalistes est indispensable pour lutter pour le renversement du capitalisme de néo-apartheid et pour la libération nationale des masses noires.
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Camarades,
Nous avons observé ces dernières années les événements qui ont accompagné le départ du NUMSA de l’Alliance tripartite, jetant les bases de la création du SRWP. Dès le début, nous avons publiquement formulé nos critiques de la direction du NUMSA, tout en notant le caractère potentiellement significatif de sa décision de retirer son soutien politique à l’ANC. Bien que le programme du SRWP ne constitue pas une rupture fondamentale avec le réformisme d’origine stalinienne du SACP, vous en appelez à l’aspiration des couches de la classe ouvrière qui veulent un parti représentant les intérêts de classe du prolétariat contre les capitalistes. De ce fait, et sans minimiser les divergences politiques fondamentales qui nous séparent du SRWP, nous envisageons d’accorder un soutien critique à la campagne de votre parti aux prochaines élections, pour exprimer une opposition de classe à l’ANC, à l’EFF et aux autres partis bourgeois. Tout soutien critique doit nécessairement reposer sur l’indépendance de classe par rapport aux formations bourgeoises comme l’Alliance tripartite, dirigée par l’ANC, et l’EFF. Mais votre projet de manifeste électoral ne se prononce pas si vous allez voter pour ces formations ou participer à des coalitions avec elles. Quelle est votre position ?
Le préambule du projet de manifeste électoral du SRWP souligne que « l’expérience de toutes les anciennes colonies impérialistes et notre expérience après 1994 » ont démontré qu’ « il est impossible de résoudre la question nationale et les questions de genre, de race et de classe en Afrique du Sud et dans le reste du monde postcolonial sans vaincre en même temps le capitalisme et l’impérialisme et instaurer le socialisme ». C’est absolument juste. Mais la direction du NUMSA, dont Irvin Jim, le président du SRWP, ainsi que des gens comme Zwelinzima Vavi, le secrétaire général de la SAFTU [Fédération syndicale sud-africaine], ont été pendant des décennies de loyaux piliers de l’Alliance tripartite dirigée par l’ANC, qui administre l’État capitaliste de néo-apartheid. C’est perpétuer la surexploitation du prolétariat majoritairement noir (et aussi de ses composantes métis et indienne) par une classe capitaliste majoritairement blanche, l’oppression nationale de la majorité noire, l’affreuse oppression des femmes noires et toutes les autres abominations de « notre expérience après 1994 ». Entre autres trahisons qu’ils ont commises au service de l’Alliance tripartite, les dirigeants du NUMSA ont poignardé dans le dos des grèves ouvrières – de celle de Mercedes-Benz en 1990 à celle de Volkswagen en 2000 – et ils ont soutenu la réélection de Jacob Zuma pour un deuxième mandat présidentiel, alors qu’il avait sur les mains le sang des mineurs noirs en grève de Marikana, massacrés quelques mois auparavant, en août 2012. Marikana montre que les flics n’ont pas leur place dans le mouvement ouvrier.
Avec nos camarades de la Ligue communiste internationale (quatrième-internationaliste), Spartacist/South Africa s’est toujours opposé à tout vote pour l’ANC, l’EFF ou tout autre parti bourgeois, et à accorder le moindre soutien politique à l’Alliance tripartite ANC/SACP/COSATU – un front populaire nationaliste qui sert à soumettre la classe ouvrière à son ennemi de classe. Cette position de principe découle de la perspective trotskyste de la révolution permanente, que nous exprimons en Afrique du Sud en appelant à un gouvernement ouvrier centré sur les noirs. Les forces nationalistes bourgeoises des pays dépendants sont incapables de résoudre aucun des problèmes fondamentaux posés par la domination impérialiste, car elles sont subordonnées au capital impérialiste et ont une peur bleue de leur propre prolétariat. Seul le pouvoir ouvrier peut résoudre ces problèmes, ce qui montre qu’il faut des mesures socialistes et l’extension de la révolution prolétarienne aux pays capitalistes avancés. C’est totalement à l’opposé du schéma de « révolution par étapes » (la « révolution démocratique nationale ») que colporte le SACP pour servir d’alibi à l’Alliance tripartite.
Nous nous opposons invariablement à voter pour des partis ouvriers faisant partie d’un front populaire. Notre opposition aux fronts populaires se situe dans la tradition du dirigeant révolutionnaire russe Lénine, dont l’opposition intransigeante au Gouvernement provisoire (le front populaire de l’époque) après la Révolution de février 1917 fut décisive pour réorienter le Parti bolchévique vers la prise du pouvoir par le prolétariat en octobre de la même année.
Bien que le SRWP se réclame de la tradition léniniste, il reste évasif sur la question cruciale des coalitions avec des partis bourgeois, et en particulier avec l’ANC et l’EFF. Même si l’EFF a un verbiage populiste de gauche, ces deux partis sont des partis nationalistes bourgeois représentant l’ennemi de classe. En novembre 2018, le journal Business Day rapportait que Zanoxolo Wayile, alors président par intérim du SRWP, « a déclaré que le parti n’écartait pas la possibilité de travailler avec des partis ayant la même orientation idéologique, comme l’EFF, mais qu’il n’avait pas encore engagé de telles discussions » (« Le Parti ouvrier du NUMSA espère secouer la gauche sud-africaine », businesslive.co.za). Dans un document de décembre 2018 sur son attitude lors des élections législatives de 2019, le SRWP déclare que « nous envisageons uniquement des alliances avec des organisations des ouvriers, des petits paysans et des pauvres, pas avec des partis capitalistes ou réformistes » – mais sans nommer explicitement ces partis. Comme nous l’avons dit plus haut, le projet de manifeste électoral du SRWP ne mentionne ni l’Alliance tripartite dirigée par l’ANC ni l’EFF, et il ne dit rien de l’attitude du SRWP envers ces organisations.
L’organisation politique du prolétariat, indépendamment de tous les partis capitalistes et en opposition à ceux-ci, est une question fondamentale pour des communistes authentiques qui veulent lutter pour une révolution socialiste en Afrique du Sud. Donc, camarades, quelle est votre position : êtes-vous prêts à voter pour l’ANC ou l’EFF, ou à former des coalitions avec eux ? C’est une question d’une importance vitale pour tous les travailleurs qui ont une conscience de classe. Pour notre part, nous sommes prêts à donner un soutien critique à votre campagne, et nous appellerions alors les travailleurs conscients à voter pour le SRWP, sans abandonner notre drapeau léniniste-trotskyste – mais seulement si votre réponse est un « non » dénué d’ambiguïté.