Le Bolchévik nº 225 |
Septembre 2018 |
Cinquante ans après, des leçons toujours d'actualité
Mai 68 et la lutte pour un parti ouvrier léniniste d'avant-garde
Nous reproduisons ci-après la présentation de notre camarade Alexis Henri lors d’un meeting de la LTF à Paris le 7 juin 2018. Cette présentation a été abrégée et revue pour publication.
***
Chers camarades,
Je ne vais pas revenir en détail aujourd’hui sur l’histoire proprement dite de Mai 68. Vous en avez entendu beaucoup parler depuis trois mois, et il y a notre article d’il y a dix ans dans le Bolchévik. Je voudrais m’attarder aujourd’hui sur la signification historique et politique de cet anniversaire, et les leçons qui en restent toujours aujourd’hui s’agissant de la lutte pour une révolution socialiste.
Le monde a terriblement changé depuis. On est frappé, en lisant des livres sur les années 1960 et 1970, à quel point la désindustrialisation a été massive depuis, en France. Il y avait alors des centaines d’usines qui regroupaient chacune des milliers d’ouvriers. Combien en reste-t-il ? Cela rend plus difficile pour les jeunes de comprendre que la classe ouvrière a encore et toujours la force sociale pour changer qualitativement les choses en renversant cette société capitaliste d’exploitation et d’oppression. Les partis réformistes traditionnels de la classe ouvrière sont aujourd’hui déliquescents, alors que le PCF était en 1968 le parti de la classe ouvrière, organisant la grande masse des ouvriers avancés, par centaines de milliers. Il a dans les années 1970-1980 cédé l’hégémonie « à gauche » au Parti socialiste, et maintenant carrément au populisme bourgeois chauvin de Mélenchon.
Plus fondamentalement, le monde est affecté par la destruction de l’Union soviétique en 1991-1992. A l’époque de Mai 68, des millions de travailleurs votent communiste, s’identifient d’une façon ou d’une autre avec l’URSS, et vibrent pour la lutte victorieuse des travailleurs et des paysans vietnamiens contre l’impérialisme américain. Depuis plus de vingt-cinq ans, soit la moitié du laps de temps qui nous sépare de Mai 68, les capitalistes claironnent que la contre-révolution capitaliste qui s’est produite en URSS et dans les pays de l’Est constituerait la preuve que le communisme aurait failli et qu’il serait illusoire de lutter pour renverser le capitalisme.
En fait, tout ce que cela prouve, c’est que le stalinisme, cette perversion du communisme, a fait faillite, et que nous trotskystes, contrairement au PCF, à LO, etc., avions raison de lutter avec acharnement pour la défense militaire inconditionnelle des Etats ouvriers dégénéré et déformés d’Europe de l’Est contre l’impérialisme et la contre-révolution de l’intérieur. Il est difficile de nier les indicibles souffrances endurées, depuis la restauration du capitalisme, par les travailleurs là-bas.
Et le triomphalisme capitaliste ici s’accompagne d’une offensive généralisée contre tous les acquis que les travailleurs avaient pu arracher par leurs luttes (notamment en Mai 68), et grâce justement à l’existence de l’Union soviétique qui incitait les capitalistes à céder un peu, de peur de tout perdre comme là-bas.
Aujourd’hui Macron s’en prend à l’un des principaux résultats de Mai 68 en taillant de façon drastique dans la présence syndicale au sein des entreprises. Il s’agit de tourner la page de ce « vieux monde » où la CGT exerçait une soi-disant dictature contre les pauvres patrons qui n’étaient pas maîtres chez eux. L’attaque actuelle contre les cheminots est emblématique de cette offensive et de la volonté de liquider des services publics qui sont vus comme un coût inutile. Cela souligne l’importance de la grève des cheminots et de l’enjeu qu’elle représente pour les travailleurs de tout le pays, et au-delà.
Macron avait parlé l’année dernière de célébrer le cinquantenaire de Mai 68 pour saluer la victoire de son « nouveau monde » sur le spectre de la révolte ouvrière. Pourquoi y a-t-il renoncé ? Sans doute une comparaison attentive avec Mai 68 ferait-elle ressortir que ce que Macron rappelle, c’est le vieux bonaparte catholique de Gaulle. Les dirigeants d’université qui, sous Macron, ferment purement et simplement les facs et font appel aux flics et aux fascistes contre leurs propres étudiants ressemblent furieusement à ceux d’il y a cinquante ans. Les flics, comme leurs prédécesseurs, tabassent avec sauvagerie les étudiants et les travailleurs.
La ressemblance n’est pas que dans la forme. La police, l’armée, les matons constituent les bandes armées qui sont au cur de l’Etat, cet organisme de répression, disposant d’un monopole de la force violente pour réprimer (au besoin dans le sang) toute contestation de la propriété privée capitaliste des moyens de production.
