Le Bolchévik nº 227

Mars 2019

 

A bas l'UE, cartel des patrons européens !

Immigration et forteresse Europe raciste

Pleins droits de citoyenneté pour tous les immigrés! Non aux expulsions!

Nous reproduisons ci-dessous une version revue pour publication de la présentation de Kate Klein lors d’un meeting de la Spartacist League/Britain le 3 novembre dernier à Londres. Comme nous l’avions prédit au moment du référendum de 2016, le vote pour le Brexit a affaibli et discrédité le gouvernement conservateur. Jeremy Corbyn, qui avait fait campagne pour le maintien dans l’Union européenne (UE) lorsque cela comptait, continue à s’accrocher à l’UE – une trahison qui a permis à l’UKIP (Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni) et aux partisans du fasciste Tommy Robinson de se présenter comme les seuls opposants à l’UE. La situation exige que s’exprime une opposition ouvrière organisée et antiraciste à l’Union européenne.

* * *

Fin octobre s’est déroulée à Londres une manifestation de 700 000 personnes, dont beaucoup s’étaient drapées dans le drapeau européen, contre la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne. Cette manifestation était organisée par Vote populaire, qui fait officiellement campagne pour un vote sur les « conditions » du Brexit, mais qui cherche en réalité à renverser le résultat du référendum de 2016. Nous disons : Non à un deuxième référendum ! Grande-Bretagne, hors de l’UE, tout de suite !

Au fur et à mesure que l’heure du Brexit approche, c’est un véritable déluge de mises en garde qui s’abat, pour nous annoncer que la vie telle que nous la connaissons s’arrêtera quand la Grande-Bretagne sortira de l’UE : plus de médicaments dans les hôpitaux, plus de produits alimentaires dans les supermarchés, une pénurie de carburant, les lumières s’éteindront. Les gens viennent avec leurs chiens dans ces manifestations de Vote populaire et le hashtag #wooferendum [« ouaférendum »] est devenu tendance. Les chiens sont menacés : à partir de mars 2019 le pays connaîtra une pénurie de croquettes. La manifestation du 20 octobre rassemblait principalement des petits-bourgeois blancs ; elle était soutenue par des « amis du peuple » bien connus comme Lord Peter Mandelson [ancien ministre travailliste et l’un des principaux acolytes de Tony Blair].

Selon l’un des plus gros mensonges que colportent les partisans du maintien dans l’UE, cette dernière signifierait la « libre circulation » à travers les frontières nationales. Pendant notre campagne d’abonnement de septembre et octobre, j’ai dû entendre une centaine de fois sur les campus universitaires, que ce soit à Glasgow ou à la SOAS [à Londres] : « Je sais qu’il y a des problèmes avec l’UE mais elle nous a donné la libre circulation, n’est-ce pas ? » Eh bien, non. Le mythe de la libre circulation repose sur le mensonge que l’UE serait une espèce de super-Etat humanitaire dont le but serait « la paix ».

En réalité, l’Union européenne est un bloc réactionnaire constitué dans le but d’accroître la compétitivité des impérialistes européens contre leurs rivaux américains et japonais. Les bourgeoisies des pays riches de l’UE, comme l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne oppriment systématiquement les pays plus faibles – par exemple la Grèce et les Etats d’Europe de l’Est. Les capitalistes se servent de l’UE et de l’euro pour s’attaquer aux emplois, aux salaires et aux conditions de vie des travailleurs dans toute l’Europe, y compris dans les pays impérialistes eux-mêmes.

Ils ont aussi érigé une forteresse Europe raciste, ce qui veut dire que des milliers de personnes à la peau foncée à bout d’espoir se noient dans la Méditerranée. La Ligue communiste internationale s’est toujours opposée à l’UE ; nous sommes pour des Etats-Unis socialistes d’Europe. Pour y arriver, il faudra une série de révolutions ouvrières pour renverser l’ordre capitaliste.

La libre circulation n’existe pas pour la plupart des Européens, sans parler de ceux qui viennent de l’extérieur de l’Europe. Si tu es un étudiant venant d’un pays de l’UE et ayant les moyens de payer les frais d’inscription à l’université, tu es le bienvenu. Mais si tu es un ouvrier du bâtiment venu de Bulgarie ou de Roumanie pour travailler ici, que ton contrat se termine et que tu es sans le sou, tu peux te retrouver parmi les travailleurs, de plus en plus nombreux, qui sont jetés en prison et/ou expulsés.

