Le Bolchévik nº 223 |
Mars 2018 |
Afrique du Sud: Ramaphosa remplace Zuma
Les travailleurs n'ont pas de côté entre les factions de l'ANC
Pour une république ouvrière centrée sur les Noirs!
Nous reproduisons ci-dessous des extraits d’un article publié en janvier dernier dans le journal de nos camarades de Spartacist South Africa. Ce même mois, le Congrès national africain (ANC) limogeait Jacob Zuma de son poste de chef du parti. Le 14 février, après plus d’une semaine d’intenses tractations de coulisses, la direction de l’ANC a fini par arracher la démission de Zuma comme président de l’Afrique du Sud, ce qui a permis au nouveau chef de l’ANC, Cyril Ramaphosa, de prendre le relais. Le même jour, la police faisait une perquisition dans la résidence des Gupta une famille capitaliste d’origine indienne liée à Zuma et procédait à plusieurs arrestations.
La 54e Conférence nationale du Congrès national africain, qui s’est tenue en décembre, a été marquée par des divisions parmi les plus féroces en 106 ans d’histoire de cette organisation. Et même si le parti s’emploie dans son discours officiel depuis la conférence à mettre en avant son « unité », les résultats de la conférence montrent clairement que le parti au pouvoir reste divisé entre deux factions principales de poids sensiblement égal. D’un côté, la faction qui soutient Cyril Ramaphosa a réussi à le faire désigner comme successeur de Jacob Zuma à la présidence de l’ANC. En même temps, la principale faction rivale celle des partisans de Zuma, qui reste président de l’Afrique du Sud est bien représentée dans les instances dirigeantes de l’ANC.
La grande bourgeoisie (majoritairement blanche), avec ses porte-voix dans les médias, s’était clairement positionnée en faveur de Ramaphosa. Ils ont tous poussé un soupir de soulagement quand il est sorti vainqueur, et le rand [la monnaie sud-africaine] est significativement remonté par rapport au dollar américain. Mais ce soulagement est tempéré par la crainte que les divisions au sein de la direction de l’ANC pourraient empêcher Ramaphosa d’agir rapidement sur les questions les plus urgentes pour les capitalistes. En particulier, ceux-ci espèrent que Ramaphosa pourra négocier rapidement un accord pour évincer Zuma et ses alliés les plus proches de leurs postes gouvernementaux. Ils craignent que Zuma et compagnie aient de plus en plus recours à des manuvres populistes pour se maintenir au pouvoir.
Zuma avait ainsi soudainement annoncé, au début de la conférence de l’ANC, la gratuité de l’enseignement supérieur pour les familles qui gagnent moins de 350 000 rands (25 000 €) par an ; le but de la manuvre qui a finalement échoué était de faire élire Nkosazana Dlamini-Zuma, la candidate de son choix pour lui succéder à la présidence de l’ANC. Cette annonce politique avait provoqué la consternation des capitalistes, qui comptent sur Ramaphosa pour réduire les dépenses du gouvernement et pour qui investir dans l’éducation des masses noires ne se justifie absolument pas d’un point de vue financier. Même si, de la part de Zuma, cette annonce avait été faite pour ses propres raisons hypocrites, elle représentait une concession significative à la classe ouvrière et aux pauvres, après plusieurs années marquées par des vagues récurrentes de protestations de masse contre les frais de scolarité. [...]
Même si elles s’opposent férocement les unes aux autres, toutes les factions de l’ANC et de l’Alliance tripartite sont déterminées à préserver le système d’exploitation capitaliste. Cela a été amplement démontré par le massacre, il y a cinq ans, de 34 mineurs noirs en grève à Marikana leur sang est sur les mains des dirigeants de la faction de Ramaphosa et de celle de Zuma. Pour le moment, les deux factions veulent apporter des amendements à la Loi sur les relations de travail qui restreindraient gravement le droit de grève et imposeraient une médiation gouvernementale en cas de conflit. C’est une attaque frontale contre la puissance des syndicats : elle doit être combattue par une lutte de classe déterminée.