Certains d’entre vous ont dû voir un passionnant documentaire en mai dernier où des flics expliquaient comment ils rêvaient alors d’en découdre pour de bon avec la « chienlit » de Mai 68. Et de Gaulle, qui n’en aurait pas été à son premier coup d’Etat, est effectivement allé fin mai à Baden-Baden pour sonder en ce sens le général Massu. Il a amnistié les terroristes fascistes « Algérie française »de l’OAS et il a eu recours à sa milice liée à la pègre, le SAC, pour organiser la mobilisation réactionnaire du 31 mai 1968.
En Mai 68 comme aujourd’hui, la leçon, c’est que les flics ne sont pas des « travailleurs en uniforme ». Le 1er mai dernier, il y avait les travailleurs qui manifestaient, et il y avait les flics qui les attaquaient. Face à la répression, visant à renforcer l’exploitation capitaliste, les travailleurs devront lutter pour créer leurs propres organes de pouvoir qui renverseront l’Etat bourgeois et le détruiront de fond en comble pour le remplacer par le pouvoir ouvrier. La Révolution russe de 1917, sous la direction des bolchéviks de Lénine et Trotsky, a montré que c’est possible. Nous luttons pour construire le parti qui en fera une réalité.
La bourgeoisie française et l’enterrement des Soixante-Huitards
Quelques livres intéressants sont sortis cette année sur Mai 68. Certains s’inscrivent dans un grand projet universitaire qui a mobilisé pendant plusieurs années nombre de chercheurs connus, le plus souvent clairement de gauche, le projet « Sombrero » (Sociologie du militantisme, biographies, réseaux, organisations). Le projet repose en partie sur le constat que la génération de militants qui s’était radicalisée autour de Mai 68 et dans les années 1970 a aujourd’hui pour l’essentiel terminé sa vie politique et sociale, et qu’il faut profiter du fait qu’ils sont encore vivants pour les interroger sur leur vie et leur engagement.
Il y a un biais conscient dans tous ces travaux : surpondérer les gauchistes et les féministes, mettre à peu près sur le même plan les syndicalistes de la CFDT et ceux de la CGT, etc. Le résultat, c’est que le rôle des militants et sympathisants PCF est minimisé par rapport à leur poids effectif dans les occupations d’usine et les manifestations de mai-juin 1968. Et ce poids était écrasant, je reviendrai là-dessus. Le PCF peut trahir autant qu’il veut, la bourgeoisie et ses larbins à la Macron ou Hollande continueront toujours à le poursuivre de leur haine parce que le PCF avait un jour représenté l’aura de la Révolution russe pour le prolétariat français, le spectre de la révolution socialiste.
L’ouvrage de synthèse de ce projet « Sombrero » sur Mai 68 est, je pense, Changer le monde, changer sa vie Enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France. Il fait plus de mille pages. C’est sorti chez Actes Sud, la maison d’édition qui appartient à une ministre de Macron. Il s’agit d’une espèce de biographie collective de cette génération de militants dans cinq villes de province.
Le titre lui-même résume assez bien le livre : les Soixante-Huitards voulaient changer le monde, ils n’ont pu changer que leur propre vie. En ce sens, il s’agit d’une nécrologie de l’idée que l’on pourrait changer le monde. Avec la magnanimité du vainqueur, le livre concède que, dans leur majorité, les étudiants soixante-huitards n’ont pas fini comme des parvenus macronistes à la Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. Nombre des étudiants d’alors étaient assurés d’une belle place dans la société car, à l’époque, les études permettaient de trouver des emplois gratifiants, mais beaucoup ont plaqué la promotion sociale qui les attendait, sont allés dans les usines et ont fini modestes syndicalistes.
Je remarque dans cette salle quelques vétérans, qui portent par leur présence même un démenti au story-telling macroniste. Non seulement ces militants ne sont pas tous morts, ils n’ont pas tous non plus abandonné l’idée de changer le monde.
D’une manière plus fondamentale, l’expérience collective de la classe ouvrière s’incarne dans son parti révolutionnaire. Nous n’étions pas présents en France en Mai 68, j’y reviendrai, mais notre continuité révolutionnaire s’est maintenue internationalement depuis la Révolution russe au travers du SWP [Socialist Workers Party], le parti trotskyste historique aux Etats-Unis, puis de nos premiers cadres américains exclus du SWP au début des années 1960. Ils fondèrent la Spartacist League et luttèrent pour une extension internationale, avec la formation de la Tendance spartaciste internationale et, en France, de la Ligue trotskyste dans les années 1970.