La libre circulation, c’est en réalité le droit pour la bourgeoisie de déplacer où elle veut le capital, les marchandises et aussi les travailleurs. Les gens venant de Pologne, de Slovaquie, de Roumanie, etc. – les pays plus pauvres de l’UE – sont considérés par les patrons comme un réservoir de main-d’œuvre bon marché ; on les jette quand on n’a plus besoin d’eux. Pendant des mois, le gouvernement britannique s’est acharné à expulser les ressortissants de pays de l’UE sans abri, jusqu’à ce que la Haute Cour de justice, dans un arrêt rendu fin 2017, juge ces expulsions illégales.

Pillage et dévastation impérialistes

Si la libre circulation est un mythe, la forteresse Europe est une réalité. D’après les estimations de l’ONU, il y avait l’an dernier 68 millions de personnes déplacées dans le monde. Une petite partie se compose de gens qui essaient de gagner l’Europe depuis l’Afrique, le Proche-Orient et l’Asie. La plupart des travailleurs ne veulent pas en général se déraciner pour aller dans un pays étranger où il est difficile de survivre. Il y a un facteur majeur forçant les gens à devenir des immigrants et des réfugiés : la série interminable de guerres et de déprédations néocoloniales menées ou fomentées par les puissances impérialistes. Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et les autres impérialistes européens ont totalement dévasté les pays que les gens fuient.

La Libye est devenue un point de transit majeur pour ceux qui essaient de gagner l’Europe. Le bombardement de l’OTAN de 2011 qui avait renversé le régime du dictateur Mouammar Kadhafi a provoqué l’effondrement total de la société libyenne. Depuis sept ans divers militaires à poigne, marionnettes des impérialistes, réactionnaires islamistes et forces tribales se battent pour ce qui reste de ce pays.

Aujourd’hui il y a en Libye des centaines de milliers de migrants, principalement originaires de l’Afrique subsaharienne. Plus de 7 000 d’entre eux sont enfermés dans des centres de détention sordides, où sévissent des maladies comme la tuberculose. Ils sont affamés, battus, torturés, violés et à certains endroits réduits en esclavage. Les impérialistes de l’UE se fichent complètement des horreurs que ces gens subissent ; tout ce qu’ils veulent, c’est les maintenir hors de leur vue, hors de l’Europe. Après la crise des réfugiés de 2015, l’UE a conclu un accord pour payer les garde-côtes libyens, qui sont chargés d’intercepter les bateaux de migrants et de les ramener en Libye.

Beaucoup de ceux qui arrivent à gagner les pays européens sont ensuite jetés dans des centres de détention. Il y a dix de ces centres ici en Grande-Bretagne, le seul pays d’Europe qui maintienne des demandeurs d’asile indéfiniment en détention. On vous enferme mais on ne vous dit pas pour combien de temps – ce qui est en soi une forme de torture. Un groupe anti-expulsion avait dénombré en 2015 près de 400 tentatives de suicide dans les centres de détention pour immigrés, et un tout petit peu moins l’année suivante. Un documentaire diffusé sur Channel 4, tourné en caméra cachée, a montré il y a quelques années l’intérieur du centre de Yarl’s Wood, où sont surtout détenues des femmes. On y voyait un gardien qui disait : « Ce sont tous des animaux, des animaux en cage. Prenez un bâton et tapez-leur dessus. »

Il y a en permanence plus de 2 000 personnes détenues dans les centres de rétention de ce pays. En l’an 2000 il y en avait six ou sept cents, mais les détentions ont énormément augmenté sous les gouvernements travaillistes de Blair. Pendant l’année 2017, au total plus de 27 000 personnes y ont été enfermées. Selon une enquête menée l’été dernier, plus de la moitié des détenus étaient suicidaires, gravement malades ou avaient été victimes de tortures. Libération de toutes les personnes incarcérées en centre de rétention !