Reflétant la colère que beaucoup de mineurs dans la « ceinture du platine » [la région minière où se trouve Marikana] éprouvent toujours envers l’ANC et Ramaphosa, le syndicat des mineurs et des travailleurs du bâtiment AMCU a réagi le 19 décembre à l’élection de Ramaphosa par un communiqué de presse dénonçant son soi-disant « New Deal ». Dans ce communiqué, l’AMCU relevait très justement que ce programme économique vise à attaquer le droit de grève et à imposer une austérité brutale, et il ajoutait : « La réaction des marchés montre bien comment le grand capital, national et international, perçoit le nouveau dirigeant de l’ANC : comme le gardien de leurs intérêts. » En même temps, la déclaration de l’AMCU colportait de dangereuses illusions dans l’ANC, un parti bourgeois, notamment en appelant la nouvelle direction à « rejeter ce programme favorable aux marchés et aux grandes entreprises qui a laissé derrière lui la destruction sociale et économique ».
Pour la classe ouvrière, il est suicidaire d’entretenir des illusions dans l’une ou l’autre des factions de l’ANC, ou de leur donner le moindre soutien politique. Ainsi que l’a puissamment démontré la vague de grèves sauvages qui avaient éclaté suite au massacre de Marikana, la classe ouvrière ne manque ni de combativité ni de courage. Le prolétariat industriel de ce pays centré sur les mines, les grandes industries manufacturières et les transports a la puissance sociale et l’intérêt historique nécessaires pour mettre à genoux les exploiteurs capitalistes racistes et pour commencer à reconstruire la société sur une base égalitaire et socialiste, sous un gouvernement ouvrier centré sur les Noirs. C’est là l’unique moyen de réaliser la libération authentique à laquelle les masses aspiraient tant en combattant l’apartheid.
Cette perspective est fondée sur la théorie de la révolution permanente développée et généralisée par Léon Trotsky, co-dirigeant avec Lénine de la Révolution russe. Trotsky avait compris que, dans les pays à développement capitaliste retardataire, la bourgeoisie nationale est trop faible et dépendante de l’impérialisme pour réaliser les tâches historiques de modernisation sociale et économique ; il en avait tiré la conclusion que « la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée » (la Révolution permanente, 1930). Elle met à l’ordre du jour les tâches de la construction socialiste, qui pour réussir requièrent en dernier ressort l’extension internationale de la révolution. La révolution permanente de Trotsky fut puissamment confirmée par la révolution d’Octobre 1917.
Pour que le prolétariat puisse diriger cette lutte, à la tête des travailleurs non blancs et de tous les opprimés, il doit être guidé par ses propres intérêts de classe et par une stricte indépendance politique par rapport à tous les partis bourgeois que ce soit l’ANC ou les partis bourgeois d’opposition. A contrario, depuis plus de deux décennies, l’Alliance tripartite entre l’ANC, le Parti communiste sud-africain (SACP) et la fédération syndicale COSATU subordonne traîtreusement la classe ouvrière majoritairement noire aux exploiteurs capitalistes racistes. Les chefs du SACP et du COSATU étaient à 100 % derrière Zuma quand il est devenu président de l’ANC en 2007, et ils l’ont loyalement soutenu quand son gouvernement faisait tirer sur les travailleurs à Marikana. Maintenant ils soutiennent Ramaphosa. Dans les jours précédant le massacre de Marikana, Ramaphosa, qui était alors membre du conseil d’administration de Lonmin [la société contre laquelle les ouvriers faisaient grève], avait exigé que le gouvernement ANC prenne « des mesures concomitantes » à l’encontre des mineurs en grève.
L’Alliance tripartite est un front populaire nationaliste une alliance de collaboration de classes entre l’ANC capitaliste et des organisations ouvrières, dans le but de préserver la domination de la bourgeoisie. Le ciment idéologique de cette alliance traîtresse est le mythe de la « révolution nationale et démocratique » (RND), selon laquelle il faudrait une « étape » capitaliste durant laquelle la direction de la lutte de libération nationale reviendrait aux nationalistes bourgeois de l’ANC. En réalité, la « RND » signifie abandonner la lutte pour le socialisme. Elle sert aussi de justification aux dirigeants réformistes traîtres du SACP et de la COSATU pour gérer le capitalisme de néo-apartheid, ce qui implique de réprimer brutalement les travailleurs et les protestations populaires. Le massacre de Marikana montre bien ce que nous trotskystes avons toujours dit à propos de la « révolution par étapes », avec pour preuve une longue liste de trahisons staliniennes, à commencer par la décapitation de la Révolution chinoise de 1925-1927 : dans la première étape, la bourgeoisie « progressiste » arrive au pouvoir ; dans la deuxième, les travailleurs se font massacrer.