Une situation prérévolutionnaire trahie par le PCF
Nous avions déjà fait remarquer il y a dix ans que les livres sortant sur Mai 68 ont de plus en plus tendance à dissoudre la période de mai-juin 68 dans un temps plus long, incluant la période agitée des années 1970 jusqu’à l’élection de Mitterrand ou aux attaques anti-ouvrières de 1983. Ce phénomène prend une nouvelle dimension avec le cinquantenaire.
Il est clair que les années Mitterrand ferment un cycle de grandes luttes sociales où des milliers de militants pensaient que la révolution socialiste était peut-être à portée de main. Mais Mai 68 était qualitativement différent des années qui ont suivi. La question du pouvoir ouvrier était posée. Or quand on décrit de façon relativement linéaire le parcours biographique des militants de ces « années 68 », on dissout inévitablement Mai 68 dans un continuum où Mai 68 est peut-être une période plus intense, mais pas si qualitativement différente d’autres périodes de lutte qu’a pu vivre chaque individu.
Ce qui disparaît ainsi, c’est la singularité de mai-juin 1968. C’est une brève période de quelques semaines où le pouvoir capitaliste en France est ébranlé dans ses fondements. Ce qui est posé à ce moment-là, c’est que les travailleurs, qui bloquent le pays par leur grève générale, se dotent de leurs propres organes de pouvoir et s’organisent pour détruire l’appareil d’Etat, le remplacer par leurs organes à eux et lutter pour l’extension internationale de la révolution. La question fondamentale pour des révolutionnaires était de dresser la base ouvrière du PCF contre sa direction procapitaliste et la gagner au programme révolutionnaire.
La bourgeoisie française était consciente du danger, comme je l’ai déjà mentionné. Mais elle n’a pas eu besoin d’avoir recours à l’armée car le PCF a trahi la grève générale, et qu’il manquait un parti bolchévique, même à l’état embryonnaire, pour donner une orientation politique juste aux travailleurs en lutte. Le PCF a fait reprendre le travail en présentant les concessions des capitalistes, notamment salariales, comme si les revendications des travailleurs avaient été satisfaites, pour l’essentiel. Du moins celles qui étaient de l’ordre du possible. Et il avait renvoyé les espérances politiques à l’élection d’un « gouvernement populaire », c’est-à-dire un gouvernement bourgeois de collaboration de classe. En fait, tous les témoignages que l’on peut lire aujourd’hui soulignent la déception et la colère de militants qui croyaient que « quelque chose » était posé, quelque chose de qualitativement plus important que le salaire minimum à 600 francs.
Il y a différentes manières de dénigrer le potentiel révolutionnaire de Mai 68. On peut aussi prendre le livre 1968 De grands soirs en petits matins de Ludivine Bantigny, dont la proximité avec le NPA est publique. Ce livre est un succès éditorial, et il sympathise avec Mai 68, mais quel message politique en émerge ? Bantigny dit qu’au fond les travailleurs n’ont pas obtenu grand-chose (quelques augmentations de salaires vite mangées par l’inflation) et qu’au fond ils ne demandaient pas grand-chose non plus. Selon elle, voici « ce qui pour beaucoup est essentiel : le sentiment de s’être trouvés ou retrouvés, la joie d’une force collective et l’importance de la solidarité, la conscience qu’une grève générale est possible et qu’on pourra la recommencer ».
Bantigny appelle cela un « résultat moral ». Ils demandaient surtout, selon elle, « la dignité ». Les travailleurs (notamment les femmes et les immigrés) aspiraient à la dignité. Ils en avaient assez de se faire traiter comme des chiens. Mais le noyau des grévistes, y compris les femmes et les immigrés, n’aspiraient pas simplement à plus d’humanité : ils aspiraient à être reconnus en tant que classe sociale, luttant pour ses propres intérêts de classe. Et les plus conscients pensaient que l’heure de la lutte pour la révolution socialiste avait sonné. De dire qu’il s’agissait simplement de dignité humaine est un anachronisme reflétant la régression du niveau de conscience, y compris dans la gauche.
L’un des résultats de Mai 68 était la légalisation de la présence publique des syndicats à l’intérieur de l’entreprise. Bantigny cite sans commentaire un bureaucrate du gouvernement de l'époque qui trouve que c’est une revendication qui ne coûte rien. En tout cas, elle donne à entendre que cela comptait moins que la « dignité ». C’est montrer une ignorance profonde de la lutte des classes. Les syndicats sont les organes élémentaires de défense de la classe ouvrière contre leur exploiteur capitaliste. C’est pourquoi Macron mène une offensive systématique depuis des années (y compris quand il était conseiller ou ministre de Hollande) pour les affaiblir.