Nous communistes avons une réponse simple sur le sort de ceux qui parviennent ici : pleins droits de citoyenneté pour tous les immigrés, quels que soient l’endroit d’où ils viennent ou la façon dont ils sont arrivés. Non aux expulsions ! Nous luttons pour que les syndicats reprennent à leur compte ces revendications et syndiquent les travailleurs immigrés, avec égalité des salaires et des prestations sociales. C’est vital pour l’unité prolétarienne. La bourgeoisie cherche à diviser le prolétariat de toutes les manières possibles – par la race, par l’appartenance ethnique, ou en opposant autochtones et immigrés. Il est dans l’intérêt de la classe dirigeante que les immigrés vivent dans la peur et sans aucun droit. Il est dans l’intérêt de la classe ouvrière de lutter pour des droits égaux pour tous, afin de casser les divisions utilisées pour baisser les salaires et dégrader les conditions de travail de tous. Lorsqu’ils sont organisés dans les syndicats, les travailleurs immigrés peuvent jouer un rôle clé dans les luttes pour les intérêts de toute la classe ouvrière.

Pourquoi nous sommes contre le mot d’ordre d’« ouverture des frontières »

Nous ne donnons pas de conseils aux capitalistes sur leur politique d’immigration. En fait, il n’existe pas de politique d’immigration progressiste sous le capitalisme. Les capitalistes contrôlent leurs frontières en fonction de leurs intérêts économiques et politiques. Nous nous opposons à tout ce qu’ils font aux immigrés pour se débarrasser d’eux, les enfermer, les expulser ou les affamer.

On voit des groupes de la gauche réformiste et des militants libéraux mettre en avant le mot d’ordre d’« ouverture des frontières », à l’intérieur de l’UE et au-delà. Le Socialist Workers Party (SWP) le fait souvent, déclarant que « tout le monde doit avoir le droit de se déplacer librement dans le monde » (Socialist Worker, 25 octobre 2016). Quant au Socialist Party [dont l’organisation-sœur en France est la Gauche révolutionnaire, mélenchoniste], il a posté un article sur son site internet international appelant à « démolir les barrières aux frontières extérieures de l’UE » et « au droit de demander l’asile dans le pays de son choix » (socialist-world.net, 14 octobre 2015). Le SWP en appelle aux mêmes impérialistes qui interceptent les bateaux, expulsent les demandeurs d’asile et les jettent dans des camps de détention, pour qu’ils fassent preuve d’humanité et laissent chacun vivre où il veut.

Les frontières délimitent le territoire d’un Etat. Aucune classe dirigeante capitaliste ne cédera volontairement le contrôle de ses frontières. Donc quand on demande à la bourgeoisie d’ouvrir ses frontières, c’est comme si on lui disait : cessez d’être un Etat capitaliste ! « Utopique » est une manière très polie de qualifier cela.

L’Etat-nation moderne est apparu avec le développement du capitalisme. Contrairement à l’opinion parfois à la mode dans la gauche comme quoi les banques et les entreprises multinationales rendraient aujourd’hui obsolètes les Etats-nations, toute entreprise capitaliste, même si elle a des filiales aux quatre coins du monde, est au bout du compte tributaire des forces armées de son pays d’origine.

Le mot d’ordre d’« ouverture des frontières » peut aussi avoir un caractère réactionnaire quand il favorise la pénétration économique impérialiste des pays dépendants, ou qu’il nie le droit à l’autodétermination. Ce mot d’ordre peut également être utilisé contre un Etat ouvrier isolé. Il n’est pas vrai que les frontières soient toujours oppressives. Prenez le cas de la Catalogne, qui aujourd’hui est une nation opprimée des deux côtés de la frontière entre l’Espagne et la France. Nous appelons à l’indépendance de la Catalogne, car c’est la volonté que les Catalans ont historiquement clairement exprimée. Une Catalogne indépendante aura certainement besoin de frontières pour se défendre contre les Etats espagnol et français. Il en va de même pour le Québec, où la nation québécoise francophone est opprimée par le Canada, et qui a besoin de l’indépendance. Une frontière défendue sera essentielle pour garantir sa réelle souveraineté.