Le néo-apartheid et l’imposture de la « captation de l’Etat »
A peine cinq courtes années après Marikana, la vie politique sud-africaine est dominée non pas par l’impact du tournant majeur qu’a été cet événement mais par la pantalonnade du « débat sur la captation de l’Etat » ; cela en dit long sur la qualité des dirigeants actuels de la classe ouvrière et de leurs acolytes de gauche. Ce « débat » est en réalité la couverture idéologique d’une bataille pour l’argent et l’influence que se mènent des factions capitalistes concurrentes (bien que très inégales). D’un côté la grande bourgeoisie les randlords [magnats des mines], etc. , qui se plaint que sous la présidence de Zuma, le contrôle de l’Etat a été usurpé par les parvenus corrompus et malfaisants de la famille Gupta, à qui l’Afrique du Sud aurait soi-disant été « vendue ». En réponse, Zuma, les Gupta et les aspirants exploiteurs capitalistes noirs qui sont dans le camp de ceux-ci critiquent l’hypocrisie des randlords et de leurs porte-parole, afin de présenter cyniquement leur propre pillage comme une lutte courageuse en faveur de la majorité noire opprimée.
Assez de balivernes ! Ce que les deux côtés cherchent à cacher dans ce « débat » bidon, c’est la vraie nature du système capitaliste de néo-apartheid, parce que tous deux sont déterminés à 100 % à le préserver. Sous le néo-apartheid, la même bourgeoisie blanche qui était aux commandes sous l’apartheid tient toujours fermement les rênes, rejointe maintenant par une petite poignée de capitalistes non blancs qui ont « réussi », tandis que les masses noires continuent de subir une exploitation brutale et une oppression nationale étouffante. Qu’elle soit dirigée par Ramaphosa, par Zuma ou par leurs prédécesseurs, l’Alliance tripartite administre loyalement le système, pour le compte des exploiteurs racistes. C’est ce système de néo-apartheid que doit affronter le prolétariat, qui n’a aucun intérêt à soutenir l’un ou l’autre côté dans ce grotesque conflit sur la « captation de l’Etat ».
La campagne pour dénoncer cette soi-disant « captation de l’Etat » a plusieurs objectifs, mais au fond elle vise à canaliser le mécontentement populaire vers la défense de l’Etat capitaliste et de la constitution bourgeoise. Cette propagande exploite une colère largement répandue contre la corruption et la vénalité de Zuma et d’autres dirigeants de l’ANC, pour éviter que ne soient visés les capitalistes au pouvoir qu’ils servent ; il s’agit donc là de conforter le système de néo-apartheid et sa mythologie fondatrice de la « nation arc-en-ciel », à un moment où ils sont de plus en plus discrédités. Un bon exemple : le rapport publié en mai 2017 par le « Projet de recherche sur la capacité de l’Etat ». Appelant à défendre l’Etat contre la « captation » par Zuma et compagnie, ce rapport préconise :
« La nation doit réaliser que le temps est venu de défendre la promesse fondatrice de la démocratie et du développement en faisant tout ce qu’il faut pour stopper le processus systémique et institutionnalisé de trahison qui est à présent en phase finale d’exécution. Il n’est pas trop tard. La promesse démocratique de 1994 demeure un objectif atteignable. »
Trahison d’une promesse : comment l’Afrique du Sud se fait voler
Donc le « pays chéri » est en train de se faire « voler » ? Et cela plusieurs siècles après que les colonisateurs européens blancs eurent commencé la dépossession des peuples indigènes, et plus d’un siècle après que cette dépossession eut été codifiée et légalisée dans la « Loi sur les terres indigènes » ! Non seulement les travailleurs noirs, métis et indiens qui subissent de façon disproportionnée le poids de la pauvreté, du chômage massif, de la décrépitude ou de l’absence des systèmes de santé et d’éducation, et d’innombrables autres calamités sociales dans cette société d’oppression et de misère, devraient croire que Zuma et les Gupta sont la source de tout ceci ! Ces professeurs bourgeois leur expliquent sentencieusement aussi que « le temps est venu » de se rassembler derrière le statu quo consacré en 1994, et que Zuma et sa bande seraient soi-disant en train de « trahir ».
La « promesse démocratique de 1994 » était avant tout une promesse faite à la classe capitaliste rapace, héritière de la colonisation et de l’apartheid, que son pouvoir serait préservé. Les lois sur le « pass » [le passeport interne imposé aux Noirs sous l’apartheid], le contrôle des déplacements et autres mesures qui constituaient le système rigide et légalement institutionnalisé de la ségrégation raciale et du pouvoir à la minorité blanche ont été éliminés. Mais la structure socio-économique sous-jacente de la société, basée sur la surexploitation des travailleurs noirs et les privilèges garantis à la minorité blanche, est restée intacte.