Parti révolutionnaire contre liquidationnisme pabliste
Venons-en à la gauche française aujourd’hui et Mai 68. Alain Krivine, qui demeure une figure importante du NPA, fait depuis des mois des meetings sur le bilan de Mai 68. Les prédécesseurs du NPA en 1968, c’était, à part Krivine, des gens comme Ernest Mandel ou Daniel Bensaïd. Ils avaient pour mentor un certain Michel Pablo, même s’ils avaient rompu organisationnellement avec lui vers 1965. Pour le NPA aujourd’hui, les pablistes de l’époque avaient péché par optimisme en pensant que la révolution était au détour du chemin. Pas du tout, dit le NPA, qui insiste sur l’absence d’un parti révolutionnaire.
Quel culot et quel cynisme ! S’il n’y avait pas en France de parti trotskyste révolutionnaire en Mai 68, c’est à cause de Michel Pablo et ses partisans ! C’est eux qui avaient détruit la Quatrième Internationale quinze ans auparavant ! Ils avaient alors ordonné à leurs militants en France de se liquider dans le PCF pour essayer de le pousser vers la gauche.
Krivine et compagnie étaient donc dans le PCF jusqu’au milieu des années 1960. Ils ont été exclus trois ans avant Mai 68, mais ils ont toujours gardé la même méthodologie liquidationniste. Face à l’urgence, face à l’absence de perspective, face à n’importe quelle situation, la réponse des pablistes est non pas de chercher à construire un parti révolutionnaire mais de chercher à constituer un groupe de pression pour pousser vers la gauche des forces non révolutionnaires. En Mai 68 cela a été notamment les étudiants comme nouvelle avant-garde dont le Secrétariat unifié (l’organisation internationale des pablistes avec Krivine) vantait la « maturité révolutionnaire ». Dès mai 1968 ils ont cherché un gouvernement de collaboration de classe incluant le parti de Mitterrand, d’abord sans Mitterrand lui-même et ils ont fini par appeler à voter pour lui aussi dès 1974.
Lutte ouvrière : Mai 68 n’était qu’une grosse grève
Lutte ouvrière a publié cette année un livre de plus de 500 pages sur Mai 68. Elle reproduit un long article de bilan publié sur le vif, en août 1968, et des souvenirs de dizaines de militants sur « leur » mois de mai 68. Il s’agit là de témoignages précieux. Et au lieu que ces militants se répandent sur l’ensemble de leur vie, ils se concentrent sur les semaines cruciales de mai-juin 68 et le bilan qu’ils en ont tiré, qu’ils aient été alors de jeunes militants de LO ou pas encore (en fait LO s’appelait Voix ouvrière, ou VO, en mai 1968). De ce point de vue, c’est peut-être le livre le plus important et intéressant qui soit sorti cette année sur Mai 68. Mais, en même temps, il est très révélateur des faiblesses politiques de Lutte ouvrière, y compris il y a cinquante ans.
Tout d’abord, un grand nombre de ces militants terminent leur récit en soulignant l’immense déception qu’ils avaient ressentie à la fin de la grève. Du genre : tout ça pour ça ? Il s’agit en soi d’une réfutation des déclarations de LO sur le fait qu’au fond Mai 68 n’était qu’une grosse grève, pas une situation prérévolutionnaire. Un militant de LO reconnaît ainsi que « la première semaine de grève, j’avais l’impression qu’on était les plus forts et que le pouvoir était à prendre. On fermait les usines les unes après les autres et tout le monde était d’accord. On attendait quelque chose. » Un autre affirme : « moi je voulais la révolution ».
Il y a la fameuse anecdote de l’aide de camp de De Gaulle auquel la standardiste refuse de transférer la communication pour le général Massu à Baden-Baden si elle n’a pas l’autorisation du comité de grève. Ce genre d’exemple montre la puissance sociale de la classe ouvrière et à quel point il s’agissait d’une situation prérévolutionnaire. Ceux d’en bas n’acceptaient plus d’être dirigés comme avant, et ceux d’en haut se prenaient à douter s’ils allaient parvenir à sauver leur pouvoir.
Nous avons décrit dans notre article d’il y a dix ans comment, alors que la grève était générale, des travailleurs avaient entrepris de prendre en charge le ravitaillement. Ces travailleurs étaient souvent militants du PCF, mais leur propre direction à la tête du parti s’était empressée de replacer ce ravitaillement sous le contrôle de l’Etat bourgeois, que ce soit via le sous-préfet ou via les municipalités PCF. Une des questions clés du ravitaillement était la question de l’essence, alors que les pompes étaient à sec et que les transports publics étaient en grève. L’un des militants de LO habitait à proximité du port de Gennevilliers, à l’Ouest de Paris, où il y avait un dépôt d’essence ; il raconte que, pour obtenir de l’essence, il fallait montrer patte blanche aux militants PCF/CGT qui contrôlaient ce dépôt.