En même temps, les marxistes savent que l’Etat-nation capitaliste, tout comme la propriété privée des moyens de production, sont des obstacles au développement des forces productives, qui ont un caractère social et international. Ce n’est qu’avec l’avènement d’une société communiste mondiale sans classes, dans laquelle l’Etat aura perdu son utilité et aura dépéri, qu’il n’y aura plus de frontières. Et donc des mots d’ordre comme « pas de frontières » ou « ouverture des frontières », que l’on entend encore tout le temps du côté de la gauche réformiste, nient le fait que la révolution socialiste est la seule voie du progrès de l’humanité. C’est l’un des moyens pour ces groupes de renforcer les illusions dans la possibilité de réformer le système capitaliste.

L’impérialisme « pacifique », un mensonge éculé

L’idée que les impérialistes pourraient collaborer pacifiquement dans une sorte de super-Etat n’est pas nouvelle. Le dirigeant bolchévique Lénine l’a combattue bec et ongles lorsque Karl Kautsky, l’un des dirigeants de la social-démocratie allemande, avait défendu cette idée durant la Première Guerre mondiale. Avec son énorme autorité en tant que théoricien marxiste de la Deuxième Internationale, Kautsky était le plus dangereux de toute une couche de renégats du marxisme car il utilisait le langage du socialisme pour donner une couverture de gauche aux sociaux-chauvins déclarés qui soutenaient « leurs » capitalistes dans la guerre interimpérialiste.

Je vous recommande le livre de Lénine, l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916). Il donne une définition précise de l’époque de l’impérialisme, qui a commencé à la fin du XIXe siècle et dans laquelle nous vivons toujours :

« L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »

La réponse communiste à l’impérialisme, depuis plus d’un siècle, est ce que préconisait Lénine : des révolutions prolétariennes pour mettre la classe ouvrière au pouvoir et exproprier la bourgeoisie. Et ce programme a été mis en œuvre par le Parti bolchévique qui a dirigé en 1917, en Russie, la première et jusqu’à aujourd’hui la seule révolution prolétarienne victorieuse. Mais avant et après cette victoire, Lénine dut affronter les pseudo-socialistes de son temps, comme Kautsky, qui ne partageaient pas son objectif d’instaurer le pouvoir prolétarien.

Kautsky avançait une théorie de « l’ultra-impérialisme », une nouvelle phase du capitalisme qui, disait-il, ouvrait la possibilité que les impérialistes puissent arriver « à une entente entre les nations, au désarmement, à une paix durable » (cité par Lénine dans « La faillite de la IIe Internationale », 1915). Lénine démontra l’inanité de cette théorie : « Ce que Kautsky appelle les tendances économiques à l’“ultra-impérialisme”, c’est en fait une exhortation petite-bourgeoise appelant les financiers à ne pas faire le mal. » Lénine accusait Kautsky de consoler les masses avec l’illusion qu’une paix permanente serait possible sous le capitalisme, et il démontra que le contraire était vrai. Arrivé à son stade suprême, le capitalisme rend inévitable la rivalité entre les pays les plus développés, qui se disputent les ressources, les marchés et la main d’œuvre à pas cher, et ces rivalités conduisent nécessairement à la guerre.

Les réformistes qui prétendent s’opposer aujourd’hui à l’UE n’avancent pas nécessairement des théories d’« ultra-impérialisme », du moins pas dans ces termes-là. Ce qu’ils font, c’est faire le tri entre ce qu’ils aiment et ce qu’ils n’aiment pas dans l’Union européenne, comme si celle-ci pouvait être améliorée. Ce faisant, ils adoptent la méthodologie de voir dans l’UE un « super-Etat » au sein duquel les différentes classes capitalistes pourraient collaborer de manière progressiste.

Le Socialist Party écrit ainsi :

« La majorité des règlements de l’UE – sur les normes, la protection des consommateurs, la protection de l’environnement, les droits des travailleurs et ainsi de suite – sont acceptables. Par contre, ceux qui créent des obstacles légaux néfastes – les règlements sur les aides d’Etat, les marchés publics, la directive sur les travailleurs détachés, etc. – doivent être déclarées nuls et non avenus. »

Socialism Today, mars 2018

Le Socialist Workers Party partage la même méthodologie quand il proclame : « “Non au marché unique des patrons” et “Oui à la liberté de mouvement” » (Socialist Worker, 24 octobre 2018).