Contrairement aux phrases pieuses et trompeuses sur l’Etat qui serait un instrument bienveillant « de la démocratie et du développement », l’Etat, comme l’expliquait Lénine, est « un organisme de domination de classe, un organisme d’oppression d’une classe par une autre ; c’est la création d’un “ordre” qui légalise et affermit cette oppression » (l’Etat et la révolution, 1917). Zuma et compagnie n’ont pas « trahi » le système mis en place en 1994 : comme leurs prédécesseurs, ils ont fidèlement administré l’Etat pour le compte des randlords.
Rien ne montre plus clairement cette vérité que le massacre de Marikana le 16 août 2012 : les flics du gouvernement de l’Alliance tripartite ont abattu de sang-froid 34 mineurs noirs et en ont blessé 78 autres pour tenter d’écraser une grève dure contre Lonmin, une multinationale du platine basée à Londres. A la suite de ce massacre, et comme la vague de grèves s’étendait aux mines dans toute la « ceinture du platine » et au-delà, un état d’urgence virtuel fut imposé et l’armée fut appelée en renfort pour prêter main forte à la police. Comme l’expliquait Lénine, les droits prolétariens sont toujours foulés aux pieds par les Etats capitalistes quand les travailleurs commencent à se rebeller contre l’esclavage salarié :
« Il n’est point d’Etat, même le plus démocratique, qui n’ait dans sa Constitution des biais ou restrictions permettant à la bourgeoisie de lancer la troupe contre les ouvriers, de proclamer la loi martiale, etc., “en cas de violation de l’ordre”, mais, en fait, au cas où la classe exploitée “violait” son état d’asservissement et si elle avait la velléité de ne pas se conduire en esclave. »
la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, 1918
Même si Marikana en est l’exemple le plus criant à ce jour, ce n’était pas une aberration mais au contraire l’expression concentrée de ce que signifie le fait que l’Alliance tripartite bourgeoise administre le capitalisme de néo-apartheid. Depuis 1994, le gouvernement de l’Alliance envoie régulièrement les flics brutaliser des ouvriers en grève ou les manifestations d’habitants des townships, rafler et expulser des immigrés, expulser des paysans sans terre, etc.
Nous nous sommes toujours systématiquement opposés politiquement à toutes les ailes de l’ANC bourgeois. A l’époque où Nelson Mandela devenait président et déclarait que ce pays ensanglanté était « enfin libre », pratiquement toute la gauche, ici et ailleurs dans le monde, a appelé à voter pour l’ANC ; elle était en admiration devant la « nouvelle » Afrique du Sud. Nous avons au contraire dit l’amère vérité, et nous avons mis en avant un programme alternatif révolutionnaire pour la libération des Noirs, appliquant la révolution permanente à la réalité sociale spécifique de l’Afrique du Sud. Par exemple, dans notre article de 1995 « L’ANC, devanture pour les exploiteurs racistes », nous expliquions :
« En Afrique du Sud, la lutte du travail contre le capital est intégralement liée à la lutte de la population noire africaine opprimée contre la domination blanche. La révolution prolétarienne est en même temps l’acte suprême de la libération nationale [ ].
« Nous avons cherché à synthétiser le programme trotskyste pour l’Afrique du Sud dans le mot d’ordre de “gouvernement ouvrier centré sur les Noirs”. Aujourd’hui, la puissance sociale et la combativité du prolétariat africain noir sont une évidence. Cependant, pour que la classe ouvrière noire puisse diriger la lutte de libération nationale, il faut rompre avec les dirigeants traîtres du Congrès national africain, qui aujourd’hui agissent ouvertement comme des partenaires subordonnés des randlords. »
« La poudrière sud-africaine », première partie, reproduit dans Black History and the Class Struggle n° 12, février 1995
La juste lutte de libération nationale de la majorité non blanche a été trahie. Cela a été rendu possible par un odieux crime politique : la subordination du prolétariat aux exploiteurs capitalistes au moyen de l’Alliance tripartite. Du point de vue de la classe ouvrière et des opprimés, c’est cette trahison qui représente de loin la plus vaste escroquerie perpétrée dans la « nouvelle » Afrique du Sud.