Pleins droits de citoyenneté pour les travailleurs immigrés et leurs familles !
Mais LO se borne à un cadre strictement économique, évacuant ainsi la question du pouvoir d’Etat. On voit son économisme aussi dans son approche de la question des femmes ou des travailleurs immigrés. Une organisation révolutionnaire aurait avancé des mots d’ordre pour l’égalité salariale à travail égal, pour des crèches de qualité payées intégralement par le patron, pour le droit au divorce et à l’avortement libre et gratuit, la gratuité de la contraception, etc. Elle aurait expliqué qu’il faut en définitive renverser le capitalisme pour en finir avec l’institution de la famille, un fondement de l’oppression des femmes et aussi de la jeunesse : seul le pouvoir ouvrier pourra jeter les bases du remplacement progressif de la famille grâce à la socialisation des tâches ménagères et de l’éducation.
Les immigrés formaient en 1968 une part considérable de la classe ouvrière industrielle, et d’ailleurs la défaite de l’impérialisme français face au peuple algérien en 1962 est l’un des facteurs qui ont rendu possible Mai 68. Tout le monde connaît l’image du chef de la CGT, Georges Séguy, présentant les accords de Grenelle aux travailleurs de Renault-Billancourt (qui les rejettent avec éclat). Mais l’image est d’habitude coupée : à la balustrade d’où parle Séguy est accrochée une banderole revendiquant les mêmes droits pour les travailleurs immigrés. LO avait des gens dans l’usine à ce moment-là, mais les deux témoignages qui figurent dans le livre ne parlent même pas de la question.
En 500 pages, il y a très peu de mentions du rôle de ces travailleurs. Un militant, à l’époque peintre en bâtiment, l’aborde plus ou moins. Et encore, il parle d’une grève en 1971, et il dit :
« Pendant l’occupation, on s’est retrouvés à vivre ensemble. Les diverses nationalités n’étaient plus une barrière, on ne s’occupait plus des origines de chacun. L’intérêt était porté sur un but commun : le déroulement de la grève. Je n’avais jamais autant discuté avec ces camarades de tous horizons, que j’apprenais à connaître. »
Des marxistes auraient abordé le problème exactement à rebours de LO. LO considère que, dans la lutte, la question du racisme passe à l’arrière-plan et qu’on n’a donc pas à s’en occuper pour mieux se concentrer sur la gestion de la grève, alors que des marxistes au contraire en profiteraient pour mettre en avant des revendications comme les pleins droits de citoyenneté pour tous ceux qui sont ici.
A l’époque, les travailleurs immigrés avaient très peu de droits. Les flics avaient tué en toute impunité deux cents Algériens à Paris le 17 octobre 1961, soit à peine 7 ans auparavant. Le droit au séjour des immigrés dépendait de leur contrat de travail ; ils n’étaient pas éligibles aux élections professionnelles, en conséquence de quoi ils étaient licenciables à volonté. La collaboration étroite entre patrons et flics voulait dire que les dirigeants ouvriers qui étaient immigrés pouvaient se faire déporter du jour au lendemain vers leur pays d’origine : le Maroc de Hassan II, le Portugal du général Salazar, l’Espagne du général Franco, etc. Une partie des travailleurs portugais avaient d’ailleurs émigré en France pour éviter la conscription pour les guerres coloniales en Guinée Bissau ou en Angola. Des centaines de travailleurs immigrés ont été expulsés dans la foulée de Mai 68 ; on peut imaginer leur réception là-bas.
Malgré cette épée de Damoclès qui planait sur eux, malgré le chauvinisme des directions syndicales françaises, des milliers de travailleurs immigrés ont pris leur place au premier rang en Mai 68. Un vétéran de LO rapporte ainsi comment une cinquantaine de travailleurs maghrébins étaient en première ligne pour mettre en fuite une soixantaine de nervis gaullistes qui voulaient briser la grève chez Peugeot à Dijon.
Il fallait défendre ces travailleurs face à l’Etat français, particulièrement vindicatif contre les Algériens. Il fallait revendiquer les pleins droits de citoyenneté, y compris les pleins droits syndicaux, le droit au logement alors que des dizaines de milliers d’ouvriers vivaient dans des bidonvilles, le droit au regroupement familial, à un enseignement bilingue gratuit et de qualité, etc. Une intervention de ce type aurait été un énorme pas en avant pour gagner les travailleurs français à l’internationalisme prolétarien.
Des droits pour ces travailleurs ont été grappillés par la suite, en sous-produit du renforcement des syndicats dans les entreprises. Ainsi les pleins droits syndicaux ont été gagnés sur le papier en décembre 1968. Les grandes grèves de l’automobile des années 1980, dont le fer de lance était composé de travailleurs immigrés, ont contribué à une certaine intégration d’une couche de travailleurs d’origine immigrée dans les directions syndicales.