Nous-mêmes avons commis l’erreur, dans notre article du printemps dernier « Corbyn met du rouge à lèvre au porc de l’UE » (Workers Hammer n° 241, printemps 2018), de nous opposer spécifiquement à une directive de l’UE – celle sur les travailleurs détachés. Cette directive permet aux capitalistes d’employer des travailleurs « détachés » étrangers avec des salaires et des conditions de travail inférieurs aux travailleurs autochtones. Si cette directive montre bien le rôle de l’UE, s’opposer spécifiquement à elle vous met sur le terrain du Socialist Party : de regarder l’UE et dire OK, cet élément est acceptable, on le prend, mais cet autre est mauvais, on le rejette. Vous êtes sur un terrain où vous essayez de réformer ce cartel impérialiste.

Certains sont plus égaux que d’autres

La « libre circulation » dans l’UE dépend beaucoup de qui on est. Les Roms, qui sont pourtant citoyens d’autres pays de l’UE, sont souvent victimes de rafles et expulsés de pays comme la Grande-Bretagne, la France ou la Grèce. En 2013, un camp de Roms près de Londres a été évacué et presque tous ses occupants ont été expulsés vers la Roumanie. Quelques mois plus tard, David Blunkett, ex-ministre de l’Intérieur travailliste, s’emportait contre les Roms à Sheffield : « nous devons changer le comportement et la culture de la communauté qui arrive ici, la communauté rom ».

Les accords de Schengen, adoptés en 1985, n’ont jamais eu pour but de permettre à tout le monde de voyager librement sans passeport. Malgré tout le tapage sur Schengen comme espace de « libre circulation », pour la bourgeoisie la condition préalable était de durcir les frontières extérieures de la zone Schengen. Je lisais récemment une déclaration de Catherine Lalumière, déléguée de la France à Schengen au moment de la préparation des accords : « Nous disions à l’époque que le renforcement des frontières extérieures était nécessaire pour compenser l’allégement des frontières internes » (NewStatesman.com, 5 juillet 2018). Lalumière critiquait ensuite les Etats-membres en leur reprochant de n’avoir pas suffisamment appliqué cette consigne. En septembre 2018, la Commission européenne a en fait annoncé un plan de renforcement de Frontex, la police aux frontières de l’UE, pour faire passer ses effectifs de 1 500 à 10 000 gardes armés pour repousser les migrants « illégaux ».

Y compris au sein de la zone Schengen, il existe des dispositions permettant aux pays de rétablir temporairement les contrôles aux frontières pour des motifs relevant de « l’ordre public ou la sécurité intérieure ». Vous vous rappelez peut-être qu’en 2015, quand la voie maritime pour ceux qui fuyaient la Syrie a été bloquée par les navires de guerre impérialistes, les réfugiés ont commencé à passer par les Balkans. Certaines frontières, y compris entre pays Schengen, sont soudain devenues des réalités tout à fait tangibles. La Hongrie a érigé des clôtures surmontées de barbelés pour fermer sa frontière avec la Serbie et elle a instauré des contrôles à sa frontière avec la Slovénie, un autre pays membre de Schengen. L’Autriche, le Danemark, l’Allemagne, la Norvège, la Slovénie et la Suède ont également rétabli temporairement les contrôles aux frontières en réaction à l’afflux de réfugiés. Et beaucoup de ces contrôles « temporaires » ont depuis lors été réinstaurés de façon répétée. Contrairement à l’idée que l’UE serait une sorte de super-Etat, tout ceci souligne le fait que, quels que soient les mécanismes de l’UE qui réglementent le flux des personnes et de la main-d’œuvre, les bourgeoisies des pays de l’UE affirment leur propre pouvoir, même si dans le cas des pays plus faibles cette prérogative est limitée par la puissance dominante de l’impérialisme allemand.

Tout comme le Mexique et les Etats-Unis ne sont pas des « partenaires » égaux au sein de l’ALENA (ou de son successeur, l’Accord Etats-Unis – Mexique – Canada), dans l’UE les impérialistes dominants, et en particulier l’Allemagne, manipulent économiquement les pays plus faibles. La Grèce est un exemple flagrant. Les impérialistes de l’UE ont quasiment éliminé la souveraineté de la Grèce, avec le consentement de la bourgeoisie grecque, notamment en utilisant l’euro. Le contrôle de la monnaie est une condition nécessaire pour la souveraineté nationale. Nos camarades du Groupe trotskyste de Grèce, et la LCI dans son ensemble, appellent à la sortie de la Grèce de l’euro et de l’UE !

Les diktats économiques de l’UE ont gravement pénalisé certaines industries historiques de l’Europe de l’Est, par exemple les chantiers navals en Croatie. Avant que ce pays soit accepté au sein de l’UE en 2013, Bruxelles avait exigé que la Croatie cesse de subventionner ses chantiers navals, ce qui a conduit à des milliers de licenciements. 14% des Croates en âge de travailler ont été forcés d’émigrer, notamment en Allemagne, en Autriche et en Irlande, pour trouver un emploi.

Corbyn, le Parti travailliste et l’UE

Nos opposants réformistes ne manquent jamais de dire que la réponse à la situation misérable des immigrés et des réfugiés (ainsi d’ailleurs qu’au Brexit et à pratiquement toutes les autres questions), c’est un gouvernent travailliste sous Corbyn. Le principal slogan qu’on entend dans pratiquement toutes les manifestations de gauche en Grande-Bretagne, c’est « Les conservateurs, dehors ! ». Une fois devenu chef du Parti travailliste, Corbyn a jeté aux orties son opposition de longue date au projet de l’UE et il a trahi sa base ouvrière en faisant campagne en faveur du maintien dans l’UE lors du référendum de 2016 sur le Brexit. Corbyn a continué de « mettre du rouge à lèvre au porc de l’UE », par exemple en présentant mensongèrement l’UE comme si elle défendait les droits des travailleurs. Il est pour rester dans une union douanière avec l’UE, ce qui signifie soutenir toute une série de mesures anti-ouvrières. Pendant la conférence du Parti travailliste de septembre dernier, Corbyn a maintenu sa position traîtresse en refusant de s’opposer à un second référendum sur le Brexit.

Avec son manifeste pour les élections de 2017, le Parti travailliste a cherché à rassurer la bourgeoisie que les travaillistes seront « responsables ». Ce manifeste présente la sécurité des frontières comme vitale pour empêcher « le trafic d’êtres humains » et le terrorisme ; il accuse les conservateurs de « n’avoir pas pris le contrôle de nos frontières » et d’avoir réduit les effectifs de la police aux frontières. Le Parti travailliste s’est engagé à fermer deux centres de détention, ce qui pose la question de ce qu’ils pensent faire des huit autres.

Il ne s’agit pas là d’une attitude inhabituelle de la part du Parti travailliste, même lorsqu’il est dirigé par son aile gauche. Un exemple : la réaction du Parti travailliste et du gouvernement de Clement Attlee au moment où l’Empire Windrush voguait vers la Grande-Bretagne en 1948. Les passagers du Windrush faisaient partie d’une vague d’immigration vers la Grande-Bretagne à partir des colonies et ex-colonies britanniques des Caraïbes et du sous-continent indien pour combler la pénurie de main-d’œuvre qu’il y avait après la Deuxième Guerre mondiale. En 1948, le gouvernement travailliste fit voter une « Loi sur la nationalité britannique » créant un statut de « citoyen du Royaume-Uni et des colonies » – qui donnait aux personnes nées dans les colonies le droit de travailler et de vivre en Grande-Bretagne.

Mais avant même que le Windrush ait appareillé de la Jamaïque, le Premier Ministre travailliste Attlee essaya sans succès de le détourner vers l’Afrique de l’Est. Une fois le navire arrivé à Tilbury, le Secrétaire aux colonies Arthur Creech Jones déclara : ne vous inquiétez pas, même si ces gens ont des passeports britanniques, « ils ne survivront pas à leur premier hiver en Angleterre ». Le Parti travailliste faisait là ce qu’il fait toujours quand il est au gouvernement. Pour le compte de la bourgeoisie britannique, il administre l’Etat capitaliste, qui est raciste jusqu’à la moelle. J’ajouterais que ce gouvernement travailliste de l’après-guerre administrait aussi l’Empire britannique raciste alors en pleine déconfiture.