Mais aujourd’hui le mouvement ouvrier recule et en parallèle les droits des immigrés. Le droit au regroupement familial est de plus en plus rogné. Les enfants et petits-enfants de ces travailleurs, malgré des papiers d’identité français, sont victimes d’une discrimination sociale et raciale croissante. Ils continuent de jouer un rôle crucial à l’avant-garde de nombreuses luttes, y compris aujourd’hui par exemple chez les aiguilleurs de la SNCF, mais ils sont en butte à un taux de chômage disproportionné et ils sont de plus en plus cantonnés à des statuts précaires et/ou à des petites boîtes, ce qui fait qu’ils ont de moins en moins la possibilité de se syndiquer, et même de comprendre que la présence des syndicats permet de lutter pour certains droits.
LO : des comités de grève à Charléty
Le livre de LO permet de se faire une idée de comment les militants ont essayé d’intervenir dans la grève de Mai 68. Ils racontent comment ils ont lutté pour la mise en place de comités de grève pour défier l’hégémonie apparemment sans partage de la direction de la CGT et, derrière elle, du PCF. Un comité de grève permet d’entraîner dans la direction de la grève des couches plus larges de travailleurs que le noyau des militants syndicaux, mais LO n’a pratiquement pas un mot sur les questions politiques qu’il fallait soulever pour cela.
On peut comprendre que ces militants de VO étaient frustrés face à cette hégémonie du PCF, alors que leur propre organisation politique ne leur donnait pas les outils programmatiques pour la combattre. Il y avait pourtant une manière de s’adresser à cette situation en avançant l'idée d’un « gouvernement PCF-syndicats basé sur les comités de grève », comme l’ont proposé nos camarades américains en faisant le bilan de Mai 68. Ce mot d’ordre donne une perspective extraparlementaire : un gouvernement basé sur des organismes de lutte de la classe ouvrière. C’est un mot d’ordre pour l’indépendance de classe du prolétariat, opposé aux manuvres diverses pour un nouveau gouvernement de front populaire.
Un front populaire est un bloc politique entre des partis réformistes de la classe ouvrière et des partis bourgeois pour gérer le capitalisme dans un gouvernement bourgeois « de gauche ». Et c’est bien là l’impasse dans laquelle tous les réformistes orientaient Mai 68. Le PCF demandait ainsi un « gouvernement populaire » qui aurait inclus eux-mêmes, les socialistes et d’hypothétiques groupes bourgeois émanant suffisamment du « peuple ».
Quant aux socialistes et à leur petit frère de gauche, le PSU, leur perspective était aussi un gouvernement de front populaire, mais sans le PCF. C’était l’idée derrière le rassemblement du 27 mai au stade Charléty, organisé sous l’égide notamment des socialistes et de la bureaucratie de la CFDT. Mendès France, dirigeant du PSU et ex-radical et Président du Conseil sous la Quatrième République, était apparu à Charléty et y avait reçu des ovations. Le lendemain, Mitterrand avait offert de faire don de sa personne comme président de la République, avec Mendès France comme Premier ministre.
Tout le monde était invité et présent à Charléty (il y avait peut-être 60 000 personnes). Tout le monde sauf le PCF car il s’agissait sans ambiguïté d’une opération anti-PCF des sociaux-démocrates. VO en était consciente. Le sympathisant de VO dont j’ai parlé tout à l’heure, celui qui était allé demander de l’essence à la pompe du port de Gennevilliers tenue par le PCF, raconte : « J’en avais demandé pour aller au rassemblement de Charléty. C’était un peu une provocation de ma part, et effectivement je n’en ai pas eu, mais nous y sommes allés tout de même. »
Car quelle a été la politique de VO ? Charléty. Nous sommes intervenus là-dessus à la fête de LO cette année. Arlette Laguiller nous a répondu en disant :
« Non, Lutte ouvrière, enfin Voix ouvrière à l’époque, avait bien perçu l’opération Charléty qui était une opération de la gauche, de Mendès France, etc., pour essayer de profiter du mouvement pour revenir sur la scène politique et on n’a pas du tout été participer à cette chose-là. Même si bien sûr, des grévistes tout contents d’aller manifester une nouvelle fois avec 50 000 manifestants se sont retrouvés à Charléty. Mais je ne crois pas qu’il y ait du tout d’ambiguïté de la part de l’organisation Voix ouvrière par rapport à ça. »
Mais VO a bien mobilisé pour Charléty. Dans le livre de LO sur Mai 68 il y a non pas un mais plusieurs témoignages soulignant que les militants de VO avaient organisé des collègues pour aller à Charléty. Ainsi, l’usine Snecma de Paris Kellerman : « Au rassemblement de Charléty, qui était une manif en majorité étudiante, nous avions une banderole Snecma avec laquelle nous avons fait un tour de piste et on s’est fait applaudir. »
Ou encore Roussel-Uclaf à Romainville, où LO se vante d’avoir été une force motrice pour la mise en place d’un comité de grève qui soit davantage qu’une simple intersyndicale. Leur vétéran explique à propos de Charléty : « Nous y étions, y compris avec une banderole de la section FO de l’usine affichant : “Ne bradons pas la grève”. »
Charléty n’était qu’un premier exemple de capitulation de VO/LO au front populaire. LO a voté Mitterrand en 1974 et 1981, et elle a même voté Ségolène Royal en 2007. Et LO vient encore de récidiver en se raccrochant, malgré toutes ses critiques, au char du populiste bourgeois chauvin Mélenchon dans la « marée populaire » du 26 mai. C’était du Charléty puissance moins dix, avec les cheminots de LO appelant leurs collègues dans les AG à simplement prendre part à la manifestation du 26 mai, autrement dit à accepter d’être des gouttelettes de la « marée » mélenchoniste.
Trotsky n’avait pas de mots assez durs contre ceux qui, au milieu des années 1930, ont capitulé au front populaire, la question des questions à cette époque, parce que l’alliance avec la bourgeoisie ne peut que paralyser la classe ouvrière et la conduire à la défaite, et surtout dans une situation pré-révolutionnaire ou révolutionnaire. Trotsky a rompu avec la plupart de ses camarades en Espagne parce qu’ils avaient rejoint le front populaire, qui effectivement a étranglé la révolution espagnole peu après.
A Charléty, les révolutionnaires auraient pu avoir un impact, mais seulement avec des mots d’ordre du genre « Gouvernement PCF-syndicats basé sur les comités de grève », « Mitterrand = Vichy + Algérie française », « Non au front populaire ! Indépendance de classe du prolétariat ! », « Mendès France : père de la “force de frappe” A bas l’OTAN ! Défense de l’URSS ! » En d’autres termes, s’ils avaient cherché à présenter une opposition à Charléty. Je doute que les sociaux-démocrates les auraient facilement laissés entrer dans le stade avec des panneaux comme ça. Mais peut-être que le cégétiste de la pompe de Gennevilliers nous aurait donné de l’essence ! C’est ainsi qu’on pouvait chercher à dresser la base du PCF contre sa direction, pas avec de simples appels à des comités de grève.
Le nouveau parti anticapitaliste de LO
L’autre aspect essentiel de VO et Charléty, c’est que VO a alors cherché à s’appuyer sur cette mobilisation de Charléty pour construire une espèce de « nouveau parti anticapitaliste » avant l’heure, regroupant les pseudo-trotskystes, les maoïstes, et même les anarchistes. VO a présenté Charléty comme la « grosse occase » du printemps 1968 pour construire un parti « révolutionnaire ». LO s’est encore récemment revendiquée de cette ligne en republiant dans son livre un article d’août 1968 qui reprend cette ligne, et en la défendant dans Lutte de classe (avril).
Cette politique aurait tout au plus abouti à créer un nouvel obstacle menchévique à la construction d’un authentique parti révolutionnaire. Charléty, la base politique de ce nouveau parti anticapitaliste, c’était un front populaire anticommuniste ; c’était : Mitterrand au pouvoir. Dans sa réponse à notre intervention à la fête de LO, Arlette Laguiller a justifié ainsi leur ligne :
« On s’est dit : essayons de faire un parti avec droit de tendance qui regroupe tous ces jeunes et puis on verra bien ce qu’il se passera après, ce sera un débat d’idées entre tous ces jeunes qui sont assez grands pour choisir, ils choisiront et peut-être qu’il y aura quelque chose qui sortira de tout ça. Et bien on ne regrette pas, à l’époque, c’était ça qui était important, les camarades en témoignent dans le livre. »
Absolument pas. Cela aurait seulement renforcé l’idée de ces jeunes que l’« unité des révolutionnaires » (en l’occurrence des pablistes, des maoïstes antisoviétiques, des anarchistes anticommunistes, etc.) était plus importante que la clarté programmatique. Si Lénine a mené la Révolution russe à la victoire, c’est parce qu’il a lutté avec intransigeance en 1917 contre l’énorme pression pour l’unification des bolchéviks avec les menchéviks. Ce genre d’unité implique que les révolutionnaires acceptent ce qui compte pour les menchéviks, c’est-à-dire que la révolution prolétarienne est soi-disant impossible ou prématurée, inutile, etc. Bref, accepter le front populaire. L’unité avec les menchéviks, cela aurait été la mort de la révolution. C’est ce que Trotsky a compris en 1917 en rompant définitivement avec les menchéviks et en devenant le meilleur lieutenant de Lénine.