Avec la fin de la pénurie de main-d’œuvre, les lois sur l’immigration devinrent de plus en plus discriminatoires. La « Loi sur les immigrés du Commonwealth » de 1962 mit fin au droit automatique qu’avaient les résidents de pays du Commonwealth d’entrer en Grande-Bretagne. Ceci incluait alors l’Inde et le Pakistan, et bientôt aussi les ex-colonies des Caraïbes. Cette loi était destinée à empêcher les noirs et les Asiatiques d’entrer en Grande-Bretagne, tout en y autorisant les blancs d’autres pays comme le Canada et l’Australie. Le Parti travailliste, qui était alors dans l’opposition, s’opposa à la loi de 1962. Mais dès qu’il revint aux affaires en 1964 sous Harold Wilson, le Parti travailliste commença presque immédiatement à étendre les lois anti-immigrés.

A partir de la fin des années 1960, des milliers de membres des communautés originaires du sous-continent indien installés en Afrique de l’Est, principalement au Kenya et en Ouganda, fuirent ces pays ou en furent expulsés par des gouvernements nationalistes noirs. Le gouvernement travailliste britannique leur claqua la porte au nez avec la « Loi sur les immigrés du Commonwealth » de 1968. Cette loi introduisait le principe de « patrialité », d’après lequel on pouvait vivre et travailler en Grande-Bretagne si l’on avait un parent ou un grand-parent qui y était né. Pour des millions de citoyens à la peau foncée des pays du Commonwealth, leur « droit » à la citoyenneté britannique était une coquille vide.

Vous avez pour la plupart entendu parler des atrocités commises contre des citoyens britanniques originaires des Caraïbes qui ont fait la une de la presse pendant des semaines au printemps dernier. Comme vous pouvez le voir avec ce que je viens d’exposer, la honteuse politique de Theresa May qui entend créer un « environnement hostile » aux immigrés a beaucoup d’antécédents. Et aujourd’hui, un an après la publication de documents qui montraient comment ces Britanniques noirs, les enfants des arrivants de l’époque du Windrush, se faisaient licencier, devenaient des sans-abri, se voyaient refuser les soins médicaux, étaient placés en détention et expulsés, beaucoup attendent toujours les « réparations » qu’on leur a promises.

Tout cela montre que dans la société capitaliste, et sous les gouvernements travaillistes comme sous les conservateurs, la bourgeoisie fait des lois sur l’immigration, comme toutes les autres lois, pour servir ses intérêts de classe. Le Parti travailliste de Corbyn est un parti ouvrier-bourgeois, pour utiliser la formule de Lénine. Il a une base dans la classe ouvrière mais celle-ci est sous la coupe d’une direction et d’un programme procapitalistes, donc naturellement ce parti a toujours défendu l’ordre capitaliste. Le Socialist Party appelle à des élections législatives, à un gouvernement Corbyn et à « un Brexit socialiste, internationaliste et antiraciste dans l’intérêt de tous les travailleurs » (Socialist, 25 juillet 2018). Un gouvernement travailliste sous Corbyn serait un gouvernement capitaliste et ne conduirait pas « une politique socialiste ».

Ce qu’il faut, ce n’est pas un gouvernement capitaliste dirigé par le Parti travailliste, mais faire de la classe ouvrière la classe dirigeante. Et cela ne se produira pas au moyen du parlement des capitalistes – il faudra une révolution ouvrière, dirigée par un parti léniniste d’avant-garde. La Spartacist League/Britain se bat pour construire ce parti ouvrier révolutionnaire, un parti qui se fera le tribun du peuple en défendant tous les opprimés, y compris les immigrés et les réfugiés. La construction de tels partis, au niveau international, fait partie intégrante de la lutte pour reforger la Quatrième Internationale trotskyste, le parti mondial de la révolution socialiste.

Face à la forteresse Europe, nous avons pour mot d’ordre des Etats-Unis socialistes d’Europe. Mais cela ne viendra pas des bureaucrates de Bruxelles ni en mettant des partis sociaux-démocrates du type du Parti travailliste à la tête des Etats capitalistes. Ce sera le résultat de révolutions ouvrières dans les pays européens pour balayer les Etats capitalistes et exproprier la bourgeoisie. Le pouvoir prolétarien permettra la mise en place d’économies collectivisées, basées sur une planification internationale qui posera la base matérielle d’un saut qualitatif dans la productivité du travail et dans l’abondance matérielle. C’est une étape nécessaire pour aboutir au dépérissement de l’Etat et au développement d’une société communiste mondiale sans classes.

Traduit de Workers Hammer n° 244, hiver 2018/2019