A l’époque de 1968, nous étions en discussion avec Voix ouvrière/Lutte ouvrière. Je vous renvoie notamment à ce propos à notre brochure Lutte ouvrière : économisme et étroitesse nationale. Les discussions ont achoppé, entre autres, sur leur perspective liquidationniste d’alors vis-à-vis des pablistes.
La lutte pour un parti trotskyste internationaliste
Le PCF a trahi la grève générale en faisant reprendre le travail petit à petit après les accords de Grenelle. Ils l’ont fait usine par usine, même si ces accords n’ont jamais été entérinés par les travailleurs. Dans de nombreux cas, ils ont dû s’y reprendre à plusieurs fois car les travailleurs refusaient de reprendre le travail pour si peu. La frustration que cela causait pour des groupes comme VO créait une pression énorme pour considérer le PCF et ses militants comme une force contre-révolutionnaire sans en voir les contradictions.
En fait, de nombreux militants restaient attachés au PCF non pas pour son rôle méprisable dans la grève de mai-juin mais parce que le PCF restait le parti de masse incontournable de la classe ouvrière industrielle. Il restait à leurs yeux (à tort) le parti de la Révolution russe, ils comprenaient que s’ils avaient pu arracher des acquis depuis la guerre c’était en partie grâce à l’existence de l’Union soviétique. De même, la lutte du peuple vietnamien contre l’impérialisme était possible du fait de l’existence de l’URSS, même si les staliniens soviétiques (et chinois) n’ont pas fait grand-chose pour l’aider.
La question pour des trotskystes était de chercher à dresser la base du PCF contre sa direction pour la gagner au bolchévisme authentique. Au lieu de cela, VO s’est jetée dans les bras de Mendès France. Cela ne pouvait que dégoûter du « trotskysme », entre guillemets, les militants du PCF sincères.
Contrairement à Juin 36, les occupations d’usine se limitaient à une fraction de la classe ouvrière. Pour une usine de quelques milliers de travailleurs, ils n’étaient le plus souvent que quelques centaines, les autres grévistes restant chez eux. Mais c’était dans une large mesure les éléments les plus conscients, liés au PCF.
Il était possible de s’adresser à ces travailleurs, et à ceux qui prenaient part, par millions, aux manifestations appelées par la CGT, en traçant la perspective d’un gouvernement ouvrier avec le mot d’ordre d’un gouvernement PC-syndicats basé sur les comités de grève et avec l'appel à mettre en uvre un programme de transition vers le socialisme dont j’ai mentionné certains mots d’ordre au fil de cette présentation.
La victoire de la révolution en France aurait eu un impact inimaginable dans toute l’Europe et dans le monde entier. C’était une époque où les Etats-Unis étaient agités par la lutte pour la libération des Noirs et par la guerre du Vietnam. En Italie il y a eu un « automne chaud » en 1969. La situation n’a commencé à vraiment se restabiliser en Europe de l’Ouest qu’avec l’échec de la Révolution portugaise en 1975. Entre-temps, des milliers de jeunes se sont tournés vers le marxisme. Notre section américaine a connu une forte croissance qui a permis son extension internationale, y compris la fondation de la LTF en 1975.
En Mai 68, et dans les années qui ont suivi, des millions de personnes rêvaient d’une société socialiste d’abondance. Elles luttaient pour une société où les femmes pourraient aspirer à l’égalité, où les flics, les parents et les curés n’auraient plus leur place dans les chambres à coucher (notamment celles des jeunes).
La classe ouvrière est aujourd’hui très affaiblie en France. La jeunesse est rongée par le chômage et le manque de perspective. Le rêve d’émancipation qui a baigné Mai 68 s’est non seulement estompé, il est même difficile à concevoir aujourd’hui pour beaucoup de jeunes qui trouvent normal qu’on doive vivre avec moins qu’autrefois si cela permet de « sauver la planète », et qu’on mette en prison de jeunes adultes pour avoir couché avec des jeunes pleinement consentants de 13 ou 14 ans.
Les événements de Mai 68 furent à l’époque pour beaucoup un coup de tonnerre dans un ciel serein. Mais ils ont montré que les contradictions du capitalisme provoquent inévitablement d’immenses soulèvements de la classe ouvrière et des opprimés. La question est qu’il y ait alors un noyau révolutionnaire internationaliste conscient, avec une perspective communiste et un programme pour la révolution prolétarienne. Il pourra alors donner une expression consciente à cette explosion sociale et, en construisant un parti léniniste, pourra mener la classe ouvrière à la victoire. Notre raison d’être, c’est de lutter pour construire un tel parti, section française d’une Quatrième Internationale reforgée.